La Vézère à Les Eyzies-de-Tayac-Sireuil (Dordogne) (CC Hubert DENIES, 2014, source) |
Sédiments 2. Les grands cahiers Périgord patrimoine.
Les Beunes, vallées magnétiques
Préface / A. Berque
Romain Bondonneau, le maître d’œuvre de cet ouvrage, m’a fait l’honneur de me demander une préface pour des vallées que je n’avais jamais vues, ou quasi ; car cela remonte bien loin, et seraient-ils magnétiques, à la longue, les souvenirs s’estompent. Faut-il qu’il m’en souvienne ? Le temps passe, beunes et rivières s’écoulent et passent les auteurs, car ils ont du moins cela en commun avec le temps et avec les rivières, et c’est un sort cosmique : empreint de cosmicité. L’espace-temps, prenons-le donc vers l’amont, à l’inverse des Beunes, lesquelles ont pris le chemin de la Vézère. C’était au Pliocène, nous-dit-on. Âge plus récent que le Miocène, mais moins que le Pléistocène. Et que dire de l’Holocène, voire de l’Anthropocène ! Un vrai scenic railway. C’est sans doute ce qui attira les Beunes – la Grande, la Petite, la toute Petiote, et enfin la Paradoucement beune, ce qui après tout ne veut dire que « ruisseau » dans le jargon des Eyzies, époque assez barbare, et disons même paléolithique dans l’emploi des termes d’hydrographie.
Pourquoi disait-on « beune », avec ce bel accent du Sud-Ouest, quand toutes ces vallées se formèrent pour converger vers la Vézère ? Parce que, j’imagine, les ruisseaux aiment gazouiller à l’ombre des charmes des Eyzies. Certes, la question s’enchevêtre, avec la chênaie-charmaie-hêtraie, lorsqu’on remonte les vallées ; mais les beunes, à partir d’un certain âge, connaissent fort bien la différence ontologique entre le hêtre et le charme : car, le charme d’Adam n’est-il pas d’être à poil ? Quand les hêtres auront des dents, et les charmes des poils, beaucoup d’eau sans doute aura passé sous les ponts du Périgord Noir… Et Dieu sait s’il y en a, des ponts en Périgord ! L’Homme des Eyzies, pourtant, savait fort bien sauter une beune, à l’occasion ; c’est ce qui lui fit hausser les épaules et dire « peuh », quand on le mit au défi de laisser sa marque dans la Préhistoire, par delà ces beunes encore dans l’enfance. Les beunes en effet, ce n’est pas ce qui manque dans la région ! Il y en a pour tous les âges, mais surtout pour les ados, du moins pour les ados de l’époque, que l’on appelait les saute-beune, comme qui dirait les saute-ruisseau. Du temps de l’Homme des Eyzies, c’étaient les jeunes clercs qui faisaient pour lui les courses, dans la toundra qui plus tard serait chênaie ou charmaie, sans oublier la hêtraie. Saute-beune moi-même à l’époque, je tremblais devant lui, car j’avais toujours quelque ration de canneberges ou de myrtilles à lui cacher. Mais c’était un gros mangeur, et il te me les flairait à distance comme un capteur d’odeurs, et même de flaveurs ! Un véritable nez électronique, un champion de l’olfaction, du goût et de la magnétoception… C’est pour ça qu’il a la narine si large et la poitrine si creuse : il s’apprête au respir, ce qui, convenons-en, n’est pas du même ordre qu’un soupir. Quand Paul Dardé, enfant du pays, le sculpta vers 1930, il venait de se repaître, par mégarde, d’un bouchon de tuf carbonaté – il s’agit, nous dit-on, d’une accumulation de carbonates contenus dans les eaux karstiques des Beunes. Assez indigeste, il faut dire ; mais au moins, grâce à ce déblayage, les beunes pouvaient-elles rejoindre la Vézère sans trop cascader. C’est ce qui a permis au paysage des beunes de se déployer, pour notre plus grand plaisir, à nous autres descendants de la Vénus à la corne, sa fort avenante moitié. Elle, pour sa part, se souciait peu de paysage, notion esthétique encore à naître. Elle était plutôt gravettienne dans ses goûts, il va de soi cosmétiques, et néanmoins alimentaires surtout ; c’est la raison pour laquelle, la tête tournée vers la droite, elle regarde la corne de jus de mûre qu’elle s’apprête à siroter. Pas besoin de son Homme (des Eyzies) pour boire du jus de mûre ! Aux Beunes, on était plus émancipée qu’au Paradis, et de là justement vient la précellence des Dames du Paradoux sur celles de l’Euphrate et du Tigre, pour ne rien dire de celles du Pishôn et du Gihôn. (Du moins, vues du Périgord Noir ; il n’en va pas de même sur les bords de l’Euphrate). Nonobstant, vous êtes-vous jamais demandé pourquoi il y avait quatre fleuves au Paradis, comme il y a quatre beunes au Périgord Noir ? On nous dit que le Pishôn contournait le pays de Havila, où se trouvaient l’or, le bdellium et la cornaline ; mais la Petite Beune ne longe-t-elle pas les grottes de Bernifal, des Lombarelles et de Font-de-Gaume, où abondent le magret, la truffe et le cabécou ? Cela depuis le fond des âges ! Voyez les rondeurs de la Vénus à la corne… Notre Homme des Eyzies devait la choyer ! Mais cela ne nous dit pas tout de l’hydrographie des Quatre Beunes, ni d’ailleurs de celle du Pishôn, du Gihôn, du Tigre et de l’Euphrate. Le karst aurait-il quelque chose à y voir ? Ou bien le périglaciaire ? Le secret de l’énigme, il me semble, serait plutôt dans le chiffre quatre. C’est en effet l’emblème du tétralemme, figure logique selon laquelle, pour vivre tout son soûl, il faut naître sur les bords de la Beunote, grandir sur ceux de la Petite Beune, mûrir sur ceux de la Grande Beune, et vieillir au bord de celle du Paradoux, cet avant-goût du Paradis.
Augustin Berque