mercredi 16 mars 2016

Et le monde bascule / Pascal Monteil


L’EDEN: Anywhere out of the world, Pascal Monteil (courtesy)
Vendredi 11 mars 2011, séminaire mésologiques

La représentation en Orient et en Occident

et le monde bascule

Pascal Monteil
Dans le cadre de ce séminaire « Mésologiques » je voudrais vous apporter mon témoignage d’artiste. Je ne suis, je le précise d’entrée, ni historien, ni scientifique, donc ni rigoureux, ni méthodique ni exhaustif. Toute ma démarche est empirique.
Je voudrais commencer cette présentation en vous montrant trois images. Une image perse, une image japonaise, et une image européenne.
 (Nde : ces images sont placées à la suite du texte)

Lorsque j’ai découvert les miniatures je me disais mais quel monde avait le miniaturiste devant ses yeux ? Ils voyaient la même chose mais ils ne percevaient pas la même chose. Leur vision du Monde était différente. Peut-être que ce que le peintre occidental  considère comme réalité : la réalité optique, rétinienne est justement considérée par le peintre perse comme une illusion, qui cache la vraie réalité : « l’essence ».
On verra aussi comment les européens ont révolutionné leur propre système de représentation en passant de la représentation plane à une vision rétinienne qui passe par l’invention de la perspective.
Cette problématique étant posée je vais commencer avec cette phrase de Malraux qui résume la question qui ma obsédé pendant toutes ces années et m’obsède encore :

« En 1970, personne n’a écrit ce qui crève les yeux des voyageurs : toutes les civilisations à l’exception de la nôtre, ont rejeté l’illusionnisme parce qu’elles l’ont reprouvé. Tous les arts que nous ignorions nous contraignent à découvrir que la recherche de l’imitation, loin d’être naturelle aux peintres, ne s’est développée que dans l’occident» .
André Malraux

Toute la question que j’ai choisi d’aborder avec vous sous-tend un texte que j’ai écrit et que je vous propose comme base de développements en première partie. En ce sens vous verrez que toute ma démarche est empirique et inductive. Ensuite je vous présenterai 3 séries de mon propre travail : Fûdo, Sharare Râvan et l’Eden.
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Formé aux problèmes de l’art contemporain en Occident au début des années 90 je me suis posé de nombreuses questions.
Un paragraphe du texte écrit par Rayas Richa dans le catalogue de mon exposition à la Propriété Caillebotte, résume bien où nous en étions dans les écoles d’art dans les années 80 et 90.
« Pendant le XXème siècle, la peinture occidentale a été traversée par une longue série d’assassinats nécessaires, de drastiques déconstructions. Le cubisme, le constructivisme, l’abstraction etc. jusqu’au monochrome.
La page blanche ? Pensez-vous ! On déconstruira encore pendant quelques décennies les châssis et les cadres. Mais sans appétit. Les supports s’affaissent, les surfaces se lacèrent… le cœur n’y est plus. Et le constat du critique légiste tombe : La peinture est morte !
Il est vrai qu’on ne voyait plus ce qui restait à déconstruire ».
(Rayas Richa texte du catalogue Propriété Caillebotte)

Les questionnements des artistes des années 80 et 90 en Occident étaient donc : La peinture est morte, comment inventer encore en art ? L’art pourquoi ? Pour quoi ? Pour qui ?
Je comprenais toutes ces questions mais sans les entendre.
Une question plus urgente m’occupait : non pas comment faire de l’art mais d’abord comment vivre ?
Car si je passais mes journées à faire de l’art il fallait que ça ait un lien avec ma vie.
Les artistes dont on me parlait ne m’aidaient pas à vivre ou à sentir.
Je me sentais à l’étroit en Occident. Je suis parti.

AILLEURS

Pour me comprendre autrement et voir le monde d’ailleurs, pour me laver des vanités de l’occident, j’ai sillonné les routes de l’Inde, du Japon, du Bangladesh et de l’Iran…
Certaines villes m’ont arrêté : Kyoto, Chandigarh, Calcutta, Chittagong, Téhéran, Ispahan, Tabriz…
Tous ces lieux ont modifié ma façon de regarder, de penser, de sentir et jusqu’à mes souvenirs d’enfance, ce que je montrerai plus tard avec le tableau Eden.
Mon défi consiste à me décaler par rapport à ce qui est ma « carte d’identité culturelle », pour tenter d’approcher ce qui relève d’une autre conception, d’une autre vision, d’une autre représentation du monde. Décalages qui se voient à différents degrés dans mon travail. Toute ma démarche consiste à modifier ma généalogie, sinon culturelle au moins artistique.
Les changements d’époques n’ont aucune importance pour moi, toute la peinture des siècles passés peut-être perceptible dans les embouteillages d’Osaka ou de Bombay, ou dans la pluie qui tombe sur le port de Yokohama aujourd’hui. En faisant ces voyages dans le temps et dans l’espace j’essaye de voir, de penser, de sentir autrement et de me décaler quant au déterminisme de mon éducation et de ma perception.
Pendant ces séjours à Kyoto, Calcutta ou Ispahan et de retour dans mon atelier je m’immerge totalement. Par la littérature, par le cinéma, par la musique, du Japon, de l’Inde, du Bengale, de l’Iran, de la Turquie. Pour cela je lis beaucoup de poésie, ainsi que les écrits des mystiques (ce sont deux portes je pense pour entrer artistiquement dans une pensée : la poésie et le mysticisme, sans oublier naturellement l’érotisme), car la poésie, l’érotisme et le mysticisme transforment et imprègnent les êtres à quelques siècles que ce soit.

C’est pour cela que je reste le plus longtemps possible dans les pays que j’aime pour regarder comment on roule en voiture à Darjeeling, comment on transporte des marchandises avec un âne dans le Bazar d’Ispahan, comment on construit une charpente dans les faubourgs de Tokyo, comment on fait la sieste sur le toit d’une voiture à Calcutta, ou dans une boutique dans les collines au-dessus de Kyoto, comment on transporte les tapis, en famille, pour s’installer dans les jardins publics, à Téhéran, la façon toute différente de marcher sur les contreforts de l’Himalaya au Sikkim, à Chandigarh dessiné par Le Corbusier, à Bombay et dans les villes du delta du Gange à Chittagong ou Calcutta…  Comment les femmes ouvrent la porte de leur maison en revenant du marché à Shiraz, comment d’autres femmes fument dans les salons de thé à Téhéran, comment on regarde les rizières assis sur une véranda à Bishnupur dans le delta du Gange.
Et puis je passe beaucoup de temps dans les temples, les mosquées, les synagogues : si je pense à ceux qui me viennent en tête: je pense au Temple battu par la mer à Kannyakumari lorsque la nuit tombe à l’heure des Puja, à un minuscule temple dédié à Kali, où je passais le soir à Calcutta, avec de vielles prêtresses torses nu et les sacrifices de chèvres sur le billot ensanglanté, aux temples jaïns d’Ahmedabad qui me faisaient penser à l’univers de Philip K Dick, avec ces Dieux de science-fiction en marbre et en métal, à une mosquée à Shiraz dont l’intérieur est couvert de miroirs et de tapis. Les yeux des hommes semblaient ivres comme s’ils avaient fumé de l’opium.
A un modeste temple en bois dans un jardin de mousse à Kyoto ou à la ferveur mélancolique des juifs devant le mur des lamentations à Jérusalem.
Egalement à des architectures et au Tokonoma recouvert d’un damier de carrés blancs et bleu dans une maison de thé des jardins de la Villa Katsura. Depuis le XVII ème, il transforme en une abstraction géométrique les reflets d’une cascade auquel il fait face. Il a obsédé mes journées pendant trois années, ce que nous verrons tout à l’heure avec ma série Fûdo.

Les hammams et les bains aussi sont des lieux où je passe beaucoup de temps, je veux voir les corps, comment on respire, qu’est-ce qu’on fait quand on est fatigué, qu’est-ce qu’on fait quand on ne sait pas quoi faire…

Peu doué pour les langues, je n’ai appris aucune langue des régions où je résidais. Cet inconvénient est loin d’être un obstacle. Il a d’abord la vertu de vider les montagnes de mots et d’idées parfois inutiles dont nous sommes les récepteurs. Par ailleurs il libère mes modes de lectures. M’engage dans une sentiment océanique des choses. Loin de la France j’ai parfois eu l’impression de rentrer dans des temps suspendus pendant des mois!
En Inde, au Bangladesh en Iran le temps est naturellement différent ! L’Inde et le Bengale en particulier m’ont appris combien il est important de faire des choses inutiles, en arrivant à Calcutta j’avais l’impression que la ville entière était occupée à faire des choses qui ne servent à rien ! J’ai très vite compris la force et la richesse qu’il y avait dans ces choses qui peuvent sembler « inutiles ». Les rituels par exemple.

Mon imagination ne se contraint pas avec le temps, les exemples sont infinis mais je peux passer des jours à essayer d’imaginer l’intérieur d’une maison de paysans au Japon au XVI ème siècle, une ville afghane sous la neige, le patio d’une Yechiva antique à Jérusalem, ou la cellule d’un moine en Andalousie jusqu’à ressentir le contact de son vêtement sur la peau… les dalles sous ses pieds, sa fièvre, ses remords ou ses vertiges. Je me projette dans le futur aussi et peut passer des mois, des années comme on verra tout à l’heure, avec le tableau Eden, dans un bidonville futuriste recueillant des flux migratoires près du Mont Ararat.
J’écris des journaux, de souvenirs que je n’ai jamais eu dans des villes que je ne connais pas, dans des périodes passées ou futures que je ne connaitrai jamais.

Histoires de l’Art

Malraux dit « cette 3ème dimension que nous avons conquise avec acharnement, l’Orient a mis le même acharnement à l’écarter ».

J’ai compris que le peintre de miniatures en Perse saisissait un instant métaphysique, cosmique pendant que l’occident à la même époque voulait saisir un instant chronologique et optique.
J’ai compris que détruire l’apparence des choses, la réalité optique, était le but premier du miniaturiste afin de saisir quelque chose d’invisible ; l’essence.
L’art oriental dit que le monde est illusoire et qu’il faut l’exprimer selon son essence.


Pour un occidental qui est né avec la peinture de Leonard de Vinci, Michel Ange ou Caravage c’est fascinant. Je me disais : mais quel monde avaient les miniaturistes devant eux pour représenter le monde sans perspective, comme un tapis, un monde sans ombre, avec des personnages à la même taille qu’ils soient au premier plan ou à l’arrière-plan ?

D’où regardaient-ils, où était leur point de vue ?
La lecture des soufi Rumi, Ibn Arabî, Attar, et des poètes, Hafiz, Omar Khayyam… et même celle de l’écrivain du XX ème siècle Sadegh Hedayat… et ensuite ma plongée dans la complexité de l’hindouisme avec la tentative de comprendre ne serait-ce que la notion de Maya, et la complexité intellectuelle du polythéisme… m’a fait comprendre que la réalité optique, rétinienne n’avait aucune importance pour les yeux du miniaturiste.
Le miniaturiste a compris que la fin de l’œuvre d’art n’est pas l’imitation.
Pendant que le peintre de la Renaissance va inventer un système mathématique pour représenter le monde, avec un point de vue unique, pour conquérir un espace rétinien, le miniaturiste va à travers une ascèse spirituelle faire réfléchir sur sa feuille comme sur un miroir les archétypes célestes des formes terrestres.
Toute miniature est un palais terrestres qui offre un miroir à la complexité de l’univers selon la conception soufi de Ibn Arabî par exemple.
Le miniaturiste veut représenter un monde qui n’existe pas pour les yeux, mais un monde qui est bien réel spirituellement.


Dans les Ukiyo-e et sur les paravents qui représentent en particulier des paysages, la façon qu’a le peintre japonais de représenter les architectures, les femmes et les hommes, les vêtements, les arbres et même le mouvement de la pluie est très différente du peintre de miniatures indien ou perse et très différente du peintre italien de la même époque.
Un effet de composition apparait très tôt au Japon, la vision dite des « toits enlevés ».
Le peintre japonais représente le monde comme s’il était un oiseau, vu de très haut. Il ne s’embarrasse ni des limites qui fractionnent l’espace ni de celles qui rythment le temps. On voit dans la même composition, l’intérieur et l’extérieur des maisons de thé. C’est une approche libérée du monde concret. Le monde optique est toujours illusoire.

Par ailleurs à la différence du point de vue unique de la Renaissance, le peintre japonais va représenter ses scènes avec une combinaison de points de fuites multiples qui se brisent et qui situent l’homme dans l’univers, comme un élément parmi tous les autres, mais jamais primordial.


En même temps, en occident, les artistes italiens qui voyaient un arbre, un palais, une jeune fille et un chien très semblables à ceux, de Lahore, d’Ispahan ou de Kyoto représentaient le monde autrement.

Au XIV ème siècle les techniques ont changé avec l’introduction de la peinture à l’huile qui remplace la détrempe et le succès de la toile qui tend à se substituer au panneau de bois des icônes.
J’aime partir de Giotto qui va opérer une rupture avec la peinture de Cimabue, son maître. Le fond doré à l’arrière-plan va disparaître et le paysage, l’architecture vont s’introduire avec une force grandissante.
Les personnages posent leurs pieds au sol, esquissent des mouvements timides, les architectures ressemblent à des châteaux de cartes prêts à s’écrouler.
Mais les hommes relèvent les yeux et prennent conscience d’eux-mêmes. Ils redéfinissent leur rapport à Dieu.
C’est la naissance des ombres, c’est donc la naissance du temps.
Surtout un sentiment du monde nouveau apparait.  
L’Homme de la Renaissance va croire au sens du temps et de son action. Il va se concevoir, non pas comme agît par le monde mais comme agissant sur le monde.
Il va mesurer le temps et l’espace, ouvrir les corps, croire au progrès, au sens de l’Histoire.

Avec cet espace optique la peinture occidentale va faire apparaître les ombres, donc le temps et avec lui un espace chronologique donc dramatique.
Malraux encore une fois avec son esprit synthétique va l’exprimer ainsi en disant : « l’Occident tient pour vérité ce que l’Orient tient pour apparence. Notre peinture est un musée de l’action tandis que l’Orient ne voit dans l’action qu’un domaine de l’illustration. »

LES OEUVRES

Fûdo

Le titre : aujourd’hui je comprends ce que recouvre le mot Fûdo. J’ai choisi ce titre en 2002 de façon intuitive et poétique en discutant avec un ami japonais. Je cherchais un mot japonais autour de climat/ terre / vent… lorsque le mot Fûdo est arrivé dans la discussion
Ce sont 5 grands tableaux de 2 x 1 m., comme un long travelling arrière.
Fruit d’une gymnastique mentale dans l’esprit de l’Eloge de l’ombre de Tanizaki. Mon idée de départ était de construire une ville traditionnelle japonaise dans un futur proche. A partir du motif abstrait des reflets de la cascade de la Maison de thé de Katsura que j’ai recomposé j’ai imaginé le développement d’une ville, animée à la fois par les ambitions d’une utopie architecturale, sociale, un art de vivre… et l’échec, la prison de cette utopie.
Vous constaterez que les seules figures qui s’animent sont les lémuriens qui dansent sur une figure logo rythmique de la Kabbale)

Sharare Ravan

Paul Klee dit « qu’il faut spiritualiser l’architecture pour obtenir un portrait du ciel ».
Avec Sharare Ravan, j’ai marché, observé et lu en Iran et en Inde. Puis à partir de photographies de marbres du Taj Mahal, des faïences d’Ispahan et de Shiraz, de visages indiens, perses, et turcs, de saris et de fruits… j’ai essayé de représenter le monde avec les techniques contemporaines, mais en faisant l’exercice mental pour respecter les règles de la miniature. Sans ombre, sans volume, sans perspective, et avec de nombreuses citations : le patio, le palais aux sept portes (très important dans la philosophie soufie), la façon de représenter les arbres, les personnages…
Ce qui est important pour moi, c’est : d’arriver à transfigurer le réel à partir des milliers de photographies de sols, de murs, de visages, pour qu’ils deviennent une œuvre.

L’Enfer et l’Eden

Après toutes ces années passées en Inde, au Japon et en Iran, j’ai continué à voyager au Moyen-Orient, en Turquie, Israël à revenir en Inde et au Japon… mais je vivais à Paris.
Avec l’Enfer j’ai voulu représenter le Monde en perspective, avec le temps qui passe, avec des actions et des drames. C’est une citation des espaces vertigineux des Prisons du graveur vénitien Piranèse.

L’Eden.

J’ai passé un an et demi dans mon atelier pour construire mon œuvre, je pense, la plus personnelle et synthétique. Pour construire l’Eden, j’ai dessiné le plan du village où je suis né dans le sud de la France puis je l’ai orientalisé, indianisé, iranisé, japonisé.
Chaque jour pendant un an et demi j’ai construit des architectures, des personnages, des vêtements pour les personnages, des bibliothèques, des temples hindous, des temples tibétains, des synagogues et des mosquées… des architectures précaires, des abris en carton, des maisons turques, des villages juifs et des rues indiennes…
Je pense que si je dois dire une seule chose pour l’Eden, c’est que c’est une montagne pour des réfugiés spirituels.
C’est une ville où la multiplicité des pensées cohabitent et se superposent. Les pensées opposées, contradictoires existent en même temps. 
En réalisant l’Eden j’ai voulu faire cohabiter les différentes pensées et spiritualités mais aussi les différentes façons de représenter, en perspective, sans perspective, mais aussi le dessin, la peinture et la photographie… Un personnage peint peut discuter avec un personnage photographié, une chèvre photographiée s’appuie sur un palmier peint.
L’Eden est l’espace où l’homme dispose de son imaginaire.