Parution
Formes empreintes, formes matrices, Asie orientale
Augustin Berque
Résumé
La problématique du milieu a débuté en ce qui me concerne avec un
séminaire collectif organisé en 1983-1984 à l’Ehess sur le thème
«paysage empreinte, paysage matrice». Empreinte parce que, par la
technique, les formes paysagères portent la marque des œuvres humaines
(c’est l’anthropisation de l’environnement); matrice parce que, par le
symbole, elles influencent nos manières de percevoir, de penser et
d’agir (c’est l’humanisation de l’environnement); ce qui, à l’échelle de
l’espèce, par effet en retour, a même entraîné l’hominisation (l’on
adopte ici la thèse de Leroi-Gourhan).
L’ambivalence de ces formes
actives et passives à la fois en fait des prises médiales, analogues aux
affordances gibsoniennes, et relevant du syllemme (à la fois A et
non-A) comme le «troisième et autre genre» (triton allo genos) de la
chôra platonicienne, c’est-à-dire le monde sensible ou le milieu
existentiel, qui est à la fois «l’empreinte sur la cire» et la «mère» ou
la «nourrice», autrement dit à la fois l’empreinte et la matrice de
l’être relatif, la genesis. Suivant la distinction opérée par Uexküll et
Watsuji entre l’environnement comme donnée brute (Umgebung, shizen
kankyô 自然環境) et le milieu (Umwelt, fûdo 風 土) corrélatif au sujet dont
c’est le monde propre, on critique sous cet angle le mécanicisme de
l’ortho- doxie néo-darwinienne, en réévaluant la notion de
Selbstdarstellung (manifestation de soi) mise en avant par Portman à
propos de la forme animale. Puis on propose un rapprochement de la
notion de morphose (la morphogenèse revue en reconnaissant la
phénoménalité du vivant) avec diverses notions relatives à la forme en
Asie orientale, tels kata 型 (forme matricielle), katachi 形 (forme
effective), sugata 姿 (aspect d’une forme singulière) en japonais, ainsi
que le rapport entre « ce qui est en amont de la prise de forme » (xing
er shang zhe 形而上 者) et « ce qui est en aval de la prise de forme » (xing er xia zhe
形 而下者) dans le Livre des mutations (le Yijing 易経), d’où Inoue Tetsujirô
井上哲次郎, sous Meiji, tira le néologisme de keijijôgaku 形而上学, par lequel
il traduisit le terme allemand Metaphysik. On conclut en rapprochant,
sous le concept de trajection, le principe de la phénoménalité de
l’être, la notion d’évolution, celle de prédicat, celle Grand Symbole
(大象 Daxiang) dans le taoïsme, et la projection de la forme platonicienne
(eidos) dans l’être corrélatif à son milieu.
Extrait
(…) Or dans mon esprit, l’idée d’empreinte- matrice se situait résolument au-delà du dualisme.
Si j’employais encore le terme de co-détermination, c’était justement pour dire qu’il ne pouvait s’agir de déterminisme, mais aussi, inversement, que l’on ne pouvait non plus se contenter d’envisager une projection univoque de la culture sur la nature. Pour dire cela toutefois, le terme de co-détermination n’était qu’un pis-aller, où le « co- » était écrasé par le «-détermination». Or il s’agissait de bien autre chose, de quelque chose qui allât décidément au-delà du dualisme. Je ressentais donc le besoin d’un autre concept. C’est ce besoin qui me conduisit, l’été suivant (1984), à forger le terme de trajection alors que j’écrivais ce qui reste mon essai principal sur le milieu nippon. C’est très directement du besoin de qualifier une réa- lité moyenne entre le subjectif et l’objectif qu’est né ce terme de trajection, avec, corrélativement, trajectif et trajectivité, voire trajecter, que du reste on trouve déjà chez Montaigne au sens de «transporter». Mon essai portait en effet sur cette réalité moyenne, que j’appelais «milieu» en suivant l’usage traditionnel de la géographie francophone, mais cela dans le sens où Watsuji avait employé fûdo, et en confrontant systématiquement à propos de la nature une approche positiviste (universalisante) et une approche de phénoménologie herméneutique (centrée sur les Japonais). La question, c’était en effet de savoir comment on passe de l’environnement brut (cette Umgebung qu’est l’arc insulaire nippon, avec son relief, son climat, sa flore et sa faune) à un milieu humain (l’Umwelt propre à la culture japonaise); et je montrais que ce passage était ambivalent, car ce n’était ni simplement une détermination de la culture par la nature, ni simplement une projection de la culture sur la nature, mais un va-et-vient complexe où nature et culture se construisaient réciproquement dans une relation d’empreinte-matrice dont, en fin de compte, la nature était le «sujet ultime». Voilà ce que, désormais, j’ai appelé trajection.
Éditeur: Franciscopolis Éditions
Diffusion et distribution :
Les Presses du Réel (France), Ideabooks (Worldwide).
Impression & façonnage: Art et Caractère
ISBN 978-2-9544208-5-1
64 pages
Dimensions: 110X175mm
Prix France €7