Horizon (Fouad Agbaria, 2011) Barjeel Art Foundation |
L’horizon en tant que métaphore philosophique
Réflexions phénoménologiques autour des concepts d’horizon et de monde chez Husserl
Yusuke IKEDA (Kyoto/Japon)[1]
Je voudrais d’abord très brièvement me présenter. Ma formation est philosophique et mes travaux portent principalement sur le mouvement phénoménologique du XXe siècle. Par cela, je voudrais juste souligner que mon intervention sera orientée en fonction de mon intérêt philosophique, bien que, comme je l’espère fortement, elle puisse offrir quelques aspects ou même quelques thèses potentiellement riches pour une mésologie. Une mésologie qui, selon moi, gagnerait à s’affermir aussi du point de vue philosophique. La contribution phénoménologique au problème du « monde », qui a d’ailleurs une complexe histoire, et même une préhistoire, consiste dans le fait que ce mouvement philosophique le thématise en opérant avec la notion – ou la métaphore ? – de l’« horizon » ; l’horizon en tant que « concept opératoire » de la phénoménologie husserlienne de monde[2].
Le choix d’un tel sujet pour une présentation lors d’un séminaire consacré à l’étude mésologique n’a ici rien d’arbitraire. Voici trois arguments à cela.
(1) Avant Husserl, le monde en tant que concept philosophique n’était guère traité en employant la notion ou métaphore de l’horizon. Traditionnellement, le monde était défini en tant que totalité absolue d’étants en soi et c’est à Kant que nous devons d’avoir, pour la première fois, remis en cause cette tradition philosophique opératoire, bien que la notion d’horizon n’ait joué aucun rôle important dans l’économie de sa pensée. Cette « totalité absolue » elle-même est décrite au moyen d’une autre métaphore, à savoir comme « série »[3]. Car la « totalité absolue d’étants en soi » consiste en une série absolue d’étants selon son mode spatio-temporel. Or, une série absolue, cela évoque la représentation d’une totalité successivement infinie qui englobe le tout, une série sans limite. Husserl, quant à lui, cherche à décrire le monde en recourant à une notion tout à fait différente : celle d’horizon. L’horizon, au sensgéographique du terme, ne se laisse guère comprendre comme ce qui n’a pas de limite, mais plutôt comme ce qui limite ou bien délimite tout ce qui apparaît en deçà de lui. Car l’horizon, en tant que notion descriptive quotidienne ou géographique, désigne une ligne entre la Terre (ou la mer) et le ciel. Ainsi, il est la limite entre l’une et l’autre. Cette fonction limitative d’horizon n’est, selon nous, jamais séparée d’une autre : la fonction possibilisante donnant lieu aux deux dimensions. Nous entendons par cela telle fonction qui rend alors possible à la fois manifestation et définition : n’est-ce pas là le propre d’une ligne d’horizon que de rendre possible la distinction entre la Terre et le ciel, et par la même leur manifestation et leur définition ? La conception phénoménologique du monde en tant qu’horizon dans sa fonction limitative semble témoigner en faveur d’une forte solidarité entre la phénoménologie et la mésologie. En effet, la notion proprement mésologique de « milieu » apparaît elle aussi comme cette instance ultime qui limite, et à la fois rend possible, tout ce qui y habite – un sujet humain, la société en tant que telle, un objet culturel, etc.
(2) L’usage husserlien de la notion d’horizon renvoie à un fait descriptif. L’horizon est toujours mobile et a nécessairement pour centre la subjectivité. L’horizon est mobile, puisque son apparition est relative à la subjectivité qui s’y meut. L’horizon entre la Terre et le ciel n’est jamais fixé en un soi indépendant d’un sujet humain qui le regarde, par opposition par exemple à l’équateur terrestre qui est, grâce à la mesure scientifique, objectivement fixé sur notre Terre. L’horizon est ainsi, par principe, relatif à un sujet humain concret. Le « milieu » au sens mésologique n’est évidemment pas issu d’un objectivisme géographique, mais il est plutôt mobile dans la mesure où ses habitants s’y meuvent. Le caractère mobile de la conception mésologique de « milieu » ne semble pas être possible à saisir, si nous ignorons sa spécifique relativité à la subjectivité.
(3) Cette relativité subjective qui conditionne la mobilité du milieu ne verse cependant pas dans un (extrême-)subjectivisme selon lequel chaque milieu et ses composantes se laisseraient scientifiquement réduire à des conditions subjectives : la mésologie, à la suite d’Augustin Berque, décrit au contraire un milieu dans son rapport « trajectif » entre lui-même et ses habitants, humains ou non. Elle cherche aussi par là même, pourrait-on dire, à surmonter le subjectivisme réductionniste. Nous voyons là, d’une façon générale, un intérêt philosophique commun à la mésologie et à la phénoménologie. La phénoménologie n’est jamais un réductionnisme subjectif, car elle n’est pas – comme c’est le cas chez Kant – une étude sur la faculté subjective apriorique qui conditionne et rend possible le phénomène (ici, Erscheinung au sens kantien), mais elle décrit plutôt l’essence (ou l’eidos) même des phénomènes (ou bien ses différentes structures essentielles) dans la mesure où simplement ces derniers se manifestent à nous. Quoi qu’il en soit, les générations qui s’inscrivirent dans le mouvement phénoménologique n’ont pas seulement développé cette conception husserlienne, mais elles ont également cherché à la critiquer et à en déplacer le propos. Ceci montre néanmoins que l’élaboration systématique de la notion d’horizon, jamais faite avant Husserl, est une des contributions phénoménologiques essentielles à la philosophie.
Pour soutenir cette thèse, mon propos reposera aujourd’hui sur trois points :
I) Interpréter l’horizon à partir de son « au-delà » : la structure du monde et l’horizon en tant que limitation ultime possibilisante de tout ce qui est (manifeste).
II) Réduire l’horizon à son « en-deçà » : le monde en tant qu’horizon dans sa relativité subjective.
III) Décrire l’horizon à partir de « lui-même » : la conception phénoménologique de monde/horizon n’est désormais ni subjectiviste, ni objectiviste.
I) Interpréter l’horizon à partir de son « au-delà » : la structure du monde et l’horizon en tant que limitation ultime possibilisante de tout ce qui est (manifeste)
(La notion géographique d’horizon dans sa fonction possibilisante de la Terre en tant que notre Terre)
Pour Saulius Geniusus, « [L]’horizon est une notion dérivée du verbe grec ὀρίζειν, qui se laisse traduire comme « diviser », « délimiter » ou « borner », originairement employé, dans l’Antiquité, dans le contexte de l’astronomie »[4]. O.-F. Bollnow propose quant à lui une « simple définition géographique » selon laquelle l’horizon est une « ligne » qui borne le ciel et la surface de la Terre[5]. Le phénomène géographique d’horizon délimite notre Terre en la distinguant du ciel, puisque la Terre ne serait pas explicitement bornée pour nous si cette ligne horizontale n’avait pas été une fois tirée. En ce sens, l’horizon est un phénomène qui rend manifeste notre Terre en tant que notre Terre, qui esten soi, pour ainsi dire, finie. Cette description préliminaire implique déjà la thèse selon laquelle l’horizon est un phénomène où la notion de Terre ou de lieu terrestre concret (susceptible d’être habité) se distingue foncièrement de lareprésentation moderne de l’espace infini (formalisée, pour ainsi dire, dans le prolongement de la physique newtonienne). Ainsi, l’horizon en tant que phénomène géographique rend possible le sens, la signification, de notre Terre en ladélimitant. Aucun phénomène n’aurait de signification si rien n’était délimité, et ainsi défini, explicitement ou pas. En ce sens, l’horizon qui délimite la Terre en tant que champ de manifestation des choses terrestres ou intramondaines est la condition nécessaire, bien que non suffisante, de sa manifestation et de sa signification. C’est l’horizon qui les rend possible. Cette fonction conditionnelle ou possibilisante de l’horizon joue un rôle décisif, notamment dans la pensée husserlienne.
(L’usage husserlien de la notion d’horizon comme « l’intentionnalité d’horizon »)
Husserl a, de son propre aveu, réussit à élucider pour la première fois le sens phénoménologique de la notion d’horizon dans ses Idées I (1913). Plus particulièrement, à travers ce qu’il nomme « l’intentionnalité d’horizon(Horizont-Intentionalität) »[6]. Il faut remarquer deux choses : la genèse de cette terminologie et son but. D’un côté, le fait que Husserl forge et entende « horizon » à partir de phénomènes du « monde » (nous traiterons de ce point dans la présente partie) ; de l’autre, le fait qu’il emploie désormais cette notion, en tant que concept opératoire, pour caractériser non pas le monde, mais plutôt le « flux du vécu (Erlebnisstrom) » en tant que moment de base de l’intentionnalité(nous reviendrons plus tard sur ce deuxième aspect).
(Analyse d’un texte de Husserl où la notion d’horizon est originairement forgée)
Dans ses Idées I, Husserl décrit le phénomène de « monde » et y forge sa notion proprement phénoménologique d’« horizon ». (a) Il entend tout d’abord par « monde » tel monde qui est donné à ma conscience, autrement dit, il s’agit du corrélat de mon expérience intuitive dans sa totalité. (b) Aussi, cela signifie chez lui ce qui est « infiniment étendu dans l’espace, [et] ce faisant est sans fin dans le temps »[7]. Mon expérience intuitive n’est désormais elle-même pas « infinie », mais admet certaines limites puisqu’elle ne peut pas sauter, d’elle-même, par-dessus son propre « champ actuel de perception »[8]. Ce qui est perçu actuellement dans une perception (cette bouteille d’eau que je tiens)apporte nécessairement quelque chose qui n’est pas nettement perçu (ce bureau sur lequel je vais poser cette bouteille dans quelques secondes). Ce rapport entre deux choses est appréhendé chez Husserl comme « horizon ». Il explique que, je cite, « [L]a chose actuellement perçue […] est tournée vers un horizon de réalité effective indéterminée qui n’est donnée à la conscience que d’une manière obscure »[9]. (c) Bref, l’« horizon » en tant que notion (ou bien concept opératoire) phénoménologique est forgé originairement à partir d’une description du fait qu’une chose renvoie à une autre, dans la mesure où toutes deux sont situées dans la « réalité effective indéterminée » qu’est le « monde » (ici, il importe peu de savoir si ce rapport de « renvoi » est causal ou motivé, etc.). Par ailleurs, chaque chose effectivement réelle se situe ainsi nécessairement dans un réseau de renvois mutuels donné, qui n’est rien d’autre que le monde en tant qu’« horizon ». (d) C’est pourquoi chaque chose effectivement réelle est nécessairement chose dans « l’horizon de monde », et ainsi intramondaine. L’« horizon de monde » a ainsi la fonction limitative et possibilisante pour tout chose intramondaine en général, dans la mesure où nul phénomène ne se laisse reconnaître en tant qu’intramondain s’il ne se trouve dans cet horizon. Le monde en tant qu’horizon est la dimension ultime qui rend possible la manifestation de « tout ce qui est » en tant qu’intramondain. Mutatis mutandis, l’horizon en ce sens précis porte en lui une fonction fondatrice pour le caractère ontologico-phénoménologique de « tout ce qui est » en tant qu’intramondain dans son apparition. (e) Le « monde » dans ce sens-ci (dans sa structure de renvoi d’une chose aux autres) est « l’horizon » à partir duquel Husserl élabore sa notion d’« intentionnalité d’horizon ». Cette dernière joue malgré tout, comme nous allons le voir, un rôle constitutif pour l’horizon tel que nous venons de l’esquisser.
(La différence entre les notions géographique et phénoménologique d’horizon)
Il faut à parti de là remarquer le fait suivant : ce « monde » en tant qu’horizon se laisse désormais clairement distinguer de la notion de « Terre ». Et ce, dans la mesure où le monde n’est pas saisi chez Husserl dans sa finitude. Plutôt, il rend possible la structure de renvoi qui est en principe sans fin. On constate très clairement son infinitude dans le fait que Husserl thématise le monde « dans l’ordre d’être de présence spatiale » et « eu égard à l’ordre d’être dans la série du temps »[10]. Tel « ordre d’être » semble être pour nous infini. Car cet « ordre », dans sa structure de renvoi, ne nous montre en principe jamais sa fin. Autrement dit, l’horizon ne se laisse jamais entièrement illuminer.L’horizon ne se montre ainsi en tant qu’horizon que si sa profondeur sombre – disons-la « infinie » – n’est pas entièrement illuminée par la lumière absolue de la subjectivité. En ce sens-là, l’horizon en tant que le monde est, pourrait-on dire, interprété à partir de son « au-delà » jamais illuminé limitant son « champ actuel », son « en-deçà ». C’est la transcendance absolue et infinie de « l’au-delà d’horizon » qui conditionne la manifestation de tout chose intramondaine et « l’en-deçà d’horizon » en tant que tel[11].
II) Réduire l’horizon à son « en-deçà » : le monde/l’horizon dans sa mobilité et relativité subjective
(L’analyse de vécu intentionnel et la notion phénoménologique d’horizon)
Husserl emploie métaphoriquement ou analogiquement la notion d’horizon, forgée par une description phénoménologique du « monde » telle que nous venons de le présenter, dans son analyse du « vécu (Erlebnis) » sur lequel se base nécessairement l’« intentionnalité ». L’intentionnalité est, selon la fameuse formule de F. Brentano, « la conscience de quelque chose », et cette « conscience » implique, pour Husserl, nécessairement le « vécu » qui, comme nous allons le voir, constitue un « flux ». Ce « flux » se caractérise également comme « horizon », lequel constitue l’objet par excellence de l’analyse intentionnelle de Husserl.
(Analyse d’un texte de Husserl où il interprète le « flux du vécu » comme « horizon »)
Dans quelle mesure le « flux du vécu » se caractérise-t-il comme « horizon » ? (a) Le « vécu », tel que l’entend Husserl, n’est jamais isolé d’un autre vécu pour deux raisons. Premièrement, chaque « présent de vécu (Erlebnisjetzt) a son nécessaire horizon d’après, et ce dernier n’est jamais horizon vide », ainsi chaque vécu n’est jamais isolé d’un autre selon sa « série temporelle » et, comme le précise Husserl avec justesse, selon sa « simultanéité »[12]. Car un vécu peut toujours se rapporter à un autre simultanément donné à moi, sachant que « chaque vécu a un horizon de vécu » selon sa spatio-temporalité interne à la conscience[13]. Autrement dit, cet « horizon de vécu » est le « flux de vécu », qui est une « unité infinie » dont la « forme », dans ses divers systèmes (Husserl l’appelle dans ce passage « la forme de flux »), est l’objet même de la recherche phénoménologique husserlienne[14]. (b) Cet « horizon de vécu », en tant que « flux de vécu », ne désigne pas seulement sa dimension spatio-temporelle, mais également le mode du « regardé » et du « non-regardé », c’est-à-dire le « mode de l’attention »[15]. Un vécu peut être phénoménologiquement bien « réfléchi » (« regardé » ou « saisi (erfasst) ») ou « non-réfléchi » (« non-regardé »). L’horizon de vécu est ainsi la totalité du vécu réfléchi et non réfléchi, l’un renvoie de quelque façon attentionnelle àl’autre, ou l’un implique l’autre. (c) Cet « horizon de vécu » comporte encore diverses modalités de description. Pour ne donner que quelques exemples : l’actualité et la potentialité, la distance et la proximité (Husserl parle de Ichferne et de Ichnähe) etc.[16] Le « centre » du champ perceptif s’accompagne toujours d’un « champ perceptif potentiel » qui constitue le « champ arrière (Hintergrund) ». Ce dernier apparaît, dans certains contextes, comme « éloigné » puisqu’il est, pour le dire métaphoriquement, éloigné de « moi », qui suis le sujet de cette perception précise par rapport au champ thématique de perception d’un objet. (d) Fondamentalement, Husserl interprète ce rapport de renvoi ou d’implication entre des vécus, on le sait, comme celui de l’intentionnalité. En ceci consiste peut-être l’intuition et l’innovation directrice de la phénoménologie husserlienne : l’intentionnalité ne désigne pas seulement le fait que la conscience est toujours la conscience de quelque chose (soit réel, comme un objet physique, soit iréel, tel que l’étant idéal des mathématiques), mais elle est également interprétée comme un fait phénoménal où un vécu renvoie nécessairement à un autre. Déployer ainsi les divers caractères de l’« horizon de vécu » dans sa structure intentionnelle, telle est la tâche ultime de la phénoménologie husserlienne. Mais pourquoi cela ? (e) Si un tel « horizon de vécu » constitue bel et bien l’objet par excellence de la phénoménologie husserlienne, c’est parce qu’il est, pour Husserl, la dimension ultime de tout phénomène, dans la mesure où ce dernier se laisse interpréter et analyser sous le chef de l’intentionnalité. C’est la thèse fondamentale de Husserl : tout phénomène intramondain, tout ce qui peut, en principe, nous apparaître, est philosophiquement analysable si, et seulement si, il est mis en rapport avec l’intentionnalité dont le moment structurel est le vécu dans sa totalité (i .e. un « flux de vécu » en tant qu’« horizon de vécu »). Ce qui donne, formulé autrement : s’il y a ce que nous avons appelé auparavant une « profondeur sombre et infinie d’horizon », il n’est possible d’en rendre compte qu’à partir d’un sujet concret ; son champ de proximité est un centre de lumière ; une lumière que ce sujet lance vers la profondeur d’horizon sans jamais être capable de l’illuminer entièrement. Ceci nous semble constituer le moment le plus central de la transformation de la notion d’horizon à laquelle procède tacitement la phénoménologie husserlienne.
(L’analyse husserlienne rend intelligible la relativité subjective du phénomène d’horizon)
Nous avons déjà mentionné brièvement que l’horizon en tant que notion géographique désigne la finitude de la Terre. Après avoir étudié la transformation phénoménologique du sens même du phénomène d’horizon, il nous semble désormais que ce dernier indique également une dimension d’infinitude : la Terre en soi finie nous offre le champ infini de notre mouvement et apparition en général. Ce champ est pour nous infini dans la mesure où nous ne pouvons jamais atteindre la limite ou la fin même de l’horizon en tant que tel ; car cette dernière, dès lors qu’on prétend s’en approcher, se meut alors elle-même nécessairement dans cet horizon-ci. La limite même de l’horizon, pour ainsi dire, nous échappe en principe – cela constitue un trait fondamental expliquant le fait que la ligne d’un horizon ne se laisse jamais, pour la phénoménologie, assimiler à un phénomène géographique, par exemple l’équateur terrestre etc., qui est objectivement fixable sur notre Terre, bien que son essence soit également une ligne spécifique qui borne la Terre. Husserl décrit le phénomène d’horizon dans une perspective immanente à ce dernier, alors que nous avons forgé notre notion provisoire d’horizon en tant que phénomène géographique eu égard à sa limite, c’est-à-dire, à sa transcendance ou à son au-delà (l’horizon est la ligne bornée par le ciel en tant que son au-delà). Ce renversement d’aspect, de transcendant à immanent, désigne pour l’essentiel, nous semble-t-il, un des moments les plus originaires du changement radical d’ « attitude », du passage de l’« attitude naturelle » à l’ « attitude phénoménologique ». Ce changement d’attitude nécessite l’accomplissement concret de « l’épochè et de la réduction ». C’est pourquoi Gadamer, penseur nourri de tradition phénoménologique à la suite de Husserl, mais également de Heidegger, définit l’horizon comme suit : l’« Horizon est tel qu’il englobe tout ce qui devient visible à partir d’un point (Horizont ist der Gesichtskreis, der all das umfaßt und umschließt, was von einem Punkte aus sichtbar ist) »[17]. Pour Gadamer, ce « point » n’est bien entendu rien d’autre que la subjectivité dans sa concrétude. L’horizon en tant que notion phénoménologique est un système de renvoi entre des phénomènes, dont le centre ou « point-zéro d’orientation » est un sujet concret. S’il est vrai que « l’attitude phénoménologique » se caractérise comme « immanente » aux phénomènes plutôt que comme « transcendante », il s’agit ici de décrire le phénomène d’horizon à partir d’un point subjectif qui se situe nécessairement en-deçà de cet horizon lui-même. Mais l’horizon implique, comme on a vu, non seulement son « en-deçà », mais également la dimension de son « au-delà ». Devons-nous rapprocher une telle conception phénoménologique d’horizon, parce que cette dernière cherche à « réduire » le phénomène d’horizon à la subjectivité ?
(Résumé de la première et deuxième parties)
Résumons les résultats de notre recherche lors de ces deux premières parties : en déterminant l’objet de son projet comme « horizon de vécu » dans ses diverses structures, l’usage husserlien de la notion, restant chez lui opératoire, d’horizon, semble être bifide. D’une part, il décrit sous cette notion le monde en tant que réalité effective indéterminée dans sa manifestation (dans le mode intentionnel de sa donation) et dans sa fonction ontologico-possibilisante de « tout ce qui est » en tant qu’intramondain. D’autre part, il s’agit dans la phénoménologie husserlienne toujours de la totalité du « vécu » dans sa « forme » ou dans sa structure essentielle ; c’est le « vécu » en tant que « flux » qui est pris comme objet d’analyse sous le titre d’« intentionnalité d’horizon », l’objet par excellence de la phénoménologie husserlienne. Ce « flux de vécu » rend possible l’horizon au sens premier. Ainsi cette duplicité se résout désormais d’une certaine manière dans une instance subjective, dans la mesure où Husserl postule la nécessité de l’accomplissement de l’épochè et de la réduction.
III) Décrire l’horizon à partir de lui-même : la conception phénoménologique de monde/horizon n’est désormais ni subjectiviste, ni objectiviste
(La notion phénoménologique d’horizon conduit-telle à un subjectivisme?)
En partant d’une description du phénomène de monde dans sa structure horizontale, Husserl parvient à une idée apparemment « subjectiviste » de la « réduction phénoménologique ». Dans ce qui suit, nous défendons la position de Husserl face à la critique de « réductionnisme subjectiviste » qui lui est parfois adressée. Et cela au nom de deux types de contre-arguments : (a) Le « subjectivisme husserlien » n’est pas de type cartésien ou kantien, c’est-à-dire cherchant à fonder tout phénomène objectif dans une structure apriorique génériquement immanente à la « subjectivité » (ce qui serait, par définition, un « réductionnisme subjectif »), mais plutôt, il dépasse ce dernier dans la mesure où la phénoménologie décrit chaque phénomène dans sa donation à un sujet concret. (b) Le « phénomène de monde » en tant qu’horizon est interprété chez le Husserl tardif non pas seulement dans sa structure intentionnelle et subjective de renvoi, mais aussi comme la dimension ultime dans laquelle devient possible cette structure ; il s’agit, pour ainsi dire, du rapport entre sujet et objet en tant que tel (c’est pourquoi cette dimension elle-même n’est en soi ni subjective, ni objective).
(Le premier argument pour défendre Husserl confronté à la critique – le sujet au « datif »)
(a) Le premier argument est plutôt méthodique, il se réfère à une spécificité de la méthode ou description phénoménologique. En effet, le but de la phénoménologie husserlienne consiste dans une légitimation philosophico-descriptive des divers donnés phénoménaux par une reconduction à leurs modes de donation (une reconduction à leur modes de Selbstgegebenheit). Ici, il est nécessaire de souligner le fait que Husserl ne reconduit pas le phénomène donné (ou l’objet donné) à une structure apriorique génériquement interne à la subjectivité qui le « construit » – une « réduction » de l’objet à la subjectivité en tant que sa « condition de possibilité » (Kant). Ici, la subjectivité est conçuelato sensu en tant qu’agent d’une telle construction. Mais le père fondateur de la phénoménologie cherche plutôt à analyser comment se donne un phénomène à un sujet concret[18]. Ici, le sujet auquel se donne l’objet n’est pas forcément appréhendé comme agent d’une donation donnée, puisqu’il se confronte, dans certains cas, à une irruption inattendue de l’objet donné. Cette dernière est, bien entendu, hors du contrôle de la subjectivité. Dans ce cas, le sujet n’est plus agent d’une donation, mais il se caractérise comme le « sujet au datif »[19]. Une telle conception de la subjectivité dans sa passivité (la subjectivité « au datif ») est bien exemplifiée chez le Husserl tardif, quand il analyse, par exemple, l’affectivité sensuelle sous le titre général de « synthèse passive »[20]. Le mode de donation de l’affectivité sensuelle n’est bien entendu pas « actif » par rapport à un sujet à qui elle se donne, parce que ce sujet-là ne sait pas contrôler, par exemple, comment se synthétise le donné noir de ces lettres en contrastant avec un donné blanc de ce papier en tant que champ arrière de l’écriture ; nous subissons sa donation, et y règnent ses règles invariantes. Ainsi, la phénoménologie peut et doit décrire, selon l’impératif husserlien, ces règles, à savoir le mode de donation dans sa structure apriorique. La description de telle ou telle règle ou structure ne présuppose ainsi pas une conception subjectivistea fortiori, n’offrant de la sorte aucune prise à l’accusation de réductionnisme subjectiviste.
(Le deuxième argument pour défendre Husserl confronté à la critique – l’horizon en tant que dimension ultime de rapport entre sujet et objet)
(b) Le deuxième argument a pour nous beaucoup plus d’importance, parce qu’il nous conduira à un approfondissement de la notion phénoménologique d’« horizon ». En effet, la pensée tardive de Husserl révèle la multiplicité du sens même de « l’horizon de monde ». Nous avons montré que le phénomène de monde est interprété en son principe dans sa « structure de renvoi » d’un « champ actuel » à un autre « potentiel ». Cette structure est foncièrement relative à la subjectivité, car le centre de l’actualité ne peut être rien d’autre qu’un sujet concret qui se meut. L’horizon, tel que Husserl le décrit, est ainsi un jeu sans fin entre actualité et potentialité. Le Husserl tardif se confronte davantage à deux questions plus élémentaires : comment est rendu possible le rapport même qui s’effectue entre sujet et objet, le rapport que présuppose nécessairement un système de renvoi ? Autrement formulé : comment le sujet et l’objet s’enchevêtrent-ils dans leur jeu sans fin de renvoi ?
(Le motif qui a conduit Husserl à une révision tacite de sa notion phénoménologique d’horizon – le paradoxe de la subjectivité humaine)
Ces questions, selon nous, se posaient nécessairement, dans la mesure où le Husserl tardif se voit confronté à une difficulté paradoxale. Enonçons-la sous une forme générale et abstraite : la phénoménologie husserlienne a bien évité un naturalisme philosophique, eu égard au phénomène de monde, en introduisant sa notion opératoire d’horizon dans sa relativité subjective et, tout à la fois, cherche à ne pas tomber dans un réductionnisme subjectiviste. Mais comment se synthétisent ces deux approches philosophiques ? Plus précisément et concrètement, le paradoxe suivant, entre (i) et (ii), semble rendre nécessaire le questionnement de la possibilité même du jeu ou système de renvoi intentionnel : (i) pour qu’un sujet concret puisse être un centre à partir duquel un tel jeu de renvoi s’accomplit comme effectif, il doit être nécessairement incarné dans ce système qu’est « l’horizon de monde ». Le sujet doit être ainsi, pour employer la terminologie de Heidegger, « l’être-dans-le-monde ». Il est une chose spécifique parmi d’autres choses intramondaines. (ii) Mais en même temps, ce sujet doit être, selon l’appel husserlien à la « réduction phénoménologique », l’instance constitutive pour ce monde dont la structure est le jeu de renvoi d’une chose intramondaine à une autre. Ici, apparaît manifeste un paradoxe philosophique : comment un sujet peut-il être à la fois dans le monde et pour ce monde ? Comment un sujet concret peut-il être constitutif de l’horizon de monde, ou encore, comment la subjectivité constitutive de ce dernier peut-elle être incarnée dans le monde qu’elle constitue ? Or, tel est ce que le Husserl tardif appelle « paradoxe de la subjectivité humaine »[21].
(Une voie vers la solution de ce paradoxe par l’approfondissement de la notion phénoménologique d’horizon)
Bien que Husserl ait cherché à résoudre le paradoxe de manières remarquablement diverses[22], nous ne traiterons que d’une voie possible pour sa résolution, celle qui procède par le biais d’un approfondissement du sens même de la notion d’horizon. En effet, un manuscrit tardif distingue deux dimensions propres à l’« horizon de monde »[23]. D’un côté, ce qu’il nomme l’horizon en tant qu’« expérience de monde (Welterfahrung) » s’identifie dans l’ensemble à « l’intentionnalité d’horizon » telle que nous l’avons étudiée. D’un autre côté, cette « expérience de monde » repose, selon Husserl, sur l’horizon au sens de « conscience non thématique de monde (unthematisches Weltbewusstsein) », ou bien, écrit encore Husserl, cette dernière « précède le monde » qui se rend manifeste « dans l’expérience de monde » (dans ce texte est également employée, et dans le même sens, l’expression plus simple d’« horizon non thématique »)[24]. Dans ce contexte il ne faut pas confondre le caractère « non thématique » de « la conscience non thématique de monde » avec celui que revêt « l’expérience de monde » : car il ne s’agit pas d’un « non thématique » susceptible par principe de se rendre manifeste, si le sujet se meut vers cela ou simplement tourne vers lui son attention. Cette « conscience » ou « horizon non thématique » ne devient quant à lui, d’après Husserl, jamais « thématique ». Mais comment faut-il le comprendre et le décrire phénoménologiquement ?
(L’analyse husserlienne de « Ur-Arche » en tant qu’« horizon non thématique »)
Husserl analyse, même si c’est d’une manière indirecte et opératoire, un tel caractère spécifique d’« horizon non thématique », par exemple, dans un manuscrit fameux intitulé Umsturz der Kopernikanischen Lehre[25]. Il y entreprend une reconduction phénoménologique radicale de la spatialité de la nature, en vue de l’analyse de sa constitution ultime et originaire. Sa thèse centrale est, on le sait, « la Terre en tant que l’Ur-Arche ne se meut pas ». Elle ne se meut pas, puisqu’elle est précisément ce par rapport à quoi quelque chose, par exemple notre cours, se meut. En général, il faut qu’il y ait au moins un « centre » ou « point-zéro d’orientation » qui « ne se meut pas », pour que l’on puisse parler du mouvement de quelque chose. Mais ce dont il s’agit dans ce texte, ce n’est pas de la Terre telle que l’on peut la décrire objectivement, ou bien fixer sa position dans le système spatio-temporel de notre univers, puisqu’une telle représentation objectiviste de la Terre présuppose, selon Husserl, la genèse historique d’une doctrine qui l’a une fois instituée et fondée ; ainsi la doctrine copernicienne de la spatialité ne peut pas, d’après lui, offrir une description véritable du « point-zéro d’orientation », parce qu’elle ne peut pas être absolue eu égard à la spatialité originaire, mais toujours foncièrement relative à son historicité, dont l’élucidation constitue par ailleurs un véritable objet pour la recherche phénoménologique husserlienne. Pour éviter de présupposer une construction scientifico-historique en vue de justifier une possibilité philosophique conduisant à rendre compte de la constitution d’espace originaire, Husserl remarque la fonction porteuse d’un lieu en tant que la « Terre » où on est né et habite originairement : c’est ce qu’il appelle « Ur-Arche ». Si l’on est né et habite originairement dans un « bateau », par exemple, c’est ce bateau qui sera notre « maison », et ainsi notre « point-zéro d’orientation » à partir duquel l’espace s’articule en tant qu’espace originaire. De même, la « Terre en tant qu’Ur-Arche » ne peut jamais se mouvoir dans ce sens spécifique – même si le bateau comme tel se meut, bien sûr, sur la mer, il est donné comme la « Terre qui ne se meut pas » en ce cas-là[26]. Reformulons cette analyse de Husserl : un lieu concret dans lequel s’inscrit originairement le corps en tant que Leib (« chair » ou « corps vivant » ) porte en soi une fonction véritable de « point-zéro d’orientation », alors que notre corps en tant que Körper (« corps ») n’est pas forcément lié à la « Terre qui ne se meut pas » (pour prendre un exemple quelque peu extrême : si je coupe ma main droite et la jette quelque part, cette partie de mon corps n’a plus de liaison originaire à « l’Ur-Arche »…). C’est une telle dimension d’« Ur-Arche », intrinsèquement enchevêtrée avec mon corps vivant, qui est l’« horizon non thématique » portant originairement « l’expérience de monde ». Alors que cette dernière est, comme on l’a vu, phénoménologiquement analysable selon ses modes de « renvoi intentionnel », la dimension d’« Ur-Arche » ne s’identifie ainsi pas, selon sa fonction, à la « Terre qui se meut » (celle-ci en tant que Terre scientifiquement et objectivement décrite). Mais en outre, cette « Ur-Arche » ne se laisse pas non plus adéquatement reconduire à sa dimension subjective, car, pour le dire en un mot, une telle dimension n’est pas entièrement constituée par un sujet (qui constitue le système de renvoi intentionnel), mais on ne peut dire que le sujet se tient de facto dans cette dimension-là, s’il puisse constituer tel et tel mouvement spatial – ceci constitue, comme on va voir plus bas, un véritable problème d’incarnation et, en terme proprement phénoménologique, celui de la « mondanéisation (Verweltlichung ouMundanisierung) ». C’est pourquoi nous ne pouvons reconduire l’« Ur-Arche » en tant qu’« horizon non thématique » ni à une instance objective, ni à une instance subjective, mais il s’agit plutôt d’une dimension qui rend possible la différence subjectif-objectif elle-même, d’une dimension à partir de laquelle cette différence se déploie et devient intelligible. Autrement dit, cette « Ur-Arche » est, par analogie, la ligne même d’horizon qui s’établit entre son en-deçà et son au-delà, car cette dernière ne se meut jamais pour nous, au sens où personne ne peut la franchir – puisque, pour effacer une telle ligne d’horizon, l’on devrait alors nécessairement sortir de l’horizon en tant que tel, ce qui est par principe impossible. En ce sens, pour analyser « l’Ur-Arche » en tant qu’« horizon non thématique », il faut, comme on va le voir chez Eugen Fink, prendre en compte le fait que la différence, ou encore la ligne de partage entre l’ « au-delà » et « l’en-deçà » d’horizon ne se montre que dans leur tension[27]. Bref, la Terre en tant qu’« Ur-Arche », la « conscience non thématique de monde » (ou « horizon non thématique ») n’est fixable ni selon une approche objectiviste, ni selon une approche subjectiviste, sans quoi nous ignorerions la tension originaire entre l’ « au-delà » et « l’en-deçà » d’horizon. Mais alors, comment faut-il concrètement décrire une telle tension en tant que telle, si elle doit être, pour le dire avec Husserl, absolument « non-thématique » ?
(L’analyse husserlienne de l’« Ur-Arche » ne rend désormais pas entièrement intelligible comment nous devons résoudre le paradoxe)
Même si Husserl a découvert cette profonde dimension de l’« horizon non thématique » rendant possible le rapport originaire entre le sujet et l’objet (rapport toujours déjà effectué dans un jeu de renvoi intentionnel), il faut néanmoins admettre qu’il n’offre probablement pas encore une ultime solution de synthèse aux deux approches, objectiviste et subjectiviste, qu’il refuse : car demeure encore obscure la façon dont il conviendrait de décrire la tension entre l’« au-delà » et « l’en-deçà » d’horizon, et ainsi la « ligne » même d’horizon. Par cette exigence, nous n’avons pas en vue ici la nécessité philosophique d’une synthèse de type hégélien, dont la dialectique surmonte et accomplit, selon son postulat propre, tout type de contradiction. La raison qui invite à une telle synthèse est plutôt interne à la pensée même de Husserl, ou à tout le moins à l’esprit phénoménologique en général. En d’autres mots, Husserl n’offre pas explicitement un modèle alternatif de description autre que celui du « jeu de renvoi » dans la mesure où il n’a indiqué un tel « horizon non thématique », pour ainsi dire, que d’une manière indirecte et négative (le préfixe négatif du « non thématique » n’indique-t-il pas déjà une telle limite méthodique ?). Quelle est la raison principale pour laquelle le Husserl tardif n’a pas explicitement pu établir et développer une nouvelle méthode et dimension descriptive au travers de laquelle le caractère foncièrement « non thématique » d’un tel horizon se laisserait positivement décrire ? C’est probablement la difficulté la plus essentielle de notre propos : pourquoi une telle dimension se laisse-t-elle analyser en employant encore la notion de l’horizon, à savoir « l’horizon non thématique » ? Est-ce qu’il est encore possible, dans ce contexte, de caractériser cette dernière comme une notion descriptive, et ne s’agit-il pas seulement d’une métaphore, au fond sans valeur descriptive ni phénoménologique ? Ainsi, peut-on encore se servir de la notion d’horizon pour analyser phénoménologiquement le caractère « non thématique» absolu de la dimension plus élémentaire rendant possible le rapport entre sujet et objet ?
(Le problème phénoménologique de l’incarnation et de la mondanéisation en vue de la solution de notre problème)
Dans le contexte de la théorie phénoménologique de la spatialité, il faut élucider un autre problème philosophique dont la formulation traditionnelle se dit en termes d’incarnation. Car ce dont il retourne, c’est de l’énigme de l’incarnation du corps (en tant que corps vivant) dans notre monde (la Terre en tant qu’Ur-Arche) qui résiste aux deux types de réductionnisme. Cette problématique se nomme, dans la tradition husserlienne, la « mondanéisation(Verweltlichung ou Mundanisierung) ». Alors que Husserl n’a pas nettement établi l’analyse phénoménologique de la « mondanéisation », mais a simplement reconnu, pourrait-on dire, ce fait comme le « fait originaire (Ur-Faktum) » qui ne se laisse pas reconduire à un autre fait plus profond ou élémentaire, Eugen Fink, un de ses disciples les plus importants et les plus brillants, déclare que « la phénoménologie de la mondanéisation (Phänomenologie derMundanisierung) » [28] constitue un – ou même le – projet central en vue de la phénoménologie transcendantale issue de Husserl[29].
(L’analyse finkienne de la « mondanéisation » en tant que une véritable solution du paradoxe)
Esquissons pour finir la conception finkienne de « la phénoménologie de la mondanéisation ». (a) Fink préscrit à « la phénoménologie de la mondanéisation » une tâche d’élucidation phénoménologico-philosophique de la « constitution du caractère mondain du sujet transcendantal absolu (la constitution de sa finitude, son « humanité ») »[30]. Le caractère « incarné dans le monde » du sujet transcendantal est nécessairement présupposé pour l’accomplissement de « l’expérience de monde » au sens husserlien du terme, puisque la subjectivité non-mondaine ou divine ne peut jamais être un « centre d’horizon » à partir duquel le monde se manifeste en tant que notre monde, s’il est vrai que le dieu ne voit toute chose intramondaine qu’une fois pour toute, et ainsi sans perspective et sans « horizon ». (b) Pour mener à bien cette tâche, d’après Fink, il est nécessaire d’accomplir une analyse constitutive de la temporalité du monde ou bien de celle du monde dans sa temporalité. Fink l’appelle « l’horizon de temps (Zeithorizont) »[31]. (c) Il ne faut désormais pas confondre cet « horizon de temps » et l’horizon au sens husserlien, c’est-à-dire, l’horizon en tant que « jeu de renvoi intentionnel » : car « l’horizon de temps » tel que l’entend Fink précède le réseau complexe d’intentionnalité, en le rendant possible[32]. Il s’agit de « la multiplicité des horizons de temps dans lesquels se tient a priori la vie active présentante. Le souvenir est ainsi conformément à son essence référé au passé, le pro-souvenir à l’avenir »[33]. Nous pourrions aussi bien caractériser un tel horizon, pour employer l’expression husserlienne, d’« horizon non thématique ». Car cet « horizon de temps » ne devient lui-même jamais le corrélat constitué d’un acte intentionnel (c’est pourquoi il est « non thématique »), mais il est la dimension ultime dans laquelle l’intentionnalité « se tient a priori » ; c’est la dimension non-thématique à partir de laquelle nous entendons la vie intentionnelle en tant que vie intentionnelle dans sa structure temporelle de renvoi. (d) L’accomplissement de sa phénoménologie du monde et de la mondanéisation présuppose l’analyse d’une nouvelle dimension descriptive que Fink a lui-même découverte. Celle-ci ne s'identifie pas à celle de Husserl (c’est-à-dire à la dimension du « jeu de renvoi »). Il désigne cette dimension comme « absorption (Versunkenheit) » ou « absorbé-dans (versunken-in) ». (e) Le phénomène de l’« absorption » ou de l’« absorbé-dans » est le mode même d’accomplissement ; il est le mode du « comment » on est « absorbé dans le monde ». Car nous pouvons décrire le phénomène de monde en tant qu’« horizon de temps », « non thématique », dans son « comment », si nous thématisons comment on est « absorbé dans » un tel horizon. (f) Pour accomplir une telle analyse, Fink décrit les divers modes d’accomplissement de « l’absorption », plus précisément ceux de l’« absorbé-dans » relevant des divers types d’« horizons spécifiques de temps ». Par exemple, Fink décrit un horizon spécifique de « l’illusion pathologique » non pas à partir de son propre système de renvoi (le fait qu’une fleur de cattleya renvoie à Odette qui est l’amante de Swann, par exemple), mais selon qu’un sujet est « absorbé-dans » un horizon spécifique (Swann est absorbé dans son monde d’amour d’une manière telle qu’il ne puisse pas reconnaître, par exemple, son propre statut social, que les autres ont quant à eux toujours en tête). Pour le dire plus simplement, Fink décrit un tel horizon spécifique non pas à partir du système spécifique de renvoi d’un objet à un autre, mais dans le caractère entier de son émergence phénoménale. Dès lors qu’un horizon, en tant que système de renvoi intentionnel, est en place, le sujet et l’objet se tiennent toujours déjà enchevêtrés l’un à l’autre d’une manière aussi entière qu’originaire. Ici, Fink interprète le phénomène de monde en tant qu’horizon non pas à partir de la chose intramondaine, mais plutôt à partir de lui-même dans son émergence originaire. (g) Par ce biais décisif, nous pouvons mesurer la spécificité propre à l’« horizon non thématique », qui est nécessairement singulare tantum, unique, par contraste avec les « horizons spécifiques » qui sont plurale tantum. (h) Concluons notre esquisse de la découverte finkienne : ce dernier se base sur une description phénoménale de l’« horizon » dans son émergence entière et profonde à partir de laquelle nous pouvons élucider phénoménologiquement comment advient le rapport originairement enchevêtré entre le sujet et l’objet.
(Le sens de l’analyse finkienne dans notre contexte)
Situons l’analyse finkienne dans notre contexte : c’est en analysant le caractère d’émergence ou d’irruption d’horizon que Fink cherche à refondre la notion phénoménologique d’horizon issue de Husserl. Cet avènement d’horizon vis-à-vis du mode d’accomplissement de l’« absorbé-dans » cet horizon est le moment même où l’horizon s’ouvre originairement en tant qu’horizon. Autrement dit, c’est le mode de la phénoménalisation originaire d’une « ligne d’horizon » elle-même, une ligne entre son en-deçà et son au-delà, que Fink appelle « absorption ». Ainsi, Fink interprète la phénoménalité de l’horizon dans son irruption qui délimite l’horizon lui-même, la différence de son au-delà et son en-deçà, sans réduire l’un à l’autre, et sans procéder à un quelconque « réductionnisme », ni « objectiviste » ni « subjectiviste ». Il cherche à décrire l’horizon à partir de lui-même. Cette irruption d’horizon dans l’absorption d’un sujet au sein de cet horizon, c’est le moment même où l’horizon s’ouvre originairement en tant qu’horizon. L’irruption même d’horizon est « originaire », dans la mesure où nous ne pouvons pas la reconduire à une autre instance ou dimension qui la rende possible. Cette « originarité » est du même coup « non thématique », parce qu’elle constitue le fond sur lequel se base le jeu de renvoi intentionnel, le jeu entre « thématique » et « non thématique » au sein d’un horizon. L’« absorbé-dans » en tant qu’irruption même de « l’horizon de temps » s’identifierait ainsi au mode phénoménologiquement descriptif de « l’horizon non thématique » dont parle Husserl. A partir de la conception finkienne, il apparaît alors nettemennt que le concept opératoire de la phénoménologie husserlienne, celui d’« horizon », n’est pas, au fond, une métaphore non descriptive, mais bel et bien une notion descriptive. Par suite, l’analyse phénoménologique de l’« horizon » ne suppose ni approche subjectiviste, ni objectiviste, puisqu’elle découvre et rend intelligible la dimension appelée « non thématique » (dans laquelle l’horizon se phénoménalise à partir de lui-même) sur laquelle se basent sans la thématiser aussi bien l’approche objectiviste (qui décrit l’horizon à partir de son « au-delà ») que subjectiviste (qui cherche à le réduire à son « en deçà ») .
IV) Résumé de nos résultats et remarques finales
Résumons les résultats de notre étude. Comme nous l’avons vu, c’est Husserl qui a systématiquement établi l’usage phénoménologique de la notion d’horizon dans un contexte philosophique. Pour ce faire, il décrit, d’une part, le fait que le monde dans sa phénoménalité s’accompagne nécessairement d’une profondeur obscure et infinie qui échappe à notre élucidation. L’horizon est une ligne qui délimite la différence insurmontable entre la lumière et l’ombre etil est interprété à partir de son « au-delà ». D’autre part, Husserl souligne que c’est à partir d’un sujet concret qu’une telle « ombre » se manifeste en tant qu’ombre : s’il n’y avait aucun centre de lumière, qui est, pour Husserl, un sujet, il n’y aurait aucun sens à parler d’une telle « ombre ». Pour que la « profondeur obscure et infinie de l’horizon » soit manifeste, il faut au moins un sujet qui en soit le centre et par rapport auquel elle se manifeste. Husserl interprète philosophiquement ce fait comme la subjectivité transcendantale qui est le champ originaire de la manifestation. C’est la raison pour laquelle Husserl nous invite à l’accomplissement de « l’épochè et [de] la réduction phénoménologique ». Autrement dit, Husserl renverse le premier aspect. C’est plutôt le sujet qui constitue l’horizon, puisque la profondeur infinie de l’horizon ne se montre que par rapport au sujet qui le regarde. Ici, c’est à partir de la subjectivité qu’on entend l’horizon en tant qu’horizon. C’est à partir de « l’en-deçà d’horizon » que ce dernier se rend manifeste en tant qu’horizon. Cette double approche amène désormais un paradoxe foncier : le sujet constituant le champ de manifestation est nécessairement incarné dans ce dernier ; comment un sujet peut-il être à la fois dans le monde et pour ce monde ? Comment résoudre une telle difficulté ? Nous avons mentionné une voie possible proposée par Fink. En effet, il cherche à intégrer deux usages de « concept opératoire » de l’horizon chez Husserl en introduisant encore une nouvelle conception : l’horizon dans le mode de son émergence est intrinsèquement lié au mode d’« absorption » d’un sujet dans cet horizon. Fink cherche à élucider phénoménologiquement le sens même du phénomène d’horizon à partir du moment même où il nous advient en tant qu’horizon. Dans ce sens-ci, nous pouvons considérer la notion phénoménologique de l’ « horizon » comme « descriptive ». C’est là une dimension descriptive que la tradition phénoménologique pourrait offrir en vue d’un dépassement possible de deux approches problématiques, l’une objectiviste, l’autre subjectiviste, réductionnistes eu égard à la problématique du « monde », y compris de celle de « monde ambiant » ou « milieu », notion centrale de la mésologie.
[1] E-mail: nactaciya112@yahoo.co.jp
[2] Pour la notion de « concept opératoire », voir E. Fink, « Operative Begriffe in Husserls Phänomenologie (1957) », in Nähe und Distanz, Phänomenologische Vorträge und Aufsätze, Freiburg/München, 1976, p. 180-204 Traduction française, « Les concepts opératoires dans la phénoménologie de Husserl », in Proximité et Distance, Grenoble, Jérôme Milon, 1994.
[3] Voir Chang Won Kim, Der Begriff der Welt bei Wolff, Baumgarten, Crusius und Kant, Frankfurt am Main, 2004, p. 126-127.
[4] Saulius Geniusus, The Origin of the Horizon in Husserl's Phenomenology, Springer, 2013, p. 1.
[5] Otto Friedrich Bollnow, Mensch und Raum, 5 Aufl., Stuttgart/Berlin/Köln/Mainz,1984, p. 74.
[6] “In den Logischen Untersuchungen fehlte mir noch die Lehre von der Horizont-Intentionalität, deren allbestimmende Rolle erst die Ideen herausgestellt haben” (Hua XVII, 177). Nous ne traitons pas ainsi des écrits précédents de Husserl qui touchent au sujet, bien que les Recherches Logiques (1900/1901) et quelques manuscrits montrent assez clairement que le père fondateur de la phénoménologie contemporaine y employait déjà une autre notion de « Hof » ou «Hintergrund » qui, philosophiquement, est, dans bien des passages, quasiment assimilée à celle d’« horizon ». Voir S. Geniusus, op. cit., p.11-12 et 41-54.
[7] Hua III/1, p. 56.
[8] Ibid., p. 57.
[9] Ibid., souligné par Husserl.
[10] Ibid., p. 57, souligné par E. Husserl.
[11] On le voit, la thèse husserlienne de « l’infinitude » du monde ne repose désormais plus nécessairement sur la représentation physique newtonienne de l’espace et du temps absolu et infini, parce que la « structure de renvoi » telle que nous venons de l’esquisser ne conduit pas nécessairement aux lois de la physique newtonienne.
[12] Hua III/1, p. 184.
[13] Ibid., nous soulignons.
[14] Ibid.
[15] Ibid., p. 185.
[16] Ibid., p. 189.
[17] Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Methode, Tübingen, 4 auf. 1975, p. 286.
[18] Une recherche phénoménologique des modes de la donation dans leur structure apriorique est appelée chez Husserl « l’analyse constitutive ».
[19] Voir, J.-L. Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, 1998, p. 369-373 et aussi H.-D. Gondek et L. Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2011, p. 194.
[20] Voir, en particulier, Hua XI.
[21] Voir Hua VI, p. 182-193.
[22] Pour n’en citer qu’un exemple : la Krisis propose d’établir une véritable théorie de l’« intersubjectivité dans sa concrétude » pour résoudre le paradoxe tel que nous l’avons brièvement esquissé. Voir Hua VI, p. 187-190.
[23] Nous analysons un manuscrit tardif de Husserl intitulé Erfahrung als Methode einzeldinglicher Kenntnisnahme. Welterfahrung – Einzelerfahrung. Weltbewusstsein als Horizont gegenüber „Welterfahrung“. Hua XXXIX, p. 81-83. La différence que ce manuscrit introduit est également opérée, par exemple dans la Krisis (voir notamment, Hua VI, p. 146).
[24] Hua XXXIX, p. 83.
[25] E. Husserl: „Grundlegende Untersuchungen zum phänomenologischen Ursprung der Räumlichkeit der Natur“, in Philosophical essays in memory of Edmund Husserl, ed. M. Farber, New York, 1968, p. 307-325.
[26] Pour l’exemple du « bateau », voir E. Husserl, « Umsturz », p. 318.
[27] Nous n’entrons pas ici dans la question, comment se caractérise un tel rapport dans le langage traditionnel de la philosophie, par exemple, dynamique, dialectique, diacritique etc.
[28]Cette expression de « phénoménologie de la mondanéisation » vient de Fink. Voir E. Fink, « Vergegenwärtigung und Bild. Beiträge zur Phänomenologie der Unwirklichkeit », in Studien zur Phänomenologie 1930-1939, Den Haag, Martinus Nijhof, 1966, 9. (Traduction française par D. Franck, « Ré-présentation et Image. Contribution à la phénoménologie de l’irréalité (1930) », in De la phénoménologie, Paris, Éditions de minuit, 1974). Pour son enjeu systématique et accomplissement concret, voir notre étude, « Transzendentaler Schein und phänomenologische Ursprünglichkeit – Welterfahrung bei Husserl und Fink », Horizon, vol. 3(1), 2014, Saint-Petersbourg, p. 64-98 et notamment: « EugenFinks Kant-Interpretation », Horizon, vol. 4 (2), 2016, Saint-Petersbourg, p. 154-185.
[29] Voir, E. Fink, op. cit, p. 9. Traiter phénoménologiquement cette deuxième problématique, ce n’est rien d’autre que la tâche même de la « phénoménologie de la mondanéisation ».
[30] Fink, ibid.
[31] Voir Fink, op. cit, p. 21-26. Notamment, p. 22. Même si cette expression évoque le concept heideggérien central dans Sein und Zeit, à savoir la « temporalité (Temporalität) » en tant que le « schème » ou « l’horizon » de la « temporalité originaire », il ne faut pas les confondre. Car, d’un côté, l’analyse finkienne s’accomplit plutôt en appuyant sur les vocabulaires et les analyses husserliennes (telles que la description du souvenir, la conscience d’image, etc.) ; et d’autre côté, raison plus essentielle, Fink ne cherche pas à reconduire l’« horizon de temps » à la « temporalité originaire » qui, selon Heidegger, la rend possible. Bien que la « Weltzeit » soit « plus subjective que chaque sujet possible » et à la fois « plus objective que chaque objet possible » (M. Heidegger, Sein und Zeit, Max Niemeyer Tübingen, 2001, p. 419) puisqu’elle les rend possible dans leurs temporalités, c’est finalement, pour Heidegger, à partir de la « temporalité originaire » que la « Weltzeit » en tant que telle devient intelligible (voir, §80-81 de Sein und Zeit). Ainsi, la « temporalité originaire », l’horizon ultime du temps et l’être, est chez Heidegger censée d’être l’origine par excellence de la « Weltzeit ». Il reste désormais opaque la mesure dans laquelle s’atteste la « temporalité originaire » en tant qu’un phénomène descriptif (voir, I. Römer, Das Zeitdenken bei Husserl, Heidegger und Ricœur, Dordrecht, London, Heidelberg, New York, 2010, p.190-192). Mais c’est vraisemblablement, en traduisant dans les vocabulaires heideggeriennes, non pas la « temporalité originaire », mais plutôt le phénomène de la « Weltzeit » que Fink entends sous sa notion de « horizon de temps » ; il dit que « la vie active (Aktleben) », ainsi « la subjectivité transcendantale », « se tient apriori » dans ce dernier et ne cherche pas à le reconduire à une autre instance, à la « temporalité originaire » quelconque (voir, E. Fink, op. cit, 21-22[tr. fr. 36]). La différence essentielle entre la « Weltzeit » heideggerienne et « horizon de temps » finkien consisterait ainsi en leurs approches philosophiques, celle de la phénoménologie-transcendantale et ontologie-fondamentale ; cela se rendrait manifeste, si on prend en compte le fait que Fink se concentre sur la description phénoménale des « horizons de temps », tels que celui de passé, future, imagination etc. et sur le problème phénoménologique de leurs spécifique constitution, alors que Heidegger entent la « Weltzeit » comme la dimension fondée dans « la temporalité originaire », ainsi il s’agit du problème ontologique de sa fondation.
[32] Voir le note en bas de page 31.
[33] Fink, op. cit, 22.