mercredi 6 juin 2012

Aida et ma / A. Berque

Le pont Suidō et le quartier Surugadai
Utagawa Hiroshige (1857)
Conférence à l’Institut franco-japonais du Kansai, 10 mai 2012

Aida et ma

– de ce que sont les choses dans la spatialité japonaise –

間(あいだ)と間(ま)。もの(物)からこと(事)へ


par Augustin BERQUE

    Passé voici moins d’une semaine, le cinquième jour du cinquième mois est aujourd’hui au Japon la fête des enfants (kodomo no hi こどもの日). Autrefois, c’était la date du 端午 tango, cn duànwŭ, qui dans la tradition chinoise est la fête du début du yang réchauffant (on l’appelle donc aussi duānyángjié 端陽節). On y organise des régates à la mémoire de Qu Yuan 屈原 (343-290), poète de l’époque des Royaumes Combattants, qui se jeta dans la rivière Miluo 汨羅江 pour avoir perdu la faveur de son souverain, le roi Huai de Chu 楚懐王. Au Japon, cette fête devint le tango no sekku 端午の節句, à l’occasion duquel l’habitude s’est prise à l’époque d’Edo de faire flotter en haut d’un mât des bannières en forme de carpes, les koinobori 鯉幟, pour souhaiter du succès dans la vie aux petits garçons.

Or en passant, sous Meiji, du calendrier lunaire au calendrier grégorien, la date s’est rapprochée de la fin du printemps, alors que dans l’ancien calendrier, elle correspondait à la période des pluies de mousson. Du coup, l’image a changé aussi. À l’époque d’Edo, les bannières flottant sous la pluie représentaient des carpes remontant une rivière torrentueuse, et devenant des dragons. C’était la trace d’une vieille légende chinoise, selon laquelle les poissons qui réussissent à franchir les rapides de la « Porte des Dragons », Longmen 龍門 au Shanxi 山西, deviennent des dragons, tandis que ceux qui n’y arrivent pas redescendent avec le front marqué d’une contusion, pareille à un point. L’expression « le front marqué à Longmen » Lóngmén diăn é 龍門点額 a pris plus tard le sens d’échouer aux concours mandarinaux.

C’est le souvenir de cette vieille légende que les carpes-bannières koinobori 鯉幟 ravivent toujours dans le Japon du XXIe siècle, fin avril et début mai dans la région de Kyôto, mais plus tard dans le Nord. Bien que koinobori soit un « mot de saison » (kigo 季語) de l’été dans les recueils de vocabulaire saijiki 歳時記 dont se servent les amateurs de haïku, l’on est alors en fait à la fin du printemps, où les hautes pressions mobiles remontant du sud-ouest occasionnent les plus jolis temps de l’année, ensoleillés mais pas encore trop chauds ni trop moites. Par conséquent, l’image des carpes bannières est aujourd’hui associée à celle d’un temps superbe et délicieux, laissant présager une vie pleine de bonheur et de succès.

Ainsi vont les choses dans les milieux humains : ce ne sont jamais de simples objets là-devant, confinés dans leur en-soi par leur enveloppe physique ; ce sont toujours aussi des signes, qui toujours disent quelque chose – en l’occurrence une ancienne légende, koji 故事 ; mais même sans une aussi longue histoire, toute chose dit toujours quelque chose à qui fait partie du même milieu, fûdo 風土. Dans un milieu humain, une chose est toujours une petite légende.

1. Qu’y a-t-il entre les choses ?


    L’un des exemples que donne le Nouveau saisonnier du haïku de Yamamoto Kenkichi[1] pour le mot de saison nobori 幟 (les bannières du cinquième mois) est le haïku suivant, de Kikaku (Takarai Kikaku 宝井 其角, 1661-1707) :
  

幟綱 Noborizuna
La corde à bannières                  
沖には幾つ oki ni wa ikutsu
au large ça fait combien                  
帆かけ舟 hokakebune
de bateaux à voile                  

    Sans gloser ce poème aussi savamment qu’il le mériterait, je ne m’attacherai qu’à l’essentiel du point de vue qui nous occupe aujourd’hui : la spatialité. Nous avons là d’une part, tout près, les bannières attachées à la corde qui permet de les hisser ; d’autre part, au loin, un certain nombre de voiliers sur la mer. Le poème joue à les rapprocher, comptant sur le vent qui gonfle aussi bien les voiles que les bannières, c’est-à-dire sur le milieu (le medium) qui est commun aux unes et aux autres ; mais ce milieu, il est passé sous silence, parce qu’il va de soi : il est taken for granted, comme on dit en anglais. En revanche, un motif est explicitement donné à ce rapprochement des bannières et des voiles : la corde (tsuna 綱) qui sert à hisser les bannières, et qui bien entendu – cela va de soi – évoque les cordages qui servent à hisser les voiles ; mais ces cordages-là ne sont pas mentionnés. Ils ne sont pas mentionnés parce que derechef, comme le vent, ils vont de soi.

Koinobori 
(source)
    Entre tous, le genre poétique du haïku est tissé de ces aller-de-soi qui, dans un milieu humain (ningen fûdo 人間風土), restent implicites ; et c’est justement ce qui permet son extrême concision. Non seulement il se dispense de tout dire, parce que ce n’est pas la peine, mais il se dispense même de construire des phrases à proprement parler. Dans le haïku ci-dessus, par exemple, il n’y a ni verbe, qui indiquerait une action, ni adjectif, qui indiquerait une qualité. Le texte mentionne simplement des choses (une corde, des voiles…), un lieu (la mer au large), un adverbe interrogatif (combien ?), et deux particules, l’une locative et l’autre thématisante. Bref, il n’y a qu’une scène, mais rien n’est dit du sujet qui vivrait cette scène. C’est la scène elle-même qui vit, et qui est animée des sentiments de ce sujet implicite – ici, entre autres, de l’interrogation qu’il se pose : combien de voiles au large ?

    Ici est à l’œuvre un très ancien principe de la poétique japonaise, qui s’exprime dès le Manyôshû : confier aux choses le soin de dire ce que l’on éprouve (mono ni yosete omoi wo nobu 寄物陳思). Cet investissement des choses par le sentiment humain sera la ligne directrice de l’esthétique japonaise tout au long de son histoire. C’est de là que sont nés des concepts comme mono no aware 物の哀れ, l’émouvance des choses, où se perd la limite entre ce que l’on éprouve et ce que les choses elles-mêmes éprouveraient : le subjectif et l’objectif s’y confondent dans la réalité d’un unique sentiment.

    Ce sentiment, au plus profond, c’est celui de la vie qui anime la nature, et dont l’animisme du shintô est sans doute l’expression première dans la culture japonaise, mais que celle-ci n’a cessé d’élaborer dans son esthétique et dans sa pensée, au point de produire, à peu près au moment où s’établissait en Europe le paradigme abstracteur, dualiste et mécaniciste de la modernité, un paradigme qui en est à peu près l’inverse : un paradigme de la concrétude, unissant les choses entre elles et avec nous par le sentiment d’une commune existence ; bref, un paradigme de la vie même, et non de la machine.

2. L’entrelien existentiel de l’être et des choses


    Un facteur essentiel joue dans tout cela : dans la langue, dans la pensée, dans l’esthétique japonaise, l’expression du sujet diffère profondément de ce qu’elle a été en Europe, et en particulier dans le paradigme moderne. En japonais, il n’existe pas à proprement parler de pronom « je », ni même de pronom personnel au sens strict. Si ce terme a été rendu par daimeishi 代名詞 à l’époque meijienne, c’est par placage du modèle des principales langues européennes. Le mot le plus couramment donné comme l’équivalent de « je », watakushi 私, n’avait pas ce sens à l’origine, et aujourd’hui encore le sinogramme qui le représente a gardé son sens premier de « relevant du domaine privé », par opposition au domaine de l’État. Et surtout, l’usage de tels « pronoms » diffère radicalement de celui des pronoms personnels en français ; car dans le fonctionnement ordinaire de la langue, on s’en sert peu, alors qu’en français ils sont indispensables : dès que je dis que je fais quelque chose, je ne peux pas ne pas en employer un (témoin cette phrase même).

    Ce que cela signifie du point de vue qui nous occupe, c’est que la subjectivité du sujet ne se concentre pas sur ce point focal qu’est « je » ; elle se diffuse dans l’ambiance de la scène, où elle est revêtue par les choses et par les circonstances. C’est pourquoi, du reste, dans tous les sens du terme « sujet » (shugo 主語, shukan 主観, shutai 主体, shudai 主題… ), ce terme est souvent inadapté aux réalités japonaises. Par exemple, le haïku ci-dessus ne comporte pas de sujet, au double sens de shugo, le sujet grammatical d’un verbe, et de shukan, le sujet psychologique qui contemplerait la scène. Cela ne veut pas du tout dire que nous aurions là une évocation à la manière hyperobjective dont Alain Robbe-Grillet, naguère, décrivit un quartier de tomate dans Les Gommes ; au contraire, cette scène est baignée de subjectivité. Plus exactement, elle baigne dans une certaine ambiance. Si le locuteur en tant qu’exprimé par un sujet y est absent, en revanche, c’est un ambiant qui s’y exprime à travers tous les éléments de la scène.

    Et de fait, on trouve dans la littérature nippologique des termes qui pourraient rendre ce type d’existant ; ainsi ce « contextu » (kanjin 間人) que Hamaguchi Eshun a opposé à l’individu occidental, ce qui l’a conduit à qualifier la culture japonaise de « culture de l’entrelien », awai no bunka 間の文化[2].

    Le même haïku nous montre encore une chose curieuse, l’absence de prédicat qui dirait quelque chose des sujets (cette fois au sens logique du terme, shudai 主題 ou shugo 主語, c’est-à-dire les objets) que sont les bannières ou les voiliers. Cela ne veut pas dire que ces objets ne seraient le support d’aucune prédication, c’est-à-dire d’aucun jugement ou sentiment de la part du locuteur-sujet absent ; c’est au contraire qu’une prédication générale, mais non explicitée, imprègne la scène ; à savoir l’existentialité de l’ambiant lui-même, abdiquant sa position de sujet.

    C’est là retrouver indirectement l’une des thèses les plus fameuses de l’école philosophique de Kyôto (Kyôto gakuha 京都学派) : le thème de la « logique du prédicat », jutsugo no ronri 述語の論理, ou « logique du lieu » (basho no ronri 場所の論理) que Nishida Kitarô 西田幾多郎 (1870-1945) opposa à la logique aristotélicienne de l’identité du sujet (shugo no ronri 主語の論理), épine dorsale du rationalisme occidental. Pour Nishida, le sujet « s’engloutit » (botsunyu suru 没入する) dans le lieu (le prédicat), qui le subsume (hôsetsu suru 包摂する) totalement, et même absolument. Le sujet étant assimilé à l’être, cette absolutisation du prédicat est une affirmation du néant absolu (zettai mu 絶対無), autrement dit d’une pure relationalité, par opposition au substantialisme occidental. Il va sans dire que de telles vues doivent beaucoup au bouddhisme (et particulièrement au zen), mais dans le contexte de l’époque, il s’agissait plus directement de culbuter le paradigme occidental.

    Tel fut en effet le mobile du « dépassement de la modernité » (kindai no chôkoku 近代の超克), qui s’affirma pendant la guerre de quinze ans[3]. L’ultranationalisme ambiant conduisit Nishida à assimiler ce prédicat-néant absolu à l’empereur ; mais vu avec recul, ce n’était autre que l’entrelien (aida, awai) général de toute chose dans le milieu nippon. Certes, dans tout milieu humain, les choses sont liées entre elles et avec notre existence ; mais la culture japonaise a tendu plus systématiquement que d’autres – et à l’inverse en tout cas de la culture occidentale moderne – à affirmer ces liens.

    Voilà ce dont témoigne encore une fois le haïku ci-dessus. Il commence par le mot noborizuna, « corde à bannières », où se composent nobori (bannière) et tsuna (corde). Nobori est un « mot de saison », un kigo, comme les saisonniers saijiki en recensent par milliers ; c’est-à-dire un mot concrètement lié à tel ou tel moment, tel événement de l’année – ici, comme on l’a vu, au cinquième jour du cinquième mois. Ces associations ne sont pas fortuites ; elles ont été minutieusement ajustées au cours de l’histoire par la tradition littéraire. C’est ce que manifeste l’existence des saisonniers (saijiki) comme celui de Yamamoto Kenkichi, dont le premier exemple fut, en 1803, celui de Kyokutei Bakin (曲亭 馬琴, 1767-1848, de son vrai nom Takizawa Okikuni 滝沢 興邦), le Haikai saijiki shiorigusa (ou Kanzô) 俳諧歳時記栞草. Celui-ci contenait 3300 kigo, répartis en 2600 thèmes saisonniers (kidai 季題). Les saisonniers comme celui de Yamamoto en comptent aujourd’hui beaucoup plus. Comme mots de saison associés à nobori, ce dernier donne par exemple aussi sotonobori 外幟, koinobori 鯉幟, fukinagashi 吹流し, satsukigoi 皐月鯉, uchinobori 内幟, zashikinobori 座敷幟, hatsunobori 初幟, satsukinobori 五月幟, kaminobori 紙 et shôkinobori 鍾馗幟 (dont un substitut est Iwaki e nobori いわき絵のぼり). Ce seul kigo a ainsi une douzaine de variantes, et les kigo se comptent par milliers.

    C’est dire la délicatesse avec laquelle le haïku s’articule aux moindres détails du milieu nippon ; mais ce n’est pas là le plus remarquable. Le plus remarquable, c’est que tout haïku – régulier du moins – comporte nécessairement un kigo. Cela fait de ce genre poétique l’expression la plus évidente de l’entrelien de la nature, des choses et des faits humains dans un tel milieu. Et grâce aux saisonniers, cette expression est aussi minutieusement réglée que l’est, par exemple, l’usage de la langue française par Le Bon usage de Maurice Grevisse. L’immense différence, c’est que Le Bon usage se borne à la langue elle-même, tandis que les saisonniers saijiki, bien au-delà de la langue seule, sont en quelque sorte une syntaxe de l’espace-temps nippon jusque dans ses détails les plus concrets.

    C’est avec un tel contexte en arrière-plan que nous allons maintenant nous tourner vers deux mots qui, entre tous, illustrent cet espace-temps : aida et ma. Mais auparavant, pour bien faire sentir à quoi s’oppose l’aller-ensemble – mieux : le croître-ensemble, la concrescence – des existants, des mots et des choses dans un tel espace-temps, citons un passage fameux du Discours de la méthode, où s’annonce, dans toute son abstraction, l’avènement du sujet individuel moderne.

 

3. L’abstraction du dualisme et de son espace universel

« Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle[4]. »
    Le cogito proclame ici la naissance du sujet individuel moderne, dont l’être, par principe abstrait de tout lien avec les choses de son milieu, s’institue lui-même, c’est-à-dire dans l’absolu. Corrélativement, les choses sont converties en objets, qui eux-mêmes sont de purs en-soi, c’est-à-dire un autre absolu, diamétralement opposé à celui du sujet. Non moins corrélativement, ces deux absolus antithétiques s’accompagneront bientôt de l’espace et du temps absolus de la physique newtonienne, lesquels n’ont plus rien à voir avec la concrescence des milieux humains, et où les lieux concrets ne sont plus que des positions abstraites, mesurables par leurs coordonnées cartésiennes.

    C’est de ce paradigme, purement mécaniste et abstrait, que naîtra plus tard l’espace universel du mouvement moderne en architecture. Le paradigme animiste et concret que s’est donné l’espace-temps nippon s’y oppose diamétralement, comme vont l’illustrer les notions de ma et d’aida.

4. Le ma


Pièce japonaise traditionnelle avec tatamis
(source)
    Ma et aida s’écrivent avec le même caractère 間, qu’ils partagent également avec awai (mot proche d’aida, mais assez archaïque, et que nous n’examinerons donc pas ici). C’est dire qu’ils sont apparentés. Concentrons-nous d’abord sur le premier de ces deux termes, ma, naguère rendu célèbre par une exposition qu’inspira l’architecte Isozaki Arata 磯崎新[5].

    Ma s’écrit 間, sinogramme qui se définit comme « le soleil (ou, dans une autre graphie, la lune) se montrant dans l’entrebâillement d’une porte à deux battants ». D’où l’idée d’intervalle, dans l’espace ou dans le temps, qui est aussi le sens fondamental de ma. Il ne s’agit pas cependant de l’intervalle en soi (l’idée même d’intervalle), mais toujours d’un intervalle dans l’espace-temps concret, supposant donc une situation, une ambiance, et plus largement le milieu nippon – celui que tissent, entre autres, les mots de saison du haïku. « Concret », on le sait, vient du latin concretus, participe passé d’un verbe dont le sens premier est « croître avec » (cum crescere). Cela signifiera ici que les actants d’une scène (un bamen 場面) « croissent ensemble » dans une certaine dynamique commune, qui suppose leur interrelation spatio-temporelle. Un ma est donc un intervalle impliqué dans une suite spatiale ou temporelle, dont les actants s’appellent les uns les autres. Ils ne sont pas seulement relatifs (sôtaiteki 相対的), comme peuvent l’être des objets sous le regard d’un sujet abstrait, ils sont co-attentifs (sôtaiteki 相待的)[6], car ils sont investis par l’existence d’un certain ambiant (ou d’un contextu, comme dirait Hamaguchi). Cet intervalle qu’est le ma est ainsi chargé d’un sens qu’imprègne et anime une existence concrète, d’abord à l’échelle du bamen en question, et en dernière instance, du sens général du fûdo (le milieu nippon) qui englobe toutes ces interrelations.

    On trouve une bonne définition de ma dans le dictionnaire Kokugo jiten 国語辞典 de Shûeisha (plus structuré à cet égard que le Kôjien 広辞苑). En termes d’espace, ma signifie un intervalle entre deux choses qui se jouxtent : entre deux nuages par exemple dans kumoma 雲間, entre deux arbres dans konoma 木の間. De là, un espace d’une étendue limitée : celui du voisinage par exemple dans chikama 近間, celui de l’intimité amoureuse dans fukama 深間. C’est plus particulièrement, en architecture, une pièce dans un bâtiment : le séjour par exemple dans ima 居間, la pièce d’accueil dans ôsetsuma 応接間, le renfoncement orné dans tokonoma 床の間. C’est aussi le numéral des pièces : san ma aru ie 三間ある家, une maison de trois pièces. Enfin, c’est une longueur de tatami correspondant à une certaine région : Edo ma 江戸間, kyô ma 京間 (tatami de la capitale), inaka ma 田舎間 (tatami rural). En termes de temps, ma signifie une pause entre des faits qui se suivent : harema 晴れ間, par exemple, c’est une éclaircie, ma wo oku 間をおく, c’est faire une pause. De là, un temps d’une longueur limitée : hiruma 昼間, c’est le midi, tsukanoma つかの間, c’est un instant, ma mo naku まもなく (« sans même un ma »), c’est tout de suite. C’est plus particulièrement, en musique, danse ou théâtre, un intervalle ou une pause entre deux sons, deux gestes, deux réparties ; d’où aussi le sens de rythme. Enfin, ma s’emploie dans diverses tournures pour signifier le temps qui convient pour faire une certaine chose : par exemple ma ni au 間に合う, « convenir au ma », c’est faire telle ou telle chose à temps ; ma wo mihakarau 間を見計らう, c’est choisir le bon moment.

    Parmi tous les actants reliés par la concrescence qu’illustre le ma, l’existence de ce que nous appellerions en français « moi, je » ou bien « nous autres » se trouve généralement impliquée. Cette existence est donc implicite ; c’est-à-dire justement le contraire d’explicite, autrement dit abstraite des replis du bamen. De ce fait, cette existence ne se sépare pas des actants du bamen, et plus largement du fûdo qui leur est commun. Cela permet toutes sortes d’économies de l’espace-temps objectif. Kenmochi Takehiko, dans un livre sur le ma[7], comparait par exemple avantageusement la phrase célèbre de Sei Shônagon 清少納言 Haru wa akebono 春は曙 à sa traduction anglaise In spring, it is the dawn that is most beautiful : grâce au ma qui selon lui est ici incarné par la particule wa, le printemps (haru) se trouve ainsi mis en relation avec l’aube (akebono) sans nul besoin du fastidieux échafaudage syntactique nécessaire à l’anglais. Certes ; mais ce que Kenmochi ne voyait pas, c’est que cette merveilleusement nippone concision de Haru wa akebono suppose, pour être compréhensible, tout le bamen de l’œuvre de Sei Shônagon (le Makura no sôshi 枕草子, « Notes de chevet »), laquelle suppose à son tour le mode de vie et le milieu de la noblesse de cour à Heian (Kyôto) au XIe siècle, ainsi qu’un genre littéraire dont le précurseur fut le poète chinois Li Shangyin 李商隠, au IXe siècle. Tout cela est implicite (et c’est la raison pour laquelle Kenmochi l’oublie, voire l’ignore), alors que la traduction, faite pour des lecteurs étrangers à ce milieu, se doit d’être explicite.

    On dira donc, pour résumer, que le ma incarne une relation concrète dans l’espace-temps, à l’opposé de ces abstractions que, dans la modernité européenne, sont devenus les concepts d’espace et de temps, du moins avant qu’Einstein et Heidegger n’entreprennent de les reconcrétiser. C’est dire qu’en un sens, le ma est au-delà de la modernité, tandis qu’en un autre sens, il garde la concrétude – et donc la singularité – qui a été celle de toutes les mesures du temps et de l’espace dans tous les milieux humains (y compris en Europe) avant la modernité[8]. De ce fait, il est tautologique de dire que le ma est spécifiquement japonais. Les Coréens en disent tout autant du kan, ce qui est la lecture coréenne du même sinogramme 間 !

    Cependant, dire que le ma est spécifique au milieu japonais ne résout pas toute la question. Reste à savoir ce qu’est effectivement la relation impliquée, si elle est bien dans le bamen et le fûdo, pas seulement dans la tête d’un « moi, je »…

5. L’aida

 

    À cet égard, c’est plutôt à une autre lecture du même sinogramme que sont associées les études les plus intéressantes. En japonais, 間 peut (entre autres) se lire aussi aida. C’est en ce sens que Watsuji Tetsurô 和辻哲郎 en a fait le thème fondamental de son éthique, à partir du sens particulier qu’il donne au mot ningen, lequel en japonais désigne l’être humain et s’écrit 人間. En insistant sur le second élément (間), qu’il commente en tant qu’aida, ou plus concrètement encore aidagara 間柄, Watsuji en arrive à donner à ningen un sens proche de « l’entrelien humain », et à aidagara un sens proche de « corps social ». Toutefois, s’il montre en détail que ces liens sont indissociables du milieu nippon[9], il ne se demande pas en quoi consiste la relation qu’ils représentent. C’est en accentuant l’idée de Watsuji que Hamaguchi Eshun a plus récemment, comme on l’a vu, mis en avant le concept de kanjin 間人. Celui-ci inverse les deux sinogrammes de ningen, faisant donc d’aida le déterminant au lieu du déterminé. Ce terme pourrait donc se rendre par « humain aïdesque », ce que, selon Hamaguchi, entre tous les peuples de la terre, seraient les Japonais ; mais ce concept s’opposant diamétralement à celui d’individu, on le rend ici plus modestement par « contextu ».

Vannerie 
    La question de savoir ce qu’il y a dans l’aida, en revanche, a été directement posée par le psychiatre Kimura Bin dans son livre Ce qu’il y a entre les gens[10]. « Entre », c’est ici aida ; et dans cet aida qui à la fois sépare et relie les individus, ce qu’il y a, selon Kimura, c’est du ki. Ce terme est la prononciation japonaise du chinois 気, mot que l’on traduit le plus souvent par « souffle vital » ou « souffle cosmique ». On sait que ce qi, dans l’aire culturelle d’Asie orientale, est la notion de base de la médecine traditionnelle, mais aussi du fengshui 風水, l’art de bien situer l’habitat humain ; il a inspiré aussi de nombreuses pratiques corporelles, telles que les arts martiaux ou le qigong 気効. Ses effets physiologiques sont avérés en médecine, et ont même été mesurés dans certains cas ; mais le qi en lui-même a jusqu’ici échappé à la physique. On ne sait ni ce que c’est, ni même comment le mesurer. Cela marche dans certains cas, dans d’autres non, et il est donc fallacieux de l’assimiler à des objets physiques tels que, par exemple, les ondes électromagnétiques, lesquelles sont mesurables et manipulables toujours à coup sûr.

    Pour l’instant donc, ce qu’il y a dans l’aida ou dans le ma reste hors de portée de notre science et de notre technologie. Cela relève de l’art et de l’empathie, non de la mécanique et de l’abstraction ; ce qui ne veut pas dire que cela ne serait qu’un fantasme subjectif, serait-il collectif : cela relève de la réalité concrète des milieux humains, laquelle est toujours, peu ou prou, imprégnée de symboles. Et allez donc mesurer les symboles[11] !

Palaiseau, 30 avril 2012.



[1] YAMAMOTO Kenkichi dir. 山本健吉編 Saishin haiku saijiki 『最新俳句歳時記』, Tokyo, Bunshun bunko 文春文庫, vol. 2 (夏), p. 267. 
[2] HAMAGUCHI Eshun 浜口恵俊, Awai no bunka to hitori no bunka 間(あわい)の文化と独(ひとり)の文化, Tokyo, Chisenshokan 知泉書官, 2003. 
[3] Sur ce thème v. A. BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, vol. 1 : Nishida : la mouvance philosophique, vol. 2 : Du lieu nishidien vers d’autres mondes, Bruxelles, Ousia, 2000. 
[4] DESCARTES René, Discours de la méthode. Méditations métaphysiques, Paris, Garnier-Flammarion, 1979, p. 38-39. 
[5] Cette exposition, qui parcourut le monde pendant vingt ans, fut organisée à Paris en 1978, avec le concours entre autres de Roland BARTHES. 
[6] Selon le concept mis en avant par YAMANOUCHI Tokuryû 山内徳立 (1890-1982) dans Logos et lemme (Rogosu to renma ロゴスとレンマ, Tokyo, Iwanami, 1974). 
[7] KENMOCHI Takehiko 剣持武彦, Ma no Nihon bunka <間>の日本文化, Tokyo, Kôdansha, 1978. 
[8] Sur cette question, v. mon Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000. 
[9] Dans un essai fameux, Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu 風土. 人間学的考察 (1935), dont la traduction française est parue en 2011 aux éditions du CNRS sous le titre Fûdo. Le milieu humain. 
[10] KIMURA Bin 木村敏, Hito to hito to no aida 人と人との間, Tokyo, Kôbundô, 1972. 
[11] Les parties 4 et 5 de ce texte sont reprises, avec quelques changements, de mon article « Quelques mots de l’espace-temps nippon », p. 45-52 dans Katô Shûichi, ou penser la diversité culturelle, CNRS Éditions, Paris, 2012. Pour en savoir plus sur la spatialité japonaise, on pourra lire mon Vivre l’espace au Japon, Paris, PUF, 1982 ; texte repris et amendé, avec ajout de textes et de dessins de l’architecte Maurice SAUZET, dans Le Sens de l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir, Paris, Arguments, 2006.