Invitation to the Coup (Wolfgang Lettl: 1981, Lettl Collection) source |
Colloque international Milieu / Mi-lieu
Qu'est-ce qu'une logique du milieu,
et pourquoi nous en faut-il une aujourd'hui?
par Augustin BERQUE
Résumé - Une logique du milieu n'est ni une logique de l'identité du sujet S (de type aristotélicien), ni une logique de l'identité du prédicat P (de type nishidien); c'est une logique trajective, où S est saisi en tant que P. En principe, la science absolutise S (le sujet du logicien = l'objet du physicien), tandis que la religion absolutise P (la Parole qui, étant auprès/au sujet de Dieu, est Dieu); en pratique, on est toujours au milieu des deux, dans la trajection de S en tant que P. Cette trajection, sous le nom de "tonation" (Tönung), a été montrée par Uexküll dans les milieux animaux (Umwelten). De là, on la retrouve chez Heidegger, pour qui l'étant est "quelque chose en tant que quelque chose" (etwas als etwas), soit S en tant que P. C'est la logique du als, l'en-tant-que. Heidegger en a tiré le concept de "dispositif" (Gestell). Tant cet als que ce Gestell étaient - mutatis mutandis - présents dans le bouddhisme dès le Ve siècle, et s'y retrouvent aujourd'hui en japonais sous le nom, respectivement, de soku 即 et de sesetsu 施設. Pourquoi nous faut-il aujourd'hui une logique du milieu? Parce que l'absolutisation de S mène à un réductionnisme qui annihile virtuellement l'interprète I de S en tant que P (i.e. l'humain en particulier, et le vivant en général), tandis que l'absolutisation de P aboutit virtuellement au dogmatisme et au fanatisme. Il nous faut penser la ternarité S-I-P, car la binarité S-P est mortifère.
Abstract – A logic of milieu is neither an Aristotelian logic of the identity of the subject, nor a Nishidian logic of the identity of the predicate; it is a trajective logic, in which S is assumed as P. As a principle, science absolutizes S (the logician’s subject = the physicist’s object), whereas religion absolutizes P (the Word which, being with/about God, is God); practically, one is always between both, in the trajection of S as P. This trajection, under the name of “tonation” (Tönung), has been shown by Uexküll in animal milieux (Umwelten). From there, one finds it again in Heidegger, for whom beings are “something as something” (etwas als etwas), i.e. S as P. It is the logic of als (as). Thence, Heidegger draws the concept of device (Gestell). Both this als and this Gestell were – mutatis mutandis – present in Buddhism as soon as the Vth c. under the name, respectively, of soku 即 and sesetsu 施設. Why, nowadays, should we need a logic of milieu? Because absolutizing S leads to a reductionism which virtually nihilates the interpret I of S as P, i.e. the human in particular and the living in general, whereas absolutizing P leads virtually to dogmatism and fanaticism. We have to think in terms of the ternarity S-I-P, because the binarity of S-P is deadly.
Plan : § 1. « Milieu » ; § 2. De l’empreinte-matrice au voir-comme ; § 3. Du possibilisme à la logique de l’en-tant-que ; § 4. Logique du lieu et logique du prédicat ; § 5. Pour une méso-logique.
§ 1. « Milieu »
Le mot « milieu » apparaît d’emblée d’une logique étrange, puisqu’il veut dire à la fois une chose et son contraire. Une chose : le milieu du poisson, c’est le centre géométrique du corps du poisson, à l’intérieur de lui. Son contraire : le milieu du poisson, c’est l’eau, par-delà la périphérie de son corps, à l’extérieur de lui. Dans le premier cas, nous avons là en principe un objet – le poisson – sous le regard de nulle part de la mesure scientifique ; dans le second, nous avons là un sujet – le poisson – pour lequel tout le reste se définit en fonction de sa propre existence. Les deux cas sont compossibles et ni moins ni plus vrais l’un que l’autre, mais ils sont contradictoires. Telle est donc la question : comment surmonter cette contradiction ? Comment le milieu du poisson peut-il être à la fois objectif et subjectif ? Comment l’intérieur peut-il être l’extérieur, et vice versa ?
§ 2. De l’empreinte-matrice au voir-comme
L’ancêtre de la notion de milieu est probablement la chôra χώρα dont il est question dans le Timée de Platon[1]. Le sens le plus général et le plus concret que pouvait avoir ce terme dans la cité grecque, i.e. pour les citoyens de la polis, c’était la campagne nourricière dont tous les jours ils voyaient, au delà des remparts de l’astu, les collines couvertes de blé, de vigne et d’oliviers. De là, quotidiennement, leur venaient ces nourritures terrestres qui leur permettaient de vivre. Dans ce monde-là, pas d’astu sans chôra !
Or astu – le centre urbain de la polis –, c’est un mot dont la racine indo-européenne WES veut dire « séjour, séjourner ». Cette racine se retrouve dans le sanscrit vasati (il séjourne) ou vastu (emplacement). En allemand, elle a donné Wesen (être, nature, essence), war et gewesen (formes de sein, être) ; en anglais, was et were (formes de to be). L’astu, en somme, et dans la mesure où il s’agit d’un Hellène comme Platon, c’est par essence le séjour de l’être (on dirait en castillan : la estancia del ser, ce qui donnerait en heideggérien « l’étance de l’être ») ; cependant, ce dernier ne peut concrètement exister sans ce milieu nourricier : la chôra qui entoure l’astu.
C’est ce contexte qui sans doute a inspiré le propos de Platon dans le Timée. Or, s’agissant de la chôra, le moins qu’on puisse dire est que ce propos n’est pas clair, et qu’il est même contradictoire ; contradiction que le texte du Timée ne surmonte justement pas, et qui va sceller le sort de la chôra pour les siècles à venir dans la pensée européenne. En un mot, celle-ci va la forclore – elle va oublier, en somme, la question : « pourquoi faut-il que les êtres aient un lieu et un milieu ? » –, pour s’en tenir à la claire définition qu’Aristote, en revanche, lui aura donnée de la notion de topos dans le livre IV de sa Physique – à savoir un lieu dissociable de l’être qu’il contient, alors que la chôra en est indissociable.
Or si dans le Timée cette forclusion n’est pas encore accomplie, puisque justement Platon s’y interroge sur la chôra, son ontologie en revanche, dont le principe est l’identité à soi-même de l’« être véritable » (ontôs on, i.e. l’eidos ou idea), exclut toute saisie logique de ladite notion de chôra, en tant que celle-ci échappe mystérieusement à ce principe d’identité. Elle lui échappe à tel point que Platon n’en donne aucune définition, se contentant de la cerner au moyen de métaphores ; lesquelles, en outre, sont contradictoires. Il la compare ici à une mère (mêtêr, 50 d 2), ou à une nourrice (tithênê, 52 d 4), c’est-à-dire en somme à une matrice, mais ailleurs à ce qui est le contraire d’une matrice, c’est-à-dire à une empreinte (ekmageion, 50 c 1). Empreinte et matrice à la fois, la chôra l’est par rapport à ce que Platon appelle la genesis, c’est-à-dire le devenir des êtres du monde sensible (kosmos aisthêtos) ; lesquels, dans l’ontocosmologie du Timée, ne sont pas l’être véritable, mais seulement son reflet ou son image (eikôn).
Ainsi donc empreinte et matrice, à la fois une chose et son contraire, la chôra n’a littéralement pas d’identité. L’on ne peut s’en faire idée. Platon reconnaît qu’une telle chose est « difficilement croyable » (mogis piston, 52 b 2), et qu’« en la voyant, on rêve » (oneiropoloumen blepontes, 52 b 3) ; mais il insiste sur son existence : dans la mise en ordre (la cosmisation) de l’être, il y a bien, dès le départ et à la fois, l’être véritable, sa projection en existants, et le milieu où cette projection s’accomplit concrètement, c’est-à-dire la chôra. Soit dans le texte platonicien : on te kai chôran te kai genesin einai, tria trichê, kai prin ouranon genesthai (52 d 2), « il y a et l’être, et le milieu et l’existant, tous trois triplement, et qui sont nés avant le ciel » (c’est-à-dire avant la mise en ordre du kosmos, qui dans le Timée est identifié à l’ouranos).
En termes de topos aristotélicien, en revanche, le problème de l’empreinte-matrice ne se pose pas. Dans la Physique (IV), le lieu est comme un « vase immobile » (aggeion ametakinêton, 212 a 15), ce qui fait que la chose qui l’occupe, et qui, elle, est mobile, peut changer de lieu tout en gardant son identité, et le lieu la sienne. Ce principe est bien entendu lié à la logique aristotélicienne, qui est une logique de l’identité du sujet (hupokeimenon), autrement dit une logique de l’identité de la substance (ousia). En effet, dans la manière de penser européenne, à la suite d’Aristote, il y a homologie entre le couple sujet/prédicat en logique et le couple substance/accident en métaphysique. Or la chôra, elle, ne relève manifestement ni de cette logique ni de cette ontologie, puisqu’elle peut être à la fois une chose et son contraire. Dans la logique aristotélicienne, corrélativement, un lieu ne peut pas être un autre lieu. Il est là où il est, point. Certes, on peut aller d’un topos à un autre, mais ce sera justement un autre topos.
Nourri que j’étais de cette logique, c’est dire mon étonnement lorsque j’ai découvert qu’en matière de paysage, en Asie orientale, un lieu peut être un autre lieu, ou du moins être vu comme un autre lieu. C’est ce qu’on appelle en japonais mitate 見立て, littéralement « institution par le regard », autrement dit « voir-comme ». Cela consiste à voir tel ou tel paysage comme si c’en était un autre, célèbre dans les arts et lettres[2]. Dans toute l’Asie orientale, à partir de la Chine, se sont ainsi retrouvés les « huit vues » (cn bajing 八景, jp hakkei) de la Xiang et de la Xiao, qui sont des affluents du lac Dongting, dans le Hunan. La tradition chinoise avait dans ces parages, depuis les Song du nord (960-1127), institué huit scènes locales en modèles de paysage : « lune d’automne sur le lac Dongting », « pluie nocturne sur la Xiao et la Xiang », « cloche du soir au monastère dans la brume », « village de pêcheurs au soleil couchant », « oies sauvages descendant sur un banc de sable », « voiles revenant d’un rivage éloigné », « village de montagne après l’orage », « neige sur le fleuve au crépuscule ». Les pays voisins, à la suite, se sont découvert des vues comparables, et les ont démultipliées. Au Japon, les plus célèbres de ces « huit vues », imitées de celles de la Xiang et de la Xiao (Shô-Shô hakkei 瀟湘八景), sont celles du lac Biwa, aux environs d’Ômi ; d’autres, comme celles de Kanazawa (aujourd’hui un quartier de Yokohama), sont moins connues[3]. Il faut y ajouter les multiples allusions aux mêmes paysages que recèlent divers jardins plus ou moins accessibles au public.
Cloche du soir au monastère dans la brume
par Chen Fu (1259-1309). Source : Baidu., illustration proposée par l'auteur
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Quel pouvait donc être le lien entre un lieu (une vue) du lac Dongting, en Chine, et un lieu (une vue) du lac Biwa, au Japon ? Esquissons un rapprochement avec la logique[4]. Nous avons là deux substances, deux sujets logiques différents (S1 et S2, le Dongting et le Biwa), qui sont perçus à huit reprises en tant que des vues analogues (lune d’automne sur le lac Dongting, etc.). Autrement dit, l’identité du prédicat P subsume (engloutit) la non-identité des sujets S1 et S2. Si vous êtes géographe, une telle chose est impossible. En tant que scientifique moderne, vous êtes en effet mû ou mue par cette logique de l’identité du sujet que nous tenons d’Aristote et qui a sous-tendu la science moderne classique. Cette logique ne permet de confondre ni l’ousia ni le topos du lac Dongting avec ceux du lac Biwa. Il s’agit d’autre chose et on est ailleurs. Alors, sur quoi repose le mitate, où un même lieu peut être un autre lieu, et une autre chose être la même chose ? Sans doute sur le fait qu’il s’agit d’un même milieu culturel – l’aire d’influence de la culture lettrée chinoise –, mais encore ?
§ 3. Du possibilisme à la logique de l’en-tant-que
En tant que géographe, j’ai été dans ma jeunesse nourri de la pensée de Paul Vidal de la Blache (1845-1918), le père de l’école française de géographie. Celle-ci, qui a régné en France jusqu’aux années soixante, s’est caractérisée par ce que l’historien Lucien Febvre nomma possibilisme[5], terme aujourd’hui désuet, que Roger Brunet a pu caractériser comme suit[6] :
« ‘Doctrine’ attribuée par Lucien Febvre à Vidal de la Blache, qui cependant ne l’a jamais exprimée. Il s’agit d’une simple attitude empirique qui consiste à supposer que ‘la Nature’ offre un certain éventail de ‘possibilités’ entre lesquelles ‘l’Homme’ ‘choisit’, on ne sait trop comment ; dérivé de : pouvoir. Il ne reste plus qu’à s’efforcer de décrire ‘l’impossible’ momentané, qui dépend étroitement de l’état de la technique, des ressources et des moyens. (…) Il s’est trouvé quantité de géographes, par la suite, pour se satisfaire de cette confortable étiquette vide, qu’ils croyaient à même de leur attribuer une sorte de label philosophique ».
Vu sous cet angle, voilà qui en effet ne mène pas loin. De la même génération que Brunet, Yves Lacoste avait quant à lui de ce même possibilisme une conception nettement moins féroce[7] :
« Doctrine attribuée à Vidal de la Blache par opposition aux thèses déterministes selon lesquelles les conditions du milieu naturel, notamment les données climatiques, détermineraient les activités humaines. Vidal estimait qu’un même milieu naturel offre aux hommes diverses possibilités. Il vaut mieux dire que les groupes humains, compte tenu de leurs outillages et de leurs capacités, peuvent tirer parti de façons fort différentes d’un même milieu naturel ».
Replacé dans son contexte historique, le possibilisme était en effet bien autre chose qu’une « étiquette vide » ; c’était, en substance, réfuter le déterminisme qui, en géographie, dominait alors les écoles allemande et anglo-saxonne (excusez du peu). C’était montrer que, les conditions de l’environnement seraient-elles similaires, les sociétés humaines peuvent y développer des genres de vie complètement différents. Pas de déterminisme, donc, mais la contingence de l’histoire.
Il est vrai que ledit possibilisme n’est pas allé jusqu’à remettre en cause la notion même de milieu, terme qui à l’époque était employé dans le sens où nous parlons aujourd’hui de l’environnement. C’est dans ce sens-là que l’avait entendu la mésologie, « étude des milieux » telle que l’avait envisagée son fondateur, le médecin Charles Robin (1821-1885), qui était un disciple d’Auguste Comte :
« Dans le Système de Politique positive (1851) Comte nomme deux jeunes médecins qu’il donne pour ses disciples, les docteurs Segond et Robin. Ce sont là les deux fondateurs, en 1848, de la Société de Biologie (…). L’esprit qui animait les fondateurs de la Société était celui de la philosophie positive. Le 7 juin 1848, Robin lisait un mémoire Sur la direction que se sont proposée en se réunissant les membres fondateurs de la Société de biologie pour répondre au titre qu’ils ont choisi. Robin y exposait la classification comtienne des sciences, y traitait dans l’esprit du Cours des tâches de la biologie, au premier rang desquelles la constitution d’une étude des milieux, pour laquelle Robin inventait même le terme de mésologie »[8].
Sans doute en raison du champ trop vaste qu’elle s’était donné – il aurait couvert ce que sont aujourd’hui l’écologie, les sciences sociales et la médecine –, cette mésologie positiviste a disparu du champ épistémique alors même que, sous l’influence de la phénoménologie, une tout autre mésologie naissait en Allemagne et au Japon : l’Umweltlehre du naturaliste Jakob von Uexküll (1864-1944)[9] et le fûdogaku 風土学 du philosophe Watsuji Tetsurô[10] (1889-1960)[11]. Bien que la première porte sur le vivant en général (en pratique les animaux), et le second sur l’humain exclusivement, ces deux mésologies sont homologues en ce qu’elles établissent une distinction fondatrice entre le milieu (Umwelt, fûdo 風土) et le donné environnemental (Umgebung, shizen kankyô 自然環境), lequel n’en est si l’on peut dire que la matière première, à partir de quoi c’est le vivant (l’humain en particulier) qui, en tant que sujet, crée le milieu qui lui est propre.
Il en résulte qu’au sein d’un même environnement, des espèces ou des cultures différentes auront des milieux différents. Il s’agit, comme on le voit, de la même logique que dans le possibilisme, à ceci près que la mésologie porte la problématique beaucoup plus loin. Uexküll, en particulier, va jusqu’à poser, et prouver expérimentalement, que l’objet en soi n’existe pas pour l’animal ; il n’existe pour lui que selon un certaine « tonalité » (Ton), résultat d’une opération qu’Uexküll nomme « tonation » (Tönung). Cette tonation fait qu’un même objet va exister différemment selon l’espèce concernée. Par exemple, la même herbe va exister en tant qu’aliment pour la vache, en tant qu’obstacle pour la fourmi, en tant que boisson pour la larve de la cigale, en tant qu’abri pour le scarabée, etc., soit respectivement sous un Esston, un Hinderniston, un Trinkton, un Schutzton, etc.
Cet « exister en tant que » bouleversait le substantialisme qui avait jusque-là régné sur l’ontologie et la logique occidentales. Heidegger ne s’y est pas trompé, lui qui a consacré à Uexküll la moitié de son séminaire de 1929-1930, séminaire dont le texte, après sa mort, a été publié sous le titre Die Grundbegriffe der Metaphysik (Les Concepts fondamentaux de la métaphysique)[12]. Il est vrai que, par un subtil décalage, il est là question de Grundstimmung plutôt que de Ton et de Tönung ; subtilité qui néanmoins échappe aux traductions françaises, où l’on parle dans les deux cas de « tonalité » (ici « fondamentale »). L’idée reste la même, sauf que Heidegger précise les choses. Par exemple, la démonstration uexküllienne selon laquelle
« Toute la richesse du monde environnant la tique (die Zecke umgebende Welt) rétrécit (schnurrt zusammen) et se transforme en une image pauvre (ein ärmliches Gebilde), composée pour l’essentiel de seulement trois signes sensibles (Merkmalen) et trois signes agibles (Wirkmalen) : c’est son milieu (ihre Umwelt). La pauvreté (Ärmlichkeit) du milieu conditionne cependant la certitude de l’activité, et la certitude est plus importante que la richesse »[13]
se déploie chez Heidegger dans la thèse célèbre qui veut que la pierre soit « sans monde » (weltlos), l’animal « pauvre en monde » (weltarm), et l’homme « formateur de monde » (weltbildend)[14]. L’on ne manquera pas de remarquer du reste que, chez Uexküll, parler de « pauvreté » du monde de la tique est contradictoire, car ce n’est que par rapport à l’Umgebung (i.e. l’Umwelt de notre science) que ce monde peut être jugé pauvre et réduit à une simple image. Du point de vue de la tique en revanche, son Umwelt est tout aussi complète et réelle que Platon, de son point de vue d’humain, l’a jugé du kosmos (c’est-à-dire de son Umwelt) dans les dernières lignes du Timée[15]. Heidegger quant à lui, d’un point de vue carrément anthropocentrique (et plus précisément logocentrique), verra « la pauvreté en monde comme privation de monde » (Weltarmut als Entbehren von Welt)[16].
Là où Heidegger innove, c’est bien en considérant la chose d’un point de vue logique et ontologique. En commentant la proposition énonciative chez Aristote, il montre que celui-ci, lorsqu’il parle de sunthesis σύνθεσις,
« (…) veut dire ce que nous appelons la structure d’« en tant que ». C’est ce qu’il veut dire, sans vraiment s’avancer expressément dans la dimension de ce problème. La structure d’« en tant que », la perception par avance unifiante (vorgängige einheitbildende Vernehmen) de quelque chose en tant que quelque chose (etwas als etwas), est la condition de possibilité de la vérité ou de la fausseté du λόγος » [17].
Cette « perception par avance unifiante », constitutive d’un monde (Welt), Heidegger l’assimile[18] à la prédication de a en tant que b, qui fait que « a est b ». C’est le « moment structurel de l’évidence » (Strukturmoment der Offenbarkeit) par laquelle les choses apparaissent en tant que quelque chose. C’est l’en-tant-que de l’étant en tant que tel (das Seiende als solches), en somme le qua du ens qua ens, le hê ᾗ du on hê on ὄν ᾗ ὄν.
Heidegger, toutefois, n’a pas élaboré plus avant cette logique et cette ontologie de l’en-tant-que. Voilà ce qu’en revanche la mésologie a poursuivi.
§ 4. Logique du lieu et logique du prédicat
Selon Heidegger, comme on vient de le voir, Aristote ne s’est pas aventuré dans la problématique de l’en-tant-que. Le contraire eût été étonnant chez le père de la logique de l’identité du sujet, alias logique de l’identité de la substance, puisqu’une logique de l’en-tant-que n’est justement pas une logique de la substance. Quand, dans la logique du mitate, on perçoit le lac Biwa en tant que lac Dongting, cela ne peut évidemment pas être une logique de la substance. La substance du lac Biwa n’est pas celle du lac Dongting. Le sujet – ce dont il s’agit – n’est pas le même. Alors, de quelle logique s’agit-il ?
Utagawa Hiroshige (1797-1858) Cloche du soir au monastère de Mii. Source : Kokkai Toshokan.Illustration proposée par l'auteur. |
Il nous faut ici revenir à un peu de géographie. Les géographes seront en effet les premiers à certifier que le lac Dongting (Dongting hu 洞庭湖), ce n’est pas le lac Biwa (Biwa ko 琵琶湖). Corrélativement, Hiroshige ne peut avoir entendu aux environs du lac Biwa, dans la brume du soir, le même son de cloche que Chen Fu dans ceux du lac Dongting. Alors, si le lac Biwa peut exister en tant que lac Dongting, ce n’est certainement pas de la géographie.
Et pourtant, ce fut bien en tant que géographe, et dans une encyclopédie de géographie, que j’ai pu un jour écrire ce qui suit :
« Le propre du géographe, ne serait-ce pas en effet de poser la question de cet ‘en tant que’, où le physique et le social ne valent qu’en relation l’un avec l’autre ? Où l’étendue terrestre, à travers des ressources, des contraintes, des risques et des agréments dont la valeur est toujours relative (vécue, perçue, conçue), n’est que le milieu dans lequel se développe l’espace des hommes, l’environnement qui leur apparaît comme un paysage, et qu’en retour ils aménagent dans le sens des représentations qu’ils s’en font ? (…) ce n’est au fond qu’affaire de points de vue sur un même objet »[19].
À l’époque (voici un quart de siècle), je n’avais rien lu ni d’Uexküll, ni de Heidegger. Mon questionnement était purement géographique, et, vu d’aujourd’hui, purement dans le fil du possibilisme. Si toutefois j’en étais venu à parler d’« en tant que », c’était pour avoir découvert dans les années soixante-dix, en préparant ma thèse sur la colonisation de Hokkaidô[20], que la réalité d’une même île pouvait être fort différente selon qu’on était un paysan japonais ou un agronome américain. Plus spécialement, c’était pour avoir découvert quelques années plus tard l’usage du mitate dans l’histoire des paysages au Japon, tant dans leur perception et leur représentation que dans leur aménagement ; soit, en somme, dans la réalité du milieu nippon. Et c’est de là que j’en étais venu à comprendre que la réalité de tout milieu humain est une affaire de prises ambivalentes[21] entre nature et société ; à savoir que, pour l’être humain, le donné physique de l’environnement existe selon quatre grandes catégories : en tant que ressources, contraintes, risques ou agréments. Lesdites prises n’ont de réalité qu’historique, en fonction réciproque de la nature et de la société. Par exemple (soit dit pour simplifier), le pétrole en soi n’est pas une ressource. Il n’existe en tant que ressource que si vous avez inventé la pétrochimie et le moteur à explosion, qui à leur tour supposent le pétrole. Pour les Inuit, qui pourtant l’avaient sous leurs pieds depuis des millénaires, le pétrole de l’Alaska n’existait tout simplement pas. Puis sont venues les compagnies pétrolières, et la réalité du milieu alaskien a changé.
Cette problématique désormais bien établie[22], restait à prendre à bras-le-corps la question de l’en-tant-que dans son rapport avec la réalité. Que veut dire « exister en tant que » ? Revenant sur le terme même de « catégorie » que j’employais à propos des prises susdites, à l’époque où je commençais à travailler – toujours en géographe, puisque Vidal avait défini ma discipline comme « science des lieux » – sur la « logique du lieu » (basho no ronri 場所の論理) de Nishida Kitarô (1870-1945), je découvris en même temps que Nishida, pour dire la même chose, parlait aussi bien de « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論理)[23]. De fait, plutôt que « lieu » (soit en anglais place), traduction que l’on en donne habituellement puisque c’est le sens ordinaire de ce terme, le basho nishidien se rendrait plus adéquatement par « champ prédicatif ». Je découvris à peu près en même temps qu’Aristote employait katêgoria dans le sens où nous employons aujourd’hui « prédicat » : ce qui est dit à propos d’un sujet logique, ou qualité que l’on attribue à quelque chose. Dire par exemple que « le pétrole est une ressource », c’est l’équivalent logique de la réalité géographique « le pétrole (S) est une ressource (P) » et de la réalité ontologique, ou plutôt mésologique « le pétrole (S) existe en tant que ressource (P) ». Autrement dit : dans un certain champ prédicatif (un certain milieu), le pétrole est une ressource.
Ledit champ prédicatif, Nishida l’appelle aussi « monde historique » (rekishi sekai 歴史世界), ou carrément « monde-prédicat » (jutsugo sekai 述語世界). Voilà qui aurait à point rencontré le Ton uexküllien et, par conséquent, la Welt heideggérienne, en montrant à l’œuvre une même logique dans les trois cas : celle de l’en-tant-que ; soit als en allemand, et soku 即 en japonais. Cette rencontre aurait permis de construire une véritable logique des milieux – une méso-logique –, mais elle ne s’est malheureusement pas faite. Au lieu de chercher une voie moyenne entre la logique aristotélicienne, i.e. celle de l’identité du sujet (ci-après lgS), et sa propre logique du prédicat (ci-après lgP), Nishida n’a fait que culbuter lgS en son énantiomère, l’absolutisation de lgP, en assimilant P au néant absolu (zettai mu 絶対無)[24], soit le pôle ontologique opposé à la substance. Or absolutiser P, c’était ipso facto absolutiser son propre monde. N’ont vu cela ni Nishida lui-même, ni ses fervents aujourd’hui encore ; mais c’est bien ce que cette philosophie entraîne[25]. C’est donc en elle-même et fort logiquement que cette philosophie porte à l’énorme faute historique par laquelle Nishida confondit la mondanité de l’empereur du Japon avec l’universalité putative (mais la mondanité radicale) de sa théorie du lieu. Pour lui en effet, le tennô était comme un basho : un lieu néantiel[26] ; et cette vacuité permettait donc de le concevoir comme pouvant accueillir toutes les nations de la Terre, au delà de l’ordre imposé au monde par l’Occident moderne. Historiquement, cette assimilation ne fut autre qu’une légitimation philosophique de l’ultranationalisme. On peut préciser cette question du point de vue politique[27]. On peut aussi, dans une autre direction, montrer que la pensée de Nishida se situe à plus d’un égard dans le fil de la pensée bouddhique, dont elle tient plusieurs de ses concepts (je reviens plus bas là-dessus). Bornons-nous ici à souligner ce qui, dans le système philosophique de Nishida, tend à absolutiser la mondanité.
Cette absolutisation du monde, chez Nishida, s’exprime notamment par une réduction systématique de l’Autre au Même. Voilà textuellement ce que dit la formule reine de son système, zettai mujunteki jiko dôitsu 絶対矛盾的自己同一, l’« auto-identité absolument contradictoire ». Gloser un tel oxymore demanderait des pages, mais qu’est-ce que cela veut dire au fond ? Que toutes les différences entre les êtres se résolvent dans l’identité du monde à lui-même. Corrélativement, dans la phraséologie nishidienne, abondent les formules – à commencer par la précédente – qui permettent de dire chaque chose et son contraire. Par exemple, « La guerre mondiale, ce doit être la guerre mondiale pour nier la guerre mondiale (sekai sensô wo hitei suru tame no […] sekai sensô), pour la paix éternelle (eien no heiwa no tame) »[28]. La der des der, quoi… L’on trouvera donc aussi sans peine, chez Nishida, l’idée que si l’altérité se résout dans l’identité, celle-ci suppose l’altérité, etc. ; de quoi donc argumenter indéfiniment sur la place du Même et de l’Autre dans cette philosophie.
Devant ces jeux de miroirs, la chose à ne pas perdre de vue, c’est la clôture absolue de cette mondanité sur elle-même. Effectivement, Nishida emploie souvent l’expression sekai no jiko gentei, « auto-détermination du monde ». Cela s’accompagne d’un absolu constructivisme, dans lequel, si chaque chose s’auto-détermine aussi, tout se résout en définitive dans la circularité d’un monde doué de la volonté de se créer lui-même « par auto-identité contradictoire de ce qui crée à ce qui est créé » (tsukurareta mono kara tsukuru mono e to mujunteki jiko dôitsuteki ni) [29] : « Toute chose se détermine elle-même sans base (mukiteiteki ni jiko jishin wo gentei suru), c’est-à-dire qu’elle tient son être propre (jiko jishin wo motsu) de son auto-détermination même »[30]. « Le monde historique se forme lui-même (jiko jishin wo keisei suru) auto-formativement (jiko keiseiteki ni), en tant qu’être volontaire-actif (ishi sayôteki u toshite) »[31]. « Le monde […] cela ne veut pas dire un monde qui s’oppose à notre moi. Il n’est autre que ce qui veut exprimer l’être-en-son-lieu absolu (zettai no bashoteki u wo arawasô to suru), c’est pourquoi l’on peut dire que c’est l’absolu (zettaisha) »[32]. « Qu’il comprenne indéfiniment cette auto-négation (jiko hitei), c’est justement pour cette raison que le monde existe de par lui-même (sore jishin ni yotte ari), qu’il se meut de par lui-même, et qu’on peut le considérer comme existence absolue (zettaiteki jitsuzai) »[33].
Du point de vue de la mésologie, voilà qui ne tient pas debout ; car pour se tenir debout, encore faut-il une terre sur laquelle se dresser. Il faut la planète Terre, cette Umgebung à partir de quoi peuvent s’élaborer les milieux concrets des divers mondes du vivant et des sociétés humaines ; alors que pour Nishida, radical précurseur de la French theory, le monde est sans base (mukitei 無基底)[34].
§ 5. Pour une méso-logique
Si l’on doit à Nishida cette idée, centrale en mésologie, que le monde est un champ prédicatif (P) – en somme l’ensemble des en-tant-que selon lesquels nous saisissons les choses –, il n’est en revanche pas possible de le suivre dans son absolutisation du prédicat. Un monde, quel qu’il soit, ne peut se déployer qu’à partir d’une Umgebung, donc à partir de la Terre, qui en est l’hupokeimenon – la base nécessaire : S. En revanche, cette base universelle n’existe pas – elle n’ek-siste pas hors de la gangue de son identité à soi – si elle n’en est pas tirée au dehors par un certain monde (P) qui, en la prédiquant, va l’assumer, la réaliser en tant que quelque chose (als etwas, dirait Heidegger). D’où cette idée de la mésologie, que la réalité, c’est l’assomption de S en tant que P, ce que je résumai voici une quinzaine d’années par la formule r = S/P (la réalité, c’est S en tant que P)[35].
Ce qui est là essentiel, et qui caractérise la méso-logique de la mésologie, c’est qu’il ne peut y avoir concrètement ni de S sans P, ni de P sans S. La science moderne classique, dont le dualisme absolutise la substance de l’objet (i.e. S : ce dont il s’agit), accomplit exactement l’inverse de ce qu’a fait Nishida en absolutisant P. Dans les deux cas il s’agit d’une profession de foi, car en pratique, il n’y a jamais de S sans P, ni l’inverse. Sans un certain prédicat, c’est-à-dire sans une certaine saisie pratique, S reste à jamais confit dans la simple puissance, la virtualité de son identité à soi. C’est ce que la physique elle-même a découvert et prouvé expérimentalement au XXe siècle, ce qui mena précocement Heisenberg à reconnaître que
« S’il est permis de parler de l’image de la nature selon les sciences exactes de notre temps, il faut entendre par là, plutôt que l’image de la nature, l’image de nos rapports avec la nature. (…) C’est avant tout le réseau des rapports entre l’homme et la nature qui est la visée de cette science. (…) La science, cessant d’être le spectateur de la nature, se reconnaît elle-même comme partie des actions réciproques entre la nature et l’homme. La méthode scientifique, qui choisit, explique, ordonne, admet les limites qui lui sont imposées par le fait que l’emploi de la méthode transforme son objet, et que, par conséquent, la méthode ne peut plus se séparer de son objet »[36].
Cette vision relationnelle est née comme on le sait des nombreux paradoxes de la physique quantique, tels que l’intrication d’états différents, la non-séparabilité ou la non-localité. Il y a là de nombreuses analogies avec la problématique des milieux. Qu’une même particule puisse, selon le dispositif expérimental, exister pour nous en tant qu’onde ou en tant que corpuscule, ou que deux particules puissent se comporter comme la même particule en deux lieux différents, voilà qui ne cadre pas avec le substantialisme et la topicité (l’être-localement) aristotéliciennes propres à la science moderne classique, mais qui en revanche résonne étrangement avec des notions mésologiques telles que la médiance – définie par Watsuji comme « le moment structurel de l’existence humaine », i.e. le couplage dynamique de l’être et de son milieu –, la chorésie – le déploiement d’un même champ prédicatif –, la concrescence – le croître-ensemble de l’être et de son milieu –, etc., qui caractérisent la saisie pratique de la réalité[37].
Qu’est-ce donc, pour la mésologie, que la saisie pratique en question ? C’est la trajection de S en tant que P, autrement dit la réalisation de S (sa transformation en une réalité) par les sens, par l’action, par la pensée et par le langage. Voilà ce qui, concrètement, produit la réalité (S/P) des milieux (S/P), ceux du vivant en général comme ceux de l’humain en particulier. Or cette trajection est un processus historique (ou évolutionnaire, à une autre échelle de temps), où indéfiniment, au fil des générations, de nouveaux prédicats P’, P’’, P’’’ et ainsi de suite viennent indéfiniment surprédiquer la réalité S/P en (S/P)/P’, ((S/P)/P’)/P’’, (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’ etc., plaçant ainsi indéfiniment S/P en position de S’ par rapport à P’, (S/P)/P’ en position de S’’ par rapport à P’’, et ainsi de suite, indéfiniment. C’est ce que j’appelle chaîne trajective. Or compte tenu de l’homologie entre le couple logique sujet/prédicat et le couple ontologique substance/accident, c’est dire que le prédicat P, qui est insubstantiel tant pour Aristote que pour Nishida, va se trouver progressivement substantialisé. Cette conversion de l’insubstance en substance est ce qu’on appelle traditionnellement une hypostase. La chaîne trajective est donc une histoire d’hypostase, une histoire de substantialisation[38].
Ainsi, dans l’histoire des milieux, il y a indéfiniment hypostase du monde P en terre S, ce qui en fait indéfiniment la base (hupokeimenon) de mondes ultérieurs (P’, P’’, P’’’ etc.), et corrélativement de nouveaux milieux (S/P). Loin de l’identité à soi de la substance, qui est une abstraction, la réalité concrète est trajective ; c’est ainsi indéfiniment une genèse d’être, un devenir – cela justement que Platon, en tentant de penser la chôra, nommait genesis γένεσις.
Pourquoi, en tentant de dépasser le substantialisme – aristotélicien et platonicien non moins que chrétien – que l’Occident a doublement hérité des Grecs et de la Bible (avec le substantialisme absolu du sum qui sum de Yahvé sur le mont Horeb, sécularisé plus tard par Descartes en cogito, ergo sum), pourquoi donc Nishida n’a-t-il pas pensé une méso-logique, une logique trajective (S/P) plutôt qu’une logique du prédicat (P) ? Parce que son inspiration lui est venue fondamentalement d’une religion, le bouddhisme (plus particulièrement du zen) qui en tant que religion, justement, absolutise ses propres prédicats – sous le nom, en l’occurrence, de « sens vainqueur » (jp shôgi, cn shengyi 勝義, traduction du sanskrit paramārtha, vérité suprême). C’est ce qu’a aussi fait de son côté le christianisme en posant que la Parole (qui est intrinsèquement prédicative, donc insubstantielle, puisque, par définition, elle dit quelque chose au sujet de quelque chose), la Parole donc est Dieu (i.e. la substance absolue)[39]. Même hypostase du prédicat dans le Coran, dit parole divine. Etc. C’est la logique du mythe, qui est une hypostase de l’insubstance (P) en substance (S)[40].
La différence – elle est essentielle –, c’est que le bouddhisme est justement à l’opposé du substantialisme. Il pose au contraire que tout est relation, ce qui l’a conduit à élaborer cette relativité avec un luxe conceptuel[41] dont Nishida, s’il n’avait été obnubilé par l’idée de culbuter la logique aristotélicienne en son énantiomère, aurait pu tirer un parti plus méso-logique. Alors que lui ne parle que de néant absolu et donc de sans-base, le bouddhisme parle de calage (jp eji ou eji, cn yizhi 依止, sk niśraya), à savoir que les relations prennent appui les unes sur les autres. Girard en donne les traductions suivantes[42] : « appui ; prendre appui sur un maître, une personne vertueuse ; résider chez un maître ». Il ajoute cette citation du Mahāyānasūtrālamkāra[43] : « C’est parce qu’ils sont sans nature propre que [tous les dharma][44] s’érigent / L’antérieur est le point d’appui du postérieur »[45].
Ledit « calage » évoque furieusement les chaînes trajectives de la mésologie, raison pour laquelle je parle de « calage trajectif » à propos des chaînons trajectifs où, chaque fois, en s’appuyant sur S/P, un nouveau prédicat l’hypostasie en S’. C’est dire que, pour la mésologie, le niśraya est une hypostase – interprétation qui, bien entendu, serait une hérésie du point de vue du bouddhisme.
Un autre concept du bouddhisme résonne remarquablement du point de vue mésologique : paryāya, que Philippe Cornu rend par « catégoriel »[46]. Xuanzang (600-664) le traduisit par « porte différente », yimen 異門 (jp imon). C’est l’idée qu’à une même chose, on a des accès différents, dont aucun ne peut être tenu pour autre chose qu’une vérité mondaine – la vérité ultime étant justement qu’il n’y a pas de nature propre de la chose. Ces « portes différentes » paraissent homologues aux en-tant-que de la mésologie, et en particulier aux Töner (tons) uexkülliens, qui ne sont jamais l’objet en soi, mais en quelque sorte l’accès à l’objet qu’ont respectivement les différentes espèces. Il en va de même dans les milieux humains : ce qui par exemple, pour telle culture, peut exister en tant que ressource alimentaire (S/P), peut être immangeable pour telle autre culture, indépendamment de ce qu’est l’objet en soi (S).
Ces diverses relations s’agencent entre elles pour former ce que le bouddhisme a nommé prajñapti en sanskrit, et paññatti en pāli. Ce terme est habituellement traduit par « conceptualisation » ou « désignation », mais je préfère le rendre par « agencement » en raison d’une part de ce qu’évoque sa traduction chinoise shishe 施設 (jp sesetsu), et d’autre part du rapprochement qui, du point de vue de la mésologie, s’impose avec le « dispositif » (Gestell) heideggérien. En somme, c’est la chorésie (l’extension du champ prédicatif) d’un certain milieu (S/P). De cet agencement, Yamauchi Tokuryû a écrit ce qui suit[47] :
« Comme le Petit Véhicule, dans l’ensemble, tient que tout existe[48], et qu’il saisit donc bien entendu les divers étants non comme vide mais comme y avoir, la pensée de l’agencement fut pour cette position plus qu’un adjuvant. C’est sans doute pour cette raison qu’il a détaillé à l’extrême le concept de ‘sesetsu施設-l’agencement’, que l’on fait remonter à l’explication qu’en donne L’erreur de l’agencement humain[49] de Foyin (Buddhaghosa)[50]. Le terme qu’a traduit sesetsu施設-l’agencement, paññatti, semble en gros synonyme du prajñapti du Grand Véhicule[51], mais alors que le second est fort abscons, le premier a été conçu dans une doctrine explicite, ce qui dit bien son lien avec la pensée de l’Abhidharma. Selon les recherches de M. Sasaki (Sasaki Genjun, Recherches sur la pensée de l’Abhidharma), les différentes acceptions de paññatti sont les suivantes. Le plus généralement, cela signifie ‘loi contenue dans une certaine limite[52]’ (paricchinna dhamma), ce qui exprime que ‘l’absoluité offre des aspects limités par des significations catégorisées’. C’est dire que le sens général de sesetsu施設-l’agencement est que ce qui est absolu, s’autodéterminant, présente divers aspects concrets. Tout de même que, par exemple dans une chambre à coucher, lit et chaise ne sont pas posés n’importe comment, mais disposés en ordre, d’abord conçus puis mis en ordre, et qu’ainsi seulement tout est prêt. Patthāpeti, c’est installer, mais paññatti signifie, plus en amont, ‘faire savoir’, ‘révéler’. Surtout, en tant qu’‘agencement qui fait exister[53]’, cela signifiait d’abord révéler, annoncer l’être lui-même[54]. Pour révéler, pour faire savoir aux gens quelle chose est, ce qu’est l’être, il faut quelque installation[55]. C’est la première condition pour faire y avoir l’être manifestement là »[56].
Cet « agencement qui fait exister » doit être rapproché de ce que l’on a vu plus haut sous le nom de trajection. La trajection, c’est en effet ce qui fait exister (ek-sister) S en tant que P, soit S/P, réalité qui n’est pas S en soi (le Réel, cet idéal de la physique), et peut donc être tenu pour ce que le physicien et philosophe Bernard d’Espagnat appelait « le réel voilé »[57]. La mésologie aussi, en parlant de la trajectivité des choses, les tient pour un réel voilé, qui n’est jamais l’objet en soi. Pour considérer en revanche, comme le bouddhisme, que l’on peut dans certaines conditions avoir accès à la vérité ultime du « sens vainqueur », il faut un bond mystique – celui qui est propre à toute religion, et que la méso-logique de la mésologie se refuse à faire. Pour elle en effet, atteindre l’absolu (S) serait ipso facto le trajecter en S/P.
Certes, le bouddhisme ne s’occupe justement pas de S au sens où l’Europe l’a entendu (le sujet, la substance), mais de vacuité (śūnyatā) et d’ainsité ou de talité (tathatā), ce que l’on pourrait en somme entendre comme l’en-tant-que, lequel n’est ni S ni P, mais ce qui les met en relation et n’est donc ni substance (S), ni insubstance (P). Un peu comme ce « troisième et autre genre » (triton allo genos), ni l’être absolu (ontôs on) ni l’être relatif (genesis), que Platon voyait dans la chôra, mais ne parvenait pas à définir. Reste que cette religion qu’est le bouddhisme absolutise la vérité ultime ou transcendantale du « sens vainqueur », ce que la mésologie, science des milieux concrets, ne fera jamais. Elle ne sera jamais absolue, mais toujours méso-logique, entre S et P.
Pour terminer, pourquoi donc aurions besoin nous d’une telle méso-logique ? Tout simplement parce qu’absolutiser ou S, ou P, c’est forclore l’interprète I, lequel, assumant en fait S en tant que P, les met concrètement en relation. Cet interprète I, ce n’est autre que l’être vivant en général, et l’être humain en particulier[58]. La trajection de S en P n’est jamais un processus binaire jouant seulement entre S et P, mais toujours un processus ternaire, mettant en jeu S et P en passant par I ; soit S-I-P, non pas seulement S/P. Or ne pas tenir compte de I, c’est virtuellement l’annihiler. Absolutiser S, comme le fait le scientisme, alors que, concrètement, nous ne pouvons jamais aller au-delà de S/P, ce n’est jamais qu’absolutiser un certain agencement, un certain Gestell, un certain en-tant-que, ce que fait en particulier de nos jours l’en-tant-que économiciste aux dépens des êtres humains. Et inversement (mais cela revient au même), absolutiser P, comme le fait le fanatisme, version extrême du dogmatisme religieux, c’est supprimer I virtuellement ou dans les faits. Voilà ce que l’actualité nous démontre, et que la méso-logique de la mésologie nous donne à méditer.
Palaiseau, 12 novembre 2016.
[1] J’ai développé cette interprétation dans Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000 ; et plus particulièrement dans « La chôra chez Platon », p. 13-27 dans Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.) Espace et lieu dans la pensée occidentale, Paris, La Découverte, 2012.
[2] Je détaillé la question dans Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986 ; et plus généralement dans Les raisons du paysage, de la Chine antique aux environnements de synthèse, Paris, Hazan, 1995.
[3] Pour une étude approfondie sur ce thème, v. en ligne la thèse de Jennifer BAKER, The Eight Views : from its origin in the Xiao and Xiang rivers to Hiroshige, College of Arts at the University of Canterbury, 2010.
[4] J’adapte ici un passage de mon La Pensée paysagère, 2008, nouvelle éd. 2016, Bastia, aux éditions éoliennes, p. 113 sq.
[5] Dans La Terre et l’évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire, Paris, Albin Michel, 1922, ouvrage qui inaugurait la prestigieuse collection L’évolution de l’humanité.
[6] Roger BRUNET et al., Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, Montpellier/Paris, RECLUS/La Documentation française, 1992, p. 358.
[7] Yves LACOSTE, De la géopolitique aux paysages. Dictionnaire de la géographie, Paris, Colin, 2003, p. 310-311.
[8] Georges CANGUILHEM, Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin, 1968, p. 71-72.
[9] Jakob von UEXKÜLL, Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les milieux d’animaux et d’humains), Hambourg, Rowohlt, 1956 (1934). Il en existe deux traductions françaises : par Philippe Müller, Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965 ; et par Charles Martin-Fréville, Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010 (laquelle ne contient pas la seconde partie de l’ouvrage, Bedeutungslehre, « Étude de la signification »).
[10] Dans le présent article, les anthroponymes japonais sont donnés dans l’ordre normal en Asie orientale : patronyme en premier.
[11] WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu (Milieux. Étude de l’entrelien humain, Tokyo, Iwanami, 1935 ; que j’ai traduit sous le titre Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011.
[12] Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1983. Traduction française par Daniel Panis, Paris, Gallimard, 1993.
[13] Streifzüge…, op. cit. p. 29. Trad. A.B.
[14] Die Grundbegriffe…, § 42.
[15] Où il est dit que le kosmos est « très grand, très bon, très beau et très achevé » (megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos). C’est exactement le même principe qu’Uexküll mettra en évidence dans les Umwelten : l’environnement (Umgebung) serait-il pessimal, le milieu (Umwelt) est optimal pour l’espèce concernée, puisque c’est le sien propre, indissociable de son être même.
[16] Die Grundbegriffe…, § 46.
[17] Die Grundbegriffe…, p. 466. Italiques de Heidegger. Trad. A.B.
[18] Je ramasse ici le propos du § 69.
[19] Augustin BERQUE « Espace, milieu, paysage, environnement », p. 352-369 in Antoine BAILLY, Robert FERRAS, Denise PUMAIN (dir.), Encyclopédie de géographie, Paris, Economica, 1992, p. 367-368.
[20] Les Grandes terres de Hokkaidô. Étude de géographie culturelle, Paris IV, 1977 ; dont une version civile est parue par la suite : La Rizière et la banquise. Colonisation et changement culturel à Hokkaidô, Paris, Publication orientalistes de France, 1980.
[21] Je rapprochais bien entendu ces prises écouménales des affordances gibsoniennes.
[22] Je l’ai mise une première fois en ordre dans Médiance. De milieux en paysages, Paris, RECLUS/Belin, 1990, 2000.
[23] NISHIDA Kitarô, Basho (Lieu, 1927) et Bashoteki ronri to shûkyôteki sekaikan (Logique de lieu et vision religieuse du monde, 1945), repris respectivement dans le vol. IV (pp. 208-289) et le vol. XI (pp. 37-463) de Nishida Kitarô zenshû (Œuvres complètes de Nishida Kitarô), ci-dessous NKZ, Tokyo, Iwanami, 1966, auxquels je me réfère.
[24] J’ai détaillé cet argument dans « La logique du lieu dépasse-t-elle la modernité ? », p. 41-52, et dans « Du prédicat sans base : entre mundus et baburu, la modernité », p. 53-62 dans Livia MONNET (dir.) Approches critiques de la pensée japonaise au XXe siècle, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2002. Plus généralement, v. Augustin BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000.
[25] Je reprends ci-après un passage d’Écoumène, op. cit., p. 55 sq.
[26] Ce qu’il faut bien entendu se garder de prendre péjorativement ; tout au contraire ! c’était dépouiller l’empereur de toute l’imperfection de l’étant ; ce qui, du reste, n’était que traduire en termes nishidiens la thèse traditionnelle de la divinité de l’empereur.
[27] V. par exemple Pierre LAVELLE qui, dans « Nishida, l’École de Kyôto et l’ultranationalisme », Revue philosophique de Louvain, XCXII, 4 (nov. 1994), écrit ceci (p. 453) : « Nishida Kitarô fut un adepte de la version ultra-nationaliste du courant principal et officiel de la doctrine impériale japonaise, c’est-à-dire d’un nationalisme religieux imprégné de millénarisme. À l’intérieur de l’ultra-nationalisme, il appartint à la droite idéaliste, au camp des civils hostiles à la direction du pays par les militaires, et à l’aile éclairée. Plus précisément, il fut proche de Konoe Fumimarô ». On ne saurait être plus clair, et convaincant pour ce qui me concerne. Lavelle, toutefois, n’établit pas le lien entre cette position politique et les principes de la philosophie de Nishida.
[28] NKZ, XI, p. 439. Que les bonnes âmes occidentales ne se récrient pas trop vite ; car il y a là, au fond, strictement la même logique que dans ce que nous appelons « droit d’ingérence humanitaire », etc. ; ce qui veut dire que la mondanité de notre monde relève effectivement d’une logique nishidienne, lgP.
[29] NKZ, XI, p. 391.
[30] NKZ, XI, p. 390.
[31] NKZ, XI, p. 391. Si le monde est doué de volonté et agit lui-même, c’est tout simplement parce qu’il subsume, en tant que lieu néantiel, les êtres individuels, et s’investit donc des propriétés qui les caractérisent. Inutile de souligner ce que cela implique politiquement : l’impossibilité radicale qu’Antigone se dresse jamais devant Créon, puisque Créon… c’est le néant absolu ! Comme je l’ai montré dans « Tôkyô, ou le champ du prédicat », Techniques, territoires et sociétés, 35, oct. 1998, 99-106, la philosophie de Nishida porte en elle-même ce à quoi visait expressément le militarisme de son époque : néantiser la responsabilité du citoyen, en la noyant dans ce que Heidegger appelle le « on » (das Man) et dont il écrit : « le “on” […] ôte chaque fois sa responsabilité au Dasein », car le « on », c’est « cela dont nous devons dire : ce n’était personne (das, von dem wir sagen müssen, keiner war es) », Sein und Zeit, § 27, p. 127. Tel ce rusé d’Ulysse à Polyphème : Oudeis ! (Personne !)…
[32] NKZ, XI, p. 403.
[33] NKZ, XI, p. 457. L’auto-négation comme fondement de l’existence a pour foyer, selon Nishida, la négation du néant par lui-même (ce qui est le néant absolu, zettai mu 絶対無).
[34] La place manque ici pour montrer qu’à la même époque, Heidegger en revanche a conçu de manière plus mésologique le rapport entre terre et monde dans L’Origine de l’œuvre d’art, ce qu’il voit là comme un « litige » (Streit) entre les deux, équivalant à ce qu’il appelait als (en tant que) quelques années plus tôt dans les Grundbegriffe. En somme « la terre » (die Erde) équivaut à ce qu’Uexküll appelait Umgebung, et « le monde » (die Welt) au prédicat qui, à partir de ce fond de puissance, va faire exister (ek-sister) les choses en tant que quelque chose (etwas als etwas). Sur ce point, v. mon Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, Paris, Belin, 2014, et plus particulièrement « La cosmophanie des réalités géographiques », à paraître dans les Cahiers de géographie du Québec.
[35] J’ai employé cette définition de la réalité pour la première fois, il est vrai en japonais, dans un colloque qui eut lieu en 2002 à l’Université de Kyôto. Communication publiée l’année suivante : « Shizen to iu bunka (La culture comme nature) », p. 7-23 dans KIHEI Eisaku (dir.) Shizen to iu bunka no shatei, Kyôto, Kyôto Daigaku daigakuin bungaku kenkyûka, 2003, 92 p.
[36] Werner HEISENBERG, La nature dans la physique contemporaine (Das Naturbild der heutigen Physik, 1955), Paris, Gallimard, 1962, p. 33-34.
[37] Sur cette terminologie, on pourra consulter mon La Mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Nanterre-La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014.
[38] C’est ce que j’ai illustré dans Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010. L’hypostase en l’occurrence n’est pas seulement métaphysique, elle est aussi éminemment sensible et matérielle. Partie du mythe de l’Âge d’or et de son équivalent chinois (le Datong 大同), c’est-à-dire d’une simple parole (P), elle débouche trois mille ans plus tard sur un effet tellurique : le réchauffement climatique – de la substance S s’il en est !
[39] Cf. le début de l’Évangile selon saint Jean : « Au commencement était la Parole (Logos*, Verbum), et la Parole était auprès de Dieu (pros ton Theon, apud Deum), et la Parole était Dieu » . *Écrit volontiers Χόγος plutôt que Λόγος, pour symboliser par le X qu’il s’agit aussi du Christ (Xριστός, l’Oint).
[40] C’est ce que Barthes montrait à sa manière dans ses fameuses Mythologies (Seuil, 1957), en définissant le mythe comme l’effet d’une « chaîne sémiologique » où le signe (signifiant/signifié) antérieur devient le signifiant d’un signifié postérieur ; soit, indéfiniment, comme dans les chaînes trajectives, signifiant / signifié → (signifiant / signifié) / signifié’ → ((signifiant / signifié) / signifié’) / signifié’’ → (((signifiant / signifié) / signifié’) / signifié’’) / signifié’’’ etc.. NB : Barthes pour sa part adoptait une autre figuration de la chaîne sémiologique, mais je veux ici faire ressortir que le principe est exactement le même que celui, logico-ontologique, des chaînes trajectives.
[41] Sur cette terminologie, on pourra consulter Frédéric GIRARD, Vocabulaire du bouddhisme japonais, Genève, Droz, 2008, 2 vol. ; ainsi que Philippe CORNU, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme, Paris, Seuil, 2001, 2006.
[42] Vocabulaire…, op. cit., vol. I, p. 212.
[43] « Ornement des préceptes du Grand Véhicule », l’un des textes fondateurs du bouddhisme du Grand Véhicule, transmis à Asanga par le bouddha Maitreya, dont il existe une traduction par Sylvain Lévi (1883-1935), Exposé de la doctrine du Grand Véhicule selon le système yogacara, Paris, Champion, 1911, rééd. Kyoto, Rinsen Books, 1983.
[44] Crochets de Girard. Le sanskrit dharma est tellement polysémique que les bouddhologues ont l’habitude de ne pas le traduire (comme on le fait pour le Dasein heideggérien). Toutefois, ses deux sens principaux sont : doctrine, enseignement du Bouddha ; les phénomènes. On ne manquera pas de constater que cette union intime de la doctrine et des phénomènes est une absolutisation du prédicat, fait typiquement religieux.
[45] Wu ziti gu cheng, qian wei hou yizhi 無自體故成、前為後依止。
[46] Cornu, op. cit. p. 799 ; ce qui bien entendu fera penser aux « catégories » d’Aristote, i.e. le prédicat.
[47] YAMAUCHI Tokuryû, Rogosu to renma (Logos et lemme), Tokyo, Iwanami, 1974, p. 323-324 (trad. A.B.).
[48] Ubu有部, abréviation de Setsu issai u bu 説一切有部 : Sarvāstivādin (A.B.).
[49] Jin sesetsuron kai, cn Ren shishelun gua 人施設論詿, pl Puggalapaññattipali. Il faut comprendre que l’erreur, ce n’est pas l’« agencement » au sens où Occam, nominaliste, l’aurait récusé comme purement nominal, mais au contraire ce que, dans la querelle des universaux de notre Moyen Âge, les nominalistes dénonçaient, à savoir la position des « réalistes » (considérer comme réel ce qui n’est que nominal). C’est l’erreur de prendre l’agencement pour la nature propre des choses, alors que l’agencement les fait exister pour nous en tant que quelque chose, qui n’est pas leur nature propre (A.B.).
[50] Moine bouddhiste du Ve siècle. Son nom signifie « le son de l’Éveillé (Buddha) ». Christian Maës a traduit son Visuddhimagga. Le chemin de la pureté, Paris, Fayard, 2002 (A.B.).
[51] Christian Maës a bien voulu me communiquer les précisions suivantes (courriel du 12 septembre 2016) : « À propos de prajñapti, nom féminin, le dictionnaire Schtoupak (non bouddhiste) donne : instruction, information, art magique (personnifié). Son équivalent magadhien (pāḷi, si vous préférez) est paññatti, nom féminin lui aussi. Paññatta est le participe passé du causatif de pra-JÑĀ. La racine JÑĀ signifie connaître, être conscient de. Le causatif : faire connaître, faire prendre conscience de. Le préfixe pra veut dire avant, devant. La combinaison des deux peut s’interpréter de nombreuses façons selon le contexte. Paññatti est le nom formé sur ce participe, une formation analogue aux expressions « le vu », « le connu » formées à partir des participes « vu », « connu ». -1. Sens selon le dictionnaire de la Pali Text society : making known, manifestation, description, designation, name, idea, notion, concept. - 2. Sens selon Bhikkhu Ñyāṇamoli qui a produit une traduction solide et sérieuse du Visuddhimagga : (1) making-known, announcement ; (2) appellation, designation ; (3) concept, description. Pour traduire prajñapti, vous vous trouvez donc devant une foule de possibilités, le contexte est important pour donner un sens tant soit peu raisonnable. Le mot paññatti existe bien dans le Visuddhimagga, mais il n’est pas une création de Buddhaghosa, on le trouve déjà dans le Majjhima Nikāya, le Saṁyutta Nikāya et l’Aṅguttara Nikāya. D’ailleurs, je ne crois pas que Buddhaghosa ait inventé quoi que ce soit, il a reproduit fidèlement ce qui s’était transmis jusqu’à son époque. Il était manifestement scrupuleux. Il n’y a qu’une fois, dans tout son livre, où il propose une interprétation personnelle ».
[52] « Loi » (fa 法, jp hô) bien entendu, au sens de dharma ; soit un étant déterminé de quelque façon. Le pl dhamma est le sk dharma (A.B.).
[53] Sonzai seru sesetsu 存在せる施設.
[54] Sonzai sono mono wo kaiji shi, kokuji suru 存在そのものを開示し、告示する.
[55] Setsubi 設備.
[56] Sore wa sonzai wo shite gen ni soko ni aru mono tarashimeru dai ichi no jôken de aru それは存在をして現にそこにあるものたらしめる第一の条件である.
[57] Bernard d’ESPAGNAT, À la recherche du réel. Le regard d’un physicien, Paris, Dunod, 2015 (1979) ; Le réel voilé : analyse des concepts quantiques, Paris, Fayard, 1994 ; Traité de physique et de philosophie, Paris, Fayard, 2002.
[58] Dans le cas de la physique, c’est le dispositif expérimental (I), mais celui-ci n’existe que dans la mesure où il est conçu, construit et lu par un être humain (I’), ce qui revient à une chaîne trajective. Il existe effectivement, en physique, des chaînes fort analogues aux chaînes trajectives, les « chaînes de von Neumann », dont d’Espagnat écrit ceci (Traité, op. cit. p. 128) : « Supposons, par exemple, que l’on ait affaire à un système composé constitué d’un microsystème S (une particule, un atome…), d’un instrument de mesure I réglé de telle sorte que la position L de son aiguille indicatrice soit corrélée avec la valeur G d’une grandeur appartenant à S, d’un deuxième instrument I’ réglé de façon que son aiguille L’ prenne une position corrélée avec celle de L, d’un troisième instrument I’’ programmé de même à l’égard de L’, etc., jusqu’à, finalement, un instrument If dont on observe l’aiguille indicatrice. En physique classique l’observation en question nous informerait, indirectement, de la valeur que la grandeur G possédait, avant toute mesure, sur S. En physique quantique le problème est de calculer avec quelle probabilité on aura l’impression d’indirectement percevoir, gâce à If , telle ou telle valeur de G. Le formalisme montre que, pour ce faire, on peut, en principe, procéder de diverses manières équivalentes. On peut, par exemple, incorporer les paramètres de I et de I’ dans la fonction d’onde et traiter le grand système macroscopique composé de I’’, … If comme s’il était le ‘sujet percevant’. Ou on peut faire de même en laissant I du ‘côté quantique’ – du côté de la fonction d’onde – et en mettant I’ du côté du ‘sujet percevant’. Ou enfin, et c’est le plus simple, on peut ne mettre que S du côté quantique, ce qui revient à ne pas du tout faire intervenir dans la fonction d’onde initiale les paramètres des instruments. Tout se passe alors comme si le grand système macroscopique composé des I, I’, I’’ … If constituait le ‘sujet percevant’. Cette équivalence de principe entre divers procédés de calcul a été pour la première fois signalée par von Neumann et la suite des I, I’, I’’ … If se nomme pour cette raison ‘chaîne de von Neumann’.