Deux hommes contemplant la lune Caspar David Friedrich (1774-1840) (The metropolitan museum of art) |
4e symposium : Devenir et structure
École des hautes études en sciences sociales, 5-7 novembre 2014
Peut-on rationnellement parler de « science naturante » (shizengaku 自然学) ?
Augustin BERQUE
Résumé – Vers la fin de sa carrière, IMANISHI Kinji (1902-1992) a résumé sa méthode scientifique dans le concept de « science naturante » (shizengaku 自然学), en l'opposant à la notion ordinaire de sciences naturelles (shizen kagaku自然科学). Il s'agit fondamentalement d'un rejet du dualisme moderne, lequel a fait de la nature un objet. Cette science naturante postule que l'observateur peut dans une certaine mesure s'identifier au mouvement même de la nature, s'agissant notamment de l'évolution des espèces, à propos de laquelle Imanishi rejette catégoriquement le paradigme néo-darwiniste en postulant que, dans l'évolution, joue la subjectité de l'espèce en tant que telle, et non pas seulement la statistique d'une population d'organismes. Cette position a fait ostraciser l'idée de science naturante par la communauté scientifique nippone, mais les critiques adressées par Imanishi au paradigme actuel des sciences naturelles sont loin d'être toutes aberrantes. On reviendra ici sur ces questions en tentant d'évaluer leur validité.
Abstract – IMANISHI Kinji (1902-1992) has been internationally recognized as the initiator of a paradigm shift in primatology, the essence of which consists in recognizing the animal’s subjecthood, sociality and culturalness. Yet, he was much more than a primatologist. Also an entomologist, ecologist, anthropologist and a great moutaineer, he was fundamentally a thinker of nature, life and evolution. He summarized his epistemological stance in the concept ofshizengaku 自然学, as opposed to shizen kagaku自然科学, the natural sciences. Though robot translators make no difference between the two terms, what is at stake here is in fact an alternative between two radically different conceptions of reality, one (shizen kagaku) in which, in accordance with the classical modern Western scientific paradigm, nature is considered as an object, and another one (shizengaku) in which the scientist participates in the general subjecthood of nature, and thus is able to know it hermeneutically, i.e. from the inside, making science itself a particular aspect of nature’s general motion. This is why I propose to translate shizengaku with “naturing science”. Needless to say, from the first point of view, this is a totally heretic, unscientific stance. This discrepancy was best illustrated with respect to the theory of evolution. All his life long, Imanishi was highly concerned with evolution, and published abundantly about it, tenaciously contesting the neo-Darwinian dogma. One of his last books (1980), entitled Subjecthood in evolution (Shutaisei no shinkaron 主体性の進化論), is a good example of what shizengaku can consist of in such matters. No surprise, his theses were discarded by the academic world (though he was himself titular of a prestigious chair at the University of Kyoto) ; e.g. a recent book, entitled Why is evolution a philosophical question[1], in which a team of nine philosophers of science, in nearly 300 pages, accomplish the feat of not mentioning his name even once. This is more or less as if a book on ontology would ignore the name “Heidegger”. My stance here is different. I do consider that shizengaku, for better or worse, is a highly philosophical question, which deserves much more attention than that kind of mura hachibu 村八分 (village ostracism). We should remember that, during a whole generation, if not totally ignored, Imanishi’s primatology was laughed at in the West as childishly anthropomorphic, before it became so naturally paradigmatic as to make young Western primatologists unaware of its origin. Yet, it was and remains consistent with his shizengaku. All the question fundamentally relies on the modern distinction between subject and object and its relevance, on the one hand, to Japanese realities (language, attitudes toward nature, etc., which in fact imply an ambient rather than a subject), and on the other hand to reality in general, beyond the classical modern Western scientific paradigm. Is science to remain within the gauge of shizen kagaku, or can we conceive of scientifically naturing science itself ?
1. Sujet, nature, et langue japonaise
Il est généralement admis que l’un des principaux ingrédients du paradigme occidental moderne a été la science, telle que l’a instaurée la révolution scientifique du XVIIe siècle ; c’est-à-dire fondée sur la volonté d’objectiver les phénomènes, de mesurer ces objets et de s’assurer de leur lois par l’expérimentation. Cela suppose un parti ontologique, appelé dualisme, où l’objet se trouve essentiellement distinct du sujet qui l’observe. L’institution du sujet moderne a donc été corrélative de celle de l’objet moderne. Une belle image de cette essentielle distinction a été fournie par la découverte et la mise en œuvre des lois de la perspective linéaire, qui placèrent l’œil de l’observateur en dehors et en retrait du tableau, convertissant la scène représentée par celui-ci en un objet strictement mesurable. Placer ainsi l’observateur hors de l’image symbolisait l’abstraction de l’être du sujet moderne hors du monde objectif (PANOFSKY 1927). Le même retrait ontologique de l’essence du sujet moderne hors de la réalité objective allait plus tard être clairement formulé par Descartes avec la distinction entre res extensa (la chose étendue, c’est-à-dire l’objet) et res cogitans (la chose pensante, c’est-à-dire le sujet) ; ainsi dans ce passage du Discours de la méthode : « Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle » (DESCARTES 2008 : 38-39). Cette virtuelle abstraction de l’essence du sujet moderne hors de tout lieu et de toute chose matérielle était en parfait accord avec l’universalité du regard que l’observateur scientifique, censé n’être nulle part, porte sur de purs objets. C’est cela qui a rendu la science moderne ontologiquement possible, puisque la nature est ainsi devenue un objet.
Les locuteurs naturels de langues européennes comme le français n’ont généralement pas conscience de l’homologie entre, d’une part, l’universelle abstraction de l’essence du sujet moderne hors de cette nature-objet, d’autre part ce qu’ils symbolisent dans leur langage quotidien par ce mot qui, de loin, y est le plus fréquent : le pronom personnel « je » (I, ich, io, ja, etc. – ou par ce qui en est l’équivalent : la flexion du verbe à la première personne). Je suis « je » toujours et partout, indépendamment de tout lieu et de toute chose, voire de mon propre corps : qu’il soit féminin ou masculin, noir ou blanc, jeune ou vieux, je suis toujours « je ». Certes, depuis l’Antiquité, les grammairiens ont eu conscience de cette dualité entre la singularité de la personne concrète et l’universalité des pronoms personnels ; c’est pourquoi ils ont rendu l’idée grammaticale de personne par le mot « masque » (prosôpon, persona). Effectivement, un masque reste le même alors que changent l’acteur et la scène. Toutefois, les Européens ne se sont pas vraiment interrogés sur cette étrange dualité entre les êtres concrets et les pronoms personnels avant que, dans une lettre fameuse adressée à Paul Demeny le 15 mai 1871, Rimbaud n’écrive « Je est un autre ».
Peut-être fallait-il effectivement un poète pour dénaturaliser la coïncidence, dans nos langues, entre « je » et « ma subjectité (substance, essence ou nature) » ; mais le fait est qu’une telle coïncidence n’a rien de naturel dans certaines autres langues. C’est le cas en japonais, où les notions de « sujet » (shugo 主語) et de « pronom personnel » (ninshô daimeishi 人称代名詞) ont été artificiellement introduites, sous Meiji, par des grammairiens qui s’efforçaient de faire entrer la « langue nationale » (kokugo 国語) dans les catégories des grammaires européennes, censées être les paradigmes universels de la modernité (KANAYA 2002, YANABU 2004). En réalité, tant la structure de base que le fonctionnement de la langue japonaise sont profondément étrangers à ceux des grandes langues européennes, que l’on peut représenter par la triade S-V-C (sujet-verbe-complément), comme dans « Je (S) vois (V) Marie (C) ». Ce n’est pas tout. Le même modèle gouverne aussi, depuis Aristote, la structure de base de la logique, celle de la dyade S-P (sujet-prédicat), comme dans « Marie (S) est triste (P) ». Or cela non plus ne s’applique pas directement au japonais ; si bien que, au siècle dernier, Nishida Kitarô (1870-1945)[2] culbuta la logique aristotélicienne, ou « logique du sujet » (shugo no ronri 主語の論理), en une « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論理) dite aussi « logique du lieu » (basho no ronri 場所の論理) (NISHIDA 1927, 1945).
Dans les deux cas, le problème se focalise sur ce que, depuis Aristote, nous appelons le sujet (hupokeimenon, subjectum). J’entends ici montrer l’incidence de cette double question sur la manière dont on peut saisir la nature, non seulement en termes généraux ou traditionnels, mais même dans le champ de la science, en particulier à propos de l’évolution des espèces.
2. Le son d’une clochette à vent
Mon point de vue s’apparente ici à ce que j’appellerai une hypothèse de Sapir-Whorf historicisée. Cela revient à reconnaître à la fois la réalité et la contingence du lien entre langue et vision du monde. Il y a bien un lien entre les deux, mais ce lien s’exprime différemment selon les cas. C’est dire qu’il ne relève pas de la cause (la relation binaire « A cause B »), mais de la motivation (la relation ternaire « A devient B pour C »). Par exemple, la vision occidentale de la réalité comme substance (ousia, qui est en même temps le sujet logique et l’objet scientifique) doit beaucoup à la structure de base des grandes langues européennes. Effectivement, dans notre tradition de pensée, la substance et l’accident en métaphysique correspondent au sujet et au prédicat en logique. Or cette structure de base est identique à celle du sanskrit – qui est aussi une langue indo-européenne –, alors que dans celui-ci s’est exprimée, par exemple dans le bouddhisme, une conception abyssalement différente de la réalité, y compris celle du langage lui-même : au contraire de la grammaire d’Aristote, celle de Panini ne s’est pas centrée sur la notion de sujet. Est-ce à dire qu’il n’y a pas de lien entre langue et vision du monde ? Non ; c’est dire que, suivant les circonstances concrètes de l’histoire, ce lien est contingent, non pas abstraitement mécanique et atemporel.
Précisons la chose à l’aide d’un exemple japonais, le haïku suivant (qui grammaticalement, précisons-le, est une phrase tout à fait régulière, ordinaire et complète) :
風鈴の
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Fûrin no
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La clochette à vent
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ちひさき音の
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chiisaki oto no
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au son léger
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下にゐる
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shita ni iru
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je suis dessous
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Dans le Nouveau saisonnier du haïku (Saishin haiku saijiki, 1977, vol. II, p. 149) de Yamamoto Kenkichi, ce poème d’Ôshi est classé parmi les « mots de saison » (kigo 季語) de l’été. Les haïkus, en effet, doivent obligatoirement comporter un mot de saison, lequel est ici fûrin, la clochette à vent. Les clochettes à vent s’accrochent en été à une branche dans le jardin, ou à une poutre saillant au dehors. Leur battant est muni d’une petite voile (une bande de papier), ce qui la fait tinter au moindre souffle de vent ; tintement qui, par synesthésie, a pour effet de procurer une sensation de fraîcheur aux occupants de la maison, comme s’ils étaient directement exposés à ce souffle, « sous le son léger de la clochette à vent »[3]. Cette synesthésie est en elle-même un trait marquant du sens de la réalité pour les Japonais. Ce n’est pas en Europe qu’on a inventé les clochettes à vent, parce que les Européens ont eu tendance à placer l’identité propre des sujets (les substances) au dessus de leur relation. Aussi bien, les clochettes (A) ne sont-elles pas censées être des rafraîchisseurs (non-A). Au contraire, le bouddhisme a enseigné aux Japonais que rien n’est substance, tout est relation ; or c’est bien ainsi que fonctionnent les synesthésies.
Cela n’est pas seulement affaire de bouddhisme, car cela concorde parfaitement avec les traits de base de la langue japonaise. Dans le haïku ci-dessus, le verbe iru (se trouver quelque part) n’a pas de sujet (un nom ou un pronom tel que « je », « elle » etc.) ; et sa forme aussi est impersonnelle. Ainsi, nous ne pouvons littéralement pas savoir qui est là, sous la clochette à vent. Ce qui est dit, c’est une scène : le tintinnabulement de la clochette à vent, et une certaine présence là-dessous. Il est vrai qu’on pourrait, en français, rendre le dernier vers par « se trouver là-dessous » ; mais cela changerait le sens de la phrase[4]. Le français ne fonctionne pas comme cela, il a besoin d’un sujet, alors que le japonais n’en a pas nécessairement besoin.
Ce dont le japonais a besoin, en revanche, c’est d’un prédicat, et d’organiser, de codifier ce prédicat de diverses façons. Dans l’exemple ci-dessus, disposer la phrase selon la syntaxe du français donnerait comme traduction : « Je (ou elle, nous, bon-papa ou qui que ce soit = le sujet S) suis sous le tintinnabulement de la clochette à vent (= le prédicat P) ». D’abord S, ensuite P. Or, dans le haïku original, il n’y a que P, sans aucun S. La traduction française est obligée d’inventer cet S pour combler ce manque (lequel en japonais n’est nullement un manque) – exactement de la même manière que notre langue a inventé un « il » impersonnel et fictif pour dire « il » pleut (« it » rains, « es » regnet, etc.)[5], alors que ce qui est en cours, c’est seulement le fait de pleuvoir, c’est-à-dire le prédicat. C’est justement et seulement cela qu’exprime le japonaisfutteiru 降っている, de même que le chinois (langue pourtant d’une autre famille) dira seulement xiayu 下雨, sans sujet grammatical ni flexion du verbe dans l’un ni dans l’autre cas. Bien entendu, le japonais peut aussi préciser le sujet – toute langue le peut – , par exemple dans la phrase ame ga futte iru 雨が降っている, laquelle a strictement le même sens d’« il pleut » ; mais l’important, c’est que dans le langage ordinaire, il n’en apas besoin.
Comment cela est-il possible ? Parce qu’exprimée verbalement, la concrétude d’une véritable scène (bamen 場面) implique nécessairement la présence de la personne qui parle. L’accent est mis sur cetteimplication, ce qui fait qu’en raison inverse, l’explicitation de cette présence n’est pas nécessaire. Le japonais n’a pas besoin, et se dispense effectivement la plupart du temps, de dire explicitement « je » (ou « tu », « Marie » etc.) ; ce dont il a besoin en revanche, c’est de préciser ce qui se passe, et dans quelles circonstances. Nonobstant, il peut parfaitement préciser le sujet « je » (etc.), si nécessaire selon les circonstances ; c’est-à-dire, selon le bamen.
Pâturage en mouvance - Anton Mauve (1838-1888) (The metropolitan museum of art) |
C’est effectivement le bamen qui nous donnera la clef. Le mot lui-même, structurellement, signifie « la face (men 面) du lieu (ba 場) ». Qui donc fait ainsi face au lieu de l’action ? Cet être que nous appelons le sujet, par exemple exprimé par le pronom « je » ; mais dans une scène concrète, le fait essentiel, c’est d’être face à la scène. C’est l’aspect de la scène, autrement dit le phénomène en soi (du grec phainein, apparaître). C’est pour cela qu’en japonais, abondent les formes aspectives.
Une forme aspective est une forme qui implique l’existence de l’interprète de la scène en cours. Alors que les grandes langues européennes et notre logique reposent sur la structure binaire S-P (« S est P », soit « S en tant que P »), le japonais repose sur la structure ternaire S-I-P (« S est P pour I »), où I est l’interprète de la scène. Par exemple, alors que nous pouvons dire en français « Marie (S) est triste (P) », l’équivalent japonais « Mari wa (S) kanashii (P) » (マリは悲しい) ne peut pas se dire ; il faut dire « Mari wa (S) kanashisô da (P) » (マリは悲しそうだ), c’est-à-dire « Marie a l’air triste » ; ce qui est non pas « S est P », mais « S est P pour I ». En effet le locuteur, qui n’est pas Marie, ne peut directement exprimer ce que celle-ci éprouve, mais seulement l’aspect de ce qu’elle lui semble éprouver. Toutefois, ce locuteur ne verbalise pas sa propre existence par un pronom, en disant par exemple « Marie me semble triste ». Il n’a pas besoin de le faire, parce que son existence est impliquée par la forme aspective kanashisô da (sembler triste).
Notons que men signifie aussi « masque ». Un nômen 能面 par exemple, c’est un masque de nô. Cependant, au contraire du grec prosôpon comme du latin persona, ce masque-là n’a pas pris le sens de « personne » substantielle et individuelle ; il a gardé celui de « face » ou d’« aspect », ce qui implique à la fois ce que semble être quelque chose et l’existence de ceux pour qui cela semble être cela ; autrement dit, une certaine relation. C’est un « masque » partagé entre le sujet et l’objet, ou, plus exactement, c’est un « troisième et autre genre »[6] que le sujet et l’objet : cela même que notre logique a rejeté comme tiers exclu, parce que ni A ni non-A. Un troisième et autre genre que le subjectif et l’objectif, à savoir le trajectif (BERQUE 1986, 2000, 2014a, 2014b).
Un bamen, c’est donc un certain ensemble de telles relations, dans lequel une certaine existence est impliquée par celle des choses mêmes. La personne impliquée en ces circonstances ne pourrait certainement pas dire, comme Descartes, « Je connus de là… (etc.) », c’est-à-dire exprimer la transcendance du sujet occidental moderne, cet être substantiel et capable de dire « je suis » indépendamment de toute situation ; en somme, de dire « je suis qui je suis », voire « je suis celui qui suis », comme notre Vulgate l’a fait dire à Yahveh sur le mont Horeb : sum qui sum (Ex, 3, 14). Cela, c’est ce que j’appellerai « le principe du mont Horeb », à savoir le principe selon lequel le sujet humain, absolutisant sa propre subjectité, devient son propre prédicat « je »[7]. Effectivement, comme Benveniste y a insisté dans plusieurs articles après la seconde guerre mondiale, « est je qui dit ‘je’ » (BENVENISTE 1966).
Cette absolutisation de la subjectité du sujet occidental moderne (le cogito) entraîne que les autres êtres, hormis les semblables du cogito lui-même, virtuellement privés de toute subjectité, deviennent des machines objectales. C’est le principe du mécanicisme, qu’entraîna le dualisme. En revanche, la personne impliquée dans un bamen à la japonaise dirait plutôt, en toute immanence, sum id, ubi sum : « je suis cela où je suis ». Et c’est effectivement le cas dans le haïku ci-dessus, où la personne en question n’est pas exprimée comme telle, mais en tant qu’une certaine ambiance. Ici, la subjectité n’est pas monopolisée par un « je », elle est diffuse dans tout le bamen. Effectivement, « se trouver sous le son léger de la clochette à vent », cela n’est autre qu’exister selon cet ensemble particulier de circonstances : une certaine ambiance. Cet existence-là n’est donc pas celle de ce que nous appelons un sujet, surtout pas celle de notre sujet moderne, qui s’oppose à l’objet ; c’est celle d’un ambiant, lequel existe – ek-siste – trajectivement dans les choses qui l’entourent et dans l’atmosphère où il baigne (BERQUE 1998, 2014a). Un parfait Dasein, comme l’eût écrit Heidegger, et non ce « gisant là-dessous » substantiel qu’est l’hupokeimenon – le sujet selon Aristote.
Les Japonais ne se sont pas seulement figuré la réalité en fonction de cette ambiantalité ou de cette médiance[8] de l’ambiant trajectif[9] ; ils les ont consciemment élaborées au fil de l’histoire, et se sont donné pour cela les concepts qu’il fallait. Dans la plus ancienne anthologie poétique, le Man.yôshû (VIIIe s.), l’une des catégories de poèmes est appelée déjà « laisser les choses exprimer son propre sentiment » (mono ni yosete omoi wo nobu 寄物陳思). Vers le Xe siècle apparaît la notion de mono no aware 物の哀れ, « l’émouvance des choses », qui sera plus tard minutieusement analysée par le grand philologue Motoori Norinaga (1730-1801). Cependant, le fait historique le plus révélateur est bien le développement et la codification du haïku lui-même, à peu près à l’époque où, à l’inverse, s’établissait en Europe le paradigme scientifique moderne, au XVIIesiècle. Il est vrai que le haïku a émergé progressivement d’une longue tradition, mais ce qui nous concerne ici est sa codification moderne, par des auteurs comme Ihara Saikaku (1642-1693) et Matsuo Bashô (1644-1694) sous les Tokugawa, ou Masaoka Shiki (1867-1902) sous Meiji.
Le trait le plus remarquable du haïku est sa brièveté (trois vers de 5-7-5 pieds ). Celle-ci est rendue possible parce que le haïku évoque immédiatement tout un ensemble de relations codifiées avec le milieu nippon (je définirai plus loin, en section 4, ce mot de milieu), ce que symbolise la règle d’introduire dans le poème un « mot de saison », le kigo 季語. Les mots de saison représentent une chose ou une coutume associées à l’une des cinq saisons (le printemps, l’été, l’automne, l’hiver, et le jour de l’an). Dans le haïku ci-dessus, le mot de saison est la clochette à vent, fûrin, qui est un kigo de l’été. Ces mots de saison sont recensés et classés dans des « saisonniers », saijiki 歳時記, dont les plus fournis peuvent atteindre 7000 entrées. Le premier de ces saisonniers, publié en 1688, fut le Nihon saijiki du botaniste Kaibara Ekiken ; mais le premier a être spécialement constitué pour le haïku fut le Haikai saijiki publié par Takizawa Bakin en 1803.
La nécessité d’inclure un kigo dans le haïku revient à une syntaxe du contexte non écrit du poème, à savoir le milieu nippon. La rigueur de cette syntaxe diminue en raison inverse la nécessité d’exprimer verbalement ce qu’évoque le poème. Quelques mots suffiront donc pour susciter une impression. Symptomatiquement, à l’époque où s’établissait le genre du haïku, la langue japonaise a subi une évolution particulière : une extraordinaire multiplication des onomatopées, lesquelles expriment non seulement des sons, mais aussi toutes sortes d’impressions (les premières sont appelées giseigo 擬声語, les secondes gitaigo 擬態語). L’on dénombre aujourd’hui plus de 2000 de ces impressifs, dont 4 à 700 d’usage courant (TSUJI 2003). Transcendant l’ordre linéaire du langage, ils évoquent instantanément une ambiance. Par exemple, le tintinnabulement de la clochette à vent sera évoqué par les giseigo suivants : chirin, chirorin, chinchin, chiririn… Suivant le contexte, le gitaigo dit chira chira évoquera la chute de flocons de neige ou de pétales de fleurs, le scintillement des étoiles dans un ciel d’été, quelque chose ou quelqu’un que l’on entrevoit fugitivement, une rumeur qui s’entend sourdement de-ci de-là… Uja uja sera l’impression d’un fourmillement, par exemple d’insectes ou d’automobiles. Etc.
Or la particularité de ces impressifs, c’est qu’ils ne nécessitent pas de construction grammaticale. Ils se tiennent seuls, et leur signification se perçoit immédiatement, sans la moindre syntaxe. J’ai fait l’hypothèse (BERQUE 2006, 2014a) que leur prolifération moderne, en revanche, a quelque chose à voir avec la syntactisation du milieu nippon dans son ensemble ; ce qui signifierait que dans la mesure même où l’on cosmise (organise systématiquement) un milieu, comme le font les saisonniers, l’on rend possible en raison directe la diffusion de ces mots désyntactisés que sont les impressifs, lesquels sont d’autant plus chargés de sens qu’ils sont liés concrètement à des impressions réelles, plutôt que grammaticalement à d’autres mots. Inversement, l’affranchissement du logos par rapport à l’existence à partir de Parménide (YAMAUCHI 1974), et plus tard son illustration par l’abstraction du cogito par rapport à son milieu, ont entraîné la décosmisation et l’acosmie modernes : la perte du milieu qui situait concrètement l’existence humaine (BERQUE 2000, 2014a).
Mais alors, qu’est-ce qu’un milieu ?
4. La trajection de l’environnement en un milieu
Dans son Cours de philosophie positive (1830-1942), Auguste Comte entendait le milieu comme un système ambiant objectif interagissant avec un organisme (JACOB 1970 : 172). Cela conduisit l’un de ses disciples, le médecin Charles Robin (1821-1885), l’un des fondateurs de la Société de biologie, à proposer lors de sa session inaugurale, le 7 juin 1848, la constitution d’une science des milieux, qu’il baptisa mésologie (CANGUILHEM 1968 : 72).
Le champ de cette mésologie était plus étendu que celui de l’écologie, définie une vingtaine d’années plus tard par Haeckel ; on pourrait aujourd’hui l’entendre comme une combinaisons de l’écologie, de la sociologie et de la médecine. Voilà qui était trop pour une seule discipline positive, et c’est probablement la raison pour laquelle la mésologie, au siècle suivant, a progressivement disparu de l’éventail des sciences. Cependant, elle devait renaître sur de nouvelles bases dans les travaux du naturaliste germano-balte Jakob von Uexküll (1864-1944), qui introduisit un point de vue radicalement différent ; à savoir de considérer l’animal non point comme une machine, déterminée par l’environnement objectif, mais comme un machiniste interprétant cet environnement selon son propre point de vue, c’est-à-dire en tant que sujet[10]. Corrélativement, Uexküll établit une distinction révolutionnaire entre Umgebung (le donné environnemental brut) et Umwelt (l’interprétation de ce donné en un milieu propre à l’animal concerné).
Par la méthode expérimentale des sciences de la nature modernes, Uexküll a prouvé que ce qui existe concrètement pour un animal est son milieu (Umwelt), non l’environnement brut (Umgebung). En ce sens, un milieu – son milieu propre – est ce qui existe réellement pour un certain être vivant, tandis que l’environnement est ce que considère abstraitement la science moderne, de son point de vue de nulle part. Un milieu est singulier, l’environnement est universel. Il s’ensuit que la mésologie (l’étude des milieux : Umweltlehre) ne doit pas être confondue avec l’écologie (l’étude de l’environnement : Ökologie). Dans le champ de l’écologie, des énoncés binaires comme « S est P » (par exemple « l’eau, c’est H20 ») sont toujours possibles ; tandis que dans le champ de la mésologie s’imposent des énoncés ternaires du type « S est P pour I », où I est l’être qui interprète S en tant que P ; par exemple, « l’herbe (S) est un aliment (P) pour la vache (I), mais pas pour le chien (I’) ». La raison humaine quant à elle est capable d’objectiver ces divers milieux pour prendre en compte l’environnement en général, où elle distinguera les herbivores des carnivores, etc. ; et c’est ce qui rend effectivement possible la mésologie comme science, une science qui pourra par exemple émettre des énoncés binaires (S-P) à propos de l’herbe ou des vaches. Il ne faut cependant pas oublier, dans une vision mécaniciste, que c’est d’abord du point de vue des vaches que l’herbe est un aliment ; soit, ternairement, S-I-P ; et que si notre science peut émettre des énoncés binaires à propos des objets qu’elle se donne, c’est d’abord parce que l’écoumène – l’ensemble des milieux propres à l’espèce humaine – nous a permis d’exister, dans la ternarité de son élaboration au fil de l’évolution et de l’histoire.
Vers l’époque où Uexküll intronisait l’Umweltlehre dans les sciences de la nature (en sont issues notamment l’éthologie et la biosémiotique), un point de vue homologue est apparu dans les sciences humaines avec le fûdoron 風土論 (« thèse du milieu ») mis en avant par le philosophe japonais Watsuji Tetsurô (1889-1960) dans son essai Fûdo (Milieux, 1935)[11]. Comme Uexküll, Watsuji distinguait le milieu (fûdo 風土) de l’environnement (kankyô 環境), plus exactement de l’environnement naturel (shizen kankyô 自然環境). Corrélativement, Watsuji introduisit le concept de fûdosei 風土性, qu’il définissait comme « le moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機). Ce concept exprime le couplage dynamique (le « moment ») de l’être humain avec son milieu. Me fondant sur la définition de Watsuji, j’ai rendu comme on l’a vu ce concept par le néologisme de médiance, à partir du latin medietas qui signifie « moitié » – les « moitiés » en question étant l’être individuel d’une part, son milieu d’autre part. Les racines latine med- et grecque meso- permettent de rendre la terminologie de Watsuji par médial (propre à un milieu), mésologie, mésologique, etc.
Pour la mésologie contemporaine, le concept de médiance exprime le fait que, dans un milieu concret, éco-techno-symbolique (et non pas cet objet universel, physique et abstrait qu’est l’environnement), la réalité n’est jamais un pur S (le sujet du logicien = l’objet du physicien) mais, ternairement, une interprétation de S en tant que P par I, lequel est un certain être vivant, qu’il soit individuel (p. ex. une certaine personne ou un certain organisme) ou collectif (p. ex. une société ou une espèce), l’existence du milieu est fonction de cet être, et, réciproquement, l’existence de cet être est fonction de son milieu.
5. De l’espèce à la spéciété
Le fait que la médiance (fûdosei) ait été conçue en japonais et par un Japonais n’est sans doute pas un hasard. Ce concept n’est qu’un autre nom du moment structurel en vertu duquel, onze siècles plus tôt, Ôtomo no Yakamochi conçut la catégorie poétique de « laisser les choses exprimer son propre sentiment », et Motoori Norinaga plus tard mit en avant l’« émouvance des choses » comme proprement japonaise. La médiance est certainement un trait universel de l’existence humaine – de l’ek-sistence tout court, en fait –, mais dans la contingence de l’histoire, il a fallu la culture japonaise pour la saisir en tant que telle. Bien qu’il ait créé un grand nombre de néologismes pour constituer sa mésologie, Uexküll n’a pas pensé à ce concept ontologique général.
Certes, le mot fûdo existait déjà en japonais, où il signifiait les traits généraux d’une certaine contrée, tant du point de vue naturel que culturel ; mais Watsuji lui a donné une tournure particulière, que l’on pourrait gloser comme « la manière (fû 風 = P) dont une certaine terre (do 土 = S) est interprétée par ses habitants (= I) » ; à savoir comme expression de la structure triadique S-I-P. Or cette structure est homologue à la ternarité de la structure de base de la langue japonaise. C’est qu’effectivement, la structure dyadique S-P ne favorise pas la conceptualisation de la médiance ; elle a favorisé bien plutôt l’abstraction du sujet moderne hors de son milieu, désormais objectifié en environnement. Rien là d’étonnant, puisque structurellement, S-P ne suppose pas I.
Une probation en double aveugle de ce qui précède peut se trouver dans l’œuvre du grand naturaliste Imanishi Kinji (1902-1992). En effet, bien qu’il ait ignoré la terminologie de Watsuji et même celle d’Uexküll, Imanishi a basé son interprétation de la nature sur deux postulats, lesquels reviennent non seulement à reconnaître la médiance, mais à en faire la clef d’une réinterprétation des sciences de la nature elles-mêmes. Le premier consistait à poser qu’un être vivant ne se trouve pas face à l’environnement externe et objectif comme tel, mais dans le cadre d’un processus d’évolution mutuelle où il y a « subjectivation de l’environnement, environnementalisation du sujet » (kankyô no shutaika, shutai no kankyôka 環境の主体化、主体の環境化). Il énonça ce principe dès son premier ouvrage, écrit en 1941 et intitulé Le monde des êtres vivants (Seibutsu no sekai), et le réaffirma tenacement dans de nombreux écrits ultérieurs. Le second principe était de considérer que tout être vivant, y compris le genre humain, est membre d’une société globale, qu’il nommait « la société totale du vivant » (seibutsu zentai shakai 生物全体社会). En vertu de ce principe, le naturaliste serait capable de ressentir quelque chose en commun avec l’animal qu’il observe, et ainsi de pénétrer, pour ainsi dire herméneutiquement, dans le propre monde de cet animal.
Imanishi a commencé ses recherches comme entomologiste, dans les années vingt. C’est en étudiant les éphémères au stade nymphal dans un cours d’eau voisin de chez lui, à Kyôto, qu’il en est arrivé à un concept qui allait devenir le pilier de ses théories ultérieures : le sumiwake 棲み分け, lequel associe les deux idées d’habitat (sumi) et de séparation (wake). Imanishi lui-même devait plus tard (en 1948, entre autres) le traduire par habitat segregation (IMANISHI 1994 : 98). L’un de ses disciples, Sano Toshiyuki, a choisi de le rendre par lifestyle partitioning, en ajoutant cette citation du dictionnaire de biologie Iwanami seibutsugaku jiten : « Biologiquement, le phénomène de sumiwake peut se définir comme suit : deux espèces ou davantage, avec la même capacité de vivre dans un certain ‘lieu’, divisent ce lieu en habitats exclusifs » (SANO 2003 : 241). Toutefois, cela ne peut rendre justice à la richesse du concept de sumiwake, lequel n’implique pas seulement le fait spatial de la ségrégation, mais aussi le fait temporel de la spéciation. En effet, wake signifie ici à la fois la division de l’habitat, et la division de l’espèce en (sous-)espèces. C’est pourquoi j’ai préféré rendre sumiwake par « écospécie » (BERQUE 2014a : 188).
L’écospécie implique aussi une autre idée maîtresse d’Imanishi, qu’il a représentée par le concept de shushakai 種社会. Cela signifie littéralement « société (shakai) d’espèce (shu) ». Imanishi exprimait ainsi la socialité d’une espèce animale ou végétale, tant intrinsèquement (les membres d’une espèce formant entre eux une société) qu’extrinsèquement (les relations entre les espèces formant ensemble une société). Le second aspect menait à l’idée de « société totale du vivant », que l’on a vue plus haut.
Cette idée de shushakai diffère profondément de celle de population, laquelle domine la théorie néo-darwinienne de l’évolution. Une population est une somme purement statistique d’organismes individuels. Une société, en revanche, suppose quelque principe intégrateur, ou, mieux dit, une certaine conscience de soi. Une population combine mécaniquement des objets, tandis qu’une société intègre des sujets par une sensibilité commune.
Effectivement, Imanishi professait corrélativement que les êtres vivants sont des sujets (shutai 主体), pas des machines. Ils sont doués de subjectité ou d’un être-soi (shutaisei 主体性), ce à tous les niveaux ontologiques, de la cellule jusqu’à la société totale du vivant. L’un des derniers livres d’Imanishi s’intitule justement L’être-soi dans l’évolution (Shutaisei no shinkaron, 1980). Il va sans dire que cette vue discorde radicalement avec le néo-darwinisme, qui relève classiquement du mécanicisme de la modernité occidentale.
En d’autre termes, tandis que le néo-darwinisme, en accord avec le principe du mont Horeb, ne reconnaît dans l’évolution qu’une combinaison binaire et mécanique de hasard (la mutation) ou de nécessité (les lois statistiques de la sélection), la théorie de l’évolution d’Imanishi implique une combinaison ternaire dans laquelle tout fait (S) est concrètement interprété d’une certaine manière (P) par un certain être-soi (I) ; c’est-à-dire, derechef, selon la triade S-I-P.
J’ajouterai que la théorie de l’évolution d’Imanishi implique un réalisme délibéré, au sens où cela s’oppose au nominalisme de la théorie néo-darwinienne – avec pour exemple extrême la thèse du gène égoïste selon Dawkins. Effectivement, de même que Mme Thatcher soutenait qu’« il n’existe rien de tel que la société », la théorie du gène égoïste revient à dire qu’il n’y a que des populations et non pas des espèces (l’emploi de ce dernier terme n’étant alors, du reste, qu’un laxisme ou une incohérence). Imanishi, lui, professait au contraire que l’évolution implique une certaine capacité de choisir de la part des espèces elles-mêmes et en tant que telles ; à savoir comme shushakai.
Pour cette raison, je pense que traduire shushakai exige à son tour un néologisme, celui de « spéciété » (BERQUE 2014a : 196). Cela implique la subjectité, l’être-soi d’une certaine espèce. C’est la manière aspective dont l’espèce s’apparaît à elle-même à travers ses propres membres – ce qui implique en retour l’être-soi de ces membres, et ainsi de suite de la cellule à la société totale du vivant, ainsi que, réciproquement, de celle-ci jusqu’à la cellule. Il sera utile en l’occurrence de se souvenir que le mot espèce vient du latin species, qui signifie à l’origine vue, aspect (d’où spectacle, etc.). En tant qu’Homo sapiens sapiens, par exemple, la spéciété, c’est ce qui en général nous dissuade d’apparaître tout nus devant d’autres personnes – c’est ce que l’on appelle la pudeur –, alors que nous n’éprouvons rien de tel devant un chat (Felis silvestris catus) ; ou que nous pouvons éprouver une attirance sexuelle pour une autre personne, alors qu’en général nous n’en éprouvons pas pour un chimpanzé (Pan troglodytes).
Il devrait être clair à présent que la position d’Imanishi devant les phénomènes de la nature peut être opposée à la vision du paradigme occidental moderne classique, laquelle se caractérise, notamment dans l’Anglosphère, par un penchant pour le dualisme, le mécanicisme, le nominalisme, l’utilitarisme et l’individualisme méthodologique. Est-ce alors dire que la vision d’Imanishi n’était pas scientifique ?
6. De la théorie de l’évolution à la science naturante
Le statut scientifique d’Imanishi n’est pas une question simple. D’un côté, il a été reconnu internationalement comme le promoteur d’un changement de paradigme en primatologie, lequel consistait pour l’essentiel à reconnaître la subjectité, la socialité et la culturalité de l’animal. Il était cependant beaucoup plus qu’un primatologue : entomologiste, écologue, anthropologue, et en outre passionné de montagne (avec à son actif notamment le Manaslu, 8156 m , et 1500 sommets au Japon même). C’était fondamentalement un penseur de la nature, de la vie et de l’évolution. Vers la fin de sa carrière, il ramassa son point de vue en ces matières dans le concept de shizengaku 自然学, qu’il opposait à la notion de shizen kagaku 自然科学, les sciences de la nature. Les robots de traduction ne font pas de différence entre les deux termes, mais ce qui est là en jeu est une alternative entre deux conceptions radicalement différentes de la réalité, l’une (shizen kagaku) dans laquelle, en accord avec le paradigme scientifique moderne classique, la nature est considérée comme un objet, l’autre (shizengaku) dans laquelle l’observateur scientifique participe de la subjectité générale de la nature, et peut donc la connaître herméneutiquement, c’est-à-dire de l’intérieur, faisant ainsi de la science elle-même un aspect particulier du mouvement général de la nature. C’est pourquoi j’ai proposé de traduire shizengaku par « science naturante » (BERQUE 2014a : 196).
Inutile de dire que, du premier point de vue, le second est totalement hérétique et ascientifique. Cette discordance s’est notamment illustrée à propos de l’évolution. Toute sa vie, Imanishi fut particulièrement concerné par l’évolution, et publia abondamment sur ce thème, contestant tenacement le dogme néo-darwinien. Son livre tardif L’être-soi dans l’évolution (IMANISHI 1980) est un bon exemple de ce en quoi peut consister la science naturante en pareille matière. Il va de soi que ses thèses ont été rejetées par le monde académique (bien qu’il fût titulaire d’une chaire prestigieuse à l’Université de Kyôto) ; témoin ce livre récent, intitulé Pourquoi l’évolution est une question philosophique (MATSUMOTO dir. 2010), dans lequel une équipe de neuf philosophes des sciences, en près de 300 pages, accomplissent l’exploit de ne pas mentionner son nom une seule fois. Cela équivaudrait plus ou moins, dans un livre allemand sur l’ontologie, à ignorer le nom « Heidegger ». Mon point de vue ici sera différent. Je considère en effet que la science naturante, pour le pire comme pour le meilleur, est une question hautement philosophique, et qui mérite bien plus d’attention que cet ostracisme de village nippon (mura hachibu 村八分). Il ne faudrait pas oublier que la méthode d’Imanishi en primatologie, pendant une bonne génération, sinon totalement inconnue en Occident, y fut moquée pour cause d’anthropomorphisme puéril, avant qu’elle n’y devînt si naturellement paradigmatique que les jeunes primatologues occidentaux ignorent son origine et le nom de son auteur (DE WAAL 2003).
Or ladite méthode était et reste pleinement cohérente avec les principes de la science naturante. Toute la question revient fondamentalement à la distinction moderne entre le sujet et l’objet, et à sa pertinence d’une part quant aux réalités japonaises (la langue, les attitudes devant la nature, etc., lesquelles, comme on l’a vu, impliquent un « ambiant trajectif » plutôt qu’un « gisant substantiel »), d’autre part quant à la réalité en général, au delà du paradigme occidental moderne classique. La scientificité doit-elle rester dans le cadre des sciences de la nature-objet, ou pouvons-nous concevoir de « naturer » la science elle-même ?
En pareille matière, l’essence de la modernité a été incarnée par la physique. La physique, c’est la science reine, celle à laquelle les autres sciences doivent se référer directement ou indirectement si elles ont prétention à la scientificité. Certes, certains savants ont contesté la validité de cette référence. Haldane entre autres, bien qu’il ait été un grand quantificateur des données biologiques, a en fin de compte professé dans sa Philosophy of a biologist (1935) qu’en biologie, c’est la physique qui n’est pas une science exacte (CANGUILHEM 2009 : 195). Imanishi toutefois, dans sa contestation du dogme régnant dans les sciences de la nature, est allé beaucoup plus loin. Il a, par exemple, pu écrire ce qui suit : « [De même que] ‘si le bébé s’est mis debout, c’est parce qu’il le devait (tatsu beku shite tatta)’ (…) l’évolution a évolué pace qu’elle le devait (kawaru beku shite kawatta). Dire que cela change parce que cela doit changer, c’est voir l’évolution non plus d’un point de vue mécaniste, mais comme un cours (kôsu) » (IMANISHI 1980 : 204).
C’est là semble-t-il de toute évidence du finalisme, position ascientifique par excellence, et que l’on peut, mutatis mutandis, comparer à la thèse du « dessein intelligent » en cosmologie. Or l’état présent de la question de la bipédie permet d’interpréter l’expression d’Imanishi sous un tout autre jour. Grande spécialiste de ladite question, Christine Tardieu montre par exemple dans Comment nous sommes devenus bipèdes que, la bipédie n’étant – aussi surprenant que cela puisse paraître – pas inscrite dans nos gènes, l’enfant ne se lance en fait dans la marche sur deux pieds que parce qu’il y est encouragé par son entourage : « Ce ne sont pas seulement des impératifs neuro-psychologiques qui sont en jeu, mais aussi des motivations psychologiques, des moteurs socio-familiaux. Bref, ce ne sont pas seulement des facteurs internes qui jouent un rôle, mais aussi des facteurs externes, sociaux et environnementaux » (TARDIEU 2012 : 161). Du point de vue mésologique, c’est là un magnifique exemple de médiance, i.e. d’interaction entre le corps animal individuel et le corps médial collectif. L’enfant, pourrait-on dire, est socialement tenu de se mettre debout. Cet « être tenu de » n’est autre que l’une des premières manifestations du devoir moral chez le petit humain. On peut interpréter et justifier en ce sens le tatsu beku (« devoir-se-dresser ») d’Imanishi ; et rien n’empêche, en changeant d’échelle, de garder le même argument quant à la bipédie de nos ancêtres plus ou moins directs, la spéciété anticipant en ce cas le respect humain, et du même coup le devoir moral. À l’échelle de l’espèce, en somme, la bipédie n’aurait pas été l’effet d’un impératif (dicté génétiquement), mais plutôt celui d’une motivation (par la spéciété).
Nous sommes là face à une série de problèmes auxquels le néo-darwinisme n’a jamais pu apporter de réponse rationnelle. Le plus fondamental est la probabilité infinitésimale de la vie telle que nous la connaissons, compte tenu du nombre de combinaisons possibles entre chaînes de protéines naturelles. Le hasard seul ne peut mathématiquement pas l’avoir produite, vu l’âge de l’univers[12] ; d’où, entre autres, l’idée ascientifique de dessein intelligent. Si l’on doit rester scientifique, alors, il faut faire une autre hypothèse que celle qui soutient le dogme néo-darwiniste (laquelle se ramène à la binarité « ou bien hasard, ou bien nécessité ») ; à savoir supposer que c’est la vie elle-même qui a déterminé son propre cours au fur et à mesure qu’elle évoluait, en tenant compte du chemin déjà suivi dans le choix contingent du chemin à suivre à partir de là.
Pareille hypothèse ne cadre évidemment pas avec le mécanicisme, puisqu’elle revient à reconnaître à la nature un certain degré de subjectité ou de conscience de soi ; et c’est à cela justement que revient la science naturante selon Imanishi, à commencer par sa primatologie. Or en vérité, qu’est-ce qui a fondé l’assimilation de la science au mécanicisme, sinon un parti ontologique dont le mobile était extra-scientifique ? Et au delà, pourquoi la nature devrait-elle être réduite à un objet, sinon pour des raisons anté-rationnelles ? Ce n’est là au fond qu’un parti pris ontologique, dont les justifications doivent beaucoup moins à la science qu’à la religion. Ce parti-là découle plutôt du principe du mont Horeb que de la physique…
Or ledit parti – la monopolisation de la subjectité par le seul cogito, d’où la dichotomie sujet-objet et l’objectification de la nature –, la physique elle-même, justement, l’a remis en cause. L’un des plus grands physiciens du siècle dernier, Werner Heisenberg, n’a-t-il pas écrit ce qui suit :
« S’il est permis de parler de l’image de la nature selon les sciences exactes de notre temps, il faut entendre par là, plutôt que l’image de la nature, l’image de nos rapports avec la nature. (…) C’est avant tout le réseau des rapports entre l’homme et la nature qui est la visée de cette science. (…) La science, cessant d’être le spectateur de la nature, se reconnaît elle-même comme partie des actions réciproques entre la nature et l’homme. La méthode scientifique, qui choisit, explique, ordonne, admet les limites qui lui sont imposées par le fait que l’emploi de la méthode transforme son objet, et que, par conséquent, la méthode ne peut plus se séparer de son objet »[13].
On reconnaîtra ici, dans un autre langage, cette idée que la mésologie résume par une formule : r = S/P. La réalité (avec un petit r, car elle est relative), c’est S (l’en-soi de l’Umgebung) en tant que P (la manière de saisir S).
Voilà qui est, ipso facto, reconnaître aussi la structure ternaire S-I-P que nous avons vue à l’œuvre dans la culture japonaise, de la langue et des haïkus jusqu’à la science naturante selon Imanishi ; car, concrètement, la relation S-P n’est telle que pour I, un certain interprète. Certes, dans son rejet du paradigme occidental moderne classique tel qu’il s’illustre dans le néo-darwinisme, Imanishi est allé trop loin. De ce fait, le « cours » dont il parle fleure la téléologie plutôt que la contingence qu’implique cette structure ternaire S-I-P, alors qu’aujourd’hui, l’on pourrait raisonnablement, et l’on devrait rationnellement, la substituer à l’alternative mécaniciste entre hasard et nécessité dans les processus biologiques. De même que les dinosaures n’ont pas « dû » devenir des oiseaux, nos ancêtres n’ont pas « dû » se redresser pour devenir bipèdes ; du moins, pas au sens de « nécessité ». C’est par la contingence du cours trajectif de la nature qu’ils en sont venus à vouloir se redresser, et, par spéciété, à trouver cela bel et bon. C’est sans doute cette même contingence qui a fait que certains petits dinosaures en sont venus à exapter leur plumage au vol. La contingence en effet, ce n’est ni le hasard (n’importe quoi n’importe quand n’importe où) ni la nécessité (toujours et partout la même chose) ; car les choses pourraient toujours être autrement qu’elles ne sont, mais elles sont telles qu’elles sont en fonction d’une certaine histoire et d’un certain milieu ; c’est-à-dire, en fin de compte, dans la ternarité concrète de S-I-P, non la binarité S-P à quoi s’en est tenue l’abstraction moderne, de par le principe du mont Horeb.
Reconnaître à la nature un certain de degré de subjectité revient derechef à poser la question du pourquoi, non plus seulement du comment. Pourquoi donc, par exemple, certains dinosaures se sont-ils exaptés au vol ? Cette question, le mécanicisme ne peut pas y répondre rationnellement. Le mécanicisme en effet considère S-P (des fonctions), non pas S-I-P (des raisons). À la différence des êtres subjectifs, les machines ne se donnent pas de raisons, elles n’ont que les fonctions que le hasard ou la nécessité leur confèrent. Par exemple, comme Stephen Jay Gould en a fait l’hypothèse, le plumage (S) des dinosaures susdits aurait eu la fonction de thermorégulateur (P) ; et ce plumage (S) aurait été exapté au vol (P) (GOULD 2006 : 1721). Ici, le seul interprète (I) de ladite exaptation, c’est Gould lui-même ; et cela parce qu’il s’est posé, en toute orthodoxie moderne, comme le seul doué de subjectité – le seul doué d’un être-soi. Or ni le hasard ni la nécessité ne peuvent expliquer ladite exaptation. La seule hypothèse raisonnable est que, à quelque moment de leur propre histoire, dans leur propre milieu (Umwelt), ces dinosaures ont acquis assez de jugement pour interpréter (I) leur plumage (S) en tant que quelque chose pour voler (P). Qu’en savons-nous ? Certainement jamais rien si nous nous en tenons au principe du mont Horeb, qui déniera toujours la moindre subjectité à la nature.
Comment donc surmonter cette aporie ? Comme la physique l’a déjà fait à sa manière dans son propre domaine, sans doute devrions-nous en biologie aussi, poursuivant le chemin déjà frayé par la mésologie d’Uexküll et la primatologie d’Imanishi, « naturer » la science un peu plus décidément… C'est-à-dire que nous devrions sans doute, au XXIe siècle, dégager méthodiquement la voie d’une bioherméneutique, entérinant rationnellement le fait que tout le vivant, à quelque niveau ontologique que ce soit, est doué d’un certain être-soi – qu’il est donc doué de subjectité à son propre niveau, comme nous le sommes nous-mêmes au niveau qui nous est propre ; et que par conséquent, tous ces divers degrés de subjectité sont capables intrinsèquement de motiver des raisons d’agir, pas seulement de fonctionner selon une mécanique aveugle (hormis le seul cogito). Alors l’évolution, impliquant toute l’échelle de ces divers niveaux de subjectité, aurait à être conçue en termes de milieu (S-I-P), et pas seulement d’environnement (S-P)[14].
Palaiseau, 4 novembre 2014.
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[1] MATSUMOTO Shunkichi (dir.) Shinkaron wa naze tetsugaku no mondai ni naru no ka, Tokyo, Keisô shobô, 2010.
[2] Dans tout le présent article, les anthroponymes japonais sont donnés dans leur ordre normal : patronyme (Nishida) en premier, prénom (Kitarô) en second.
[3] Il paraît (sankei.jp.msn.com/life/news/120723/art12072307430002-n1.htm) que, selon certaines expériences, faire écouter le son d’une clochette à vent abaissait réellement la température de la peau de personnes de culture japonaise, alors que dans la même expérience, cette température restait la même chez des personnes d’autres cultures, ignorant tout des clochettes à vent.
[4] Cela correspondrait au japonais shita ni iru koto, ce qui est autre chose que shita ni iru.
[5] Dans le castillan está lloviendo, c’est la flexion du verbe qui exprime cette fictive « troisième personne ».
[6] Triton allo genos, comme le dit Platon dans le Timée à propos de la chôra (le milieu où baigne l’être relatif, la genesis). Sur ce thème, v. BERQUE 2000 et 2012.
[7] L’essentielle distinction entre sujet et prédicat nous rend difficile de nous figurer des sujets-prédicats, mais cette notion existe effectivement dans la grammaire chinoise, qui la nomme zhuweiweiyu 主謂謂語 ; par exemple dans neige ren zui dadade那個人嘴大大的 (cet homme a une grande bouche), où zui (bouche) est à la fois prédicat de ren (homme) et sujet de da (grand, être grand). La structure est ici S-(P : S’)-P’, tandis que la traduction française se ramène à S-P : « cet homme (S) a une grande bouche (P ». Bien que le chinois et le japonais appartiennent à des familles linguistiques différentes, la même structure S-(P : S’)-P’ se retrouve aussi en japonais, où la même phrase devient ano hito wa (S) kuchi ga (P : S’) ooki (P’) あの人は口が大きい. C’est l’incarnation verbale de ce que la mésologie appelle chaîne trajective : (((S/P) : P’)/P’’))/P’’’… etc. (BERQUE 2014a et 2014b).
[8] Le concept de fûdosei 風土性, dû à Watsuji Tetsurô (voir plus loin, section 4) a été rendu en espagnol par ambientalidad, et en français par médiance. Sur cette question, v. la traduction française de WATSUJI 1935, ainsi que BERQUE 2014b.
[9] J’ai traduit « ambiant trajectif » en japonais par tsûtai 通体 (BERQUE 2013a), tandis que ce « gisant substantiel » qu’est le sujet dans la tradition aristotélicienne a été rendu par shutai 主体. Ce dernier terme a été employé pour la première fois en 1887 par le penseur du bouddhisme Inoue Enryô (1858-1919) dans ses Principes de philosophie (Tetsugaku yôryô).
[10] « Quiconque veut s’en tenir à la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines, abandonne l’espoir de jamais entrevoir leurs milieux (ihre Umwelten). (…) Les animaux sont ainsi épinglés comme de purs objets (reinen Objekten). On oublie alors que l’on a d’emblée supprimé l’essentiel, à savoir le sujet (das Subjekt), celui qui se sert des moyens, perçoit avec eux et agit avec eux. (…) Mais qui considère encore que nos organes sensoriels servent notre perception, et nos organes moteurs notre action, ne verra dans les bêtes pas seulement un appareillage machinique, mais en découvrira aussi le machiniste (den Maschinisten), lequel est incarné dans les organes tout comme nous-mêmes le sommes dans notre corps. Alors il ne s’adressera plus aux animaux comme à de simples objets, mais comme à des sujets (als Subjekte), dont l’activité essentielle consiste à percevoir et agir » (UEXKÜLL 1965 : 21-22). Ma traduction.
[11] Watsuji, qui séjourna en Allemagne en 1927-1928, peut avoir entendu parler des travaux d’Uexküll par Heidegger, qui à l’époque en était profondément influencé. Il traita en détail de la question dans son séminaire de 1929-1930, qui fut publié après sa mort sous le titre Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt-Endlichkeit-Einsamkeit, Francfort-ssur-le-Main, Klostermann, 1983.
[12] Hervé ZWIRN livre par exemple le calcul suivant dans « Énumérer la vie », La Recherche, 365 (juin 2003), p. 104 : « Les molécules responsables de la presque totalité des fonctions biologiques, les enzymes, sont des protéines, c'est-à-dire des chaînes d'au moins une centaine d'acides aminés mis bout à bout. Les protéines naturelles utilisent une vingtaine d'acides aminés. Il y a au minimum 10130 possibilités de protéines différentes. Supposons que chaque atome de l'Univers observable (il y en a environ 1080) soit un ordinateur, et que chacun énumère mille milliards de combinaisons par seconde – ce qui dépasse les capacités actuelles des ordinateurs. Il faudrait mille vingt-et-une fois l'âge de l'Univers pour terminer la tâche d'énumération ! Or, seule une infime fraction de ces possibilités est compatible avec la vie telle que nous la connaissons. L'Univers est donc beaucoup trop jeune pour que ce processus se soit uniquement déroulé par un mécanisme d'essais aléatoires systématiques explorant la totalité des possibilités » .
[13] Werner HEISENBERG, La nature dans la physique contemporaine (Das Naturbild der heutigen Physik, 1955), Paris, Gallimard, 1962, p. 33-34.
[14] Les thèses ici brièvement évoquées sont détaillées dans BERQUE 2014a.