mardi 3 juillet 2012

Espace japonais : le quartier / P. Marmignon

Plan de Yoshiwara
Plan de Yoshiwara, Edo 1846

43ème Symposium international du Nichibunken (Centre de Recherches Internationales pour les Études japonaises) à Kyôto, le 11/05/2012.

Chô 町 (quartier, unité administrative)


par Patricia Marmignon

La notion chô est la matrice de l’organisation spatiale japonaise. Elle représente à la fois des unités de mesure et des unités administratives. Elle est une unité de longueur, de surface, une unité agraire, urbaine, socio-spatiale, une unité territoriale, et désigne un quartier de plaisir sous Edo. Un chô représente un élément clé dans la conception, la réalisation et la représentation de la spatialité japonaise. Il sert de repère et est « le signe » même de l’organisation structurelle spatiale nippone, celui de l’englobement.
         Le caractère chô combine le champ cultivé, la rizière (den, ta *) au clou, à la forme d’un T, à un outil dans la main de l’homme (chô, tei ). Chô, tei est un spécifique numéral pour les feuilles, un morceau, une part, un pâté de maison, soit une division, un dénombrement. Il désigne une distance urbaine, et se substitue au fil du temps au caractère chô lu aussi machi*, dans le processus de simplification du système d’adressage. Chô/machi allie ainsi l’artifice japonais à son milieu.



(Source: (cc) PM, 2012)

  1. Unité de longueur et de surface des terres arables dans le système jôri-sei

         Chô signifie la bordure d’une rizière et implique une division du sol dans le système de subdivision des terres arables « jôri-sei 条里制 ». Ce système est mis en vigueur à l’époque de Nara (710-784). On en trouve encore certaines traces dans le tracé des chemins, des parcelles ou encore dans les toponymes. Un chô mesure alors 106,56 mètres et représente une unité de longueur, ainsi qu’une unité de surface de 1,13 hectares. S’il s’agit d’une aire, on dit plutôt chôbu 町歩 ou tsubo . Le chô est englobé dans un ri de six chô de côté (environ 639 mètres). Un chôbu contient dix tan de 11,3 ares. Dans un tsubo, les tan peuvent se présenter de deux façons : soit en dix bandes allongées de 106,56 par 10,656 mètres, en terrains oblongs ; soit le tsubo est d’abord divisé en deux rectangles, puis en cinq bandes de 53,28 par 21,31 mètres. Le ri représente une unité de surface de six chô de côté, mais aussi l’axe nord-sud, alors que l’axe est-ouest forme un , d’où l’appellation jôri-sei. (Iwao, Iyanaga et Ishii, 2002)


(Source: (cc) PM, 2012)

  1. Unité de longueur et de surface urbaine dans le système urbain jôbô-sei

         Le système agraire jôri-sei ressemble au système urbain de la capitale, dit « jôbô-sei
条坊制 ». Celui-ci, basé sur le carré, vient de Chine. Il est attesté depuis la capitale Fujiwara-kyô 藤原京 (694-710), bien que semble-t-il, Naniwa-kyô 難波京 (645-654, 744-45) ait été déjà structurée ainsi. La capitale Heian-kyô 平安京 (794) prend modèle sur Chang’an (618-907), la capitale des Tang, et selon le système jôbô-sei, propre aux anciennes capitales chinoises. Sa division parcellaire se fait en une juxtaposition de quartiers clos, alors même qu’à Heijyô-kyô 平城京 (710), le carroyage se basait sur les axes de circulation. Le chô devient l’unité de base dans l’organisation structurelle de la capitale. Celle-ci est divisée en deux sections, droite et gauche, par une avenue de direction nord-sud, dite de l’Oiseau Rouge, Suzaku-ôji 朱雀大路. Chaque section est découpée en lanière par 9 avenues de direction est-ouest, nommées , comprenant chacune 4 arrondissements, , carrés d’environ 528 mètres de côté. Chaque arrondissement contient 16 quartiers, tsubo ou chô, de 1,4 hectares, carrés d’environ 120 mètres de côté, subdivisés à leur tour en 32 parcelles (henushi 戸主). C’est le système des chô de quatre lignes et huit portes. À Heian-kyô, les chô sont clos. Ils participent au dispositif de contrôle urbain et à l’établissement des titres de propriété (Fiévé, 2008).

(Source: (cc) PM, 2012)

  1. Unité dans le système d’adressage agraire et urbain

         Un chô constitue aussi une unité dans le système d’adressage. Pour une parcelle agricole, on indiquait, la province, le district, le ri et le tsubo (chôbu ou chô). Les propriétés urbaines étaient signalées à partir du district ( ), de l’arrondissement ( ), du quartier (chô ), de l’allée ou de la porte (mon *), et de la parcelle (gyô ). Aujourd’hui, pour désigner une adresse urbaine, on précise le département (to , *, fu   ou ken ), l’arrondissement spécial pour Tokyo (tokubetsu-ku 特別区), sinon la municipalité (shi , chô ou son ) précédée du district (gun ) dans le cas des bourgs et villages, l’arrondissement s’il y a (ku ), et en principe le quartier (chôme 丁目), le numéro du bloc (ban ), et le numéro du bâtiment (), dans une lecture en spirale. Roland Barthes affirmait dans L’empire des signes (1970), que les rues « n’ont pas de nom. Il y a bien une adresse écrite, mais elle n’a qu’une valeur postale, elle se réfère à un cadastre (par quartiers et par blocs, nullement géométriques) ». Encore qu’à Kyôto, vu le nombre de chô, dès l’époque de Kamakura (1185-1333), une toponymie des rues et des quartiers se met en place (Fiévé, 2008). Cette exception à la règle est vraie également pour quelques villes de Hokkaidô.

  1. Unité de longueur et de surface variable dans le découpage cadastral

         La valeur d’un chô évolue en fonction des règlements et des cadastres. L’unité de surface japonaise shiro est « abandonnée » au début des décrets de la réforme de Taika (646). D’après le Nihonshoki 日本書紀 (Chroniques du Japon, 720), le système chôtanbu 町段歩 est alors fixé et standardisé : un chô équivaut à dix tan de trente par douze bu. Puis, Toyotomi Hideyoshi 豊臣秀吉 (1536-1598) établit en 1582 le cadastre (taikô kenchi 太閤検地) de la capitale où il divise les chô en deux verticalement. Les variations régionales sont supprimées : un chô vaut dix tan, un tan dix se, et un se trente bu (6,3 kanejaku 曲尺 ou shaku ). Sous Meiji (1868-1912), un shaku est officiellement fixé à 30,3 centimètres. Un chô est une unité de longueur de 108,6 mètres, soit 60 ken * (1 ken= 1,81 mètres), et une unité de surface de 99,17 ares, soit 10 tan. Ce système de mesure traditionnel basé sur le shaku se conjugue aujourd’hui au système métrique (Iwao et al., 2002).

(Source: (cc) PM, 2012)

  1. Unité socio-spatiale,
  2. « quartier » communautaire/commerçant

         À l’époque médiévale, le chô devient l’unité de base de la société urbaine. Dans la capitale, la ville est alors configurée nord-sud, avec la ville haute (kamigyô 上京) et la ville basse (shimogyô 下京). Au nord, les grandes résidences aristocratiques demeurent, alors qu’au sud, une ville basse se constitue avec l’émancipation des gens vils (senmin 賤民), pour constituer la population d’artisans et de commerçants. Une mosaïque d’îlots non géométriques et plus denses se dessine. Et dès le Xe siècle, les murs d’enceinte font place à des boutiques alignées le long des rues. Le tissu se resserre, les liens sociaux aussi. Le quartier de l’époque Muromachi (1336-1573) devient un quartier commerçant et est aussi appelé machi . Un chô représente une communauté. La bordure d’un quartier devient son centre de gravité, selon un dispositif spatial reposant sur le principe devant/derrière (omote/ura 面裏*). On passe du type katagawa-chô 片側町 (un chô circonscrit de rues) au ryôgawa-chô 両側町 (un chô à cheval sur les deux côtés d’une rue) (Fiévé, 2008). Au Moyen-Âge, on trouve aussi à Nara, aux abords des temples, des chô centrés autour d’un croisement de deux rues. A Ôsaka, les chô sont géométriques, voire carrés, selon un découpage machi-wari 町割, en tôri 通り, suji et roji 路地. Outre les quartiers de maisons closes, de la fin du Moyen-Âge et sous Edo (1600-1867), certaines villes, Edo mais pas Kyôto, ferment transversalement la rue centrale de part et d’autre par des portes, pour des raisons de sécurité (Takahashi et Yoshida, 1990).

  1. Quartier de plaisir autorisé sous Edo

Sumi-ya à Shimabara
Sumi-ya à Shimabara
(Source: (cc) PM, 2012)
         À l’époque d’Edo, o chô ou o machi 御町/御丁 désigne un quartier de plaisir autorisé, comme celui de Shimabara 島原 situé dans la ville basse de Kyôto, Shinmachi 新町 à Ôsaka ou encore Yoshiwara 吉原 à Edo. À cette époque, ils sont clos. Les activités de prostitution sont compartimentées et ces quartiers contrôlés. La dénomination par o chô/o machi vient de la distinction à établir entre leurs résidentes, des courtisanes d’une classe supérieure à celles exerçant une activité illicite à l’extérieur de la ville.


7. Unité territoriale : le « bourg »


         Enfin, avec l’ouverture du pays sous Meiji, un chô correspond aussi à une unité territoriale, à un bourg, et sert de suffixe lors de sa désignation. En 1888, Albert Mosse, juriste prussien, établit le système d’administration communale (shichôson-sei 市町村制). Il divise les villes (shi ), des bourgs et villages (chôson 町村). Au-dessus de 25 000 habitants, la commune est une ville. En 1947, la loi sur l’autonomie des collectivités locales abroge l’ancien système municipal. Les départements et les municipalités deviennent des collectivités autonomes. Les bourgs regroupent en principe moins de 50 000 habitants. Leur nombre varie parallèlement au processus de décentralisation. Il diminue selon la loi de fusion des communes de 2004 (Marmignon, 2011).

Pour en savoir plus :
AKIYAMA Kunizô 秋山國三 et NAKAMURA Ken 中村研 (1975) Kyôto « chô » no kenkyû 京都「町」の研究 (Recherche sur les « chô » (quartiers) de Kyôto). Tokyo, Hôsei daigaku shuppan-kyoku 法政大学出版局.
FIÉVÉ Nicolas (dir.) (2008) Atlas historique de Kyôto. Analyse spatiale des systèmes de mémoire d’une ville, de son architecture et de son paysage urbain. Paris, Amateur.
MARMIGNON Patricia (septembre 2011) « La concertation au Japon – Autonomie locale, collaboration et participation ». Université d’été CAUE, par UR CAUE Languedoc-Roussillon « CAUE & concertation… pour une vraie participation ! ». Site du Pont du Gard, via Internet in Mésologiques. Études des milieux humains : http://www.mesologiques.com/2011/10/la-concertation-au-japon-autonomie.html#more
OKAMOTO Satoshi 岡本哲史 (2006) Ginza yonhyaku-nen toshi-kûkan no rekishi 銀座四百年 都市空間の歴史 (Quatre cents ans de Ginza – Histoire de l’espace urbain). Tokyo, Kôdansha 講談社.
TAKAHASHI Yasuo 高橋康夫 et YOSHIDA Nobuyuki 吉田伸之 (dirs.) (1990) Nihon toshi-shi nyûmon II chô 日本都市史入門II (Manuel de l’histoire urbaine japonaise, vol. 2 « chô »). Tokyo, Tokyo daigaku shuppan-kai 東京大学出版会.