jeudi 21 juillet 2011

L’arche coupée du Nord / Augustin Berque



Fig. & : l’ancien embarcadère de la digue nord à Wakkanai, 
dit « le Dôme » (Dômu), vu du Boreas Sôya
Photo A. Berque

Article proposé à l’Espace géographique, pour la rubrique « Carnets de terrain ».

Par Augustin Berque

Le Boreas Sôya, qui nous emmène à Rishiri, a démarré d’un autre quai. L’ancien embarcadère défile sous nos yeux (fig. 1). Avant 1945, de là partaient les imaginatifs qui, passant le détroit de Sôya (La Pérouse), s’en allaient défricher Karafuto (Sakhaline). Les mêmes lieux portent des noms divers, dans ces parages. Leur histoire est confuse. Par-dessus la tête des peuples autochtones, trois empires se la sont disputée 
: la Chine des Qing, à qui les habitants de Sakhaline payaient un tribut ; le Japon, dont la seigneurie de Matsumae, depuis longtemps installée à Yezo (Hokkaidô), établit en Kasei II (1790) à Shirasushi un poste de traite qui commandait en principe la partie méridionale de l’île du Nord, avant qu’en Bunka IV (1807) le shôgunat, inquiet de l’avancée des Russes descendus par le nord, ne plaçât le territoire sous administration directe  ; la Russie, qui en Kasei VI (1853) mit Kushunkotan à sac, et le rebaptisa Korsakov après le traité d’échange qui en 1875 attribua Sakhaline à la Russie et les Kouriles au Japon ; mais en 1905, le traité de Portsmouth rendit le sud de l’île au Japon, qui lui redonna le nom de Karafuto et, dans la foulée, remplaça l’aïnou Kushunkotan (« le village de l’autre rive ») par le japonais Ôdomari (« la grande escale »). Depuis 1945, tous ces lieux ont repris des noms russes.   
Fig. 2 : le mont Rishiri (1721 m),
vu du Peshi-misaki.
Photo F. Adam.
Ainsi, pour une durée indéterminée, s’est close l’histoire nippone de Karafuto. De nos jours, hormis les milieux irrédentistes, on dit « Sakhaline » même au Japon. D’ailleurs, mieux vaut ne pas trop rappeler que « Karafuto » est une déformation de Kara hito, autrement dit « les gens de Chine », ce qui vient de l’ancienne suzeraineté des Qing sur les Provinces maritimes et sur l’île. 
Fig. 3 : une île flottante (ukishima) sur le lac Hime-numa,
à Rishiri.
Photo A. Berque.
Fig. 4 : tombes des guerriers d’Aizu, à Oshidomari. Photo F. Adam.
En Chine, on se plaît à y comprendre Yezo, ce qui aux yeux nippons a l’inconvénient de signifier Hokkaidô, mais était effectivement, avant Meiji, le nom japonais de toutes les terres au nord du détroit de Tsugaru. Yezo voulait dire « sauvage », et à cause de leur uniforme, les Russes venus du nord furent d’abord connus au Japon sous le nom de « Yezo rouges » (aka Ezo), avant d’être rattachés aux « Tang velus » (Ketô), i.e. les Blancs venus par le sud au temps des Grandes Découvertes. « Tang », à l’aube de l’histoire du Japon, désignait la Chine, du nom de la dynastie régnant alors ; autrement dit, le monde extérieur ; et c’est le même caractère tang qui, lu kara, se retrouve dans l’une des graphies anciennes de Karafuto, 唐太. Celle-ci a de nos jours été prudemment évincée pour son homophone 樺太, où le premier  sinogramme, en l’occurrence lu kara, n’évoque plus qu’un arbre local, le bouleau (kaba).  
Fig. 5 : la demi-voûte du Dôme, à Wakkanai. Photo A. Berque.
Ces subtilités toponymiques n’en ont pas fini d’alimenter le litige des « territoires du nord » (hoppô ryôdo). Depuis 1945, la question des frontières n’est toujours pas réglée entre le Japon et la Russie, et ne semble pas devoir l’être de sitôt. L’une comme l’autre partie ne veulent surtout pas y mêler la Chine, troisième larron avec lequel le Japon a déjà fort à faire au sud, et qui revendique hautement sa propre version de toutes ces histoires. Je n’ai pas eu l’heur de connaître celles des divers peuples autochtones, qui embrouilleraient encore la cause, et auxquels du reste les trois États concernés n’ont jamais demandé leur avis. J’en suis seulement à déplorer que la brume estivale nous cache l’approche de Rishiri, ce volcan dans la mer dont la forme lui a mérité le surnom de « Fuji de Rishiri », et que pour la même raison La Pérouse, passant par ici en 1787, baptisa « l’Angle ». Débarqués à Oshidomari et une fois grimpé le promontoire du Peshi-misaki, nous le verrons tout de même au dessus de la mer de nuages (fig. 2) ; mais de toute façon, la brume sied à ces marges confuses, où l’on rencontre des îles flottant au petit matin sur les lacs (fig. 3), et vénère les tombes de samouraïs qui, affectés à la garde du Nord au temps de l’administration directe, sont morts là de privations, de solitude et de froid (fig. 4). Revenu à Wakkanai et avant de reprendre le train pour Sapporo, j’ai un dernier regard pour la demi-voûte de l’ancien embarcadère (fig. 5) ; elle donne l’impression d’une histoire pour toujours inachevée. Coupée du Nord, alors qu’elle aurait pu…

Wakkanai, 2 juillet 2011.