dimanche 13 mars 2011

Le destin de l'homme dans un milieu social étatique / Djamel Chabane

‘umrân al ‘âlam (l’ « urbanisation universelle »)
umrân al ‘âlam (l’ « urbanisation universelle »)
Séminaire "Poétique de la Terre". Compte rendu de la séance du vendredi 10 mars 2011 : deuxième conférence de M. Djamel Chabane.

Vous trouverez ci-après le résumé de cette conférence. La discussion qui a suivi portait notamment sur ce qu'Ibn Khaldûn appelle 'açabiyya, terme habituellement rendu par "esprit de clan". Comme lecture complémentaire, vous trouverez ci-joint un texte où vous verrez comment un voyageur nippon, Watsuji Tetsurô, à la vue des déserts d'Arabie, a senti et interprété cette 'açabiyya.

Deuxième conférence : Le ‘umrân et la pensée sociale

Ibn Khaldûn fut amené dans sa Muqaddima à se pencher sur l’ensemble des phénomènes sociaux. L’axe autour duquel s’organisent les observations et qui oriente ses recherches, est l’étude de l’étiologie des naissances et des déclins, c’est-à-dire des symptômes et de la nature des maux dont naissent et meurent les Etats et les civilisations. D’où les liens extrêmement étroits qui unissent la Muqaddima et les expériences politiques de son auteur. En effet, celui-ci avait nettement la prémonition d’assister à un gigantesque changement du cours de l’histoire, d’où la nécessité de faire le bilan du passé humain et d’en tirer des leçons (‘ibar).

Le concept de ‘umrân al-‘alam d’Ibn Khaldun, que je traduis par « urbanisation universelle » c’est l’Idée de l’esprit qui se manifeste par une suite de formes extérieures dont chacune se révèle comme un peuple véritablement existant. Le sens de cette existence s’inscrit aussi bien dans le temps et dans l’espace, à la manière d’une existence naturelle. La forme de cette existence extérieure c’est l’État. Seul l’État fournit une matière qui n’est pas seulement propre à la prose de l’histoire, mais qui contribue elle-même à la produire. Il est l’esprit collectif où l’individu n’a d’objectivité, de vérité et d’éthique que comme membre d’un État. Pour Ibn Khaldun, il n’y a pas d’urbanisation (‘umrân) sans l’État, il écrit :

«L’État et la souveraineté (ad-dalla wa-l-mulk) sont, par rapport à l’urbanisation (‘umrân), ce que l’image est pour la matière (aç-çûra li-l-mâdda), c’est-à-dire qu’ils sont la figure qui, par sa spécificité, en assure l’existence. Or, selon un principe bien établi des sciences philosophiques, il est admis qu’on ne peut dissocier l’une de l’autre. Un État sans urbanisation (‘umrân) est donc inconcevable ; réciproquement, l’urbanisation (‘umrân) sans État, ni aucune forme de souveraineté, est aussi difficile à imaginer». Pour Ibn Khaldûn la constitution d’un peuple forme avec sa religion, son art et sa philosophie, ou tout au moins avec ses représentations et ses pensées, sa culture en général (pour ne pas citer les autres puissances externes comme le climat, les voisins, la situation dans le monde) une seule substance, un seul esprit. Un Etat est une totalité individuelle dont on ne peut séparer un côté particulier.

Pour Ibn Khaldun, la science de l’urbanisation (‘umrân) est science de l’homme concret en tant qu’être naturel possédant une nature et des propriétés à lui. Son problème le portait vers l’environnement où l’homme vit en société et sur l’État historique qui structure le processus d’évolution de cette société. Dans son évolution l’État historique passe par deux stades, désignés respectivement par ‘umrân badawi «urbanisation rurale» et ‘umrân harari «urbanisation sédentaire».

Pour Ibn Khaldun, le destin de l’homme dans un milieu social sous l’autorité de l’État historique n’est ni statique ni uniformément linéaire. Il suit un développement dynamique à travers un réseau simple et complexe, qui le relie avec tout l’univers par des lois naturelles. Cet univers et cette totalité du mouvement universel est ce qui appelle le ‘umrân al ‘âlam l’ « urbanisation universelle ».

Nota bene (A. Berque) :  Cette conférence de M. Chabane, invité par l'EHESS pour le mois de mars, a attiré quatre personnes. Je déplore qu'un thème tel que la pensée sociale chez un précurseur des sciences sociales comme Ibn Khaldûn, reconnu par quelques-uns des grands esprits de l'Occident moderne comme l'un des plus grands penseurs de tous les temps, ait été jugé sans intérêt par les étudiants d'une école "des hautes études en sciences sociales". J'enjoins fermement aux étudiants inscrits sous ma direction dans cette école, en master ou en doctorat, de ne pas négliger l'occasion de découvrir la cosmologie et l'urbanologie d'Ibn Khaldûn, en assistant aux deux dernières conférences de M. Chabane.