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Qu’est-ce
qu’habiter la Terre à l’anthropocène ?
par Augustin Berque
Sommaire – 1.
Le lien écouménal ; 2. La demeure humaine ; 3. Habiter par le corps
et par le bâtiment ; 4. Habiter en pureté ; 5. Le feu et le
lieu ; 6. La contingence de l’habiter ; 7. Déploiement et inversion
de l’habiter humain ; 8. Déshabiter la Terre : l’origine de l’anthropocène ;
9. Du mont Horeb à l’espace foutoir ; 10. Médiance et réhabitation de la
Terre.
1. Le lien écouménal
Un jour ou l’autre, et sans doute plus
d’une fois dans le présent séminaire, nous avons tous entendu ces vers de
Hölderlin :
Voll
Verdienst, doch dichterisch wohnet Plein
de mérites, mais poétiquement habite
Der
Mensch auf dieser Erde. L’humain sur cette
terre.
et
c’est bien de cet habiter-là qu’il sera question aujourd’hui. Nous autres humains habitons la Terre avec beaucoup de
mérites – ce que nous méritent nos techniques et nos travaux, qui anthropisent
l’environnement –, mais aussi comme poètes, avec nos symboles, qui humanisent
l’environnement. Et ce n’est pas tout : comme l’a montré Leroi-Gourhan
dans Le Geste et la parole[1],
cette action même, par effet en retour, a fait de notre lignée l’espèce
humaine, Homo sapiens. À
l’anthropisation de la Terre par la technique, et à son humanisation par le
symbole, a répondu l’hominisation du corps animal en un corps humain. C’est
ainsi qu’est apparue l’écoumène, ἡ οἰκουμένη, la Terre humainement habitée,
dans le lien écouménal – le lien onto-géographique – entre la Terre et l’humanité.
C’est de ce lien écouménal que
s’occupe la mésologie, dans le sens particulier d’étude des milieux humains ; mais ce sens particulier doit
nécessairement être replacé dans son sens plus général, celui d’étude des milieux vivants. C’est dans ce
sens plus général que le naturaliste Jakob von Uexküll (1864-1944) a parlé d’Umweltlehre[2],
tandis que c’est dans le sens particulier d’étude des milieux humains que le
philosophe Watsuji Tetsurô[3]
(1889-1960) a parlé de fûdoron 風土論[4]. À ce double titre – le général comme
le particulier –, la mésologie a beaucoup à voir avec l’écologie ; mais
avec cette différence, essentielle et fondatrice, qu’ont introduite Uexküll et
Watsuji : alors que l’écologie, science moderne, étudie l’environnement
comme un ensemble d’objets (les écosystèmes), la mésologie, science
transmoderne, étudie les milieux comme relation signifiante et créatrice entre
un sujet – vivant en général ou humain en particulier, qu’il soit individuel ou
collectif, organisme ou espèce, individu ou société – et tout ce qui
l’entoure : non des objets, mais des êtres et des choses.
Du même pas, Uexküll et Watsuji ont
établi une distinction homologue entre ce qu’il ont appelé, d’une part, le
milieu (Umwelt, fûdo 風土), et d’autre part l’environnement (Umgebung, shizen kankyô 自然環境).
Le milieu n’est pas l’environnement. L’environnement est ce qui existe,
abstraitement et universellement, pour le regard de nulle part de la science
moderne ; tandis que le milieu est ce qui existe, concrètement et
singulièrement, pour un certain être dans une certaine histoire. Le milieu est
évolutionnairement et historiquement construit par cet être, lui-même corrélativement
en devenir, à partir de la matière première qu’est l’environnement. C’est
pourquoi, au sein d’un même environnement (cela qu’étudie l’écologie),
coexistent des milieux aussi divers et différents qu’il existe d’êtres
concernés ; et c’est cela : ces milieux-là, qu’étudie la mésologie.
L’on peut dire en ce sens que la
mésologie est une écologie phénoménologique, fondée sur l’éthologie et la
biosémiotique pour ce qui est du vivant en général, ce qui à première vue pourra
sembler dans le fil du développement continu des sciences modernes de la
nature ; mais s’agissant de l’humain en particulier, dont le milieu n’est
pas seulement écologique mais également techno-symbolique[5],
il apparaît immédiatement que la mésologie n’entre pas dans le cadre du
paradigme dualiste qui fut celui de la modernité, pour lequel, ainsi que l’a
explicitement posé Descartes dans le Discours
de la méthode, le sujet (le cogito)
n’a besoin pour être d’aucun lieu ni d’aucune chose matérielle, autrement dit n’a
besoin d’aucun milieu. La perspective de la mésologie est radicalement différente ; car pour elle,
le sujet – humain ou autre – n’est ce qu’il est, et n’existe comme tel, que
dans sa relation avec son milieu ; et réciproquement. Il s’agit donc véritablement
d’un autre paradigme, qui tout en le supposant, va au delà de celui de la
modernité : un paradigme
transmoderne.
Voilà pourquoi Watsuji a introduit
le concept onto-géographique de fûdosei 風土性 – que j’ai traduit par médiance –, qu’il a défini comme « le moment structurel de
l’existence humaine » (ningen sonzai
no kôzô keiki 人間存在の構造契機)[6],
signifiant par là que c’est la relation écouménale entre l’être humain et son
milieu qui fait que l’un et l’autre existent tels qu’ils sont.
La médiance, ce couplage structurel
entre l’être et son milieu, vaut pour tous les êtres ; mais elle vaut
d’autant plus pour l’être humain que celui-ci, entre tous, dépend vitalement de
son milieu ; car si, comme tous les autres sujets vivants, il a besoin
d’un écosystème, en outre, il ne saurait vivre ni même survivre sans les
systèmes techniques et symboliques propres aux milieux humains. La médiance
humaine n’est pas seulement écologique,
elle est éco-techno-symbolique.
S’agissant donc aujourd’hui de
l’habiter, habiter, du point de vue
de la mésologie, c’est avant tout habiter
un certain milieu dans une certaine médiance. C’est ce point que je
développerai pour commencer.
2. La demeure humaine
La quinzaine d’années[7]
qui alla du IIe entretien de Darmstadt sur « L’Homme et
l’espace », où Heidegger donna le 5 août 1951 sa conférence Bauen wohnen denken[8],
jusqu’à la publication d’Architecture
without architects, de Bernard Rudofsky[9],
a ébranlé décisivement les dogmes du mouvement moderne en architecture.
L’habiter humain, désormais, ne pouvait plus se réduire au logement des corps
dans des « machines à habiter ». La philosophie et les sciences
sociales entamèrent alors une réflexion sur l’espace qui devait culminer avec
la publication de La Production de
l’espace, d’Henri Lefebvre[10].
Héritière
de ces remises en cause, ma propre réflexion a principalement porté sur la nature
de l’écoumène, que j’entends comme la
relation de l’humanité à l’étendue terrestre[11].
Une telle relation ne peut se réduire à la conception, traditionnelle en
géographie, de l’écoumène comme « partie habitée de la Terre » ;
laquelle reste cependant pleine d’enseignements. Cette conception remonte à la
géographie grecque de l’Antiquité, celle de Strabon[12]
notamment. Dans ce cadre, la « terre habitée » (οἰκουμένη γῆ)
s’oppose à la terre déserte, l’érème
(ἔρημος), laquelle n’est éventuellement fréquentée que par le « désertique »,
i.e. l’ermite (ἐρημίτης). Habiter le désert (desertum en latin) suppose qu’on se soit au préalable détaché (de-) de l’ensemble de liens (sertum) tissant le monde humain. Ce
n’est pas à la portée du premier venu. Il faut pour cela « remonter dans
les terres » (ἀναχωρέω) loin de la ville, nombril du monde ; quitter
donc le monde, ce que ne peut faire que l’anachorète (ἀναχωρητής), alias
l’ermite.
Ces
étymologies nous suggèrent, d’abord, que l’habiter s’exprime nécessairement
dans une certaine organisation de l’espace terrestre, où l’écoumène et l’érème
s’opposent et sont complémentaires. L’habiter se définit dans son rapport à ce
qui le nie : le dé-sert, i.e. le
détissage du monde. Inversement, l’habiter comporte une fonction essentielle à
ce qui tisse le monde. Cette fonction
est antérieure et sous-jacente aux formes que prend l’habitat humain dans
l’expression historique et géographique de l’habiter. Elle est inhérente à
l’existence humaine sur la Terre ; et c’est à ce sens profond et antérieur
qu’il faut remonter pour comprendre l’écoumène, comme demeure de l’être.
3. Habiter par le corps et par le bâtiment
Quoique de telles réflexions découlent
de la question posée par Heidegger avec Bâtir
habiter penser, elles ne relèvent pas de la même démarche. Elles partent à
l’inverse d’un questionnement géographique sur les formes concrètes de
l’habitat humain dans ses divers milieux ; c’est-à-dire non seulement sur
les formes construites, mais sur les genres de vie, les attitudes et les
comportements qui, allant avec elles, croissent
ensemble[13] ; ainsi que sur la spatialité qui, animant cet
ensemble, lui donne sens[14].
Ce
sens comprend notamment la manière dont telle ou telle culture exprimera
linguistiquement la notion d’habiter. L’idée même d’écoumène, quant à elle,
vient comme on l’a vu d’un mot grec dont la racine indo-européenne, weik-, signifie habitation ou
village. Cette racine a donné en grec
non seulement oikeô (j’habite) et oikos (maison), d’où les nombreux termes
savants qui en dérivent directement en français (écoumène, économie, écologie, écosystème…), mais également toutes
sortes de mots familiers dans notre langue : paroisse (de paroikia,
groupement de voisins), perroquet (par
l’italien parroco, curé), voisin (du latin vicinus, de vicus [= oikos], pâté de maisons), ville, villa, village (de weik-s-la par le latin villa, ferme), etc.[15]
Dans
cette lignée, la disposition matérielle de l’habitat dans l’espace géographique
entraîne l’idée d’habiter. On part des formes concrètes pour remonter à un
principe. Tout autre, mais également concrète, est la lignée dont procède le
français habiter. Celle-ci renvoie au
latin habere, « tenir », qui a donné notre verbe avoir, mais qui est également à la racine d’habit et d’habitation.
Dans l’histoire de notre langue, cette lignée aura suivi « les voies
parallèles du maintien (manière
d’être) et de l’occupation (être
là) »[16].
À
son sens principal, habere ajoutait
celui de « se tenir ». Sa forme fréquentative habitare a donné habiter,
mais aussi habitude. Le lien n’est plus évident aujourd’hui, mais
à l’âge classique, on pouvait encore dire habiter
la guerre au sens d’« avoir souvent la guerre ». À la même époque, habiter signifiait également « peupler,
coloniser » ; d’où habitant
dans un sens qui a disparu en France, mais qui subsiste au Québec dans une
expression telle que couverture en laine
d’habitant, i.e. tissée à la campagne. N’allez pas imaginer que les
premiers colons de la Nouvelle France n’avaient pour tout habit (du latin habitus,
manière d’être, tenue, mise) que leur propre pelage !
Tout
cela réfère d’abord au corps agissant, plutôt qu’au bâtiment comme dans oikos ; à telle enseigne qu’au
Moyen Âge, habiter avec pouvait
vouloir dire faire l’amour… Du reste, aujourd’hui encore, mais pour des raisons
phonétiques seulement, habiter (et
ses dérivés) permet bien des gauloiseries[17].
Cela non plus n’est pas dépourvu de sens. Après tout, à la différence des
autres primates, l’humain ne copule généralement pas en public, mais plutôt en
privé, dans une habitation…
La
lignée d’oikos et celle d’habitare sont complémentaires, on le
voit ; mais elles sont loin, à elles seules, d’illustrer tous les sens qui
peuvent, concrètement, aller avec l’idée d’habiter dans l’ensemble des milieux
humains. En faire la revue étant ici hors de question, je n’en prendrai que
deux autres exemples : en japonais et en chinois.
4. Habiter en pureté
En japonais, « habiter » se
dit sumu. Ce verbe a deux homophones,
l’un qui signifie « s’achever », l’autre « se clarifier »[18].
Le premier de ces homophones, à la forme négative sumimasen, est l’équivalent du français « pardon » ou
« excusez-moi ! », bien que les occasions dans lesquelles on
l’utilise puissent différer beaucoup des manières françaises ; par exemple
comme équivalent de « merci ! ». Le lien que de tels usages
entretiennent avec le premier sens est à peu près que l’on ne saurait achever de rendre grâces à la personne
qui vous oblige. Mais quels liens imaginer avec l’idée d’habitation, comme avec
celle d’éclaircissement ?
Selon
le dictionnaire de langue ancienne Iwanami
kogo jiten, la racine des trois verbes sumu
(住む ou 棲む ; 済む ; 澄む ou 清む) serait commune. Elle aurait conduit
au sens d’habiter par l’idée que « quelque chose qui était en mouvement
s’arrête en un endroit et s’y fixe » ; et au sens de se clarifier par
l’idée que « l’air ou l’eau deviennent transparents, après le dépôt des matières
qui y étaient en suspension » ; le sens
de « s’achever » étant commun aux deux (achever de se
mouvoir, achever de se décanter).
Examinant
ces trois termes, l’ethnologue Araki Hiroyuki[19]
a insisté sur l’idée de pureté qui leur serait sous-jacente ; par exemple
en décryptant des rituels qui exprimeraient qu’habiter la communauté rurale,
c’est maintenir un état de pureté, la quitter étant une souillure qui nécessite
une lustration. Sans creuser bien loin, du reste, on remarquera d’emblée que
dans l’habitation japonaise, l’exhaussement du plancher, joint à l’obligation
de se déchausser quand on y « monte » (agaru 上がる), ainsi qu’à la coutume de prendre un
bain chaud et de se changer quand on y revient après le travail, place l’espace
domestique sous le signe évident de la pureté. L’on remarquera aussi que la
religion japonaise autochtone, le shintô, accorde une place centrale aux
pratiques de lustration. Etc. : l’idée de pureté, au fond, imprègne tout
le milieu nippon, à commencer par l’habiter.
Au
sens d’habiter, sumu est transcrit
par le sinogramme 住, qui se prononce zhù en chinois. L’étymologie de ce caractère le décompose en deux
éléments, la clef de l’Homme 人 à gauche, et à droite un élément 主 dérivant du pictogramme d’une flamme unique et stable,
comme celle d’une chandelle ; d’où l’idée que des humains se tiennent en
un lieu stable : une habitation.
Cette
métaphore comporte, on le voit, des traits communs à habitare comme à sumu,
tout en y composant l’image de la flamme. Celle-ci conduit à une composante
essentielle de l’habitation humaine : la présence d’un foyer.
5. Le feu et le lieu
La vieille locution « sans feu ni
lieu », avec sa compagne « sans foi ni loi », nous en dit long
sur l’habiter. Quand on est sans foyer, chemineau ou vagabond, sans domicile
fixe, on est de ce fait même soupçonné de ne pas respecter les liens qui
tissent le monde, et celui-ci vous rejette. Pour le SDF, être sans foyer, c’est
aussi ne pas pouvoir manger chaud ; et donner un repas chaud, c’est l’une
des premières choses qui font un foyer d’accueil…
La
maîtrise du feu est une technique inséparable de notre humanité même ;
elle aurait en effet, pense-t-on, permis le développement de la boîte crânienne
en la libérant d’une mâchoire trop puissante, car les aliments cuits sont plus
faciles à mastiquer. Ainsi, la technique du feu a contribué à transformer le
corps animal en un corps humain ; ce fut l’un des facteurs de
l’hominisation. En même temps, le feu a transformé l’environnement,
l’anthropisant pour en faire un habitat humain, de multiples façons et à
diverses échelles. Les premiers agriculteurs, par exemple, ont en général été des
essarteurs, qui brûlaient la forêt pour la défricher ; mais même avant
l’agriculture, l’usage périodique du feu, comme chez les Aborigènes
d’Australie, a favorisé les espèces qui convenaient davantage aux besoins
humains. Nous considérons aujourd’hui ces usages comme destructeurs. Ils l’ont
été souvent, certes, mais – à preuve la stabilité plurimillénaire des genres de
vie autochtones en Australie[20]
– cela n’est nullement une fatalité ; tout ici est affaire de densité de
l’occupation humaine, donc de fréquence de l’essartage.
À
une autre échelle, le feu est ce qui transforme les aliments, pour les rendre
plus assimilables et plus appétissants. Il en facilite l’ingestion, développant
tout en les médiatisant les liens de notre corps avec notre milieu, qu’il rend
donc plus habitable. Avec la céramique, il est aussi à l’origine de la plus
grande partie de notre vaisselle, comme il l’est encore, par la brique, de
beaucoup d’habitations. Par ailleurs, bien entendu, il permet aussi de chauffer
celles-ci en hiver. Etc.
Il
n’y a donc pas d’habitat humain sans foyer. Plus : la condition culturelle
de l’humanité suppose le feu, non seulement comme technique de cuisson ou de
chauffage, mais aussi comme symbole, ainsi que Lévi-Strauss l’a montré naguère
dans Le Cru et le cuit[21].
Pas étonnant, par conséquent, que « feu » ou « foyer »
puissent être synonymes d’habitation, comme lieu social avant même d’être
bâtiment.
Ainsi,
le feu est un puissant éco-techno-symbole de l’habiter humain, par les voies de
la construction (la lignée d’oikos)
comme par celles du maintien du corps en un lieu social (la lignée d’habere).
6. La contingence de l’habiter
L’éco-techno-symbole du feu comporte,
on l’a vu, l’idée de transformation, voire celle de transmutation, comme
l’alchimie l’a manifesté aussi bien en Orient qu’en Occident. Or transformer
les choses est l’activité humaine par excellence. L’humain, c’est l’être qui,
par ces transformations, crée de nouvelles choses, par delà l’état naturel.
C’est Homo faber, l’homme ouvrier, l’artisan,
celui qui possède l’art de fabriquer.
En
français aujourd’hui, fabriquer a le
même sens que le latin classique fabricare :
confectionner, façonner des objets. D’autres sens en ont dérivé
historiquement : construire, bâtir, mais aussi truquer. La lignée de faber a donné l’ancien français fèvre, qui voulait dire forgeron, et qui
subsiste dans des anthroponymes tels que Lefebvre, ou Fabre
en occitan. Une fabrique, c’est un lieu où l’on fabrique
des choses : un atelier, etc., mais
c’était aussi le fait même de fabriquer, notamment celui d’édifier une
église ; et ce sens de « construction » a longtemps subsisté
dans le vocabulaire des jardins, où du reste fabrique désignait à l’origine la plantation du jardin lui-même.
Fabriquer, en somme, c’était aménager un milieu humain.
Si
toutefois l’art de fabriquer ou de construire est inhérent à l’humain, celui-ci
n’est pas le seul être qui édifie son habitat. De très nombreuses espèces
animales ont ainsi un phénotype étendu
qui fait rêver les architectes[22],
et pas seulement les architectes ; l’abeille avec sa ruche ou le termite
avec sa termitière, en particulier. Ces bestioles n’existent pas indépendamment
de leur habitat, dont la construction est programmée dans leurs gènes au même
titre que leur génotype.
On
ne peut pas en dire autant de l’habitat humain, dont l’expression matérielle
est manifestement trop variée. Du reste, les primates sont parmi les plus
piètres constructeurs du monde animal. Qu’est-ce donc qui est humain dans
l’habitat humain ? Sa variété même, qui le place sous le signe de la
contingence. L’habitat humain n’est en effet jamais nécessairement tel qu’il est. Il peut toujours être
différemment, selon les circonstances, le milieu, la culture et
l’histoire : grotte ou gratte-ciel, palafitte ou coupe-vent, tente ou
sampan, hutte ou palais, appartement ou pavillon... Mais à son tour, cette
contingence essentiellement humaine, d’où vient-elle donc ?
7. Déploiement et inversion de l’habiter humain
Dans le vocabulaire de la philosophie[23],
contingence est opposé à nécessité. L’aristotélisme a défini
comme contingent ce qui est conçu comme pouvant être ou ne pas être. Les
événements futurs sont contingents, par exemple. « Un fait est contingent par rapport à une certaine loi générale,
ou à un certain type, lorsqu’il consiste non dans l’application de cette loi,
ou de ce type, mais dans quelque circonstance particulière à tel ou tel objet
individuel »[24].
Pour la logique, « une proposition est dite contingente si la vérité ou la fausseté du rapport qu’elle énonce
est connue par l’expérience seule, et non par la raison »[25].
Comme Émile Boutroux l’avait montré dans De la contingence des lois de la nature (1874), ces lois sont inégalement déterminantes : elles ne le sont
rigoureusement que dans l’ordre physique, mais « le sont de moins en
moins, à mesure que l’on va de l’ordre purement physique à l’ordre biologique
et à l’ordre humain, en sorte que leur application laisse place de plus en plus
à la finalité, et à la liberté, qui en est la condition »[26].
S’agissant
concrètement de l’habiter, cette gradation qui va de la nécessité vers la
contingence correspond à une échelle ontologique allant du niveau d’être de la
planète (l’ordre mécanique, i.e. celui des systèmes physicochimiques) à celui
de la biosphère (l’ordre écologique, i.e. celui des écosystèmes) puis à celui
de l’écoumène (l’ordre mésologique, i.e. celui des milieux humains)[27].
Cette échelle va également de l’universel vers le singulier. Au niveau
ontologique de la planète, les lois de la physique s’appliquent nécessairement
et universellement ; mais moins rigoureusement au niveau de la biosphère,
et moins encore au niveau de l’écoumène, tandis qu’augmente au contraire le
degré de contingence. Autrement dit, le degré de liberté[28].
Cette
échelle ontologique est également cosmologique. Elle correspond à l’évolution
qui est allée d’une simple planète à une biosphère habitée par la vie, puis à
une écoumène habitée humainement ; évolution qui mène aussi, on le voit,
du non-habiter vers l’habiter. L’ordre purement mécanique de la planète – tel
celui de la Lune aujourd’hui – n’est ni habité ni habitable, sinon au sein
d’habitacles artificiels. Ce qui a rendu la planète habitable, c’est
l’apparition de la vie. Or celle-ci était dès le départ contingente, à telle
enseigne qu’on ne sait pas la recréer en appliquant mécaniquement les lois
universelles de la physique. Elle est en outre devenue de plus en plus
contingente et singulière – autrement dit de moins en moins mécanique – au fur
et à mesure de l’évolution qui a conduit à l’émergence de
« l’habitée » par excellence : ἡ οἰκουμένη, l’écoumène – la demeure humaine.
C’est
dire le contresens abyssal, onto-cosmologique
de Le Corbusier lorsqu’il a prétendu réduire l’habiter aux lois
universelles de la mécanique. Professer en effet qu’une maison est une machine
à habiter, et que, parallèlement,
« Rechercher l’échelle humaine, la fonction
humaine, c’est définir les besoins humains. Ils sont peu nombreux ;
ils sont très identiques entre tous les hommes, les hommes étant tous faits sur
le même moule depuis les époques les plus lointaines (…) ; toute la
machine est là, carcasse, système nerveux, système sanguin ; et il s’agit
de chacun de nous, exactement et sans exception »[29].
c’est exactement
inverser le processus, ontogénétique et cosmogénétique à la fois, qui en
quelque quatre milliards d’années a conduit, sur la Terre, à l’émergence de
l’écoumène. C’est rebrousser tant la lignée de l’oikos que celle de l’habitare,
qui en réalité, dans l’évolution naturelle de l’être et de l’univers, se sont
toujours plus éloignées de la mécanique initiale !
8. Déshabiter la Terre : l’origine de l’anthropocène
Comment une
telle inversion, une telle déshabitation
a-t-elle été possible ? Elle est proprement moderne, mais elle a des
racines lointaines, que je fais remonter au principe
du mont Horeb. Qu’est-ce que le mont Horeb ? Cette montagne au désert du
Sinaï, sur le sommet de laquelle, nous dit la Bible (Exode, 3, 15),
« Moïse dit
à Dieu : “ Voici, je vais trouver les Israélites et je leur dis : ‘Le
Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous’. Mais s’ils me disent ‘Quel est son
nom ?’, que leur dirai-je ?” Dieu dit à Moïse : “Je suis celui
qui suis [sum qui sum, אהיה אשר אהיה (ehyeh ascher ehyeh)] ”. Et il dit : “Voici ce que tu
diras aux Israélites : ‘Je suis’ m’a envoyé vers vous” ».
Voilà qui, à l’époque, n’allait pas
encore de soi ; concevoir l’être absolu, en effet, n’est pas à la portée
de tout le monde. Aussi fallut-il accompagner la chose de ce que la tradition
appelle les Dix commandements, ou Tables de la loi ; car pas de foi sans
loi, c'est-à-dire sans religion – ce qui relie, mais aussi qui ligote. Le
catéchisme étant un peu passé de mode, rappelons cet épisode biblique en
alexandrins, à la manière de la Légende
des siècles :
Le principe du mont Horeb
En
haut du mont Horeb, Yahveh dit à Moïse
« Je
suis celui qui suis (ehyéh asher ehyéh) ».
Moïse
descendu, les gens lui demandaient :
« Hé
Moïse, là-haut, est-c’qu’i’y avait Yahveh ? ».
Moïse
confirmait : « Oyez, y avait Yahveh ! ».
LES
GENS
-
Qui c’est, Yahveh ?
MOÏSE
-
C’est Lui qui sait qui c’est, Yahveh.
Moralité :
c’est çui qui l’sait qui l’est, Yahveh,
Et
s’il dit qu’il le sait, alors y a bien Yahveh,
Car
Yahveh seul le sait, olé, CQFD !
Les
Tables de la Loi vous font de douces bises.
Quel rapport ce « principe du
mont Horeb » a-t-il avec la question de l’habiter, a fortiori avec l’anthropocène ? Voilà qui apparaîtra si l’on
rapproche le passage de la Bible cité plus haut des deux citations suivantes.
J’extrais la première du Discours de la
méthode (p. 38 et 39 dans l’édition Flammarion de 2008) :
« Puis,
examinant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que
je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde, ni aucun lieu où je
fusse (…) je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la
nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne
dépend d’aucune chose matérielle ».
Quant
à la seconde, je l’extrais du Cyborg
Handbook de Chris Hable Gray (Routledge, 1995, p. 47) :
« I thought it would be good to have a new
concept, a concept of persons who can free themselves from the constraints of
the environment to the extent that they wished. And I coined this word Cyborg.
(…) The main idea was to liberate man (…) to give him the bodily freedom to
exist in other parts of the universe without the constraints that having
evolved on Earth made him subject to ».
La personne qui s’exprime ici est Manfred
Clynes (1925-, inventeur et musicien, l’un des pères du scanner), co-auteur
avec Nathan Kline (1916-1983, pionnier de la psychopharmacologie) d’un article
qui – Clynes travaillait alors pour la NASA, la chose est significative – parut dans le numéro de septembre 1960 de la
revue Astronautics, « Cyborgs
and space », où fut effectivement employé pour la première fois le mot de cyborg.
Ce que les trois citations susdites ont
en commun, c’est l’affirmation d’un être transcendantal. La Bible en fait le
dieu unique, l’être absolu, Yahveh – de l’hébreu יהוה
(yhwh) –, sujet-prédicat de
soi-même. Descartes, avec le Discours de
la méthode, et plus
particulièrement avec le fameux cogito, ergo sum des Principia philosophiae, reprend la même auto-fondation
transcendantale, donnant par là naissance au sujet moderne, lequel, pour être,
n’a plus besoin du milieu terrestre. Conceptuellement, du moins. Quant à Cyborg, il
prétend carrément s’en donner les moyens techniques.
Telles furent l’origine, puis
l’affirmation, puis la réalisation de la modernité : le mode existentiel
d’un être qui, transcendant l’étendue alentour du haut de sa montagne – c’est
le principe du mont Horeb – , n’a besoin d’aucun lieu, et renie donc son
appartenance au milieu terrestre. Forclosant sa médiance, il
n’habite plus la Terre.
On sait ce qu’il en est résulté: pour l’avoir réduite à une simple
étendue objectale, exploitable à merci, cet être a ravagé la Terre. Déclenchant
la Sixième Extinction, il a décimé les autres espèces vivantes, déréglé
l’homéostasie climatique de toute une planète, et il se targue même aujourd’hui
d’atteindre aux échelles géologiques avec son anthropocène, ce new age (καινός, nouveau, d’où le –cène d’anthropocène) dû au seul humain (ἄνθρωπος).
9. Du mont Horeb à l’espace foutoir
Or ledit anthropocène pourrait bien être bref[30] ; car il suffit de renverser ce même mot pour se rendre
compte que l’humain n’est qu’un parvenu, un καινός ἄνθρωπος ou un homo novus, comme on disait encore voici deux ou trois nanosecondes (à l’échelle
des temps géologiques). La Terre en a vu d’autres, et ce que l’humain lui fait,
ce n’est que de scier la branchette sur quoi il s’est juché.
Et dans la foulée – à
moins que nous ne voulions vraiment dégringoler aux oubliettes de l’évolution
–, c’est donc un renversement de
perspective qui s’impose ; car ce n’est pas notre appartenance terrestre,
mais au contraire le principe du mont Horeb que nous devons renier. Nous devons
réapprendre notre appartenance au milieu terrestre, en certains lieux de la
planète Sol III. Voici donc le mot d’ordre : Réhabitons la Terre !
Sans doute, mais
comment faire ?
Commençons par un
contre-exemple : ce qu’il ne faut plus faire :
En 1961, Le Corbusier
présenta, sous la forme d’une barre de grande hauteur, un projet d’hôtel et de
palais des congrès devant prendre la place de la gare d’Orsay, l’ancien
terminus de la Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans, bâtiment
désaffecté après soixante ans d’existence (la gare, construite par Victor
Laloux, avait été inaugurée pour l’exposition universelle de 1900). L’argument
du projet (© FLC/ADAGP) exposait ce qui suit :
« Ce lieu géographique, cet élément extraordinaire du paysage parisien (…) c'est un régal de l'esprit et des yeux. L'histoire (…) – tout ceci peut devenir un immense spectacle offert aux Parisiens et aux visiteurs. Il s'agit, en effet, d'un Centre de Culture, Congrès, Expositions, Musique, Spectacles, Conférences, muni de tous les équipements contemporains (…). Et ceci sans une bavure, sans un hiatus; ceci apporté par le temps, par l'esprit à travers les siècles. La bâtisse des temps modernes permet de créer un instrument prodigieux d'émotion. Telle est la chance donnée à Paris si Paris se sent le goût de "continuer" et de ne pas sacrifier à la sottise l'immense paysage historique existant en ce lieu. C'est par un amour fervent voué à Paris par les promoteurs de ce projet, qu'un but aussi accessible d'une part, mais aussi élevé d'autre part, peut être atteint. La présente étude (…) a été conduite avec un esprit de loyauté absolue, de rigueur totale, constructive, organique, et avec le désir d'apporter une manifestation décisive d'architecture à l'heure où Paris doit être arraché aux mercantis ou aux gens trop légers d'esprit ».
Ici,
le principe du mont Horeb s’exprime à l’état pur : abstrayant son regard de nulle part du lieu même où
elle s’insère physiquement, la « manifestation décisive
d’architecture » prétend jouir transcendantalement du paysage alentour,
alors que, concrètement, la réalisation de cette barre de grande hauteur en
plein cœur de Paris aurait ipso facto ravagé
ledit paysage. C’eût été littéralement ce que Li Shangyin, poète chinois du IXe
siècle, qualifiait de shafengjing 殺風景 : du tue-paysage.
Le principe du mont Horeb, avec son corollaire le
tue-paysage, a fini par engendrer ce qu’un autre pape de l’architecture
moderne, Rem Koolhaas, a qualifié d’« espace foutoir » (junkspace), non certes pour le répudier,
mais au contraire pour en rajouter à la louche. Tout cela ne serait après tout
qu’une question de goûts et de couleurs, si l’espace foutoir ne témoignait en
fait de cette perte de lieu et de milieu que, dès l’origine, portait en germe
le principe du mont Horeb. L’espace foutoir, ce n’est qu’un autre nom de l’acosmie, ce déboussolement radical
qu’entraîne la déshabitation de la Terre qui pourtant nous fonde, par suite de
la forclusion de notre médiance – le moment structurel de notre existence.
10. Médiance et réhabitation de la Terre
La thèse de la
médiance, dans l’œuvre de Watsuji, partait de sa conception de l’humain (ningen 人間) comme duel, i.e. à la fois individuel
en tant que hito (人) et social en tant qu’aidagara (間柄). Ce second terme correspond à ce que
j’appelle notre « corps médial »[31],
autrement dit notre milieu. Le déploiement progressif de celui-ci à partir de
notre corps animal et de l’environnement brut (l’Umgebung d’Uexküll), dans l’évolution qui a conduit à l’émergence
d’Homo sapiens, est en même temps le
déploiement de la mondanité humaine (la Weltlichkeit
selon Heidegger) ; laquelle, distincte mais enracinée qu’elle est dans
la biosphère, a établi l’écoumène, la
véritable demeure de l’être humain.
Pourquoi ce
« véritable » ? Pour, d’un côté, distinguer la mésologie du
positivisme étroit qui réduit l’habiter humain aux écosystèmes ; mais
aussi, d’un autre côté, pour la distinguer de la thèse heideggérienne selon
laquelle la demeure de l’être serait le langage, autrement dit la métaphore.
D’une part en effet, l’habiter humain
est irréductible à l’habitat des animaux, car il dépasse radicalement les
écosystèmes par la technique et par le symbole (la métaphore). D’autre part
cependant, ce dépassement n’a rien de l’arbitraire d’une transcendance :
les systèmes de signes ne se closant pas sur eux-mêmes[32],
le langage ou le monde ne sauraient cerner l’être ; la symbolicité humaine
est toujours, concrètement, incarnée dans des choses, c’est-à-dire dans notre
corps médial, donc dans les écosystèmes, en même temps qu’elle l’est dans les
neurones de notre cerveau, c’est-à-dire dans notre corps animal, lequel ne peut
s’affranchir des écosystèmes (que nous pouvons seulement modifier ou
prolonger). Métaphore (metapherein,
porter plus loin) il y a néanmoins, et sur tous les plans, car les choses ne se
bornent pas aux couplages neuronaux qui les représentent dans notre
cerveau : elles sont toujours aussi
des objets, substantiellement localisés dans l’environnement objectif (notre Umgebung). Ainsi, dans l’être de
l’humain, corps animal et corps médial sont nécessairement liés. La médiance,
c’est cela même.
En ce sens, l’habiter humain n’est autre que la médiance de l’écoumène. Ce que
nous habitons en tant que proprement humains, c’est ce moment structurel qu’est
le couplage des deux « moitiés[33] »
de notre être : notre corps animal et notre corps médial. Moment d’autant plus puissant que, par la
technique et par le symbole, notre corps médial étend toujours davantage notre être
existentiel (ek-sistentiel, au delà
des limites de notre corps animal).
Or c’est cela même que le sujet
moderne a forclos, en prétendant n’avoir besoin d’aucun lieu pour être.
Forclusion qui, on l’a vu, a entraîné l’anthropocène. D’où il suit avec
évidence que, pour ne pas nous enfoncer toujours davantage dans l’anthropocène,
processus qui ne saurait être que toujours plus catastrophique (avec nos
petites lances, nous avons piqué le dragon endormi – les forces de la nature –,
et voilà qu’il s’éveille), il nous faut rompre avec le principe du mont
Horeb : non, nous ne sommes pas encore complètement Cyborg, ni même le cogito, et encore moins Yahveh ;
nous sommes terrestres, et, pour être, nous avons besoin d’un lieu, besoin d’un
milieu.
Qu’est-ce à dire,
concrètement ?
Depuis plusieurs décennies
maintenant, le courant de l’écologie politique a indiqué les voies qu’il
faudrait suivre pour ne pas aggraver toujours plus notre enfoncement dans
l’anthropocène. Cela va de l’agroécologie aux énergies douces, en passant par
l’art et, en fin de compte, par tous les aspects de notre genre de vie. De ce point de vue, la mésologie n’a rien de
particulièrement neuf à proposer. En revanche, elle met plus précisément le
doigt sur les principes ontologiques, logiques et épistémologiques de la
révolution qui s’impose[34].
Pas plus que la modernité en effet, le dépassement de la modernité par la
transmodernité ne saurait se passer de principes. Alors, que substituer au
principe du mont Horeb ?
Eh bien, justement, nier cette
négation des lieux et des milieux qui a guidé la modernité. Non pas, certes,
pour revenir en arrière ; mais pour orienter le dépassement qui s’impose.
Or ce qui, concrètement, a le plus directement nié notre appartenance au milieu
terrestre, c’est la transformation de la Terre en un espace mécanique et abstrait :
le marché. C’est le principe du marché qui, jour après jour, aggrave
mécaniquement la déshabitation de la Terre, la délocalisation du travail, la
désertification des campagnes, le
déménagement des commerces hors des villes vers des périphéries toujours plus
lointaines, toujours plus laides et toujours plus soumises à la mécanique
énergivore de l’automobile, etc., etc.. Bref, la réduction de l’écoumène au
marché, aujourd’hui, ce n’est pas seulement l’acosmie de l’espace foutoir, qui
déshumanise la Terre en tuant le paysage, mais, en ravageant la biosphère, c’est
aussi ce qui sape les fondements de notre vie sur cette planète.
Or dépasser l’abstraction mortifère
du marché pour retrouver nos lieux et nos milieux sur la Terre, la tâche est
vaste, certes, mais le fait est qu’elle a commencé. Commencé, justement, par des
initiatives locales et par des circuits courts, tablant sur la médiance de
l’être humain, en chair et en lieu.
Palaiseau,
23 février 2016.
Les
idées évoquées dans cet article ont été plus particulièrement développées dans Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient
vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010 ; et dans Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine,
Paris, Belin, 2014. Né en 1942 à Rabat, géographe, orientaliste et philosophe,
Augustin Berque est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences
sociales, où il enseigne la mésologie (Umweltlehre,
fûdoron 風土論). Membre de
l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le
Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie. Adrel : berque@ehess.fr. Site : mesologiques.fr.
[1] Paris, Albin Michel 1964, 2 vol.
[2] Notamment dans Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans
les milieux d’animaux et d’humains, 1934), qui a été traduit en français
sous les titres Mondes animaux et monde
humain (par Philippe Muller, Paris, Denoël, 1965) et Milieu animal et milieu humain (par Charles Martin-Freville, Paris,
Rivages, 2010). NB : la seconde traduction ne comporte pas la Bedeutsungslehre (Étude de la
signification), aspect essentiel de la mésologie uexküllienne, qui a fait
de lui le précurseur de la biosémiotique.
[3] 和辻哲郎,
dans le sens normal en Asie orientale, patronyme (Watsuji) avant le prénom
(Tetsurô).
[4] Notamment dans Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu 風土. 人間学的考察 (Milieux. Observations sur l’entrelien
humain), qui a été traduit en français sous le titre Fûdo. Le milieu humain (par Augustin Berque, Paris, CNRS, 2011).
[5] Technique et symbole s’ébauchent chez
les autres vivants, mais chez l’humain connaissent un déploiement
incommensurable.
[6] Watsuji, op. cit. p. 35. « Moment structurel » (kôzô keiki) est à entendre ici au sens que la philosophie
allemande a donné à Strukturmoment ;
autrement dit, ici, le couplage dynamique entre l’être et son milieu, rapport
qu’Uexküll pour sa part nommait Gegengefüge :
le contre-assemblage dynamique entre l’animal et son milieu (Umwelt), dans un « cercle
fonctionnel » (Funktionskreis).
[7] Je reprends ici
quelques passages de mon article « Qu’est-ce que l’espace de
l’habiter ? », p. 53-67 dans Thierry Paquot, Michel Lussault et Chris
Younès, dir., Habiter, le propre de
l’humain. Villes, territoires et philosophie, Paris, La Découverte, 2007.
[8] « Bâtir habiter penser »,
texte repris dans ses Essais et
conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 170-193.
[9] Bernard Rudofsky, Architecture sans architectes, Paris,
Chêne, 1977 (.Architecture without
architects, 1964).
[10] Paris, Anthropos, 1974.
[11] V. Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux
humains, Paris, Belin, 2000, 2008.
[12] Né en Cappadoce vers 58 av. J.C., mort
entre 21 et 25, auteur entre autres d’une Géographie
qui fut rééditée à la Renaissance. Conformément à l’étymologie, j’emploie écoumène au féminin, par contraste avec
l’acception géographique ordinaire, dans laquelle ce mot est devenu masculin.
[13] Concret
vient du latin concretus,
participe passé de cumcrescere, « croître
(crescere) avec (cum) ».
[14] V. Augustin Berque, Vivre l’espace au Japon, Paris, PUF,
1982, et Id. (avec Maurice Sauzet) Le Sens de l’espace au Japon. Vivre, penser,
bâtir, Paris, Arguments, 2004.
[15] V. le Dictionnaires des racines des langues européennes de R. Gransaignes
d’Hauterive, Paris, Larousse, 1994 (1948).
[16] Selon la formule du Dictionnaire historique de la langue
française d’Alain Rey (dir.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, en
particulier le tableau HABIT et HABITER,
p. 1674-1675 pour l’édition en petit format, à laquelle je me réfère pour ce
qui suit.
[17] Comme par exemple n’a pas manqué d’en
susciter le titre d’un fort sérieux colloque tenu à Cerisy, L’habiter dans sa poétique première. V.
Augustin Berque, Alessia de Biase, Philippe Bonnin (dir.), L’habiter dans sa poétique première, Paris, Donner lieu,
2008 ; ainsi que Id., Donner lieu au
monde. La poétique de l’habiter, Paris, Donner lieu, 2012.
[18] Sur ces trois termes, v. Augustin
Berque, Le Sauvage et l’artifice. Les
Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1997 (1986), p. 214 sqq.
[19] Araki Hiroyuki, Nihongo kara Nihonjin wo kangaeru (Du japonais aux Japonais), Tokyo, Asahi shinbunsha, 1980, p. 83 sqq.
[20] V. par exemple Peter Read, Belonging. Australians, place and aboriginal
ownership, Cambridge University Press, 2000.
[21] Paris, Plon, 1964.
[22] V.
Juhani Pallasmaa, « Animal settlements. Ecological functionalism of animal
architecture » in Tony Atkin et
Joseph Rykwert (dir.) Structure and
meaning in human settlements, Philadelphie, University of Pennsylvania
Museum of Archaeology and Anthropology, 2005, p. 13-26. L’expression phénotype étendu est de Richard Dawkins,
The Extended phenotype: the long reach of
the gene, New York, Oxford University Press, 1999.
[23] Pour ce qui suit, je me réfère au Vocabulaire technique et critique de la
philosophie d’André Lalande, 7e éd., Paris, PUF, 1956, art. contingence.
[24]
Lalande, op. cit., p. 182.
[25] Ibid.
[26] Ibid.
[27] Pour plus d’éclaircissements sur ce
thème, v. mes livres Médiance, de milieux
en paysages, Paris, Belin/RECLUS, 2000 (1990), Écoumène, op. cit., et Poétique
de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie,
Paris, Belin, 2014. « Ordre mésologique » est ici rapporté à
l’écoumène seule, non parce que les vivants non humains n’auraient pas leurs
propres milieux, mais parce que ce que nous pouvons en connaître en passe
nécessairement par nos propres systèmes éco-techno-symboliques, i.e. par
l’écoumène. C’est pour la même raison que, trois siècles après Galilée, Husserl
a pu soutenir que « la Terre ne se meut pas ».
[28] La tradition occidentale, en
particulier dans le dualisme mécaniciste, tend à n’envisager la liberté que dans
le cas de l’humain (avec son libre arbitre, opposé à l’instinct), mais en toute
rigueur, la liberté, avec la contingence, commence avec la vie. On pourra lire
à ce sujet Imanishi Kinji, La liberté
dans l’évolution. Le vivant comme sujet (Shutaisei no shinkaron, 1981),
trad. par Augustin Berque, Marseille, Wildproject, 2015.
[29] Reproduit dans l’anthologie de
Françoise CHOAY, L’urbanisme, utopies et
réalités, Seuil, coll. Points, 1965, p. 235-237. Italiques de Le Corbusier.
[30] Je reprends ici quelques passages de
mon texte « De lieu en milieu : réhabiter la Terre à
l’anthropocène », contribution au projet de design d’Isabelle Daëron, Topiques ou l’utopique désir d’habiter les
flux, 2016.
[31] L’expression est inspirée de
Leroi-Gourhan, qui parlait de « corps social » à propos des systèmes
techniques et symboliques, forcément collectifs, qui complémentent
nécessairement notre « corps animal » individuel. Je parle de
« corps médial » parce que celui-ci n’est pas seulement
techno-symbolique, mais éco-techno-symbolique.
[32] Sinon dans le métabasisme derridien,
qui est incompatible avec l’apport des sciences positives.
[33] Pour traduire fûdosei, j’ai forgé « médiance » à partir du latin medietas, qui veut dire
« moitié ».
[34] J’en ai tenté un bref panorama dans La mésologie, pourquoi et pour quoi faire,
Nanterre La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014.