Le Rêve (Pablo Picasso, 1932) (source) |
Université Dôshisha, Kyôto, 13-14 décembre 2013
A en tant que non-A
Du syllemme de la réalité au paradigme mésologique
par Augustin BERQUE
Résumé
– Créée en 1848 comme science positive des milieux par un disciple
d’Auguste Comte, Charles Robin, mais plus tard écartelée entre sciences de la
nature et sciences humaines, la mésologie (環世界学、風土学)
s’est étiolée devant l’écologie et a presque disparu au XXe siècle,
avant de renaître sous le nom d’Umweltlehre
(環世界学) dans les travaux
d’Uexküll, et de fûdogaku 風土学 dans ceux de Watsuji. Différence radicale
avec la mésologie de Robin, celle-ci est une herméneutique dont la condition
est la subjectité (主体性) du
vivant en général, ou de l’humain en particulier. Le milieu n’est donc pas
l’environnement objectif que considère la science écologique ; mais ce
n’est pas non plus une simple représentation subjective, parce qu’il existe
réellement. À la fois subjectif et objectif,
A et non-A, il est trajectif (通態的).
Quelle est la nature
logique de cette trajectivité (通態) ? Elle combine une
logique aristotélicienne de l’identité du sujet S (主語の論理) et une
logique nishidienne de l’identité du prédicat P (述語の論理),
faisant de la réalité r une saisie de S en tant que P (soit r = S/P) par les sens, par l’action,
par le langage et par la pensée. Plus
qu’une prédication (puisqu’elle ne se limite pas au langage), cette saisie est
une trajection (通態化). C’est un processus qui se
poursuit historiquement et évolutionnairement (進化的に)
en chaînes trajectives (通態的連関) dans lesquelles,
indéfiniment, S est prédiqué en P, soit S/P, et S/P hypostasié (実体化され) en S’, selon la formule
(((S/P)/P’)/P’’)/P’’’ etc., où S/P est en position de S par rapport à P’,
(S/P)/P’ en position de S’ par rapport à P’’, etc. Cette hypostase de S/P en S’,
rapprochée de la notion de calage (niśraya,
eji 依止) du
bouddhisme du Grand Véhicule, est un calage trajectif (通態的依止). L’hypothèse est faite que c’est ce qui rend compte logiquement non
seulement des processus historiques, mais de l’évolution des espèces. Cette
hypothèse est rapprochée de la « lemmique » (ou logique du lemme) que
YAMAUCHI Tokuryû, dans Logos et lemme,
a contrastée à la « logique » (ou logique du logos), et plus
particulièrement du syllemme (la saisie de A en tant que non-A) que celui-ci a
appelée « logique du soku »
(即の論理). On rapproche également
cet en-tant-que du als heideggérien (Grundbegriffe der Metaphysik). Il
organise la réalité en quatre grandes catégories, ou prises (手懸り)
: des ressources, des contraintes, des risques et des agréments, ce que
corrobore la réalité géographique des milieux humains, de même que les concepts
fondamentaux développés par la mésologie d’Uexküll à propos des milieux du
vivant (Esston, Hinderniston, etc.).
On conclut en proposant un paradigme
mésologique.
Sommaire
1.
Retour sur la mésologie (Umweltlehre,
fûdoron)
2.
Les chaînes trajectives
3.
Les syllemmes de la réalité
4.
Le paradigme mésologique
1. Retour
sur la mésologie (Umweltlehre, fûdoron)
"The carnation girl" (Amadeo de Souza-Cardoso, 1913) Museu do Caramulo (source) |
J’ai
découvert le terme mésologie au
printemps 1985, dans le Grand
dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse[1]. Il y avait droit à plusieurs
colonnes ; c’est dire que la notion avait pignon sur rue dans les années
1870[2]. Le
Larousse en attribuait la paternité au médecin, statisticien et démographe
Louis-Adolphe Bertillon (1821-1883) ; mais c’est là une erreur, que j’ai
colportée pendant plus de vingt ans avant de découvrir ces lignes de Georges
Canguilhem :
« Dans le Système de Politique positive (1851)
Comte nomme deux jeunes médecins qu’il donne pour ses disciples, les docteurs
Segond et Robin. Ce sont là les deux fondateurs, en 1848, de la Société de Biologie (…). L’esprit qui
animait les fondateurs de la Société était celui de la philosophie positive
[d’Auguste Comte]. Le 7 juin 1848, Robin lisait un mémoire Sur la direction que se sont proposée en se réunissant les membres
fondateurs de la Société de biologie pour répondre au titre qu’ils ont
choisi. Robin y exposait la
classification comtienne des sciences, y traitait dans l’esprit du Cours [de philosophie positive, 1830-1842] des tâches de la biologie, au
premier rang desquelles la constitution d’une étude des milieux, pour laquelle
Robin inventait même le terme de mésologie » [3] .
Donc, rendons à Charles Robin
(1821-1885) ce qui lui est dû par l’histoire des sciences. C’est lui qui a
baptisé et fondé la mésologie, mais c’est davantage Bertillon qui l’a fait
connaître. La première édition du Petit Larousse (1906) définit le terme comme
« Partie de la biologie qui traite des milieux et des organismes » (milieu étant défini de son côté, quant à
ce rapport, comme « Lieu dans lequel on se meut. Sphère morale ou
sociale »).
Aujourd’hui cependant, la mésologie
a disparu depuis longtemps du Petit Larousse, et même des grands dictionnaires.
En effet, le champ qu’elle s’était donné a été occupé par l’écologie, plus tard
venue (Haeckel crée le terme Ökologie en
1866). Pourquoi la mésologie a-t-elle été évincée par l’écologie ? Parce
que, tandis que l’écologie se posait comme une science de la nature, la
mésologie prétendait couvrir également le champ des sciences sociales, alors
que, en tant que science positive, c’est-à-dire s’occupant d’objets, elle
n’avait pas les moyens conceptuels ni méthodologiques de couvrir un champ si
vaste, à moins de tomber dans un réductionnisme et un déterminisme
caricaturaux. Et c’est bien ce qui lui est arrivé.
Or, tandis que s’étiolait cette
mésologie du premier âge, une autre mésologie surgissait hors de France, et
sous un tout autre angle, dans les travaux du naturaliste allemand Jakob von
Uexküll (1864-1944), puis dans ceux du philosophe nippon Watsuji Tetsurô[4]
(1889-1960). Dans les deux cas, ces travaux portent la marque de la
phénoménologie, et posent la même question de fond : comment la réalité apparaît-elle concrètement
à un sujet donné, qu’il soit humain (Watsuji) ou non-humain (Uexküll) ?
Cette réalité-là, Uexküll par la méthode expérimentale des sciences de la
nature, et Watsuji par une approche historique et herméneutique, ont montré
qu’elle est spécifique au sujet en question – organisme, individu, espèce ou
société –, donc irréductible à cet en-soi qu’est le donné environnemental brut
et objectif considéré par la science moderne. Uexküll et Watsuji établissent
donc, chacun de son côté, une distinction fondatrice entre, d’une part, l’environnement
brut – qu’Uexküll appelle Umgebung,
et Watsuji shizen kankyô 自然環境 –, et d’autre part le
milieu tel qu’il s’est élaboré dans sa relation évolutionnaire et historique
avec le sujet. Cela, Uexküll le nomme Umwelt,
et Watsuji fûdo 風土.
Il
n’est pas impossible que Watsuji, qui était d’un quart de siècle plus jeune
qu’Uexküll, ait entendu parler de ses travaux par Heidegger lors d’un séjour
qu’il fit en Allemagne en 1927-1928. Heidegger, en effet, s’intéressait alors
directement à Uexküll, comme en témoigne le recueil de son séminaire de
1929-1930 dans l’édition posthume Die
Grundbegriffe der Metaphysik. Welt-Endlichkeit-Einsamkeit (1983)[5].
Si influence il y a eu, toutefois, il n’en reste aucun indice
probant ; et c’est peut-être sans aucun contact que, presque en même temps, Uexküll et Watsuji publient, chacun de son côté, l’un des deux classiques fondateurs de la
nouvelle mésologie : Streifzüge
durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les mondes ambiants
d’animaux et d’humains, 1934)[6] et Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu (Milieux.
Études de l’entrelien humain, 1935)[7]. Les
deux points de vue sont homologues, à la différence près qu’Uexküll considère
le vivant en général (en fait, essentiellement des animaux), et Watsuji
l’humain en particulier. Les deux auteurs entendent fonder un nouveau champ du
savoir : l’Umweltlehre pour
Uexküll, le fûdogaku 風土学
ou fûdoron風土論pour Watsuji. Tous ces termes
peuvent également se rendre par mésologie,
comme étude des milieux et non pas de l’environnement, lequel fait l’objet de
l’écologie[8].
2. Les
chaînes trajectives
Untitled (Ponte) (Amadeo de Souza-Cardoso, 1914) Museu Coleção Berardo (source) |
Reprenant
le fil de la mésologie watsujienne[9] à
propos des milieux humains (dont l’ensemble forme l’écoumène), et plus tard celui de l’Umweltlehre d’Uexküll pour prendre en compte les milieux vivants en
général, j’y ai ajouté le concept de trajection (tsûtaika通態化)
pour rendre compte du processus qui établit les liens entre le sujet et son
milieu, produisant ainsi la médiance en tant que « moment structurel de
l’existence humaine (ningen sonzai no
kôzô keiki 人間存在の構造契機) »,
selon la définition qu’en donne Watsuji à la première ligne de Fûdo. Dans Le sauvage et l’artifice (1986), je ne donnais encore de la
trajection qu’une définition assez confuse. Dès ce stade, cependant, ce concept
a pu me servir d’outil pour résoudre une aporie sur laquelle, vers 1990, butait
la question du paysage. Comment concilier l’approche des sciences de la nature,
telle l’écologie du paysage, pour lesquelles, le paysage étant la forme de
l’environnement, l’on peut étudier cet objet en tout lieu et à toute époque,
d’une part, et d’autre part celle des sciences humaines, qui montraient que la
notion de paysage n’a pas toujours existé, ni dans toutes les
civilisations ? Or du point de vue de la mésologie, le paysage est
typiquement l’une de ces réalités trajectives qui sont propres aux milieux
humains : ce n’est ni un fantasme subjectif, ni un donné objectif, mais
bien l’expression d’une certaine trajection, qui a cristallisé cette réalité en tant que paysage à un certain moment
de l’histoire (le IVe siècle en Chine, la Renaissance en Europe)[10].
Autrement dit, à partir de là, pour une fraction grandissante de l’humanité,
l’environnement s’est mis à exister en
tant que paysage.
C’est bien là un problème
ontologique. Effectivement, du point de vue ontologique, cette notion d’en tant
que (als) est abordée par Heidegger
dans les Grundbegriffe, sans
toutefois qu’en soit précisée l’armature logique. C’est un détour par la
« logique du prédicat » (jutsugo
no ronri 述語の論理) de
Nishida Kitarô, dite également « logique du lieu » (basho no ronri 場所の論理), qui m’a permis d’y voir
plus clair[11] ; d’autant que la
géographie m’avait fait aboutir, vers 1990, à une idée voisine, à savoir que
les ressources, contraintes, risques et agréments
de notre environnement n’existent jamais en eux-mêmes comme tels, c’est-à-dire
dans l’absolu, mais toujours relativement à une certaine société, dans un
certain état historique de ses appareils techniques et symboliques, en fonction
desquels justement ils sont saisis en
tant que ressources, contraintes, risques ou agréments, et existent comme
tels.
Comment
fonctionne donc cet en-tant-que, qui fait exister concrètement les abstractions
de l’Umgebung (accessibles seulement du point de vue de nulle
part qui est celui de la science moderne) en tant que la réalité d’une certaine
Umwelt ? Par une trajection, qui est analogue à une
prédication en logique. Le donné environnemental (l’Umgebung) y équivaut au sujet logique S (ce dont il s’agit), et
l’interprétation qui en est faite par les sens, l’action, la pensée et la
parole y équivaut au prédicat P, dans la relation qui engendre la réalité S/P,
ce qui se lit « S en tant que P ». Soit la formule r = S/P : « la réalité, c’est
S saisi en tant que P ».
En m’inspirant de la thèse de
Nishida, je pouvais préciser que le prédicat P, c’est un certain monde. Nishida
professait en effet que le monde est prédicatif (jutsugo sekai 述語世界) ;
mais il le faisait d’un tout autre point de vue. En effet, pour lui, ce monde
prédicatif est un néant (mu 無), et il est sans base (mukitei 無基底).
C’est un absolu. Pour la mésologie en revanche, le prédicat P est
nécessairement relatif à un certain sujet S, et réciproquement. S ne peut pas
exister sans P, et P ne peut pas précéder S. Cette vision est proche de celle
que Heidegger suggère obscurément dans Der
Ursprung des Kunstwerkes (L’Origine de l’œuvre d’art, 1935-1936)[12], en
parlant d’un « litige » (Streit)
entre le Monde et la Terre. Du point de vue de la mésologie, la Terre, ou la
nature, c’est S ; le Monde, c’est P, c’est-à-dire les termes dans lesquels
nous saisissons S ; et le « litige », c’est l’en-tant-que de la
trajection, à savoir l’œuvre humaine en général (mais paradigmatiquement
l’œuvre d’art), qui fait ex-sister la
Terre hors de la gangue de son en-soi en tant que quelque chose. Autrement dit,
c’est l’oblique / dans la formule r =
S/P.
Cette formule, toutefois, dit plutôt
la trajectivité (tsûtai通態)
des choses qui nous entourent, à savoir un état, que le processus même de la trajection. Ce processus est
nécessairement historique. Ce n’est que quelques années plus tard encore, vers
2005, que j’en suis arrivé à le définir et à le représenter par la formule (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’… C’est ce
processus que j’ai illustré dans La
pensée paysagère et surtout dans Histoire
de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident[13]. Il fonctionne en
deux phases qui sont distinctes logiquement, quoique indéfiniment concomitantes
historiquement. D’un côté, le donné environnemental est saisi en tant que
quelque chose, c’est-à-dire que S est assumé en tant que P. Comme dans la
logique aristotélicienne, S est substantiel[14], et
P ne l’est pas ; ce qui produit la réalité S/P, qui n’est ni proprement substance ni proprement relation, mais aussi est à la fois substantielle et relationnelle (comme on le verra plus
bas, ce rapport logique relève du tétralemme)[15].
Cependant, dans la deuxième phase, S/P est hypostasié (substantialisé) en tant
que S’ par rapport à un prédicat ultérieur P’, qui le surprédique en
(S/P)/P’ (c’est-à-dire S’/P’) ; et ainsi de suite. Dans Histoire de l’habitat idéal, je montre
comment cette suite d’assomptions et d’hypostases de ces assomptions, en trois
mille ans d’histoire, a fait passer ce qui à l’origine était un mythe
immatériel – le mythe de l’Âge d’or en Occident, celui de la Grande Identité (Datong 大同)
en Orient –, c’est-à-dire une simple façon de voir et de dire (P), aux effets matériels de l’urbain diffus,
c’est-à-dire un mode de vie à l’empreinte écologique insoutenable, qui pour
être viable exigerait plusieurs planètes, et qui provoque déjà le dérèglement
de l’homéostasie climatique de la Terre. On ne saurait être plus trajectif,
c’est-à-dire hypostasier plus substantiellement l’insubstance d’un prédicat.
Au stade le plus récent[16], en
tablant sur l’homologie entre les thèses de Watsuji et celles d’Uexküll, j’ai voulu
étendre cette même logique de l’histoire humaine à l’évolution des espèces. Ce
fut l’occasion de préciser la notion de chaîne
trajective, dans laquelle toute nouvelle assomption (en P’, P’’, P’’’ etc.)
se cale – c’est le calage trajectif – sur
l’hypostase d’une prédication précédente. Cette notion de calage m’a été
inspirée par ce qui, dans le bouddhisme du Grand Véhicule, est appelé niśraya (jp eji 依止, lu
également eshi). Frédéric Girard[17] en
donne les traductions suivantes : appui ; prendre appui sur un
maître, une personne vertueuse ; résider chez un maître. Il ajoute cette
citation du Mahāyānasūtrālamkāra :
« C’est parce qu’ils sont sans nature propre que [tous les dharma] s’érigent / L’antérieur est le
point d’appui du postérieur » (Wu
ziti gu cheng, qian wei hou yizhi 無自體故成、前為後依止).
En somme, pour s’établir, une relation se cale sur une autre, qui la précède,
et toutes se calent mutuellement, sans qu’il y ait besoin d’en substantifier
les termes.
Cette absolutisation de l’insubstance
est un fait de religion, qui suppose un bond mystique. Pour la mésologie en
revanche, dans les chaînes trajectives, si l’on ne peut rien dire du S initial
(puisque ce serait par définition déjà
le trajecter en S/P), en revanche il y a bien substantialisation des S’,
S’’ etc. ultérieurs, qui sont historiques. Le calage trajectif est bien
l’hypostase d’une assomption antérieure ; c’est-à-dire, via un en-tant-que (S en tant que P,
i.e. S/P) et sa surprédication par l’en-tant-que suivant (S/P en tant que P’),
la transformation d’une insubstance (P) en substance (S’). S’agissant
d’évolution, cette hypostase n’est autre que la transformation progressive du
vivant d’une espèce à la suivante.
Ainsi comprises, les chaînes
trajectives sont un processus de création continue. C’est la poétique de la Terre qui, à partir des
autopoïèses de la matière, va des stades les plus primitifs de la vie jusqu’à
la conscience du cogito lui-même.
Dans cette surtrajection indéfinie,
d’elle-même et jusqu’à travers nous, la nature est toujours à naître : natura natura semper.
3. Les
syllemmes de la réalité
Portrait of Luther Burbank (Frida Kahlo, 1931) Museo Dolores Olmedo (source) |
Comme
on l’a vu plus haut, les quatre grandes catégories – ressources, contraintes,
risques et agréments – selon lesquelles l’environnement existe pour nous (cet
en-tant-que faisant de l’environnement notre milieu) relèvent d’une trajection
analogue à une prédication. Par exemple, le pétrole (S) existe en tant que
carburant (P), en tant que matière première pour la pétrochimie (P’), etc. ;
la même neige (S) existe en tant que ressource pour l’hydroélectricité (P),
contrainte pour l’élevage (P’), risque d’avalanche (P’’), agrément pour les
skieurs (P’’’), etc. Ces en-tant-que constituent les prises écouménales qui pour nous ne sont autres que la réalité
(S/P). Ces prises peuvent être rapprochées des affordances gibsoniennes[18], à
ceci près que les milieux humains sont éco-techno-symboliques, pas seulement
écologiques ; et il en va de même de l’en-tant-que qui les constitue. Une
même substance (S), l’eau par exemple, sera saisie écologiquement en tant que
ressource vitale (P), techniquement en tant qu’énergie pour les turbines d’une
centrale (P’), symboliquement en tant que le mot « eau » (P’’’), etc.
Dans cette saisie (cette trajection
de S en P), le même S existe selon des modes différents, qui outrepassent
l’identité de S, mais sans jamais l’abolir. Cela vaut non seulement pour les
milieux humains, mais aussi pour les milieux vivants en général. Uexküll a
ainsi détaillé, sous le nom de Ton (tonalité),
ce que sont pour un animal les diverses prises que lui offre son milieu : Esston (en tant qu’aliment), Wohnton (en tant qu’habitat), Schutzton (en tant que protection), Hinderniston (en tant qu’obstacle), etc.
Ces prises constitutives du milieu,
par définition, ne sont pas des en-soi, puisqu’elles n’existent en tant que
telles que relativement à un certain sujet, qui les institue de par sa propre
relation à l’environnement. Les en-tant-que d’un certain sujet (une espèce, une
culture…) ne sont pas ceux d’un autre sujet. Pourtant, les substances (S) qui
sont ainsi diversement interprétées (trajectées) en S/P restent bien toujours
en elles-mêmes ce qu’elles sont (S). Qu’elle
soit jet d’eau dans un jardin, pluie bienfaisante ou avalanche destructrice, et
qu’on l’appelle « eau » ou « mizu », etc., H2O
reste H2O. Ainsi, dans la réalité trajective des milieux, les choses
à la fois sont et ne sont pas ce qu’elles sont. Elles sont
à la fois S et P, A et non-A, quelque chose et autre chose.
Cette logique étrange n’est
justement pas une logique, mais ce
que j’appellerai une lemmique, en
m’inspirant de ce que Yamauchi nomme « la logique du soku »[19]. Soku即
(cn ji) est également lu sunawachi, ce que l’on traduit
couramment par « c’est-à-dire ». Pour le bouddhisme, selon la
définition qu’en donne Girard[20], soku exprime « [l’i]dentité de deux
choses inséparables qui sont comme l’envers et l’endroit d’une seule réalité.
Immédiateté temporelle, soit qu’il n’y ait aucune distance temporelle entre
deux faits – comme lorsque l’obscurité disparaît quand la lumière se fait –,
soit que, même distantes dans le temps, deux choses sont indissociables – comme
la culture des sept membres de l’éveil parfait après qu’a surgi la
bienveillance, ou la rétribution douloureuse d’une mauvaise action – (…)
». Pour Yamauchi, la « logique du soku » est celle par laquelle, dans
le tétralemme, on passe du 3e (ni A, ni non-A) au 4e
lemme (à la fois A et non-A), dans une immédiateté à la fois temporelle[21] et
spatiale[22] qui relève de
l’intuition, non de la dialectique. En somme, entre deux termes A et B, soku exprime un rapport dans lequel A
est/n’est pas B. C’est bien le 4e lemme, le syllemme où l’on
« prend à la fois » (sullambanein)
A et non-A. Du point de vue de la mésologie, le rapprochement s’impose avec la
trajectivité, où « S en tant que P » signifie que S est/n’est pas P,
et réciproquement. Autrement dit, S soku P ;
ce qui, plutôt que de la logique, relève de la lemmique des prises de
l’écoumène. Vu la richesse de la tradition de pensée qui s’attache à ce soku en Asie orientale, il y a là une
piste de recherche fascinante pour la problématique des milieux – la mésologie.
4. Le
paradigme mésologique
The Leap of the Rabbit (Amadeo de Souza Cardoso,1911) The Art Institute of Chicago (source) |
Ces
perspectives sont vastes, et il convient à cet égard de distinguer deux
échelles dans ce que signifie la mésologie. Au sens étroit, c’est un champ de
recherche plus ou moins assimilable à la géographie culturelle, à
l’anthropologie de la nature, à l’écologie politique, voire à l’économie
territoriale, suivant la formation et les inclinations de chacun – mais
toujours aussi dans une perspective historique, puisque la trajection est un
processus historique. Personnellement, j’ai surtout travaillé dans le champ de
la géographie culturelle, mais le contact avec la culture japonaise m’a ouvert
à des questions d’une tout autre ampleur ontologique, logique et épistémologique ;
c’est-à-dire à la mésologie au sens large.
Au sens large, la mésologie n’est
rien de moins qu’une remise en cause des fondements du paradigme occidental
moderne classique, celui qui a permis la révolution scientifique et, de là,
engendré la modernité. Elle s’attache à la réalité de ce que le dualisme
moderne, dans la binarité du A ou bien non-A, rejette dans les ténèbres
extérieures du tiers exclu, à savoir
dans le gouffre qui s’est alors ouvert entre le subjectif et l’objectif,
l’assertion et la négation, le matériel et l’immatériel... On ne manquera
pas de remarquer que cette binarité n’est autre que celle du langage machine,
qui ne connaît que deux valeurs : 0 ou 1, non/faux ou oui/vrai, ici ou là,
ouvert/ça passe ou fermé/ça ne passe pas, nord ou sud, noir ou blanc…
Or cette binarité, par essence, est
étrangère à la réalité (la réalité humaine, mais plus largement celle de la
vie), qui repose au contraire sur la ternarité. C’est en effet cela, le
trajectif : ce « troisième et autre genre » (triton allo genos), à la fois A et non-A
– empreinte et matrice à la fois –
que le rationalisme platonicien avait renoncé à penser dans le Timée, comme
après lui, pendant près de vingt-cinq siècles, toute la pensée occidentale jusqu’à
ce que la physique quantique, à la pointe même de cette pensée, nous oblige à
reconnaître que A peut en même temps être non-A. Incapable depuis Platon de
penser la trajective réalité des milieux (la chôra qui est l’empreinte-matrice de l’être relatif, la genesis), la raison occidentale, en
revanche, aura amplement pensé la simple identité de substances exactement
circonscrites dans le topos
aristotélicien[23] ; a fortiori à partir du dualisme
cartésien, qui a engendré le TOM – le
topos ontologique moderne, constitué
d’un sujet et d’un objet individuels totalement coupés l’un de l’autre[24], et
qui forclôt donc sa médiance.
La binarité du TOM va de pair avec
l’énoncé de base de la logique occidentale depuis Aristote, celui qui permet de
poser que « S est P », et de là d’émettre des jugements objectifs du
genre « l’eau (S), c’est H2O (P) », c’est-à-dire ce sur
quoi repose la science. Cette binarité a prouvé son extraordinaire efficacité,
mais elle repose pourtant sur une fiction : celle qui, arbitrairement, fait
abstraction de l’interprète I par qui, concrètement et historiquement, doit
nécessairement être émis l’énoncé « S est P ». Certes, cette
abstraction fait partie du protocole destiné à éliminer toute subjectivité du
jugement « S est P » ; mais elle n’en reste pas moins une
fiction, qui condamne structurellement la science à un réductionnisme
mécaniciste, c’est-à-dire, en puissance, à la néantisation de l’humain, et plus
outre à celle de la vie sur la Terre.
C’est cette infirmité structurelle
du paradigme moderne que le paradigme
mésologique vise à dépasser ; mais à dépasser rationnellement, non pas en dérapant dans des fantasmes à la New
Age, ni en se contentant, comme le prétendit l’école de Kyôto avec son
« dépassement de la modernité » (kindai
no chôkokoku 近代の超克), de
culbuter le principe aristotélicien de l’identité du sujet en son énantiomère,
l’identité du prédicat[25]. Au
rationalisme étroit qui se satisfait de forclore l’interprète I du couple S-P,
la mésologie veut substituer une raison plus ample et plus authentique :
celle qui prend en compte la réalité concrète de la triade S-I-P, en
reconnaissant que, en réalité, « S est P pour I »[26].
Pourquoi donc cette triade S-I-P,
plutôt que la dyade S-P ? Non seulement pour ne pas oublier que nous
existons, donc nécessairement comme I –
cela y compris dans la science la plus objective –, mais parce que ce sera
répondre aux intimations de la physique elle-même : le dispositif purement
objectal qui, à propos d’une même particule S, fait le départ entre un corpuscule
P et une onde P’, nous montre qu’au niveau ontologique de la matière elle-même,
interprétation il y a et qu’il ne s’agit donc déjà plus de la dyade S-P, mais
de la triade S-I-P (sans parler de la surprédication de cette expérience par
l’humain qui en interprétera les résultats). Et dès ce stade, fonctionne
l’en-tant-que de la trajection qui fera exister S (la particule) soit en tant
que P (un corpuscule) soit en tant que P’ (une onde). Dès ce stade purement
objectal, donc, la réalité est trajective et suppose la ternarité d’un sujet
logique S, d’un prédicat P, et d’un interprétant I (le dispositif). Il
semblerait du reste que, dès que trois termes sont en jeu (ici S, I, P), il y a
contingence historique et non plus pure détermination, ni donc parfaite
prévisibilité. C’est ce qui est connu en mathématiques comme « le problème
à trois corps », lequel s’exprime notamment dans le calcul des orbites
célestes ; et c’est cette incertitude consubstantielle au calcul
mathématique de la ternarité qui « donne au temps sa direction : une
flèche pointée du plus ordonné (le passé) au moins ordonné (le futur) »[27].
Du même pas, le paradigme
mésologique vise à franchir le fossé que Kipling avait illustré entre l’Orient
et l’Occident lorsqu’il écrivit les vers fameux : Oh, East is East, and West is West, and never the twain shall meet, /
Till Earth and Sky stand presently at God's great Judgment Seat[28]. En effet, la
raison orientale – en particulier dans le bouddhisme du Grand Véhicule – admet
depuis longtemps le tétralemme, et notamment le syllemme (à la fois A et
non-A), qui est entre autres le principe de la symbolicité. Or les milieux
humains étant nécessairement éco-techno-symboliques, ils fonctionnent non moins
nécessairement selon le tétralemme, non pas uniquement selon les deux lemmes de
l’affirmation et de la négation, que seuls a reconnus le rationalisme
occidental (c’est le principe du tiers exclu).
Toutefois, ce n’est là nullement
dire que nous devrions nous convertir au bouddhisme. En tant que religion, le bouddhisme
accomplit en effet le bond mystique d’absolutiser les deux derniers lemmes (la
binégation et la bi-assertion), qui sont de ce fait considérés comme Vérité
suprême et transcendante (sk paramārtha[satya],
jp shôgi 勝義), tandis que les deux
premiers lemmes (l’affirmation et la négation, A et non-A) relèvent du monde
profane. La mésologie quant à elle n’implique aucun bond mystique. Pas plus
qu’elle n’absolutise S (comme la science)[29] ni P
(comme la religion)[30],
elle n’absolutise aucun des quatre lemmes. Agnostiquement, elle se contente de
reconnaître que dans la réalité des milieux qui sont les nôtres, nous serons
toujours en aval de l’origine des chaînes trajectives dont nous-mêmes procédons
avec eux. Il est impossible humainement d’absolutiser ni S ni P, car,
concrètement, il ne peut exister de P qui ne soit au sujet de S, tandis que le
fait même d’atteindre S, que ce soit par la science ou par la religion, le fait
exister comme S/P. Au commencement de l’existence, en somme, il y a toujours déjà S en tant que P pour I.
Telle est la trinité profane, celle
de l’existence humaine et de la vie sur Terre, que la mésologie entend substituer
à la binarité mortifère du langage machine à quoi la modernité prétend réduire
le monde.
Palaiseau, 28 novembre 2013.
[1] J’ai
relaté cette découverte, et son lien avec la fabrication du terme médiance pour traduire le concept
watsujien de fûdosei 風土性, dans Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris,
Gallimard, 1986.
[2] La
publication des quinze volumes du Dictionnaire
s’est étalée de 1866 à 1876, plus deux volumes de suppléments en 1877 et
1878.
[3]
Georges CANGUILHEM, Études d’histoire et
de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin,
1968, p. 71-72.
[4] Dans ce texte, les noms
japonais sont donnés dans leur ordre normal : patronyme avant le prénom.
[5]
Traduction : Les concepts fondamentaux
de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, Paris, Gallimard, 1993.
[6]
Traductions : Mondes animaux et monde
humain, Paris, Denoël, 1965 ; Milieu
animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010. La seconde
traduction, meilleure à plusieurs égards, ne comporte malheureusement pas la Bedeutungslehre (Théorie de la
signification) qui accompagne l’original et la première traduction.
[7] Traduit sous le titre Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS,
2011.
[8] En
pratique, le champ de l’écologie
politique est proche de celui de la mésologie ; mais, avec les
concepts de médiance et de trajection, celle-ci s’est donné une ouverture
ontologique, logique et épistémologique qui est absente de l’écologie. En un
mot, la mésologie est plus philosophique.
[9] Dans
des ouvrages tels que Médiance, de
milieux en paysages (Paris, Belin/RECLUS, 1990), Être humains sur la Terre. Principes d’éthique de l’écoumène (Paris,
Gallimard, 1996), et plus systématiquement dans Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains (Paris, Belin,
2000).
[10]
Abordée dans Le sauvage…, cette
question a été développée dans Médiance…,
op. cit., et plus particulièrement dans Les
raisons du paysage, de la Chine antique aux environnements de synthèse,
Paris, Hazan, 1995, ainsi que dans La
pensée paysagère, Paris, Archibooks, 2008 (épuisé dans cette version, ce
livre n’est plus accessible que dans ses traductions espagnole, japonaise, ou
plus accessiblement anglaise : Thinking
through landscape, Abingdon, Routledge, 2013).
[11] V. Augustin BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia,
2000, 2 vol. L’ouvrage essentiel dans cette perspective est Basho (Lieu, ou plus exactement Champ),
que Nishida publia en 1926. J’ai précisé ma position quant à Nishida dans « La logique
du lieu dépasse-t-elle la modernité ? » (p. 41-52) et dans « Du
prédicat sans base : entre mundus et baburu, la modernité » (p. 53-62)
dans Livia MONNET (dir.) Approches
critiques de la pensée japonaise au XXe
siècle, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2002.
[12]
Traduction incluse dans Chemins qui ne
mènent nulle part (Holzwege, 1949), Paris, Gallimard, 1962.
[13]
Paris, Le Félin, 2010.
[14] C’est
l’ousia (la substance), qui dans la
relation S/P est en position de sujet (hupokeimenon,
« ce qui gît dessous »).
La substantialisation (hupostasis, le
« se-tenir-dessous ») fait une ousia
de ce qui est en position de sujet. Dans l’histoire de la pensée
européenne, le rapport entre sujet et prédicat du point de vue logique est
homologue au rapport entre substance et accident du point de vue métaphysique.
[15] Soit
la suite des quatre lemmes 1. A (assertion) ; 2. non-A (négation) ;
3. ni A ni non-A (binégation) ; 4. à la fois A et non-A (bi-assertion). V.
sur ce thème YAMAUCHI Tokuryû, Rogosu to
renma (Logos et lemme), Tokyo, Iwanami, 1974.
[16] Celui de Poétique
de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie[16], à paraître en avril
2014 chez Belin, Paris. Cet ouvrage inaugure la collection Mésologiques, dirigée par Luciano Boi et moi-même. Celle-ci
s’accompagne d’un séminaire collectif (également intitulé Mésologiques) à l’EHESS, ainsi que du site mesologiques.fr .
[17] Dans
son Vocabulaire du bouddhisme japonais,
Genève, Droz, 2008, vol. I, p. 212.
[18] V. James GIBSON, The ecological approach to visual perception, Boston, Houghton
Mifflin, 1979.
[19] Soku no ronri 即の論理. V. Logos et lemme, op. cit., chap. XI.
[20] Vocabulaire…, op. cit., vol. II,
1476-1481, p. 1476.
[21] Comme l’exprime le terme sokuji 即時, Logos et lemme, p. 321.
[22] Comme
l’exprime le terme risetsu 離接, op.
cit. p. 312, « séparer-jouxter », qu’on peut sans doute
rapprocher de l’ « é-loignement » (Ent-fernung) heideggérien.
[23] Sur
ce thème, v. Écoumène, op. cit.,
chap. I.
[24] Ce
que souligne l’ambivalence du sigle TOM,
retrouvant une racine qui signifie « couper » (comme dans tome, atome, lobotomie, etc.).
[25]
Comme l’a mis en lumière NAKAMURA Yûjirô, Nishida
Kitarô, Tokyo, Iwanami, 1983. L’identité du prédicat est le principe d’une
« paléologique » (Arieti) purement mondaine, du type « Qui a
réussi porte une Rolex ; or je porte une Rolex ; donc j’ai réussi, tu
vois ? ». L’absolutisation du
prédicat, identifié au néant absolu (zettai
mu 絶対無), est justement ce qui a
fait tomber la « pensée-Nishida » (Nishida shisô 西田思想)
dans la trappe d’une mondanité absolue, close sur elle-même dans un pur
ethnocentrisme. Ce faisant, elle fournit opportunément à l’ultranationalisme
ses lettres de noblesse philosophique, en allant jusqu’à faire de l’empereur un
« néant absolu », apte de ce fait à contenir toutes les nations de la
Terre. Plus averti de la réalité des mondes extérieurs de par sa mésologie
même, Watsuji n’eut pas de telles naïvetés.
[26] J’ai
été mis sur cette piste par une particularité de la langue japonaise. Alors que
les principales langues européennes peuvent se contenter de la dyade S-P dans
un énoncé tel que « Marie (S) est triste (P) », l’équivalent japonais
(Mari wa kanashii) est
impossible ; il faut dire Mari wa
kanashisô da (Marie semble triste), i.e. « S est P pour
I » ; soit la triade S-I-P, qui tient concrètement et fort
rationnellement compte que le locuteur ne peut pas néantiser la subjectité
d’une autre personne.
[27] John GRIBBIN, Simplicité profonde. Le chaos, la complexité et l’émergence de la vie, Paris,
Flammarion, 2006, p. 47.
[28] Rudyard KIPLING, The Ballad of East and West. La
suite du poème montre certes que l’estime est possible entre un officier
anglais et un voleur de chevaux afghan, mais n’infirme en rien l’idée, contenue
dans les deux premiers vers, que l’Orient et l’Occident ne pourront jamais se
comprendre.
[29]
L’idéal de la science est que les prédicats P qu’elle émet à propos de son
objet (le sujet logique S) soient absolument identiques à S, c’est-à-dire que
le jugement « S est P »
équivaille à la tautologie « S est S ». Cet idéal suppose au fond le
même bond mystique que l’on verra plus bas à propos de saint Jean, la
différence étant que la science, historiquement, révise ses prédicats (ses
paradigmes). ,
[30]
L’exemple type en est donné par le début de l’évangile selon saint Jean :
« Au commencement était la Parole (P), et la Parole était auprès de Dieu
(la substance absolue, S), et la Parole était Dieu (i.e. P était S) ». En
effet, la parole étant ce que l’on dit (P) à propos des choses (S), elle est
intrinsèquement prédicative, comme le monde qu’elle symbolise. Saint Jean, au
fond, exprimerait là une logique très existentielle (une méso-logique), s’il ne la posait dans l’absolu et non point dans
l’histoire humaine. Au lieu de dire « S est P pour I », ce qui est
une vérité relative, il conclut, par un bond mystique, que « P est
S », c’est-à-dire la Vérité absolue.