Sur mon chapeau La neige me paraît légère Car elle est mienne Haïku de Nagata Koi (1900-1997) Estampe d'Hiroshige, (69ème Station de Kisokaido, 1834) (source) |
La Maison de la poésie de Nantes, Poésies et écologies, Lieu unique, 28 novembre 2015
La perception du milieu nippon au prisme du haïku
Augustin BERQUE
1. De quel point de vue ?
Je ne
vous parlerai pas en spécialiste de la littérature japonaise, ce que je ne suis
pas, ni en poéticien, bien que j’aie commis l’an dernier un livre intitulé Poétique de la Terre[1] ; mais il
s’agissait en réalité d’une poïétique
de la Terre, c’est-à-dire d’une analyse de la force créatrice de cette planète dont
l’évolution, en quelque quatre milliards d’années, est passée, en créant
d’abord la vie, d’un simple état physico-chimique à l’état
bio-physico-chimique, c’est-à-dire écologique, celui de notre biosphère, pour
accéder enfin, en créant l’humanité, à l’état éco-techno-symbolique, celui de
notre écoumène, c’est-à-dire l’ensemble des milieux humains, ou la relation de l’humanité
avec la Terre.
Comme vous l’aurez remarqué, dans
cette relation, il ne s’agit pas seulement d’écologie, ou d’écosystèmes, mais
tout autant de systèmes techniques et symboliques. Mon propos ne sera donc pas
de comparer poésie et écologie, mais bien de les intégrer dans ce système
général qu’est un milieu humain, où la poésie comme les écosystèmes ont leur
part, de concert avec bien d’autres facteurs. Cela demande une approche
particulière, qui ne se borne pas à juxtaposer poétique et écologie, ou littérature
et sciences de la nature, mais dont l’objet spécifique est l’étude des milieux
humains comme tels, ou plus largement des milieux vivants en général.
Cette approche a été baptisée
« mésologie » le 7 juin 1848 par un médecin, Charles Robin
(1821-1885), dans un sens qui toutefois n’est plus celui de la mésologie d’aujourd’hui.
Robin, qui était disciple d’Auguste Comte et fervent positiviste, entendait
« milieu » dans un sens purement biophysique, bien que sa mésologie
ait prétendu s’occuper notamment des milieux humains. C’était en fait une
écologie, mais le champ trop vaste qu’elle s’était donné l’a fait quasi
disparaître devant l’écologie proprement dite, qui est née plus tard (Haeckel
crée le terme Ökologie en 1866), mais
dont la définition était plus stricte.
En outre et surtout, il manquait à
la mésologie de Robin le point de vue qui allait décisivement la distinguer de
l’écologie, pour en faire non seulement une science originale, mais aussi une
remise en cause du principe même des sciences de la nature dans le cadre du
paradigme occidental moderne classique, celui qui s’est mis en place en Europe
au XVIIe siècle, et qui est fondé sur ce que l’on appelle le
dualisme, c’est-à-dire la dichotomie ontologique entre le sujet humain d’une
part, d’autre part une nature réduite à la mécanique d’un simple objet.
Telle qu’elle a été en effet
redéfinie en tant qu’Umweltlehre par
Jakob von Uexküll (1864-1944)[2] et
que fûdogaku 風土学 par Watsuji Tetsurô (1889-1960)[3], la
mésologie d’aujourd’hui part du principe suivant : le milieu (Umwelt, fûdo) n’est pas l’environnement (Umgebung, kankyô) en tant qu’objet universel d’une science de la
nature (l’écologie), mais une élaboration, à partir de cette matière première
objective, d’une réalité sensible qui est fonction d’un certain sujet (vivant
en général, dans le cas de l’Umweltlehre,
ou humain en particulier, dans le cas du fûdogaku),
lequel interprète et transforme cette matière première pour en faire quelque
chose de particulier : le milieu qui est propre à ce sujet-là (individuel
ou collectif), lequel est lui-même fonction de ce milieu-là[4].
Il y a donc transformation
réciproque, ou co-suscitation, du sujet et de son milieu, dans une relation
bijective que la mésologie nomme trajection.
Il ne s’agira donc pas ici des rapports de deux objets, d’un côté la poésie
et de l’autre la nature, mais de la trajection qui, dans le cas du Japon, les
intègre en une certaine réalité : le milieu nippon, Nippon no fûdo 日本の風土. Inutile de préciser que cette réalité trajective est autre chose
qu’une simple projection de la culture sur la nature, ou qu’une simple
détermination de la culture par la nature. C’est une création historique, où
nature et culture se combinent poïétiquement.
2. Dans le fil de l’histoire d’un certain
milieu
Dans
une Maison de la poésie, l’examen sera bien entendu centré sur la poésie, plus
particulièrement sur le haïku 俳句.
Nommé d’abord haikai 俳諧, ce qui signifie à peu près
« badinage », celui-ci apparaît au XVIe siècle, à partir
d’un genre plus ancien, le renga 連歌 ou « poème en
chaîne »[5]. Ces divers genres
observent un rythme déjà présent dans les plus anciennes formes de la poésie
japonaise, l’alternance de vers de cinq et sept pieds . Le haïku pour sa part
n’en compte que trois, dans l’alternance 5-7-5 (les spécialistes parlent de
trois segments de 5-7-5 mores). Ce rythme s’est systématisé au VIIe
siècle avec le waka 和歌 ou « poème
japonais »[6], ainsi nommé par
distinction avec la poésie en chinois, shi
詩. Le waka est resté le genre dominant jusqu’au XIVe siècle,
avant que ne lui succède en faveur le renga,
du reste lui-même issu du waka ;
mais celui-ci a continué d’être pratiqué jusqu’à nos jours.
C’est avec le waka que se dessinent les grands caractères de la poétique
japonaise, en particulier pour ce qui nous concerne ici, le rapport à la
nature. Il importe donc de les rappeler, ce que je ferai à partir de Questions de poétique japonaise[7], ouvrage de
Jacqueline Pigeot, la grande spécialiste du waka.
Du point de vue de la mésologie, ce
qui frappera d’abord est la concrétude, je dirai même la concrescence – le « croître-ensemble », cumcrescere – de certains motifs
naturels avec certains sentiments, dans le poème lui-même, mais aussi, lors des
concours de poésie, dans l’association du poème avec des représentations de
paysage dites suhama 州浜[8]. Ce
croître-ensemble, ou cet aller-avec des sentiments et des choses, était
minutieusement réglé par la tradition. Pigeot cite (p. 24) par exemple ce
commentaire d’un concours de poésie qui eut lieu en 913 :
« Pour ce qui est des
poèmes, ceux dont le sujet était ‘brume printanière’ étaient placés sur [un
décor représentant] une montagne ; ceux qui avaient pour sujet ‘la
fauvette’, parmi des fleurs de cerisier ; ceux qui avaient pour sujet ‘le
coucou’, parmi des fleurs de deutzie ; pour les autres poèmes, on avait
figuré un bateau de pêche au cormoran, et les poèmes étaient placés dans le
brasero ».
Ces associations devinrent quasi
obligatoires. Pigeot cite plus loin (p. 38) un autre commentaire, datant
celui-ci du XIIIe siècle :
« Dire qu’il faut
absolument bien traiter le sujet, c’est connaître ce que depuis toujours on
exclut du poème. Par exemple, s’il s’agit du coucou, on dit en poésie qu’on va
l’entendre en le cherchant par les monts et par les landes ; mais la
fauvette, on dit qu’on l’attend, non qu’on part à sa recherche. On dit qu’à
entendre bramer le daim, on est ému, que le cœur se serre, mais on ne dit
jamais qu’on est impatient de l’entendre. (…) De même, on va voir les
cerisiers, pas les saules ; on met en poème l’attente impatiente de la
première neige, mais on n’attend pas les giboulées ou la grêle. On chante le
regret mortel de voir tomber les fleurs de cerisier ; mais le regret de
voir tomber les feuilles d’automne n’est pas aussi vif. Ne pas connaître cela,
c’est ignorer la tradition ; aussi faut-il se pénétrer de la poésie
ancienne, et concevoir son propre poème en s’y conformant ».
Et Pigeot
de conclure sur ce point (p. 39) que
« Le statut de
l’imagination dans le waka ne peut
donc être défini au moyen d’une opposition binaire : nature (réalité
extérieure) / imagination. Le système est ternaire : nature (réalité
extérieure) / imaginaire collectif (tradition, code) / imagination
individuelle ».
C’est là incidemment corroborer un
principe de la réalité trajective qui est celle des milieux humains, à savoir
que le rapport avec les choses est corrélatif d’un rapport social. Watsuji
nomme ce double rapport aidagara 間柄, ce qui en l’occurrence peut
se traduire par « corps social », et retrouve ainsi l’expression que
Leroi-Gourhan a employée pour désigner le système techno-symbolique et
collectif qui, au cours de l’émergence de notre espèce, s’est ajouté et combiné
à ce qu’il nomme le « corps animal » individuel[9].
Ledit corps social médie nécessairement notre rapport à l’environnement. Je
parle pour ma part non de corps social mais de corps médial, car il ne s’agit pas seulement d’un système technique
et symbolique, mais d’un système éco-techno-symbolique, puisqu’il s’inscrit
nécessairement aussi dans les écosystèmes de la biosphère – au point
qu’aujourd’hui l’on parle d’une nouvelle ère géologique, l’anthropocène.
Ce rapport éco-techno-symbolique à
l’environnement n’est autre qu’un milieu humain. Si l’on peut parler de
« rapport à l’environnement », il faut parler de « relation avec
le milieu », car celle-ci est bijective, à la fois matrice et empreinte.
Cette relation est nécessairement
sélective, ce dont témoignent à l’évidence les codes du waka. Elle est non moins nécessairement historique, car les
relations trajectives qui la constituent sont à la fois toujours héritées et toujours réinterprétées par les êtres qui en
sont parties prenantes, un peu justement, s’agissant de poésie japonaise, comme
dans le renga, où la règle veut que,
sur un thème commun, les participants composent chacun à son tour un vers en
fonction de celui qui le précède[10].
La mésologie nomme chaînes trajectives cet héritage
indéfiniment réinterprété par les acteurs successifs d’un certain milieu. La
logique de ces trajections est analogue à celle de la prédication « S en
tant que P », soit S/P, mais elle est d’un champ plus général, car il
s’agit de la manière dont S (le sujet logique, ce dont il s’agit) est
interprété en tant que P (en logique le prédicat, ce qui est dit de S) par les
sens, par l’action, par la pensée et – uniquement dans le cas de l’écoumène –
par le langage. Une chaîne trajective peut donc se représenter par la formule
(((S/P)/P’)/P’’)/P’’’ et ainsi de suite, indéfiniment.
C’est là retrouver cet
« imaginaire collectif » dont parle Pigeot, autrement dit le mythe.
En effet, les chaînes trajectives sont analogues à ce que Roland Barthes, dans
ses Mythologies, nommait
« chaînes sémiologiques »[11]. Comme
on le sait, Barthes interprétait le signe comme la relation entre le signifiant
Sã et le signifié Sé, selon la formule « Sã/Sé
= signe », et montrait que, dans le mythe, cette relation est
« doublée », le signe antérieur devenant le signifiant d’un nouveau
signifié, cette transformation du signe en signifiant étant le mythe, et
pouvant indéfiniment se répéter en une chaîne sémiologique.
Or lesdites chaînes sémiologiques
peuvent se représenter de la même façon que les chaînes trajectives[12] :
(((Sã/Sé)/ Sé’)/ Sé’’)/ Sé’’’…
et ainsi de suite, indéfiniment. Ce qui, dans les secondes, correspond au mythe
dans les premières, et est effectivement de nature mythique, c’est l’hypostase
(la substantialisation)[13] de
S/P en S’ par rapport à P’, de (S/P)/P’ en S’’ par rapport à S’’, etc. Cela
n’est donc autre que la naturalisation de cet artifice que sont en fait les
codifications humaines ; et c’est ce qui fait que dans le waka, le code est non seulement perçu
comme aussi naturel que les données de l’environnement, mais, comme ce que l’on
nomme saillance en psychologie de la
perception[14], il les fait proprement
exister pour l’être qui perçoit. Il les fait ek-sister, se détacher du fond environnemental (l’Umgebung) pour advenir, trajectivement,
au champ de la réalité du milieu (l’Umwelt,
ou le fûdo)[15].
3. « L’invention de Bashô »
C’est
dans le champ trajectif de ce fûdo qu’a
évolué la poésie japonaise. Or si, comme le montre la formule des chaînes
susdites, la part du mythe ou celle du prédicat tend à croître indéfiniment, le
fait est néanmoins qu’elles n’abolissent jamais leur signifiant ou leur sujet
initial, qui n’est autre que la Terre, ou la nature, et qui reste donc toujours
potentiellement perceptible en de nouveaux signifiés ou de nouveaux prédicats.
C’est ce qu’illustre justement l’histoire du haïku.
Nous avons vu que dans le waka, choses et sentiments allaient
ensemble. Cet aller-avec s’accompagnait souvent d’une localisation, ce qui
donna naissance à la tradition des meisho
名所, les « lieux
renommés », c’est-à-dire des toponymes si obligatoirement associés à
certaines choses ou certains sentiments que leur existence, détachée de leur
fond géographique, pouvait dans certains cas les transposer exclusivement dans
le champ du mythe poétique. C’est ainsi que vers la fin du Moyen-Âge nippon
(les époques de Kamakura et de Muromachi, 1185-1490), un Shôtetsu (1381-1459)
pouvait se targuer de jongler avec les meisho
sans même savoir où ils se trouvaient dans le territoire. Tatta et Yoshino
étant respectivement, par excellence, les meisho
des feuilles d’érable rouge en automne et des fleurs de cerisier au printemps,
il employait régulièrement ces toponymes pour évoquer ces thèmes, mais sans
plus d’implication géographique : « Qui dit feuilles rouges dit
Tatta, qui dit fleurs de cerisier dit Yoshino, et il suffit »[16]. Bref,
le lieu s’était hypostasié ou mythifié en thème, et délocalisé en un pur
formalisme. Comme disait l’adage – héritier d’une anecdote remontant au peintre
Zong Bing (375-443), qui devenu vieux peignit sur les murs de sa chambre les
paysages qu’il avait aimés dans sa jeunesse –, « de sa chambre, le poète
connaît les beaux sites » (kajin wa
inagara ni shite meisho wo shiru 歌人は居ながらにして名所を知る).
Un tel fait relève de ce que Nishida
Kitarô (1870-1945) nomma la « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論理), laquelle considère le
« monde prédicatif » (jutsugo
sekai 述語世界) – ici le mythe poétique –
comme « existence absolue » (zettaiteki jitsuzai 絶対的実在)[17]. Or
dans les milieux réels, il ne peut y avoir d’absolutisation du prédicat, le
sujet initial, la Terre, étant toujours sous nos pieds, indéfiniment offerte à
la trajection de nos sens plutôt qu’aux images convenues (étant entendu que la
perception par nos sens est toujours déjà, en elle-même, une trajection de S en
tant que P). C’est ce dont, trois siècles après Shôtetsu, Bashô[18]
devait faire la démonstration, en allant de ses propres pieds faire
l’expérience des meisho, et ressourçant
ainsi la poésie dans la Terre elle-même.
C’est là ce que Karaki Junzô appelle
« l’invention de Bashô », Bashô
no hatsumei 芭蕉の発明[19].
Voir les paysages célèbres de ses propres yeux, faire de ces choses directement
l’expérience, voilà pourquoi il a tant voyagé. Comme il en a laissé le précepte,
« ce que c’est qu’un pin, apprends-le du pin » (matsu no koto wa matsu ni narahe 松のことは松に習へ).
Son disciple Hattori Dohô[20]
devait en faire le commentaire suivant :
« ‘Ce que c’est qu’un pin,
apprends-le du pin, ce que c’est qu’un bambou, apprends-le du bambou’, ces mots
du Maître signifient qu’il faut se départir de ses représentations (shii 私意).
Cet ‘apprends’, selon moi, c’est en fin de compte ne pas apprendre ; à
savoir entrer dans la chose (mono ni
haitte 物に入て), ressentir son apparaître-signe (sono shirushi no arawarete jôkanzuru その微の顕れて情感ずる ), là où elle devient poème (ku to naru tokoro nari 句となる所也). La dire
expressément, ce n’est pas le sentiment qui en sort naturellement, la chose et
le moi y sont deux, cela n’atteint pas la vérité de son ressenti (sono jôshô 其情誠 ). C’est l’artifice d’une volonté personnelle (shii no nasu sakui私意のなす作意) ».
C’était là prendre le parti inverse
de la tradition, selon laquelle, depuis le Kokinshû[21], « la source
du poème, c’est le cœur humain » (hito
no kokoro wo tane to shite ひとのこころを種として) ;
car pour Bashô, au contraire, « la source de l’élégance poétique est dans
les changements de l’univers » (kenkon
no hen wa fûga no tane nari 乾坤の変は風雅のたね也)[22]. Ce
qui émeut le cœur du poète est dans la nature, dans les choses mêmes. Il doit
les écouter et leur répondre, ressentir le froid dans le bruit des socques,
l’immensité de la mer dans le cri du canard, le calme dans le chant des cigales…
et de là, la poésie advient (naru 成る)[23], on
ne la fait pas (suru 為る).Témoins
ces quelques haïkus fameux[24] :
水とりや Mizutori ya Il va tirer l’eau
氷の僧の Koori no sô no Le
bonze, dans la gelée
沓の音 Kutsu
no oto Le bruit des geta[25]
海くれて Umi kurete La
mer s’assombrit
鴨のこえ Kamo no koe Le cri du canard
ほのかに白し Honoka ni shiroshi Est indistinctement blanc
… où l’on ne manquera pas de
remarquer au passage une synesthésie fort mésologique …
閑さや Shizukasa ya Ah sérénité
岩にしみ入る Iwa ni shimi iru Il
pénètre le rocher
蝉の声 Semi no koe Le chant
des cigales
L’« invention » de Bashô, c’est donc d’avoir mis au jour la
poésie dans la nature elle-même, plutôt que dans le cœur humain. C’est la
nature qui, d’elle-même ainsi, onozukara shikari 自然, est fûga fûryû 風雅風流, libre d’être belle et
belle d’être libre. Le poète devra donc se faire soi-même fleur, se faire soi-même
lune, pin ou bambou. Il devra, comme Bashô l’écrit dans Notes de ma case
à dos (Oi no kobumi)[26], « sortir de la
sauvagerie, s’éloigner du bestial, et suivre la nature, retourner à la
nature » (iteki wo ide, chôjû wo hanarete, zôka ni shitagai, zôka
ni kaere to nari 夷狄を出で、鳥獣を離れて、造化に順ひ、造化に帰れとなり)[27].
C’est là en somme renverser les codes, qui loin de garantir
l’élégance lettrée (miyabi 雅), sont au
contraire rejetés du côté de la barbarie et de la bestialité. Les restrictions
convenues éclatent : dans le haïku, il n’y a pas de chose que l’on ne
puisse chanter. L’on y pourra même parler de merde, de pisse de cheval et de
poux, toutes choses auparavant bannies. Témoin ce poème[28]
composé par Bashô le jour de l’An de Genroku III (1690), et qui fit scandale :
弧をきて Komo wo kite Un
porte-paillasse
たれ人います Tare hito imasu Quelconque ici au milieu
花のはる Hana no haru Du
printemps fleuri
Porter un komo (natte
de jonc), c’était être un mendiant, et pour la tradition, cela dissonait avec
l’élégant motif des fleurs de printemps, a
fortiori dans un poème du jour de l’An (à l’époque, l’année commençait au
printemps) ; mais pour Bashô, tout au contraire, le fûga fûryû réside justement dans cette rencontre, et la sauvagerie,
la bestialité serait d’y être insensible.
De cette révolution est né le haikai moderne, dit aujourd’hui haïku[29]. Toutes
les choses du milieu nippon – le fûdo – peuvent
y être dites. Toutes les choses du fûdo,
certes, mais du fûdo justement,
c’est-à-dire pas toutes, pas toute l’infinie diversité de l’Umgebung ; car en se détachant du
fond de l’environnement pour accéder à la saillance perceptive, elles ont été
triées, ordonnées, cosmisées. Voilà ce dont témoignent entre autres les saijiki 歳時記,
ces « saisonniers » qui recensent les « mots de saison »,
les kigo 季語, lesquels sont
indispensables au haïku, celui-ci ayant pour l’une de ses règles de base de
comporter au moins un kigo et, cela
va de soi, d’être composé dans la saison correspondante. C’est dire qu’il
s’agit d’un usage réglé, d’une véritable éthique du rapport à la nature.
Les saisonniers comptent certes
plusieurs milliers de kigo, et ils
sont indéfiniment ouverts aux réalités contemporaines ; mais reste qu’ils
sont une règle. Non seulement une règle littéraire, mais une règle mésologique, et comme telle à
double sens, un peu comme les « cercles fonctionnels » (Funktionkreise) d’Uexküll ; car si,
d’un côté, ils filtrent les éléments du milieu qui peuvent être institués en
thème saisonnier, d’un autre côté, ils obligent l’attention à se tourner vers
eux. Ce sont donc de merveilleux manuels d’apprentissage de la nature, comme
des comportements qui vont avec la nature. Non seulement ils font du milieu un
« porteur de signes perceptifs » (Merkmalträger),
mais, aiguisant et avivant les saillances perceptives, ils potentialisent tout
Japonais – car le haïku est toujours massivement pratiqué[30] – à
être comme un « organe perceptif » (Merkorgan) de ce milieu-là, minutieusement attentif aux faits et aux
gestes du déroulement des saisons, à leurs synesthésies comme à leurs
éventuelles dissonances. Bref, ils font de la poésie comme une chorégraphie du
milieu nippon.
Palaiseau, 27 novembre 2015.
ANNEXE
Amorce d’un saisonnier
Ci-dessous[31], les
mots de saison (kigo 季語), obligatoires dans le
haïku, sont indiqués en gras. Les saisons dont ils relèvent sont référées au
calendrier actuel (grégorien), que suit le Nouveau
saisonnier du haïku de YAMAMOTO Kenkichi (Saishin haiku saijiki, Tokyo, Bungei shunju, 1977, 5 vol.).
Printemps
(4 février – 5 mai)
Hanabie no 花冷えの Froidure des fleurs
hibachi
ni sashite 火鉢にさして au
brasero elle pique
tsuma
ga kote 妻が鏝 ma
femme le fer[32]
Seiton
Yuku haru ya 行春や Printemps qui s’en va
tori
naki uo no 鳥啼き魚の chants
d’oiseaux le poisson
me
wa namida 目は泪 a
la larme à l’œil
Bashô
Été
(6 mai – 7 août)
Go
jo arite 五女ありて Avoir
eu cinq filles
nochi
no otoko ya 後の男や et
après un garçon ah
hatsu nobori 初幟 première bannière
Shiki
Saotome ya 早乙女や La repiqueuse ah
dorote
ni hasamu 泥手にはさむ elle
empoigne à main boueuse
hitaigami 額髪 au
front une mèche
Kisei
Honoka
naru ほのかなる Fillette
au soupçon
shôjo
no hige no 少女のひげの de
ce duvet sur ta lèvre
asebameru 汗ばめる la sueur te perle
Seishi
Fûrin no 風鈴の La
clochette à vent
chiisaki
oto no ちひさき音の au
son qui tintinnabule
shita
ni iru 下にゐる on
est là-dessous
Ôshi
Automne
(8 août – 6 novembre)
Meigetsu ya 名月や Lune des moissons
tatami
no ue ni 畳の上に trace
sur le tatami
matsu
no kage 松の影 une
ombre de pin
Kikaku
Hasa ni yûhi 稲架に夕日[33] Soleil couchant sur les gerbes
ryoshû
to iu mo 旅愁というも certainement
nostalgie
tsuka
no ma ya 束の間や mais
fugitive ah
Rinka
Ishiyama
no 石山の Sur Ishiyama
ishi
yori shiroshi 石より白し plus que les pierres blanchoie
aki no kaze 秋の風 le vent
de l’automne
Bashô
Banshû
ya 晩秋や Fin
d’automne ha
kuwa
ni tsumetaki 鍬につめたき elle est froide sur la houe
ame
no iro 雨の色 la couleur de pluie
Senseki
Hiver
(7 novembre – 3 février)
Shigururu ya しぐるるや L’averse
est si froide
ta
no arakabu no 田のあらかぶの les éteules des rizières
kuromu
hodo 黒む程 elles en sont noires
Bashô
Kogarashi ya 木枯や Le vent
de l’hiver
take
ni kakurete 竹にかくれて s’est caché dans les bambous
shizumarinu しずまりぬ et va s’apaisant
Bashô
Kogarashi ya 木枯や Le vent de l’hiver
kane
ni koishi wo 鐘に小石を sur le bourdon un caillou
fukiateru 吹きあてる il fait
résonner
Buson
Jour
de l’An (1er janvier)
Uchi
harete うちはれて Soudain la lumière
shôji
mo shiroshi 障子も白し les shôjis même en sont blancs
hatsu hikage 初日影 le premier soleil
Kikan
Ushiro
ni mo 後ろにも Là-derrière aussi
utsureru
hito ya うつれる人や quelqu’un se refléterait
hatsu kagami 初鏡 au premier miroir
Kyoshi
[1]
Augustin BERQUE, Poétique de la Terre.
Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin,
2014.
[2] Dont
on lira en français Milieu animal et
milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010. Uexküll est non seulement
l’un des pères fondateurs de l’éthologie, mais sa Bedeutungslehre – l’étude de la relation sémantique d’un animal
avec son milieu – en a fait le précurseur de la biosémiotique.
[3] Dont
on lira en français Fûdo, le milieu
humain, Paris, CNRS, 2011. NB : en Asie orientale, le patronyme
(WATSUJI) précède le prénom (Tetsurô).
[4] Sur
cette relation, v. Poétique de la Terre…,
op. cit., ou plus généralement mon La
Mésologie, pourquoi et pour quoi faire, Paris-La Défense, Presses
universitaires de Paris Ouest, 2014, et consulter le site mesologiques.fr.
[5] Pour
des généralités sur le haïku, l’on pourra lire l’article d’André Delteil Haikai, haiku dans le Dictionnaire de la civilisation japonaise,
Paris, Hazan, 1994. Sur Bashô, l’auteur paradigmatique du haïku, Bashô, seigneur ermite. L’intégrale des
haïkus, édition bilingue par Makoto Kemmoku et Dominique Chipot, Paris, La
Table ronde, 2012.
[6] Dit
également uta 歌, « chant, poème ».
[7]
Paris, PUF, 1997.
[8] Sorte
de montoir décoratif représentant souvent un paysage côtier.
[9] André
LEROI-GOURHAN, Le Geste et la parole,
Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
[10] Cela
peut évoquer le jeu surréaliste des petits papiers, mais avec cette essentielle
différence que l’on ne cache rien de ce qui précède, et qu’il faut donc – à
l’inverse des petits papiers – que se dessine une suite cohérente.
[11]
Paris, Seuil, 1957, p. 222-223.
[12]
Barthes utilisait quant à lui une formule graphiquement plus complexe, mais
dont le sens est exactement le même. Réciproquement, l’on pourrait représenter
les chaînes trajectives comme Barthes représentait les chaînes sémiologiques.
[13]
Rappelons que, dans l’histoire de la pensée européenne, le rapport
sujet/prédicat en logique est homologue au rapport substance/accident en
métaphysique.
[14] Sur
ce thème, on lira par exemple Frédéric LANDRAGIN, « Saillance physique et saillance cognitive », Corela. Cognition, représentation, langage,
vol. 2, 2004, n° 2. Toutefois, cette approche se situe classiquement dans le
cadre du dualisme moderne, en séparant saillance objective (la saillance
physique ou « P-saillance ») et saillance subjective (la saillance
cognitive ou « C-saillance »). Pour la mésologie, il n’y a
concrètement de saillance que trajective, c’est-à-dire dans l’Umwelt et non dans l’Umgebung, et donnant ainsi naissance aux
prises de l’écoumène (cf. les affordances gibsoniennes).
[15]
S’agissant du milieu nippon, c’est ce dont j’ai présenté un tableau dans Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais
devant la nature, Paris, Gallimard, 1986 ; ou plus généralement dans Écoumène. Introduction à l’étude des milieux
humains, Paris, Belin, 2000.
[16] Tada momiji to ieba Tatta, hana to ieba
Yoshino to ieba tariru ただ紅葉といへば龍田、花といへば吉野といへば足りる.
Cité dans KARAKI Junzô, Nihonjin no
kokoro no rekishi (Histoire de la sensibilité japonaise), Tokyo, Chikuma
Gyôsho, 1976, vol. I, p. 85.
[17] Nishida Kitarô Zenshû, Tokyo, Iwanami,
1966, vol. XI, p. 457. Sur ce thème v. Écoumène,
op. cit., p. 57 sq.
[18]
« Bananier », prénom de plume de Matsuo Munefusa (1644-1694).
[19] Op. cit., p. 261.
[20] Cité
par Karaki, op. cit. p. 90.
[21]
Recueil de waka compilé en 905 sur
l’ordre de l’empereur Daigo. Cité par Karaki, ibid.
[22] Cité
par Karaki, ibid.
[23]
Karaki, op. cit. p. 92. On pourra
rapprocher ce naru du Ereignis heideggérien, que Wikipédia
définit comme suit : « Das Ereignis, au sens courant, ce mot
signifie l'événement, ce qui arrive. Heidegger l'entend comme er-eignis-,
ce qui amène à être proprement soi, sa propriété. Ereignen ‘faire
advenir à soi’ (Temps et Être dans Q IV p. 227). Laisser advenir à
soi, laisser-être, manifester de la bienveillance ou comme sens approché le
père qui protège son enfant, le conseille sans le contraindre mais en le
laissant développer sa propre personnalité, être ce qu'il doit être en toute
liberté. Secrètement à partir des traités impubliés et notamment des Apports à la philosophie : de
l’Avenance, l'Ereignis est devenu, comme on l'a su après la publication en
1989 de ces traités, le mot directeur de la pensée d'Heidegger, le nouveau nom
du déploiement originel de l'Être. Heidegger désigne aussi l'Ereignis par un
‘il y a être’ (Es gibt Sein), c'est-à-dire comme l'évènement d'une pure
donation. L'être donne l'étant et se retire au profit du donné. L'Ereignis
reste caché derrière le voilement inhérent à ‘l'être-là’ comme
‘être-au-monde’ ».
[24]
Cités par Karaki, op. cit. p. 91.
[25]
Socques de bois, au bruit caractéristique.
[26] L’oi 笈
est une sorte de casier portable, où le lettré en voyage range de quoi écrire
et quelques livres.
[27] Cité
par Kon Eizô et al., Bashô nyûmon (Introduction à Bashô), Tokyo, Yuhikaku shinsho, 1979, p. 111.
[28] Cité
et commenté par Karaki, op. cit. p.
267 sq.
[29] Le
mot haiku 俳句 a été créé en 1891 par
Masaoka Shiki (1867-1902).
[30] On
compte plusieurs millions de pratiquants réguliers du haïku, et les grands
quotidiens – qui tirent à plusieurs millions d’exemplaires – ont régulièrement
une page de haïkus.
[31] En
modifiant quelques-unes de mes traductions, je reprends ici les haïkus que j’ai
commentés dans Le Sauvage et l’artifice,
op. cit., auquel on pourra se reporter pour saisir dans quel contexte (dans
quel milieu) s’insèrent ces poèmes. L’on ne manquera pas de noter qu’il y a
dans le monde du haïku cinq saisons, dont la cinquième est le Jour de l’An,
gros à lui seul de quelque 600 mots de saison dans le Saisonnier de Yamamoto.
[32] Le kote est un ancien fer à repasser en
forme de gâche (autre sens de kote)
que l’on piquait dans les braises du hibachi
pour le chauffer.
[33] Yûhi (soleil couchant) comptant trois
pieds, quelle que soit la lecture de稲架
(hasa, aza, ase, aze, hatsuki, inaka,
inekake, ashi, date, kakake, inegi…), ce vers a plus de cinq pieds, ce qui
autorise la traduction à en avoir aussi plus de cinq. Le mot hasa désigne les échafaudages
provisoires où, sur les diguettes (aze 畦 ou 畔) entre les rizières, on met à
sécher les gerbes de riz fraîchement moissonnées.