mercredi 18 février 2015

Cosmophanie, paysage et haïku / A. Berque

Shirakawagô 白川郷
Shirakawagô (source)
Proposé à Projets de paysage, n° 12, « Paysage et culture »

Cosmophanie, paysage et haïku

par Augustin BERQUE

Résumé – Comme en témoigne entre autres le kigo (mot de saison) « premier paysage » (hatsugeshiki), le paysage tient une place notoire dans la thématique du haïku. On en analyse quelques exemples, non d’un point de vue littéraire mais dans le but de définir en quoi le haïku et le paysage participent d’une cosmophanie (l’apparaître-monde d’un certain environnement). Comme toute cosmophanie, celle-ci exprime un agencement ordonné (un kosmos) des valeurs fondamentales d’une certaine culture, embrayant celle-ci à un certain environnement naturel pour en faire le milieu spécifique de cette culture, donc celui qui entre tous lui convient le mieux.
Mots clefs : ENVIRONNEMENT, HAÏKU, MILIEU, MONDE, PAYSAGE.

Abstract – As testifies, among others, the kigo (season word) “first landscape” (hatsugeshiki), landscape plays a significant role in the set of themes of haiku. A few examples are here analyzed, not from a literary point of view, but in order to show how haiku and landscape embody a cosmophany (the appearing-as-a-world of an environment). As any cosmophany does, this particular one is an array (a kosmos) of the fundamental values of a certain culture, relating this culture to the natural environment so as to make it its specific milieu, that is, the fittest among all other possible ones, and thus endowed with superlative qualities.
Key words : ENVIRONMENT, HAIKU, LANDSCAPE, MILIEU, WORLD.

1. Mésologie et paysage
La question du paysage voit toujours s’affronter, avec plus ou moins de tolérance, un éventail d’interprétations allant du positivisme le plus strict – le paysage étant alors la forme objective de l’environnement, et devenant donc affaire de géomètre – à l’idéalisme le plus subjectif – le paysage n’étant alors autre qu’un « miroir de l’âme », et devenant affaire de psychologue. On reconnaîtra facilement, aux deux extrémités de cet éventail, les deux termes du dualisme moderne : l’objet d’un côté, le sujet de l’autre. Toutes ces approches ont quelque raison d’être, et ces raisons justifient indéfiniment que la question n’évolue guère quant au fond, sinon quant à la masse des faits recensés. Telle est du moins l’impression que donnent les débats en cours depuis des décennies.
      Il en va tout autrement si l’on prend du recul historique ; il apparaît alors en effet qu’il fut un temps où la question du paysage n’existait pas, faute d’un terme pour la dire. De même si l’on se donne quelque ouverture anthropologique et linguistique ; il apparaît alors en effet qu’il y a des cultures et des langues où la notion de paysage n’existe pas.
      Devant de tels faits, le point de vue du géomètre ne bronche pas ; car cela ne change effectivement rien à la certitude que l’environnement a toujours et partout une certaine forme, et qu’appeler ou non cela « paysage » ne modifie pas d’un iota l’objet en question. Cette certitude revient à affirmer que l’existence ou l’inexistence d’un observateur dudit objet n’entre pas en ligne de compte. Or ce point de vue est doublement fictif. D’abord, en ce qu’il forclôt l’existence en pratique inévitable d’un observateur quelconque, lequel intervient nécessairement dans la saisie de l’objet dit « paysage ». Ensuite, parce qu’il ignore non moins fictivement cette question dérangeante : pourquoi, selon l’époque et la culture, « le paysage » existe-t-il on non comme tel ? C’est dire qu’en l’affaire, le point de vue du géomètre est si réducteur qu’il n’apporte aucune lumière dans la question du paysage, laquelle ne se ramènera jamais à une simple géométrie de l’étendue.
      À l’autre bout de l’éventail, le point de vue du psychologue affirme à l’inverse que le paysage étant nécessairement perçu par un observateur, les sentiments et motivations de ce dernier font du paysage ce qu’il est : ce fameux « miroir de l’âme ». Or à ce compte-là, l’humain étant toujours et partout un être sensible, il devrait donc toujours et partout y avoir paysage, ce qui est contredit par les faits. Cette thèse, ignorant comme celle du géomètre l’anthropologie et l’histoire, verse donc également dans l’anachronisme et l’ethnocentrisme. Réductrice à sa manière, elle n’a pas plus de valeur explicative.
      Entre géométrie de l’étendue et miroir de l’âme, les thèses intermédiaires seraient-elles donc plus explicatives ? C’est selon. Le fond de la question, c’est que le dualisme est impuissant à rendre compte du paysage, lequel ne relève ni proprement de l’objet, ni proprement du sujet ; et que c’est donc, fondamentalement, le dualisme qu’il faut dépasser en la matière. Cela non pas en reconnaissant un peu d’objectif par ci, un peu de subjectif par là ; ce sont ces catégories mêmes qui détournent de la réalité du paysage, et qu’il faut donc remplacer par des catégories plus adéquates. Et ce dépassement, il faut l’accomplir sans renier l’apport historique du dualisme, qui a rendu la science moderne possible. Il ne s’agit pas d’en revenir aux temps préscientifiques.
      La science moderne en l’affaire s’est illustrée par une révolution dont la majorité des spécialistes du paysage sont encore loin d’avoir tiré les conséquences ; à savoir la distinction introduite par le grand naturaliste Jakob von Uexküll (1864-1944) entre Umgebung et Umwelt[1]. L’Umgebung, c’est le donné (la Gebung) environnemental (Um, ce qui entoure) brut, autrement dit l’environnement objectif tel que peut le saisir une science moderne comme l’écologie. L’Umwelt en revanche, c’est le milieu ou le monde (Welt) ambiant (Um) tel qu’il existe spécifiquement pour une espèce donnée, pas pour une autre.
      Rendu en termes courants, c’est dire que le milieu n’est pas l’environnement. Le milieu, c’est la réalité telle qu’elle existe concrètement pour un certain être vivant ; il est centré sur cet être, donc singulier. L’environnement, c’est l’ensemble des objets formant l’étendue qui existent pour le regard universel – le regard de nulle part – que la science moderne s’est donné par abstraction.
      Quant aux réalités humaines, le philosophe japonais Watsuji Tetsurô (1889-1960)[2] a introduit une distinction, homologue à celle d’Uexküll, entre shizen kankyô (l’environnement naturel) et fûdo (le milieu)[3]. Parler de fûdo ou d’Umwelt, autrement dit de milieu, c’est dans les deux cas supposer la subjectité (le fait d’être un sujet, pas un objet) de l’être qui est en relation avec le milieu qui lui est propre. Et corrélativement, les deux penseurs ont créé un domaine de recherche spécifique : l’Umweltlehre (étude de l’Umwelt) pour Uexküll, le fûdoron (théorie du fûdo) pour Watsuji. Ces deux termes peuvent se rendre par mésologie, mot qui existe en français depuis que le médecin Charles Robin (1821-1885) l’a proposé à la séance inaugurale de la Société de biologie, le 7 juin 1848[4]. Toutefois, bien que considérant l’étude du milieu comme l’objet de la mésologie, Robin concevait le milieu comme ce qu’Uexküll a plus tard nommé Umgebung, et non pas comme Umwelt. Il ne distinguait donc pas le milieu de que l’on appelle aujourd’hui l’environnement, et partant, le principe même de la mésologie au sens actuel (post-uexküllien et post-watsujien) lui était étranger. Sa mésologie n’avait rien à voir avec la phénoménologie, courant de pensée qui ne s’était pas encore développé en Europe à son époque, et qui en revanche a influencé décisivement les recherches d’Uexküll et de Watsuji.
      Or le point de départ de la question du paysage est proprement phénoménologique : comment la réalité environnante apparaît-elle (phainei) à un certain être ? La mésologie répond : en tant que ce qui fait le monde propre à cet être, autrement dit son milieu spécifique, son Umwelt, son fûdo. Et c’est justement parce que les termes de ce monde-là sont propres à cet être-là que, comme le montrent les sciences humaines, suivant l’époque ou la société, un même environnement peut ou non apparaître en tant que paysage. Il y a nécessairement cosmophanie (l’apparaître d’un certain monde), mais les termes de cette cosmophanie varient selon les cas. Suivant l’époque et suivant la société, le monde peut apparaître en tant que paysage, ou en tant qu’autre chose. Et c’est bien pour cette raison que la notion de paysage est apparue à une certaine époque dans un certain milieu (en milieu mandarinal dans la Chine des Six Dynasties, au IVe siècle de notre ère)[5], alors qu’elle n’existait ni avant ni ailleurs[6]

Coquelicots Claude Monet
Coquelicots, Claude Monet, 1873 (source)
2.  La cosmophanie du paysage
Uexküll a montré, avec les méthodes expérimentales des sciences de la nature modernes, que les données de l’environnement existent selon un certain Ton (coloris, tonalité, valeur) pour l’animal considéré. Il a mis en lumière diverses catégories de Ton, qui toutes diffèrent selon l’espèce ; par exemple Esston (valeur d’aliment), Schutzton (valeur d’abri), Wohnton (valeur d’habitat), Hinderniston (valeur d’obstacle), etc. La même herbe, par exemple, a valeur d’aliment pour une vache, mais pas pour un chien.
      Ces diverses valeurs résultent d’un processus qu’Uexküll a nommé Tönung, coloration. Cette Tönung peut être rapprochée de ce que j’ai appelé trajection, c’est-à-dire le double processus de sélection et de traitement par lequel les données brutes de l’environnement deviennent les réalités concrètes d’un certain milieu[7]. Les choses concrètes qui constituent un milieu ne sont pas les objets abstraits qui peuplent l’environnement. Elles ne sont pas neutres – ce que sont au contraire les objets, dans la mesure où le dualisme les détache de l’existence d’un sujet –, mais chargées de valeurs qui les font exister en tant que telles pour ledit sujet (qu’il soit individuel ou collectif, organisme, société ou espèce). En tant par exemple qu’aliment, abri, habitat, obstacle, etc. Ce faire exister en tant que, c’est la trajection. Ainsi, dans la réalité concrète d’un milieu, les choses sont trajectives. La dichotomie entre l’objectif et le subjectif, en l’affaire, est purement abstraite ; ce qui existe concrètement est nécessairement trajectif. Et c’est justement le cas du paysage. Ni simple objet, ni simple fantasme subjectif, le paysage est trajectif ; et c’est bien pour cela qu’il n’a pas toujours existé, ni dans toutes les sociétés.
      Autrement dit, le paysage suppose à la fois ce que l’environnement est en soi, et ce qu’il est pour un certain observateur. Le coquelicot existe bien en soi (Papaver rhoeas L.), mais il faut un œil humain pour voir qu’il est rouge, et à partir de là pouvoir peindre les Coquelicots de Monet. L’œil d’une vache ne les aurait pas vus comme tels, attendu que les bovins ne perçoivent pas les longueurs d’onde électromagnétiques, de l’ordre de 700 nanomètres, que nous percevons en tant que couleur rouge. Une vache ne voyant pas le rouge, elle ne voit donc pas les coquelicots de Monet comme ils nous apparaissent. Elle les voit en tant que quelque chose d’autre, qui est propre à son monde. Comme toute réalité, les coquelicots sont donc trajectifs, et comme tels peuvent intervenir dans le paysage ; ce qu’ils ne pourraient pas s’ils n’étaient qu’une donnée objective de l’environnement, ni s’ils n’étaient qu’un rêve ; car ni l’environnement ni le rêve ne sont « le paysage ».
      Pour qu’il y ait avènement du paysage à partir de l’environnement objectif, il faut que celui-ci soit assumé en tant que paysage par nos sens, notre action, notre pensée et notre parole ; ce qui est un aspect particulier de l’assomption plus générale que j’ai appelée ci-dessus cosmophanie. C’est dire que l’en-tant-que-paysage suppose la cosmophanie, tandis que l’inverse n’est pas vrai. Un même environnement, par exemple l’Uluru au Centre Rouge de l’Australie, apparaîtra en tant que paysage à un touriste européen, alors qu’à un Aborigène il apparaîtra en tant que Tjukurrpa (manifestation du Temps-du-Rêve)[8]. Ici, paysage d’une part et Tjukurrpa de l’autre se rattachent à deux mondes différents, dont l’apparition comme tels, i.e. la cosmophanie, n’est autre que la mise en ordre (le kosmos au sens premier)[9] du donné environnemental par la perception. Devant le même environnement (l’Uluru), il y a perception et donc cosmophanie dans les deux cas, mais ce qui apparaît à un Aussie[10] n’est pas ce qui apparaît à un Anangu[11]. Comme l’aurait dit Uexküll, cela relève d’un Ton différent ; c’est-à-dire d’une réalité différente.
      Jusque voici peu, dire de telles choses aurait été taxé de subjectivisme par les sciences positives ; mais cela repose en fait sur des processus que les sciences cognitives peuvent aujourd’hui au moins en partie quantifier, et qui nous montrent que la perception est bel est bien une mise en ordre sélective de l’information disponible dans l’Umgebung pour en tirer la signification propre à une certaine Umwelt :

Thus, of the unlimited information available from the environment, only about 1010 bits/sec are deposited in the retina. Because of a limited number of axons in the optic nerves (approximately 1 million axons in each) only_6x106 bits/sec leave the retina and only 104 make it to layer IV of V1. These data clearly leave the impression that the visual cortex receives an impoverished representation of the world, a subject of more than passing interest to those interested in the processing of visual information. Parenthetically, it should be noted that estimates of the bandwidth of conscious awareness itself (i.e. what we ‘see’) are in the range of 100 bits/sec or less[12].

      Pour l’auteur de ce passage, le neurologue Marcus Raichle, la sélection qu’effectue la perception nous livrerait « une image appauvrie du monde ». C’est là typiquement confondre environnement et milieu. Monde il y a, c’est-à-dire réalité, justement parce que le cerveau trie, sélectionne et met en ordre – autrement dit cosmise – l’information pour en faire de la signification ; autrement dit parce qu’il y a trajection de l’Umgebung en Umwelt. Dans le cas de l’humain, cela ne se borne pas à percevoir le milieu propre à notre espèce (ce qui relève de l’évolution) ; le même processus se poursuit au niveau culturel (ce qui relève de l’histoire), jusqu’à distinguer par exemple le milieu propre à un Aussie (et qui comprend « le paysage ») de celui propre à un Anangu (et qui comprend « le Tjukurrpa ») ; cela pourtant toujours à partir du même donné environnemental, mais toutes strates ontologiques en interaction, du physique au spirituel en passant par le biologique[13].
      On comprendra que nous sommes là très loin d’un simple placage arbitraire de mots différents sur un même objet, vision dualiste qui domine encore largement nos sciences humaines. Dans la concrétude – mieux : la concrescence, i.e. le croître-ensemble – qui fait la réalité d’un milieu (et non l’abstraction du « donné environnemental objectif », ce qui est simplement de l’information disponible), les mots et les choses vont ensemble. Ainsi l’Uluru qui va avec « le paysage » (soit la réalité du milieu aussie) n’est pas l’Uluru qui va avec « le Tjukurrpa » (soit la réalité du milieu aborigène) ; et si le dualisme moderne a décomposé cet aller-avec des mots et des choses[14], qui pourtant fait la réalité concrète et significative de tout milieu humain (non l’abstraction de « l’environnement », qui n’est que de l’information potentielle), il  est au contraire des cultures qui, à l’inverse, l’ont systématiquement cultivé. C’est le cas du Japon, comme l’illustre le haïku.

3. L’apparaître du meilleur des mondes
Le haïku, forme de poésie courte (17 syllabes, 5-7-5 pieds), est extrêmement codifié. Sa règle la plus remarquable, pour ce qui nous concerne, est de comporter nécessairement un « mot de saison » (kigo 季語) qui rapporte aux faits et gestes de l’année, classés en cinq saisons : printemps, été, automne, hiver et nouvel an (shinnen 新年) dans des « saisonniers » (saijiki 歳時記) qui atteignent plusieurs milliers d’entrées. Ceux-ci codifient les variations du milieu nippon, dans la concrescence des faits de la nature et de la société. Non seulement ils reflètent un monde, mais par leur codification même, ils le cosmisent pour en faire justement un kosmos, dans l’aller-avec harmonieux des mots et des choses.
      Aucun mot de saison n’exprime plus directement cette concrescence que celui de « premier paysage » (hatsugeshiki 発景色). Ce premier paysage, c’est celui qui se donne à voir au jour de l’an[15]. Voici comment le définissent deux des saisonniers les plus en faveur :
– Selon Yamamoto Kenkichi, Saishin haiku saijiki (Nouveau saisonnier du haïku), Tokyo, Bunshun bunko, 1967, vol. 5, p. 23 : « Premier paysage. Désigne le paysage du jour de l’an, plein d’heureux auspices (zuiki no michita 瑞気の満ちた). Se dit également hatsu sanga 初山河 ».
– Selon Iida Ryûta et al., Shin Nihon dai saijiki (Nouveau grand saisonnier du Japon), Tokyo, Kôdansha, 2000, vol. 5, p. 32 : « Premier paysage. On appelle ‘premier paysage’, celui dont on jouit dans toutes les directions au jour de l’an, et où tout ce que l’on voit paraît de bon augure (medetai めでたい), plein d’heureux auspices. Nul besoin que ce soit une vue particulièrement remarquable, c’est un paysage que l’on peut voir n’importe où, mais qui, lorsque vient le jour de l’an, paraît complètement neuf. Le bord du chemin, les toits de la ville, les plantes du jardin, tout paraît si neuf et de bon augure que c’en est étrange (fushigi 不思議). Serait-ce même que ces heureux présages (shukuki 淑気), ces heureux auspices nous viennent du cœur et de notre disposition d’esprit, le mot de saison qu’est le premier paysage célèbre sans doute ce milieu où nous sommes en vie (ikite kono sanga wo tataeru 生きてこの山河をたたえる) ».
      Le saisonnier d’Iida cite à la suite ce haïku de Yamaguchi Seison (1892-1988) :

うるほえる
Uruhoeru
En exubérance
日翼多摩の
hitsubasa Tama no
Sur Tama les rayons d’or
発景色
hatsugeshiki
Premier paysage

      La coutume au Japon veut que l’on aille, au jour de l’an, admirer le « premier lever du soleil » (hatsu hinode 初日の出) ; ce que l’auteur exprime ici en créant une expression, « les ailes du soleil » (hitsubasa) qui s’étendent sur le fleuve Tama. Et ce premier paysage, comme une corne d’abondance, il est gros de prospérité (uruhoeru).
      C’est là un paysage de la vie quotidienne, transfiguré certes par le premier soleil, mais comme nous sommes au Japon, le premier paysage entre tous, c’est quand même celui du « premier Fuji » (hatsu Fuji 初富士) ; ainsi dans ce haïku de Fubasami Fusae (1914-2014), cité dans le saisonnier de Yamamoto, vol. 5, p. 23 :

初景色 
Hatsu-geshiki
Premier paysage
富士を大きく
Fuji wo ookiku
on voit le Fuji en grand
母の里
haha no sato 
village de ma mère

      Ce premier paysage a ceci de remarquable qu’au second vers, la particule wo, qui introduit ce que notre grammaire appelle un complément d’objet direct, ici le mont Fuji, implique clairement que celui-ci est l’objet d’un regard, sans que l’on sache de qui, sinon que cette personne est là, dans le village de sa mère. Ce premier paysage, c’est un paysage matriciel ; et l’on peut dire en vérité que c’est celui que tout Japonais porte en son cœur, parce que le mont Fuji, a fortiori au soleil levant, est l’emblème du milieu nippon. Ce paysage inaugural, c’est le parfait paysage.
      Or ces choses-là sont-elles si particulièrement japonaises ? Incontestablement, pour ce qui est de la langue (le japonais) et du genre poétique (le haïku). Les Japonais ont mis celui-ci au point à l’époque même où, en Europe, se déployait la modernité, par suite de la scission du sujet et de l’objet par le dualisme ; tandis que le haïku, à l’inverse, a cosmisé l’aller-avec des mots et des choses, la concrescence de l’être et de son milieu, au point de n’en faire qu’une seule et même réalité : celle, toujours renouvelée, qui se donne au jour de l’an comme premier paysage.
      Ce croître-ensemble (cum crescere) de l’être et de son milieu est ressenti comme bon en soi, il est parfait puisque c’est l’existentialité même de l’être – son ek-sistance, son être-là (da-sein) dans la trajectivité des choses, bref ce que Watsuji Tetsurô a nommé la médiance (fûdosei 風土性) et défini comme « le moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機)[16]. Ce dont on jouit dans un premier paysage, c’est de cette médiance, de cette onto-cosmicité même. Or si la culture japonaise est celle qui entre toutes a su l’exprimer par des choses telles que le bon augure d’un premier paysage et les mots de saison correspondants, le principe de ce croître-ensemble de l’être et de son milieu n’a rien de particulièrement nippon ; il est universel, et vaut tant pour l’humain que pour le vivant en général. C’est cela même que Platon exprime dans les dernières lignes du Timée (son onto-cosmologie) lorsqu’il écrit :

Ainsi le monde est né (ho kosmos… gegonen), vivant visible enveloppant les choses visibles (zôon horaton ta horata periechon), (…) très grand, très bon, très beau et très parfait (megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos) (…)[17].
             
      Il viendra difficilement à l’idée de rapprocher cette cosmophanie à la grecque d’un premier paysage à la japonaise ; mais en vérité, qu’est-ce qu’un monde visible enveloppant toute chose visible, sinon ce que nous appelons aujourd’hui un paysage ? Celui-là, certes, c’est « la » cosmophanie « du » monde en général, non point celle d’un certain milieu en particulier ; mais la chaîne de superlatifs que Platon énumère ensuite manifeste bien que ce monde-là, c’est celui propre et adéquat à un certain être. En effet, s’il est « très bon… très parfait », c’est bien parce que c’est celui de cet être-là, né de nul autre croître-ensemble. Il va donc de soi que, tout comme un premier paysage à la japonaise, ce paysage-là est de bon augure, plein d’heureux auspices et d’heureux présages, puisqu’au fond, c’est cela même qu’est l’étant-en-vie (zôon, ikite) dans son ek-sistance au monde sensible.
      Ne seraient-ce là qu’élucubrations mi-exotisantes, mi-antiquisantes, et sans rapport avec la science ? Eh bien non ; c’est le principe même de la médiance, cet accord structurel de l’être et de son milieu, tel qu’Uexküll (il est vrai sans le concept ontologique de médiance) l’a rendu évident par la méthode expérimentale des sciences modernes : aussi défavorable que soit objectivement l’Umgebung, pour l’être qui en a fait son Umwelt et qui de ce fait même est cet être-là, c’est nécessairement le milieu le plus favorable[18]. Voilà ce que l’on peut résumer par la formule pessimale Umgebung, optimale Umwelt (le pire environnement, c’est le meilleur milieu), principe que du reste la biologie n’a cessé de corroborer par la suite, en découvrant toujours de nouvelles espèces dites « extrémophiles »[19]. Le kosmos que voit naître Timée, ce n’est autre que le premier paysage d’une optimale Umwelt – le meilleur des milieux possibles, puisque c’est le sien même. Et cette cosmicité auspicieuse, voilà ce que sait dire le haïku, en particulier le jour de l’an, devant le premier paysage.

Palaiseau, 17 janvier 2015.

Références

- Berque A. , Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986.
Médiance, de milieu en paysage, Paris, Belin/RECLUS, 1990.
– « Cosmophanie ou paysage », p. 741-744 dans D. Guillaud, M. Seysset, A. Walter (dir.) Le Voyage inachevé… À Joël Bonnemaison, Paris, ORSTOM/PRODIG, 1998.   
Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.
– Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010.
Thinking through landscape, Abingdon, Routledge, 2013.
Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin,    2014.
– La mésologie, pourquoi et pour quoi faire, Nanterre-La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014.
- Canguilhem G., Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin, 1968.
- Iida R. et al., Shin Nihon dai saijiki (Nouveau grand saisonnier du Japon), Tokyo, Kôdansha, 2000, 5 vol.
- Foucault M., Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
- Platon, Timée, Critias, Paris, Les Belles Lettres, 1985.
- Poirier S., Les Jardins du nomade. Cosmologie, territoire et personne dans le désert      occidental australien, Münster, LIT Verlag, 1996.
- Raichle M. E., « Two views of brain function », Trends in cognitive sciences, XIV (2010), 4, 180-190. 
- Uexküll J. von, Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les milieux d’animaux et d’humains), Hambourg, Rowohlt, 1965 (1934).
- Watsuji T., Fûdo, le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (Fûdo, 1935).
- Yamamoto K., Saishin haiku saijiki (Nouveau saisonnier du haïku), Tokyo, Bunshun bunko, 1967, 5 vol.





[1] Uexküll a ramassé ses thèses en 1934 dans un petit ouvrage très accessible, Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les milieux d’animaux et d’humains). Cet ouvrage a été traduit une première fois sous le titre Mondes animaux et monde humain (Paris, Denoël, 1965), et une seconde fois sous le titre Milieu animal et milieu humain (Paris, Payot & Rivages, 2010).
[2] En Asie orientale, le patronyme (Watsuji, Mao…) précède le prénom (Tetsurô, Zedong…).
[3] WATSUJI Tetsurô, Fûdo, le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (Fûdo, 1935).
[4] Georges CANGUILHEM, Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin, 1968, p. 71.
[5] J’ai étudié ce processus dans Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010 ; ainsi que, plus succinctement, dans La pensée paysagère, Paris, Archibooks, 2008. Épuisé en français, ce dernier ouvrage est disponible dans d’autres langues, dont l’anglais : Thinking through landscape, Abingdon, Routledge, 2013.
[6] J’ai précisé dans les ouvrages susdits les critères qui permettent de décider objectivement si une société possède ou non la notion de paysage. Le plus discriminant de ces critères est l’existence ou non d’un traité sur le paysage, ce qui, pour la première fois dans l’histoire humaine, fut le cas en Chine avec l’Introduction à la peinture de paysage de Zong Bing, écrit vers 440.
[7] Concept que j’ai introduit dans Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986, et systématisé dans Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.
[8] V. mon article « Cosmophanie ou paysage », p. 741-744 dans Dominique GUILLAUD, Maorie SEYSSET, Annie WALTER (dir.) Le Voyage inachevé… À Joël BONNEMAISON, Paris, ORSTOM/PRODIG, 1998. Plus généralement sur le Tjukurrpa, v. Sylvie POIRIER, Les Jardins du nomade. Cosmologie, territoire et personne dans le désert occidental australien, Münster, LIT Verlag, 1996.
[9] On sait que le mot grec kosmos, comme le latin mundus, signifiait d’abord la mise en ordre, d’où le sens de monde (par opposition à chaos), mais aussi ménage, toilette et ornement.
[10] Australien de souche européenne ; prononcer Ozi (o très ouvert).
[11] Être humain autochtone, dans les langues pama-nyungan parlées dans le Centre Rouge ; prononcer /ˈaɳaŋʊ/ (accent sur la première syllabe).
[12] Marcus E. RAICHLE, “Two views of brain function”, Trends in cognitive sciences, XIV (2010), 4, 180-190, p. 181. 
[13] J’ai détaillé ces processus, qui s’agencent en « chaînes trajectives », dans Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014.
[14] Processus analysé (mais d’un point de vue moderne, justement) par Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
[15] Depuis Meiji selon le calendrier grégorien.
[16] Watsuji, op. cit., p. 35.
[17] PLATON, Timée, Critias, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 228 (ma traduction).
[18] Uexküll, op. cit., p. 29 note 1 : « Optimale, d. h. denkbare günstige Umwelt und pessimale Umgebung wird als allgemeine Regel gelten können”. La traduction de Philippe Muller (Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965) donne ici « Un milieu optimal associé à un entourage pessimal, voilà la règle générale ». Celle de Charles Martin-Freville (Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010) : « Un milieu optimal, c’est-à-dire le plus favorable qu’on puisse imaginer, et un environnement pessimal peuvent valoir comme une règle générale ».  
[19] Tel ce Pyrolobus fumarii qui est à l’aise en eau hyperthermale (il se reproduit encore à 113°), ou ce Thermococcus gammatolerans qui est non seulement thermophile, mais supporte en outre de fortes radiations. Cela concerne même des organismes pluricellulaires, tel le ver Alvinella pompejana, qui vit à plus de 80° dans des cheminées hydrothermales.