Instant Landscape- mirror #1 (Kim, Nampyo, 2011) Korean Art Museum Association (source) |
Proposé à l’Espace géographique.
Perception de l’espace, ou milieu perceptif ?
par Augustin BERQUE
Résumé – Discutant le problème de la perception du point de vue
mésologique – celui de l’Umweltlehre d’Uexküll
et du fûdoron de Watsuji –, en
passant par les affordances de
Gibson, l’en-tant-que (als)
heideggérien et la sémiose peircienne, l’on parvient à la conclusion que ce que
l’on perçoit, dans l’indépassable corrélation de la nature, de l’histoire et du
mythe, ce sont les prises que nous offrent les choses dans notre milieu
spécifique, non des objets dans l’espace universel de l’extensio cartésienne.
Mots clefs : chose, milieu, objet, perception, prise,
réalité.
Abstract – Discussing the problem of perception from
the mesological point of view initiated by Uexküll’s Umweltlehre and Watsuji’s fûdoron,
and going through Gibson’s affordances,
Heidegger’s as-something (als etwas)
and Peirce’s semiosis, this paper concludes that what we perceive, in the
impassable correlation of nature, history and myth, are the holds which things
afford us in our specific environment, not objects in the universal space of
Descartes’s extensio.
Key words : affordance, environment, object, perception,
reality, thing.
1. Retour sur « la perception de l’espace »
L’expression
« perception de l’espace » est courante en sciences humaines ;
en psychologie, cela va de soi, mais, entre autres, en géographie aussi, par
exemple avec La Perception de l’espace
urbain (Bailly 1977). Or l’espace est-il une chose que l’on peut
percevoir ? Ou ce mot cacherait-il autre chose, ce qui en réalité serait
perçu ?
Prenant exemple sur Paul Claval et
son récent Penser le monde en géographe.
Soixante ans de réflexion (Claval 2015), mais à une échelle plus modeste,
je reviendrai ici brièvement sur l’usage de la notion d’espace dans les années
soixante-dix, où je préparais Le Japon.
Gestion de l’espace et changement social (Berque 1976) et Vivre l’espace au Japon (Berque 1982)
sous l’éclairage, en particulier, de La
Production de l’espace d’Henri Lefebvre (Lefebvre 1974), et de quelques
autres phares. C’était l’époque aussi où naissait la revue L’Espace géographique, fondée en 1972 par Roger Brunet dans le fil
d’un courant où « l’espace » avait tout l’air de devenir l’objet
propre de la géographie, sans doute depuis le mémorable L’Organisation de l’espace. Éléments de géographie volontaire, de
Jean Labasse (Labasse 1966), dont Pierre George devait faire un compte rendu de
six pages dans les Annales de géographie (George
1967).
À cette époque-là, je ne connaissais
pas encore la notion de mésologie, ni
corrélativement les concepts qui dans cette optique, depuis Le Sauvage et l’artifice (Berque 1986),
ont structuré mes recherches sur la relation de l’humanité à l’étendue
terrestre, sens dans lequel je devais ultérieurement comprendre le vieux terme
d’écoumène (Berque 2000). L’ensemble
des milieux humains constituant ladite relation, et faisant partie de l’objet
de la mésologie comme science des milieux en général, c’était donc, plutôt que
sur la notion de milieu, sur la
notion d’espace que je focalisais
alors ma recherche ; et travaillant au Japon dans la perspective des
triplicités lefebvriennes espace vécu /
espace perçu / espace conçu, espace
physique / espace social / espace mental, espace représenté / espace de la représentation / représentation de
l’espace, je me sentais d’abord
concerné par le problème de la perception de l’espace, car mon terrain de
thèse, l’île de Hokkaidô, me montrait à l’évidence que cet espace n’avait pas
été perçu de la même façon par les autochtones (les Aïnous), les immigrants
nippons, et les conseillers occidentaux que s’était donnés le gouvernement de
Meiji (Berque 1977, 1980).
Quelque quarante ans ont passé depuis. Ce n’est
pas sur ce cas particulier de perception de l’espace que je reviendrai ici,
mais sur les grands repères qui me guidaient alors en la matière, dans une
orientation qui, avec le temps, allait pourtant devenir une démarche mésologique. Cette démarche
permet-elle, aujourd’hui, d’interpréter lesdits repères dans un autre cadre
mental que celui des années soixante-dix ?
Le « cadre mental » de
cette époque-là, sans en tenter ici un panorama qui ne serait ni l’objet ni le
fort de cet article, contentons-nous de le suggérer a contrario en citant ces quelques lignes, par lesquelles
s’inaugura dans la revue L’Espace
géographique la rubrique « Ouvertures », que j’y avais proposée
:
Nous inaugurons sous ce titre
une rubrique où seront présentés certains faits ou certains textes non
géographiques qui peuvent susciter une réflexion géographique, donc
« activer » le métabolisme des géographes en le forçant hors des
assoupissements du discours professionnel. Il s’agira moins de comptes rendus
que de notes sur les réactions que ces « ouvertures » peuvent appeler
chez des géographes. (Berque 1979 : 198)
Cette première
« ouverture » était consacrée aux actes d’un colloque de psychologie
parus sous le titre Approches
psychopathologiques de l’espace et de sa structuration (Dailly et Gréco
1978). J’y remarquais en particulier la distinction établie par Pierre Gréco
entre 1. l’espace des positions,
défini comme celui qui « situe les objets par rapport au corps propre, et
les uns par rapport aux autres » (p. 159), ce qui comprend aussi les
parcours ; 2. l’espace des figures,
au sens général de configurations définies par « taille,
continuité/discontinuité, fermeture, régularités, symétries, etc. » (p.
161), effets de bonne forme et métamorphoses paradoxales, souvent discontinues,
résistant à la pensée rationnelle comme espace des symboles puisque
« toute figure signifie » (p. 161), structuré par une
« grammaire (spontanée) des objets » (p. 162), et demandant en fin de
compte une « logique du sens » (ibid.) ;
3. l’espace calculable, « celui
qui se prête aux vérifications systématiques, aux mesures, aux inférences
rationnelles » (p. 162), exigeant une conceptualisation, et riche en
« vérités contre-intuitives » (ibid.).
Et Gréco de conclure par une mise en
garde envers la confusion, fût-elle métaphorique, entre ces trois sortes
d’espaces, en particulier entre celui du sens et celui du calcul : «
Dans l’espace calculable, un b peut n’être rien d’autre qu’un d retourné, mais
la lecture, qui se place dans l’espace des figures, veut que l’on ne confonde
pas un bon avec un don » (p. 164).
Je reprenais cette mise en garde
entièrement à mon compte, ayant à l’époque fortement l’impression que :
Quant aux remarques de Pierre
Gréco sur l’usage métaphorique du mot « espace », elles peuvent aider
les géographes à surveiller le tic qui, chez beaucoup d’entre eux, aboutit à
faire de ce mot une espèce d’enclitique euphorisant grâce auquel on peut
enfiler des métaphores telles que « l’espace désertique » (pour
« le désert »), « l’espace montagnard » (pour « la
montagne »), etc., qui sont monnaie courante, voire – exemple que je tire
d’une synthèse récente sur « l’espace géographique » [il s’agissait
d’Isnard 1978] – « extraire de l’espace naturel » (pour
« domestiquer »). De telles métaphores, si elles vous posent en
géographe, n’apportent pas plus à la géographie que celles de l’abbé Delille
n’ont apporté à la poésie. (Berque 1979 : 198)
Que ce genre
d’« ouvertures » aient eu peu ou prou de l’effet sur la pensée
géographique, voilà une autre question que celles que je poserai ici. D’abord,
de quoi donc pouvait bien témoigner la vogue des locutions euphorisantes comme
celles que l’on vient de voir ? De la volonté de se poser en géographes,
sans doute, mais encore ?
2. Perception de « l’espace », vraiment ?
J’ai
argumenté dans Écoumène (Berque
2000 : 66 sqq) l’idée que la
modernité s’est caractérisée par une spatialisation
des choses accompagnée d’un arrêt sur
objet, les choses devenant des objets par abstraction hors de l’histoire
commune qu’elles ont avec nous-mêmes – la concrescence,
c’est-à-dire le croître-ensemble (cum
crescere) de la réalité. Cette abstraction a été formulée ontologiquement
par Descartes avec l’objectification et la mécanisation de l’extensio (l’étendue), et
cosmologiquement par Newton avec l’absolutisation respective de l’espace et du
temps. Née de la physique et de la métaphysique, elle devait, trois siècles
plus tard, se propager jusqu’à l’architecture, avec l’« espace
universel » du mouvement moderne, et sa manifestation par le « style
international », la « machine à habiter » de Le Corbusier, les
« villes de série », les « cages à lapins », etc., discrétisation (dé-concrétisation) engendrant
une acosmie (Berque 2014 a : 67) qui devait aboutir à l’apothéose de
l’« espace foutoir » (junkspace,
Koolhaas 2002 ; Berque 2015 a).
Cet atterrissage de la géométrie, comme je qualifiais ce courant
mécaniciste, a finalement gagné la géographie elle-même durant les Trente
Glorieuses ; et c’est cette tendance générale de la modernité à
l’abstraction qui a favorisé la diffusion du mot espace dans cette discipline où précédemment, du moins en France,
on voyait plus concrètement son objet dans l’étude des lieux, des paysages ou
des milieux (Robic 1992), choses toujours singulières et se prêtant donc mal à
l’abstraction universalisante. Ainsi, à l’initiative de Jacqueline
Beaujeu-Garnier, put naître par exemple à l’Institut de géographie, à la fin
des années soixante, un Laboratoire
d’analyse spatiale – une appellation qui, dix ans plus tôt, n’aurait rien
voulu dire, ou sinon évoqué un space
opera.
Or
cet espace à coordonnées cartésiennes, essentiellement euclidien, homogène,
isotrope et infini qu’il s’agissait désormais d’appliquer à l’étude et à
l’aménagement de l’étendue terrestre, tant la géométrie que, par la suite, la
physique puis la métaphysique l’avaient déjà remis en cause. La géographie
elle-même, du reste, participa bientôt à ce mouvement, avec ce qui allait
devenir la humanistic geography dans
l’Anglosphère – marquée notamment par Space
and place. The perspective of experience, de Yi Fu Tuan (Tuan 1977) –, puis
en français la géographie
phénoménologique (Sanguin 1981), pour se poser en fin de compte en géographie culturelle. Paul Claval fonde
en 1992 la revue Géographie et cultures. Dès
1977, je devais moi-même donner à ma thèse le sous-titre « Étude de
géographie culturelle » (Berque 1977). Toutefois, la géographie s’étant
désormais posée en science de « l’espace », elle pouvait
difficilement se résoudre à répudier cet objet comme tel. L’alliance
espace/géographie était devenue et reste semble-t-il consubstantielle, comme en
témoigne le titre du dictionnaire de géographie actuellement le plus en
faveur : Dictionnaire de géographie
et de l’espace des sociétés (Lévy et Lussault 2003).
Telle étant la conjoncture, ce fut
pour moi un choc de lire ce qui suit à l’aube des années quatre-vingt, alors
que préparais un cours sur la perception de l’espace :
Space is a myth, a ghost, a fiction for geometers. (…) the concept of
space has nothing to do with perception. Geometrical space is a pure
abstraction. Outer space can be visualized but cannot be seen. The cues for
depth refer only to paintings, nothing more. The visual third dimension is a
misapplication of Descartes’s notion of three axes for a coordinate system. (Gibson 1979 : 3).
Nam-Pyo Kim, Instant Landscape_traveler #17, 2013 artificial fur, charcoal, and oil on canvas 112.1x145.5 cm (source) |
3. Autre chose que l’extensio
Voilà
qui ébranlait d’autant plus mes certitudes qu’un an auparavant, l’exposition
« Ma – espace-temps au
Japon », tenue au Musée des arts décoratifs d’octobre à décembre 1978 et
dont Roland Barthes avait écrit les commentaires du catalogue, m’avait semblé
prétendre que « l’espace-temps des Japonais resterait à jamais hors
d’atteinte de l’esprit occidental, hormis quelques initiés » pour la
raison que « le ma serait
indissociablement espace et temps, et de ce fait n’existerait pas dans la
culture occidentale, laquelle dissocierait le temps de l’espace » (Berque
1982 : 62). L’interprétation qu’en avait faite auparavant Günter Nitschke,
« One could define ma as ‘experiential
place’, being nearer to mysterious atmosphere caused by the external
distribution of symbols » (Nitschke 1966 : 117) ne me paraissait pas
expliquer la chose. Une génération plus tard, Michael Lucken devait certes
montrer que le concept de ma « est
une construction récente de la pensée japonaise, née dans un dialogue avec la
phénoménologie allemande et en particulier Heidegger » (Lucken 2014 :
45). Va pour le concept de ma, tel par exemple que l’architecte
Arata Isozaki, organisateur de l’exposition susdite, a pu l’utiliser à des fins
de revendication nippologique ; mais ajoutons d’une part que cette
exposition, fort riche au demeurant, manquait en tout cas d’une définition
dudit concept, si c’en était un, et que,
d’autre part, le ma est bel et bien
une réalité japonaise, comme en témoignent les multiples usages de ce terme
dans le langage quotidien.
Avec le temps, je devais pour ma
part conclure que, si l’on peut s’accorder à traduire en général ma (間) par « intervalle », « il ne s’agit pas cependant de
l’intervalle en soi (l’idée même d’intervalle), mais toujours d’un intervalle
dans l’espace-temps concret, supposant donc une situation, une ambiance, et
plus largement le milieu nippon (…). Parmi tous les actants reliés concrètement
par un ma, l’existence de ce que nous
appellerions en français ‘moi, je’ ou ‘nous autres’ se trouve directement
impliquée » (Berque 2014 b : 294). Voilà qui effectivement était
autre chose qu’un espacement dans l’extensio
cartésienne, l’espace absolu de Newton ou l’espace universel de Mies van
der Rohe ; et c’était autre chose, tout simplement, parce que cela n’était
pas abstrait mais concret, et plutôt même concrescent.
Admettre une telle conclusion
demande, entre autres expériences, de saisir le propos de Gibson lorsqu’il
récuse l’expression même de « perception de l’espace » ; et de
fait, essayer de comprendre The
Ecological approach to visual perception aura été une épreuve décisive dans
ma démarche mésologisante, laquelle devait s’amorcer par un séminaire de
1983-1984 intitulé « Paysage empreinte, paysage matrice » dont
l’argument fut ensuite publié sous le même titre par L’Espace géographique (Berque 1984). Inutile de préciser que cette
notion d’empreinte-matrice défie la mécanique, puisqu’elle suppose au premier
abord une causalité à deux sens, et, en fait, autre chose qu’une simple
causalité (il s’agirait plutôt d’une co-suscitation, engi 縁起, mais ce thème dépasserait le cadre du présent
article, et je me contenterai sur ce point de renvoyer à Yamauchi 1974). Aussi
bien, à l’exception de deux géographes –
Joël Bonnemaison et Olivier Dollfus – les collègues issus des sciences
sociales qui participèrent audit séminaire se montrèrent-ils rebelles à cette
idée d’empreinte-matrice, la doxa de
l’époque voulant que le paysage ne fût qu’une empreinte, sur fond d’extensio, de l’arbitraire humain.
Or ce que je formulais – et continue
à formuler (Berque 2015 b) – par « empreinte-matrice » était, à
l’époque, inspiré en bonne part (l’autre part étant l’expérience de ma thèse)
par le concept gibsonien d’affordance. Ce
néologisme – que je devais rendre par « prise » (Berque 1990 :
102) – vient comme on le sait d’afford,
verbe ambivalent ou bijectif, qui signifie à la fois, s’agissant du sujet,
« avoir la capacité de », et s’agissant de l’objet, « donner la
possibilité de ». Selon Gibson, une
affordance est ce qu’un environnement spécifique – je dirais : un milieu – fournit (affords)
à un observateur qui peut (affords)
le percevoir parce que lui-même est spécifiquement adapté à cet
environnement-là. Un ensemble d’affordances
constitue ce que Gibson appelle ecological
niche. Il semble bien que ces notions lui aient été inspirées par Uexküll. Selon Jan Koenderink, « James
Gibson must have been well aware of von Uexküll’s work, since it was regularly
cited in behaviorist psychology. He created the concepts of ‘ecological niche’
and ‘affordance’ in analogy to von Uexküll’s Umwelt and ‘functional tone’ » (Koenderink 2015 : 6). Toujours
est-il que, quant à l’origine du concept d’affordance,
Gibson mentionne plutôt (op. cit. p.
138 sqq) Koffka (Principles of Gestalt psychology, 1935), ainsi que l’Aufforderungscharakter selon Kurt Lewin
(auffordern signifie « inviter,
convier, sommer ») et la notion de valence. Là toutefois ne s’exprime pas
franchement la bijectivité de l’affordance,
qui se trouve en revanche explicitement dans ce qu’Uexküll a baptisé
« cercle fonctionnel » (Funktionkreis)
entre l’animal et son milieu (Umwelt)
– ce qui fait de celui-ci tout autre chose que l’extensio cartésienne, cette étendue censément neutre, totalement
découplée de l’être subjectif (Gabaude 1996), et que de son côté, comme on le
verra, Uexküll appelle l’Umgebung (le
donné environnemental objectif).
4. Le milieu perceptif
Le
découplage susdit, cela va sans dire, n’est autre que le dualisme par lequel la
réalité s’est trouvée scindée entre le subjectif et l’objectif, entraînant ipso facto la naissance, concomitamment,
de l’objet moderne et du sujet moderne. Cette dichotomie a permis la révolution
scientifique du XVIIe siècle. Même si elle a été contestée de divers
points de vue, elle domine toujours la science, y compris les sciences
cognitives dont le domaine, en particulier pour ce qui concerne la perception,
couvre pourtant par définition même la relation sujet-objet, ici entre le
percevant et le perçu, ou le physique et le phénoménal. Témoin cet extrait
d’une étude récente :
Thus, of the unlimited information available from the environment, only
about 1010 bits/sec are deposited in the retina. Because of a
limited number of axons in the optic nerves (approximately 1 million axons in
each) only_6x106 bits/sec leave the retina and only 104 make
it to layer IV of V1. These data clearly leave the impression that visual
cortex receives an impoverished representation of the world, a subject of more
than passing interest to those interested in the processing of visual
information. Parenthetically, it should be noted that estimates of the
bandwidth of conscious awareness itself (i.e. what we ‘see’) are in the range
of 100 bits/sec or less. (Raichle 2010 :
181)
Il n’est là question que d’information – une donnée physique
objective mesurable en octets –, alors que la perception est essentiellement un
passage de l’information à autre chose, qui est une certaine signification. C’est un passage du
physique au phénoménal, du quantitatif au qualitatif, et de l’objectif au
subjectif, qui relève d’une trajection (Berque
1986 : 166), à l’inverse du physicisme (la réduction aux mécanismes de
l’objet physique) qui, faute d’une logique adéquate, reste la démarche quasi
obligatoire de la science moderne. Une logique adéquate, en l’affaire,
consisterait à dépasser l’alternative entre l’objectif (A) et le subjectif
(non-A), puisque le processus étudié – la perception –, violant le principe du
tiers exclu, consiste justement dans le passage de A à non-A.
Je reviendrai plus loin sur ce
problème. Dans l’exemple susdit, l’on en reste à une vision physiciste et
quantitative, où la perception se réduit à une perte d’information, mesurée en
bits par seconde – un bit se définissant comme on le sait dans un système
binaire, i.e. par l’alternative entre deux valeurs seulement, 0 ou 1,
c’est-à-dire A ou non-A. Quid de l’assomption qualitative que subissent, dans
le même temps, les données de l’environnement ? Échappant à la binarité,
elle n’est pas prise en compte. Elle ne compte donc pas. Or, c’est le
principal.
C’est dire qu’une démarche
dualisante est inapte à saisir la
réalité de la perception ; et c’est justement d’avoir dépassé ce dualisme
qui a fait la valeur paradigmatique des travaux du grand naturaliste Jakob von
Uexküll (1864-1944). Le petit livre de
synthèse, publié en 1934, Incursions dans
les milieux d’animaux et d’humains (Uexküll 1965), où il résume des
décennies de recherches expérimentales, allie intimement en une mésologie (Umweltlehre) l’éthologie et ce qu’il
appelle Bedeutungslehre (étude de la
signification, ce qui un demi-siècle plus tard deviendra la biosémiotique).
Effectivement, pour l’animal concerné, la réalité n’est pas le donné
environnemental brut (Umgebung), mais
son milieu spécifique (Umwelt), qui
est fonction de lui-même comme lui-même en est fonction. Pas question donc,
ici, de dichotomiser le subjectif de l’objectif : la relation est
trajective. Cette relation, c’est ce qu’Uexküll appelle
un « cercle fonctionnel » (Funktionskreis)
(Uexküll 1965 : fig. p. 27), où se répondent « monde sensible »
(Merkwelt) et « monde
agible » (Wirkwelt), et où,
d’une part, le « monde intérieur du sujet » (Innenwelt des Subjektes) – dans l’exemple principal d’Uexküll, il
s’agit de la tique – combine « organe sensible » (Merkorgan) et « organe actif »
(Wirkorgan), tandis que, d’autre
part, l’« objet » (Objekt)
– le mammifère visé par la tique – relève d’un « contre-assemblage » (Gegengefüge) combinant « porteur de
signe sensible » (Merkmalträger)
et « porteur de signe agible » (Wirkmalträger),
à quoi, chez la tique, correspondent respectivement « récepteur » (Receptor) et « effecteur » (Effektor).
Ce
contre-assemblage de l’être et de son milieu, c’est ce que le philosophe
japonais Tetsurô Watsuji, travaillant pour sa part sur le milieu humain (fûdo), a nommé fûdosei et défini en 1935 comme « le moment structurel de
l’existence humaine » (Watsuji 2011 : 35). J’ai rendu ce concept par médiance à partir du latin medietas, qui signifie
« moitié ». Il s’agit en effet du couplage dynamique (le Strukturmoment, ou le Gegengefüge) des deux
« moitiés » indissociables qui font concrètement un être
humain : son corps physiologique individuel d’une part, son milieu
éco-techno-symbolique de l’autre (Berque 1990, 2000).
C’est
justement ce moment structurel – cette médiance – qui met en branle la
trajection par laquelle l’environnement, de donnée abstraite (Umgebung), devient un milieu concret,
chargé de sens, et qu’il est donc perçu.
5. La méso-logique des milieux
Comme
le cercle fonctionnel uexküllien, la médiance watsujienne est donc bien davantage
que ce que l’on considère habituellement comme le système sensorimoteur, à
savoir la sensibilité, les sensations et la motricité de l’organisme individuel
– celui que, s’agissant de l’humain, Leroi-Gourhan appelait le corps animal, en montrant que
l’hominisation s’est produite par rétroaction des systèmes techniques et
symboliques ayant extériorisé certaines des fonctions initiales de ce corps
animal en un corps social (Leroi-Gourhan 1964). Quoique Leroi-Gourhan
n’ait appuyé sa thèse ni sur Uexküll ni sur Watsuji, elle équivaut à la
médiance et au cercle fonctionnel mis en avant par ces derniers, mais avec ceci
en plus qu’elle fait explicitement intervenir la technique et le symbole ;
lesquels, cela va sans dire, outrepassent les écosystèmes de la biosphère, pour
constituer la dimension éco-techno-symbolique propre à tout milieu humain, donc
à l’écoumène en général.
C’est en cela que la perception
humaine, qui est affaire de médiance et de trajection, outrepasse la thèse de
Gibson, laquelle se borne à une écologie
de la perception. Corrélativement, et bien qu’il ait évoqué la complémentarité
de l’animal et de son environnement dans des termes fort uexkülliens, Gibson ne
définit ce qu’il appelle le système
visuel pas autrement que comme « a hierarchy of organs and functions,
the retina (…), the eye (…), the dual eyes (…), the head (…), and the
body » (Gibson 1979 : 309). Il ajoute certes que « The nerves,
tracks, and centers of the brain that are necessary for vision are not thought
of as the ‘seat’ of vision », mais il ne va pas jusqu’à inclure dans ledit
système ce qu’il appelle the environment
– autrement dit le milieu (l’Umwelt uexküllienne,
le fûdo watsujien). Il avait pourtant
écrit plus haut, encore de façon très uexküllienne, que ce que l’on perçoit, ce
ne sont pas les objets comme tels, mais leurs affordances, et que « To perceive an affordance is not to
classify an object » (Gibson 1979 : 174). Uexküll pour sa part avait
écrit que « fausse est l’hypothèse implicite [des béhavioristes] selon laquelle
un animal pourrait jamais entrer en relation avec un objet (mit einem Gegenstand in Beziehung treten) »
(Uexküll 1965 : 105). Ce avec quoi l’animal est en relation, c’est
l’en-tant-que (Ton) selon lequel il
perçoit les choses : en tant que nourriture (Esston), en tant qu’obstacle (Hinderniston),
en tant qu’abri (Schutzton), en tant
qu’habitat (Wohnton), etc.. Autrement
dit, cet en-tant-que est la prise médiale
que, dans le cercle fonctionnel, une chose lui offre et qu’il a sur elle en
retour. C’est à la fois un donner-prise-à et un avoir-prise-sur, qui vaut pour
tout le milieu de l’animal concerné, comme pour cet animal lui-même.
Les affordances gibsoniennes correspondent évidemment à ces
prises ; mais, avec quelque inconséquence, Gibson n’inclut pas le milieu (the environment) dans ce qu’il appelle
le système visuel. Pour la mésologie en revanche, ce système s’étend bien à
tout le milieu ; car c’est toujours en
tant que quelque chose que les choses nous apparaissent et que nous avons
affaire avec elles ; autrement dit, c’est toujours en tant qu’Umwelt que nous percevons l’Umgebung et agissons dessus ; ce qui suppose nécessairement
une médiance.
Heidegger
consacra pour partie son séminaire de 1929-1930 – publié après sa mort sous le
titre Les Concepts fondamentaux de la
métaphysique (Heidegger 1983) – à porter au plan ontologique l’Umweltlehre d’Uexküll, et même à
esquisser la logique – la méso-logique,
dirais-je plutôt, car admettant le tiers, elle relève du tétralemme (Berque
2014 a : 199) – de cette trajection de l’environnement
en un certain milieu, par laquelle une chose apparaît en tant que quelque chose
(etwas als etwas) (Heidegger
1983 : 395). Il lui revient d’avoir mis en avant le rôle ontologiquement
qualifiant de ce als, à savoir des
« manières d’être » (Arten),
ou plus exactement d’exister, qui doivent à n’en pas douter leur inspiration
aux Töne (en-tant-que) uexkülliens.
Précisons toutefois que, dans la position radicalement anthropo- et
logocentrique qui est là celle de Heidegger, le als est « fondamentalement fermé à l’animal » (dem Tier von Grund aus verschlossen ist,
ibid.), ce qu’évidemment la mésologie ne saurait reconnaître. Chaque être
vivant a bien son propre milieu (Umwelt),
en tant que quoi existe pour lui l’environnement ; en-tant-que (als) dont le principe est bien antérieur
à la formation de monde (Weltbildung)
propre au zôon logon echôn et à son
dire poïétique (Dichtung).
Cet en-tant-que, c’est bien le nœud
de la question de la médiance – le Gegengefüge
de l’être et de son milieu – , qui fut d’abord une question géographique.
Comme je l’écrivais en 1992 dans l’Encyclopédie
de géographie :
La médiance résulte d’une
trajection, processus historique et mésologique où se combinent le subjectif et
l’objectif, le physique et le social, l’écologique et le symbolique. Elle se
manifeste par des prises, qui sont
les ressources, contraintes, risques et agréments constitutifs de l’écoumène.
On ne peut réduire ces prises ni au physique (car elles n’existent comme telles
qu’en fonction d’une société), ni au phénoménal (car elles existent bien
physiquement). Elles sont médiales, ou trajectives. L’étude de ces prises, par
lesquelles les sociétés sont en prise avec l’épiderme de la Terre, ce serait le
véritable territoire du géographe, son écoumène en somme. (Bailly, Ferras,
Pumain dir. 1992 : 368)
Effectivement, le nœud de la
question est bien l’en-tant-que selon lequel la Terre – le donné fondamental
qu’est l’Umgebung – se manifeste à un certain être, autrement
dit existe pour cet être en devenant son Umwelt
spécifique, et qui n’est autre que la réalité qu’il perçoit. À l’époque
toutefois, je n’avais pas encore construit la méso-logique de ces prises
trajectives, ce qui en revanche est possible aujourd’hui dans les termes
suivants. Le donné fondamental étant S
(le sujet logique, ce dont il s’agit, autrement dit l’objet du physicien), il
est saisi en tant que P (le prédicat,
ici les termes dans lesquels S existe
pour l’être concerné), la trajection de S
en P constituant la réalité r ; soit r = S/P, ce qui se lit : la réalité, c’est S en tant que P. Par exemple, l’Umgebung a été saisie en tant que phusis à partir du VIe siècle aC en Ionie, ce qui fut la
naissance de l’idée de nature ; ou en tant que shanshui à partir du IVe siècle pC au Jiangnan, ce qui fut la naissance de
l’idée de paysage. On voit là que la trajection est un processus historique,
dans lequel les prédicats (les manières de saisir l’Umgebung) se succèdent en chaînes
trajectives dont la formule est (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’…
et ainsi de suite.
Par rapport à P’, P’’, P’’’
etc. (i.e. les interprétations
successives et cumulatives de S), ces chaînes trajectives placent indéfiniment
en position de S, autrement dit naturalisent (substantialisent, hypostasient en
un donné fondamental) ce qui est en réalité S/P, une construction historique.
Par exemple, le mythe de l’Âge d’or s’est historiquement hypostasié en
naissance du paysage, puis du jardin paysager, puis de la banlieue verte, puis
de l’urbain diffus, avec pour effet de ce genre de vie – dont l’empreinte
écologique est insoutenable – le dérèglement de l’homéostasie climatique de la
Terre à l’Anthropocène (Berque 2010).
Or une chaîne trajective viole à
plusieurs titres le principe d’identité (A est A), le principe de contradiction
(A n’est pas non-A) et le principe du tiers exclu (dit en anglais the principle of excluded middle :
il n’y pas de tiers terme, entre A et non-A, qui soit à la fois A et non-A, ou
ni A ni non-A ; ce qu’en revanche pose le tétralemme). D’abord,
formellement, parce que cette chaîne place indéfiniment P (en tant que terme de
la relation S/P) en position de S, violant donc l’identité du sujet (S) qui
fonde la logique aristotélicienne. Également parce qu’elle fait, dans la
réalité concrète, exister différemment (selon différents prédicats) un même
objet physique abstrait – par exemple, concrètement, la même herbe (S) sera un
aliment (S/P) pour la vache, mais un obstacle (S/P’) pour la fourmi (autrement
dit, un même A peut exister en tant que B, C, D etc. selon les cas). Ensuite, parce qu’elle substantialise
l’insubstantiel (en effet, dans l’histoire de la pensée européenne, le rapport
sujet/prédicat étant homologue au rapport substance/accident, ni l’accident ni
le prédicat ne sont substantiels, et n’existent donc pas vraiment) :
[Pour Aristote] un prédicat n’a
pas proprement d’existence, il n’est pas un être, mais il présuppose des
existants desquels il puisse être prédiqué et qui, dans une proposition, jouent
le rôle de sujets, ὑποκείμενα. (Blanché et Dubucs 1970 : 35)
Enfin,
parce que la chaîne trajective naturalise l’artifice (P, l’interprétation
humaine de S, n’étant en principe pas naturel). Et pourtant, telle est la
réalité historique, concrète et perceptible des milieux humains (le principe –
la trajection – étant bien entendu le même, mais à divers niveaux
ontologiquement inférieurs, pour les milieux vivants en général, l’évolution
naturelle correspondant alors à l’histoire humaine) (Berque 2014 a).
Cette logique où A (le prédicat
insubstantiel P) devient non-A (le sujet substantiel S), c’est bien la
méso-logique, admettant l’excluded middle,
de la réalité des milieux ; et c’est donc aussi la logique de la
perception, attendu que ce que l’on perçoit, dans la concrescence de la
réalité, ce sont les prises d’un milieu perceptif et non pas les objets
abstraits de l’Umgebung. Par exemple,
l’en-soi physique abstrait qu’est la longueur d’onde électro-magnétique λ = 700
nm (S) existe en tant que couleur rouge (S/P) dans le milieu de l’espèce Homo sapiens, mais pas dans celui de
l’espèce Bos taurus, les vaches ne
percevant pas le rouge. Le pétrole (en soi une donnée de l’Umgebung, S) existe en tant que ressource (S/P) dans le milieu
d’une société disposant du moteur à explosion, mais pas dans celui d’une
société de chasseurs cueilleurs ; etc.. Affaire de genres de vie, en eût
conclu Vidal de la Blache, et possibilisme, eût renchéri Lucien
Febvre !
Instant Landscape (Kim Nam-Pyo, 2008) (source) |
6. La sémiose perceptive
Que
les chaînes trajectives naturalisent l’artifice et hypostasient l’insubstance
est directement lié à la question du sens ; car elles donnent ainsi
indéfiniment naissance à d’actives réinterprétations de S en tant que P. En
cela, elles sont homologues à ce que Roland Barthes a nommé chaînes sémiologiques (Barthes 1957 : 222-223). La sémiologie
barthésienne repose comme on le sait sur la définition saussurienne du signe en
tant que relation d’un signifiant Sã et d’un signifié Sé,
selon la formule signe = Sã/Sé.
Dans la chaîne sémiologique, cette relation est « doublée », le signe
étant à son tour placé en position de signifiant par un nouveau signifié, ce
qui, selon Barthes, le convertit en mythe,
et la fonction du mythe étant de naturaliser l’historique. Du point de vue
mésologique, le signifiant se trouvant en position de sujet logique et le
signifié en position de prédicat, une chaîne sémiologique peut se représenter
exactement comme une chaîne trajective, soit (((Sã/Sé)/Sé’)/Sé’’)/Sé’’’…
et ainsi de suite ; et le résultat en est le même : la naturalisation
de ce qui est en fait une construction historique.
Ce que montre cette homologie, c’est
que les choses (S/P) composant un milieu sont nécessairement significatives (Sã/Sé) ;
par quoi l’on retrouve l’indissociation, chez Uexküll, du milieu (Umwelt) et de la signification (Bedeutung). L’on comprend également
pourquoi Jacques Derrida put voir dans la chôra
platonicienne une figure du mythe (Derrida 1993), alors que du point de vue
de la mésologie, la question de la chôra,
cette empreinte-matrice de la genesis (l’être
concret, donc relatif à sa chôra),
n’est autre que l’ancêtre de la problématique des milieux (Berque 2000, 2012).
Effectivement, dans la réalité (S/P), nature, histoire et mythe sont intriqués,
y compris du point de vue de la physique elle-même, où le Réel ne peut jamais
être qu’un réel voilé (d’Espagnat
1979), autrement dit S/P : la réalité.
Ce que les formules susdites ne
montrent pas, toutefois, c’est que la dyade S-P ne peut concrètement s’établir
que dans un rapport ternaire S-I-P, où I est l’interprète pour lequel S existe
en tant que P. Ce n’est que dans la ternarité concrète – plus : concrescente – de S-I-P que S peut être
P, donc signifier quelque chose ; il va de soi en effet que l’on peut
transposer la triade S-I-P en une triade Sã-I-Sé. L’on
retrouve ici le principe de la sémiotique
visuelle de Charles Sanders Peirce (1839-1914), qui se distingue
radicalement de la binarité du signe saussurien :
Le signe saussurien naissant de
l’association d’un signifiant et d’un signifié, il s’ensuit que la source de la
signification réside à l’intérieur du signe, comme dans une capsule. Il en va
autrement de la position peircienne, qui est d’inspiration empiriste : ici
la source de la signification se trouve forcément en dehors du signe. De ce
fait, parler de la manière dont un signe fonctionne entraîne fatalement la
prise en compte du contexte et des circonstances dans lesquelles
l’interprétation sémiotique a lieu (…). (Jappy 2010 : 14)
Il est vrai que ce que Peirce
appelle the Interpretant dans la
triade dont les deux autres termes sont the
Object et the Sign, n’est pas
exactement ce que j’entends ici par I (l’interprète – à savoir un être vivant –
de S en tant que P) ; ce serait plutôt le noème que I a dans la tête à
propos de S, autrement dit ce que j’entends par P ; mais peu importe ici.
L’intéressant est que, pour Peirce, l’interpretant
peut indéfiniment, à son tour, être réinterprété en d’autres interpretants, dans le processus que
Peirce nomme semiosis ; et c’est
aussi que, du point de vue de la mésologie, cette sémiose n’est autre qu’une
chaîne sémiologique, donc une chaîne trajective, et ce avec les mêmes
effets : l’intrication de la nature (S), de l’histoire (S/P) et du mythe
(P) dans la réalité des milieux, donc dans la réalité de la perception des
choses.
Conclusion : la perception des choses
Il
devrait être assez clair au point actuel que ce que nous percevons, ce ne sont
pas des objets (S) dans une étendue aux coordonnées cartésiennes ; ce sont
des choses (S/P) dans la ternarité (S-I-P) du rapport existentiel, c’est-à-dire
de la concrescence que nous avons avec notre milieu. Se figurer que nous
percevons des objets dans l’espace n’est qu’un placage intempestif de ce que
les renaissants appelèrent la costruzione
legittima de l’espace pictural, ou Gréco l’espace du calcul, sur la réalité
à la fois sensible et agible du milieu où nous sommes plongés ; réalité
où, en outre, intervient nécessairement la dimension symbolique, laquelle
abolit et le temps et l’espace. L’être humain n’échappe jamais à cette
dimension – à commencer par celle du langage – qui, avec l’appareil phonatoire,
est constitutive de notre physiologie même. Notre corps – sauf en rêve –
n’échappe non plus jamais à l’espace des positions et des parcours,
c’est-à-dire de la mouvance qui ne cesse de déplacer les choses entre elles et
par rapport à nous. Ces déplacements de point de vue ne cessent de déclencher
de nouvelles sémioses, dans des rapports d’inertie aux multiples échelles relatives,
lesquelles nous permettent de distinguer le lointain (plus stable) du proche
(en mouvement plus rapide) et du moi-ici-maintenant, comme Gibson en a détaillé
l’analyse.
Le problème essentiel, au demeurant,
c’est bien le passage des données objectives de l’environnement, autrement dit
de l’information quantitativement disponible dans l’Umgebung, à la signification qu’ont les choses qualitativement donc
effectivement perçues. Ce passage, ou cette trajection, c’est ce en quoi
consiste l’en-tant-que de la relation entre S (l’en-soi de l’objet physique =
le sujet logique) et P (la manière dont S est pris en compte), par et pour un
certain être I. De cette trajection, les sciences cognitives ne nous livrent
que le vecteur matériel, dans le cerveau seul, et cela irrémédiablement en deçà
de l’en-tant-que dont les choses tirent justement leur existence par le rapport
trinitaire – la concrescence – qu’elles ont avec notre propre existence au sein
de la réalité. C’est dire que la question de la perception, dans le moment
structurel de l’existence humaine, ne relève pas moins de la géographie que de
la psychologie, etc. ; du moins, d’une géographie qui assumerait la
médiance de son objet.
Palaiseau, 26 décembre 2015.
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