Mésologiques. Etudes des milieux
Numéro ISSN : 2267-7232
J'ai créé Mésologiques en 2010 afin de rendre accessible au plus grand nombre les "résumés" (pour ne pas dire "articles") qu'Augustin Berque envoyait après chaque séance de son séminaire à l'EHESS. En septembre 2012, sous l'impulsion d'Augustin Berque, quelques collègues du séminaire EHESS (Francine Adam, Patricia Marmignon et Romaric Jannel) sont venus me prêter main forte.
En juin 2017 le séminaire sur l'étude des milieux (voir les arguments ci-après) que je co-animais avec Augustin Berque s'est clos avec son départ en retraite et mon départ au Japon. Toutefois, quand l'agenda me le permet, je continue de rendre accessibles les nouvelles publications. J'espère que cela aidera à oeuvrer dans le sens d'une recosmisation des milieux humains. Bonne lecture.
Yoann Moreau
Centre de recherche sur les Risques et les Crises (CRC)
Mines ParisTech - PSL research university
Centre de recherche sur les Risques et les Crises (CRC)
Mines ParisTech - PSL research university
Argument général
La question des milieux est entendue comme la spécificité du rapport que le vivant en général, ou l’humain en particulier, entretient avec son environnement. Le milieu, ce n’est pas l’environnement ; c’est la réalité de son environnement pour une certaine espèce ou une certaine culture, c’est-à-dire un certain environnement, spécifiquement approprié à/par cette espèce ou cette culture. Ce n’est pas le donné environnemental universel que, par abstraction, peut saisir la science ; c’est ce qui existe concrètement dans le monde propre à telle ou telle espèce, telle ou telle culture. Ainsi le milieu n’est ni donné, ni universel ; sa réalité singulière ne cesse de se construire, au fil contingent de l’évolution et de l’histoire, dans le rapport dynamique et réciproque d’une espèce ou d’une culture avec son environnement spécifique. Cette distinction entre milieu et environnement était déjà révolutionnaire lorsque, sous l’influence de la phénoménologie, elle apparut en biologie dans l'Umweltlehre d’Uexküll (1864-1944) et en philosophie dans le fûdoron de Watsuji (1889-1960). Elle acquiert aujourd’hui une portée nouvelle avec le bouleversement que l’épigénétique a introduit dans la question de l’évolution. De la biologie moléculaire à la crise écologique du monde actuel, du quantique à l’histoire et à la géographie, de la médecine à l'œuvre d'art et à l'architecture, le déploiement de la perspective mésologique remet en cause les fondements ontologiques et logiques de la civilisation moderne.
Renseignements : berque@ehess.fr / yoann.moreau@mines-paristech.fr
Séminaire 2016-2017 : La genèse des milieux humains : anthropisation, humanisation, hominisation
L’intitulé « anthropisation, humanisation, hominisation » fait allusion à la thèse mise en avant par André Leroi-Gourhan, dans Le Geste et la parole (1964), au sujet de l’émergence de notre espèce, Homo sapiens. Par « anthropisation », entendons la transformation physique de l’environnement terrestre sous l’effet des systèmes techniques de l’humanité ; par « humanisation », sa transformation sémantique sous l’effet de nos systèmes symboliques ; et par « hominisation », l’effet en retour de ces transformations sur celle de l’animal en humain.
Sans l’invoquer, cette thèse était l’illustration même du propos de la mésologie contemporaine, telle que l’ont fondée l’Umweltlehre d’Uexküll et le fûdoron 風土論 de Watsuji ; à savoir le couplage dynamique de tout être vivant (Uexküll), humain en particulier (Watsuji), avec le milieu singulier (Umwelt, fûdo 風土) qui lui est propre en tant que sujet, et qui ne doit donc pas être confondu avec l’environnement universel (Umgebung, kankyô 環境) que, de son point de vue transcendantal (le « regard de nulle part »), considère la science moderne – en l’occurrence l’écologie, qui est une science de l’environnement et non, comme la mésologie, une science des milieux, autrement dit une éco-phénoménologie et une bioherméneutique. L’objet central de la mésologie n’est pas l’environnement, c’est le couplage dynamique de l’être et de son milieu propre – cela qu’Uexküll a nommé le « contre-assemblage » (Gegengefüge) de l’animal et de son milieu, et Watsuji la « médiance » (fûdosei 風土性), qu’il a définie comme « le moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機).
C’est ce couplage dynamique, dans ses effets et ses effets en retour, qu’il s’agit ici de saisir. Si l’on peut considérer l’anthropocène comme un effet d’anthropisation, alors il faut donc s’interroger aussi sur les contre-effets de l’anthropocène sur l’être humain et ses systèmes techno-symboliques ; et réciproquement, dans la triple interaction susdite : anthropisation, humanisation, hominisation, tant d’un point de vue rétrospectif (l’évolution, l’histoire) qu’actuel et prospectif (l’état et l’avenir de l’humain sur la Terre).
Séminaire 2015-2016 : Milieu et monde : l’approche mésologique de la perception
Dans la mésologie (Umweltlehre) d’Uexküll, la question de la perception tient une place centrale, chaque espèce percevant le donné environnemental brut (Umgebung) d'une manière qui lui est propre, et constituant par là son milieu spécifique (Umwelt). Cette question centrale est directement liée à ce qu'Uexküll a baptisé Bedeutungslehre, l'étude de la signification, qui a fait de lui le précurseur de la biosémiotique, en même temps que son Umweltlehre faisait de lui l'un des fondateurs de l'éthologie. Fortement influencé par Uexküll, Heidegger distinguera le niveau ontologique du minéral, qui est "sans monde" (weltlos), de celui du vivant, qui est "pauvre en monde" (weltarm), et de celui de l'humain, qui grâce à la parole est "formateur de monde" (weltbildend). De son côté, la mésologie (fûdoron) de Watsuji montrait que les différentes cultures humaines perçoivent et aménagent l'environnement naturel (shizen kankyô) d'une manière spécifique, élaborant ainsi historiquement chacune son milieu propre (fûdo), élaboration qui la structure elle-même dans ce "moment structurel de l'existence humaine" qu'est la médiance (fûdosei). Le problème de la perception apparaît ainsi intimement lié à la mésologie, donc aux notions de milieu et de monde.
Le séminaire entend renouer aussi avec la pensée de Merleau-Ponty comme de Simondon d’un côté, et avec l’écologie de la perception de Gibson de l’autre, en soulignant le rôle du mouvement dans la perception multimodale ainsi que l’importance de l’interaction entre la saisie corporelle de l’environnement et l’influence des propriétés de celui-ci. Nous tenterons de montrer que c’est cette interaction qui, en déployant un espace-temps singulier à partir de notre fondement terrestre, assure le développement de l’être et de sa relation signifiante au monde. De la physique à la psychologie, de la biologie à l'anthropologie, de la philosophie aux sciences sociales, de l'évolution des espèces à l'histoire humaine, de la vision bouddhique des divers niveaux de conscience jusqu'aux sciences cognitives, le séminaire approchera le problème de la perception par de multiples points de vue, pour rendre justice à sa complexité, mais avec le constant souci d'en tirer une interprétation unifiée par la relation entre milieu(x) et monde(s).
Séminaire 2014-2015 : "Milieu, art et poétique"
La question des milieux, thème de ce séminaire collectif, est entendue comme la spécificité du rapport que le vivant en général, ou l’humain en particulier, entretient avec son environnement.Le milieu, ce n’est pas l’environnement ; c’est la réalité de son environnement pour une certaine espèce ou une certaine culture, c’est-à-dire un certain environnement, spécifiquement approprié à/par cette espèce ou cette culture. Ce n’est pas le donné environnemental universel que, par abstraction, peut saisir la science ; c’est ce qui existe concrètement dans le monde propre à telle ou telle espèce,telle ou telle culture. Ainsi le milieu n’est ni donné, ni universel ; sa réalité singulière ne cesse de se construire, au fil contingent de l’évolution et de l’histoire, dans le rapport dynamique et réciproque d’une espèce ou d’une culture avec son environnement spécifique. Cette distinction entre milieu et environnement était déjà révolutionnaire lorsque, sous l’influence de la phénoménologie, elle apparut en biologie dans l'Umweltlehre d’Uexküll (1864-1944) et en philosophie dans le fûdoron de Watsuji (1889-1960). Elle acquiert aujourd’hui une portée nouvelle avec le bouleversement que l’épigénétique a introduit dans la question de l’évolution. De la biologie moléculaire à la crise écologique du monde actuel, du quantique à l’histoire et à la géographie, de la médecine à l'œuvre d'art et à l'architecture, le déploiement de la perspective mésologique remet en cause les fondements ontologiques et logiques de la civilisation moderne.Ce séminaire collectif avait pour thème, cette année, « Milieu, art, poétique ». Ont eu lieu les exposés suivants
2013-2014 : Mésologie, Umweltlehre, fûdoron : racines épistémologiques et débats actuels
La question des milieux est entendue comme la spécificité du rapport que le vivant en général, ou l’humain en particulier, entretient avec son environnement. Le milieu, ce n’est pas l’environnement ; c’est la réalité de son environnement pour une certaine espèce ou une certaine culture, c’est-à-dire un certain environnement, spécifiquement approprié à/par cette espèce ou cette culture. Ce n’est pas le donné environnemental universel que, par abstraction, peut saisir la science ; c’est ce qui existe concrètement dans le monde propre à telle ou telle espèce, telle ou telle culture. Ainsi le milieu n’est ni donné, ni universel ; sa réalité singulière ne cesse de se construire, au fil contingent de l’évolution et de l’histoire, dans le rapport dynamique et réciproque d’une espèce ou d’une culture avec son environnement spécifique. Cette distinction entre milieu et environnement était déjà révolutionnaire lorsque, sous l’influence de la phénoménologie, elle apparut en biologie dans l'Umweltlehre d’Uexküll (1864-1944) et en philosophie dans le fûdoron de Watsuji (1889-1960). Elle acquiert aujourd’hui une portée nouvelle avec le bouleversement que l’épigénétique a introduit dans la question de l’évolution. De la biologie moléculaire à la crise écologique du monde actuel, du quantique à l’histoire et à la géographie, de la médecine à l'œuvre d'art et à l'architecture, le déploiement de la perspective mésologique remet en cause les fondements ontologiques et logiques de la civilisation moderne.
2012-2013 : "Mésologiques"
Le séminaire Mésologiques accueillera des communications centrées sur la question des milieux, entendue comme la spécificité du rapport que le vivant en général, ou l’humain en particulier, entretient avec son environnement. Le milieu, ce n’est pas l’environnement ; c’est la réalité de son environnement pour une certaine espèce ou une certaine culture, c’est-à-dire un certain environnement, spécifiquement approprié à/par cette espèce ou cette culture. Ce n’est pas le donné environnemental universel que, par abstraction, peut saisir la science ; c’est ce qui existe concrètement dans le monde propre à telle ou telle espèce, telle ou telle culture. Ainsi le milieu n’est ni donné, ni universel ; sa réalité singulière ne cesse de se construire, au fil contingent de l’évolution et de l’histoire, dans le rapport dynamique et réciproque d’une espèce ou d’une culture avec son environnement spécifique. Cette distinction entre milieu et environnement était déjà révolutionnaire lorsque, sous l’influence de la phénoménologie, elle apparut dans les années trente en biologie dans les travaux d’Uexküll et en philosophie dans ceux de Watsuji. Elle acquiert aujourd’hui une portée nouvelle avec le bouleversement que l’épigénétique introduit dans la question de l’évolution. De la biologie moléculaire à la crise écologique du monde actuel, de l’ontologie du quantique à l’histoire et à la géographie, le déploiement de la perspective mésologique remet en cause les fondements dualistes et mécanistes de la modernité. C’est à cette ouverture d’un monde nouveau que le séminaire Mésologiques entend contribuer.
Comité d'orientation du séminaire "Mésologiques"
Marie AUGENDRE, géographe, maître de conférences à l'Université Lyon II
Vannina BERNARD-LEONI, agrégée d'italien, directrice de la Fondation pour l'Université de Corse
Augustin BERQUE, géographe, directeur d'études retraité à l'École des hautes études en sciences sociales
Luciano BOI, épistémologue, maître de conférences à l'EHESS
Sarah BORTOLAMIOL, biogéographe, postdoctorante au Sebitoli Chimpanzee Project (SCP)
Martine BOUCHIER, architecte, professeure d'esthétique à l'ENSA de Paris-Val de Seine, membre du CRH/LAVUE-UMR CNRS 7218
Sabine BREUILLARD, agrégée de russe, historienne et présidente de la Bibliothèque Tourguéniev de Paris
Caroline CHALLAN BELVAL, artiste, professeur à l'ENSA Villa Arson, Nice, enseignante à l'Université Nice Sophia Antipolis
Myriam CHOLVY, traductrice indépendante
Pauline COUTEAU, philosophe, chargée de mission Europe centrale et orientale à Sciences Po
Marc-Williams DEBONO, neurobiologiste, responsable du pôle Art & Science IDF (CC91, Essonne)
Ludovic DUHEM, artiste et philosophe, enseignant aux ESAD de Valenciennes et Orléans
Kumi EGUCHI, urbaniste, professeure adjointe à l'Université de Kyûshû
Daniel EJNES, médecin de réadaptation, Directeur de recherche Neuron Rehab sas
Yû INUTSUKA, doctorante en sciences de l'information, Université de Tokyo
Romaric JANNEL, philosophe orientaliste, doctorant à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes
Nobuo KIOKA, philosophe, professeur à l'Université du Kansai
Emmanuelle LADET, architecte, co-fondatrice et directrice d'études, Neuron Rehab sas.
Baptiste LANASPÈZE, éditeur, éditions Wildproject
Jean-Pierre LLORED, professeur agrégé de chimie, philosophe, chercheur invité au Linacre College (Oxford)
Patricia MARMIGNON, architecte-urbaniste, postdoctorante au Centre de recherche sur le Japon de l'EHESS, chercheuse associée à l'AUS (Architecture, urbanisme, société)-LAVUE, CNRS
Marie-Antoinette MAUPERTUIS, économiste, professeure à l'Université de Corse
Yoann MOREAU, anthropologue, maître assistant Mines ParisTech / Iiac-CEM (CNRS/EHESS)
Yann NUSSAUME, architecte, professeur en ville et territoire à l'ENS d'architecture de Paris-La Villette
Richard PEREIRA DE MOURA, géographe, Coordinateur scientifique du Learning center ville durable de Dunkerque.
Victor PETIT, docteur en philosophie, chercheur associé au Costech (Université de Technologie de Compiègne)
Claude PLOUVIET, Directeur médical clinique de rééducation, spécialiste en Médecine Physique, diplômé de linguistique et d'ethnologie.
Didier ROUSSEAU-NAVARRE, Sculpteur paysartiste, Conservateur du jardin botanique de Marnay sur Seine
Sarah VANUXEM, juriste, maître de conférences à l'Université de Nice Sophia Antipolis.
Mésologiques
Mésologiques
Augustin Berque / Yoann Moreau
Voilà qui pose un problème logique ; et c’est justement ce que pourra suggérer le s de mésologiques ; à savoir la coexistence de logiques différentes, l’une n’excluant pas l’autre, et toutes se composant dans une logique moyenne : une « méso-logique ».
Une telle chose peut-elle exister ? La logique aristotélicienne, qui a structuré la pensée européenne et en particulier la science, ne l’admet pas. Vous pouvez avoir une chose A, ou une autre chose non-A, mais vous ne pouvez pas avoir quelque chose qui soit à la fois A et non-A, une chose et son contraire, et qui serait moyenne, à la fois l’une et l’autre. C’est ce qu’en logique stipule le principe du tiers exclu : devant l’alternative soit A soit non-A, vous n’avez pas de tierce possibilité, qui serait à la fois A et non-A.
Or c’est cela même – cette tierce possibilité – qu’illustre l’ambivalence du mot milieu, qui veut dire à la fois une chose (un centre) et son contraire (un entourage). Même si cela paraît illogique, c’est en tout cas la réalité de ce terme, qui en outre ne pose aucun problème à ceux qui l’emploient, locuteurs comme auditeurs. Personne ne confond les deux sens, parce que l’occasion et le contexte indiquent toujours clairement duquel des deux il s’agit. La place du milieu, ce n’est pas un milieu de vie ; et le milieu de la route, ce n’est pas le milieu rural.
Cette ambivalence qui n’en est pas une, grâce au contexte et à l’occasion, ce n’est pas seulement celle d’un mot ; c’est aussi l’essence de cela qu’étudie la mésologie, à savoir les milieux. Un milieu, en effet, n’est pas une substance qui garderait son identité indépendamment des autres choses ; c’est un ensemble de relations entre les choses. Quelles choses ? Toutes celles avec lesquelles nous sommes nous-mêmes en relation, qui conditionnent notre existence et que notre existence conditionne en retour.
Janvier 2005, dans les Seksawa, Haut-Atlas occidental Maroc. On voit la vallée des Aït Mhand, et au fond à gauche le Tabgourt. (photo Francine Adam) |
Tout autre est le milieu (fûdo 風土) que Watsuji veut prendre en compte : c’est quelque chose qui n’existe pas en soi parce que, justement, l’on n’en abstrait pas l’existence humaine. Au contraire, celle-ci est structurée par sa relation avec le milieu, comme celui-ci l’est en retour par l’existence humaine. Pas question de faire de ce milieu un pur objet, puisqu’il est, de ce fait, nécessairement empreint de notre subjectivité. Il y a, en quelque sorte, co-suscitation entre l’humain et son milieu. D’entrée de jeu – à la première ligne du livre qu’il publia en 1935, Fûdo – Watsuji définit le concept qui en découle, la médiance (fûdosei 風土性) : « Ce que vise ce livre, c’est à élucider la médiance en tant que moment structurel de l’existence humaine »[2].
Que signifie cette formule bizarre, « le moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki人間存在の構造契機) ? Que l’humain ne se réduit pas à une entité individuelle (ce que Watsuji appelle le hito 人), mais qu’il est aussi constitué d’un ensemble relationnel, entrelien des personnes et des choses que Watsuji appelle aida 間. Ce n’est que dans le rapport dynamique (le « moment ») de ces deux moitiés qu’existe véritablement l’humain, ningen 人間 ; et c’est ce rapport qu’il appelle fûdosei – qui sera rendu en français par médiance, néologisme dérivé du latin medietas (moitié), lui-même dérivant du radical med- (équivalent du radical grec meso-), d’où vient le français milieu.
L’approche de Watsuji était essentiellement phénoménologique et herméneutique ; mais elle a été corroborée par deux autres approches sans rapport avec la sienne, car essentiellement positivistes :
- D’abord, dans le domaine de ce qui deviendra plus tard l’éthologie, le naturaliste allemand Jakob von Uexküll publie, quasi au même moment que Fûdo, un ouvrage où il établit une distinction capitale entre Umgebung (le donné environnemental objectif) et Umwelt (le monde ambiant propre à une espèce donnée)[3]. Cette distinction est exactement homologue à celle que Watsuji établit entre environnement (kankyô 環境) et milieu (fûdo 風土), la seule différence étant qu’Uexküll étudie l’animal en général, et Watsuji l’humain en particulier. Autrement dit, le propos d’Uexküll se situe au niveau ontologique de la biosphère (l’ensemble des milieux vivants), et celui de Watsuji au niveau ontologique de l’écoumène (l’ensemble des milieux humains).
Jakob von UEXKÜLL, Milieu animal et milieu humain, ill. de G. Kriszat. |
- Trente ans plus tard, dans Le Geste et la parole (1964), l’anthropologue français André Leroi-Gourhan interprète l’émergence de notre espèce comme un processus d’interaction entre le « corps animal » (individuel) et le « corps social » (collectif), celui-ci s’étant progressivement constitué par l’extériorisation et le déploiement, sous forme de systèmes techniques et symboliques, de certaines des fonctions du premier[4]. Or ce corps social, techno-symbolique, que Leroi-Gourhan a mis en lumière par les méthodes de la paléontologie, ce n’est autre que ce que Watsuji appelle aida, ou aidagara 間柄 (terme que l’on peut justement traduire par « corps social ») ; et ce que Leroi-Gourhan appelle le « corps animal » correspond au hito chez Watsuji. La seule différence, c’est que la médiance watsujienne concerne plus expressément le rapport à la nature.
Pour la mésologie en effet, la seconde moitié de la médiance humaine n’est pas seulement un corps social, techno-symbolique ; nécessairement inscrite dans les écosystèmes, elle est éco-techno-symbolique. Plutôt que de corps social, on parlera donc de notre corps médial ; c'est-à-dire de notre milieu. Le déploiement de ce corps médial à partir du corps animal correspond au déploiement de l’écoumène à partir de la biosphère.
La médiance humaine, c’est donc le couplage dynamique d’un corps animal (individuel) et d’un corps médial (collectif). Ce « moment structurel » s’établit dans l’espace (constituant ainsi l’écoumène), mais par un processus qui fonctionne dans le temps. Celui-ci déploie notre corporéité jusqu’au bout du monde grâce à la technique (qui nous permet par exemple de « voir » des galaxies à plus de dix milliards d’années lumière, ou de ramasser des pierres sur Mars) ; mais en même temps, il la reploie dans notre corps animal grâce au symbole, qui, par des couplages neuronaux, représente le monde dans notre chair (j’ai par exemple dans mon cerveau la galaxie « UDFy-38135539 » – dont le décalage spectral de 8,6 indique que sa lumière a voyagé vers nous depuis treize milliards d’années –, comme tel ingénieur de la NASA a dans le sien le robot qu’il télécommande sur Mars).
Spirit à son arrivée sur la planète Mars, en janvier 2004. © KEYSTONE |
En somme, il y a cosmisation du corps par la technique, et en même temps somatisation du monde par le symbole. Ce déploiement-reploiement, c’est la trajection qui, de l’environnement, fait notre milieu, ou de la Umgebung notre Umwelt, établissant ainsi notre médiance.
Ce mouvement, à toute échelle, va dans un certain sens, inscrit dans la mouvance d’une histoire humaine entée sur l’histoire naturelle (l’évolution) ; et il a du sens, un sens propre aux êtres qu’il concerne, c’est-à-dire ceux qui, dans ce milieu et de par cette histoire, existent là. Comme l’établit Watsuji, c’est le milieu qui donne chair à l’histoire, et c’est l’histoire qui donne sens au milieu.
Ainsi, dans notre corps médial, c’est-à-dire dans le milieu et dans l’histoire, toute chose est trajective : à la fois subjective et objective. Objective, parce qu’elle suppose nécessairement des faits, autrement dit une Umgebung ; subjective, parce qu’elle suppose non moins nécessairement notre existence, qui interprète cette Umgebung pour en faire notre Umwelt, c’est-à-dire ce qui est pour nous la réalité[5].
Cet « à la fois » toujours contingent de la réalité (qui est en même temps factuelle et possible, Umgebung et Umwelt, environnement et milieu, A et non-A) pose un problème logique insurmontable, sinon par une méso-logique incluant le tiers au lieu de l’exclure. Or cette logique existe, et depuis longtemps. Elle a été en effet inventée vers le IIIe siècle de notre ère par les logiciens indiens. Elle fonctionne par tétralemmes, c’est-à-dire par les quatre étapes suivantes : 1. affirmation (A est A) ; 2. négation (A n’est pas non-A) ; 3. ni affirmation ni négation (ni A ni non-A) ; 4. à la fois affirmation et négation (à la fois A et non-A).
La tradition occidentale n’est pas allée au delà des étapes 1 et 2. Même dans la synthèse hégélienne, il n’y a pas coexistence mais disparition de la thèse et de l’antithèse, donc respect du principe du tiers exclu. Or ce principe est ce qui fonde le dualisme. Il exige en effet de forclore (lock out) notre corps médial, éco-techno-symbolique, parce qu’il ne peut permettre de concevoir la symbolicité, où A est toujours en même temps non-A. Du même pas, il exige de forclore et la trajectivité et la médiance, qui fondent le sens que les choses ont pour nous, ou autrui pour moi-même comme moi-même pour autrui.
Ce sens-là, que forclôt le dualisme, il suppose en réalité nécessairement notre participation d’un même corps médial. C’est de cela que s’est abstrait l’individu moderne à partir du cogito cartésien, qui se pose en lui-même indépendamment de tout milieu, et ce faisant réduit les choses à de simples objets, la société à une somme d’individus, et le milieu à l’environnement.
Cette forclusion du corps médial, c’est ce que nous devons dépasser pour assumer notre milieu. Inutile de préciser que ce dépassement ne signifie pas un rejet de la science, dont les protocoles restent indispensables pour connaître les fondements physiques de la réalité ; du reste, la physique elle-même, au niveau quantique, en est arrivée à devoir reconnaître l’intrication de A et de non-A. C’est d’une Aufhebung, d’un élan général de soulèvement-révocation de toute la connaissance qu’il s’agit. Ce dépassement s’impose, par exemple, pour assumer enfin notre empreinte écologique, que l’individu moderne ne peut ontologiquement pas prendre en compte puisque, pour lui, c’est là un objet extérieur et non pas un moment structurel de sa propre existence.
C’est dire l’urgence de rompre avec le cadre mental de la modernité, pour concevoir enfin la méso-logique dont procède la réalité des choses dans un monde proprement humain. Voilà ce que vise la mésologie, dont le site mesologiques.fr veut être la fenêtre ouvrant sur un tel monde.
Augustin Berque
Palaiseau, 29 octobre 2011.
Palaiseau, 29 octobre 2011.
[2] WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (Fûdo, 1935), p. 35.
[3] Jakob von UEXKÜLL, Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010 (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, 1934).
[4] André LEROI-GOURHAN, Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
[5] Ces questions sont développées dans Augustin BERQUE, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.