mercredi 28 décembre 2016

La mésologie et la pensée des relations / Bernard Guy

Onde (Maurice Denis, 1916)
(source)
École des hautes études en sciences sociales
La mésologie et les sciences : interactions critiques
– Journée d’étude, jeudi 24 novembre 2016 –

La mésologie et la pensée des relations

Entre espace, temps et mouvement: des convergences 

Bernard Guy

Résumé 

Nous tentons ici d’articuler notre intelligence de la trilogie temps / espace / mouvement avec la discussion d’un certain nombre de concepts clés de la mésologie (milieu, mouvement, médiance, trajectivité, échelle, écoumène, milieu-temps, milieu-espace...). Dans notre compréhension, le temps n’existe pas. Le temps n’existe pas tout seul : il est abstrait à partir du monde dont il ne peut, en dernière analyse, être séparé. Tenter de comprendre le temps, c’est tenter de comprendre l’abstraction du temps, indissociable de l’espace et du mouvement. 
Cette approche nécessite un accompagnement épistémologique et l’utilisation de deux modes de rationalité à faire intervenir en composition l’un avec l’autre. Au mode standard, disjonctif, substantiel, fait de mots, nous devons ajouter un mode compréhensif, relationnel, fait d’images : pour aller plus vite au cœur de notre approche, nous faisons fonctionner ce second mode à l’aide de représentations diverses fournies par des artistes. De son côté la mésologie propose une critique de l’espace abstrait. C’est une science des rapports de l’humanité à un espace concret, propre à chacun, qu’on appelle le milieu ; par opposition à une localisation simplement géométrique dans un espace identique pour tous, que serait l’environnement.
C’est plus généralement une science des relations, proposant une réflexion sur les impasses et difficultés dans lesquelles le paradigme de la pensée occidentale nous a conduits, en séparant le monde et la pensée. Celle-ci ne peut se dire en dehors de l’insertion de l’être vivant dans sa géographie palpable. On voit quels échos la mésologie éveille dans notre propre travail : critique de l’espace, pensée des relations. 
Nous montrons quelles résonances les concepts de cette discipline ont avec ceux qui sous-tendent notre recherche, renvoyant à tel ou tel domaine scientifique que nous relisons à la lumière de notre compréhension de l’espace et du temps (thermodynamique, électromagnétisme, mécanique quantique, relativité générale). Procédant à des correspondances entre des domaines éloignés, le risque est grand d’isoler les concepts de leur contexte ou de les prendre de façon superficielle. Du fait de notre état de débutant en mésologie, il faut donc voir ces propos comme un ensemble d’hypothèses, pistes de recherche, prétextes au dialogue. Nous voudrions en particulier montrer la présence constante du temps dans les relations spatiales que décrit la mésologie ; et plus généralement le caractère spatio-temporel de toute relation. 
Nous proposons que ceci puisse s’exprimer en utilisant, à la place de milieu seul, la dualité (milieu, récit) ; nous rajoutons à milieu, espace propre à chacun, récit, appréhension personnelle du temps, dans un sens un peu élargi par rapport à celui de Paul Ricoeur. Chacun des deux termes peut se transformer dans l’autre suivant les échelles spatio-temporelles envisagées.




Commentaire du texte de Bernard Guy / A. Berque

            Le texte de Bernard Guy, en insistant sur le mouvement dans l'espace-temps d'un point de vue qui part des sciences de la nature (la géologie), ouvre de nombreuses fenêtres dans la problématique de la mésologie. Il parle de convergences, et je ne le contredirai pas sur ce propos d'ensemble. Il s'agira ici plutôt de quelques nuances et de quelques détails.
            Il y a certainement convergence entre le propos de Guy et le mien quant à l'importance du mouvement. La nuance réside dans l'emploi des mots eux-mêmes : dans Écoumène, tout en employant bien entendu aussi le mot "mouvement", ce que je problématise est plutôt la mouvance, parce que ce mot est trajectif : il veut dire à la fois le caractère de ce qui est objectivement mobile, et l'appartenance propre à un certain champ (dans le vocabulaire féodal, c'était la dépendance d'un fief), lequel est un milieu, par exemple l'écoumène (l'ensemble des milieux humains). Ma mésologie parlera de "champ prédicatif" ou de "chorésie" pour dire la dynamique trajective de tels milieux.
            Corrélativement, Guy emploie "écoumène" dans le sens traditionnel en géographie (pas en mésologie), i.e. de partie humainement occupée de la Terre, sens qui est généralement compris d'un point de vue strictement positiviste ; alors que je l'emploie dans un sens ici aussi trajectif : le mot a bien ce sens traditionnel, auquel cas écoumène s'oppose objectivement à érème, le "désert" (pas forcément aride : c'est l'espace sauvage, le wilderness), mais il a aussi le sens, proprement mésologique, i.e. onto-géographique, de relation propre de l'humanité à l'étendue terrestre, relation conditionnant à la fois l'humanité (comme étant terrestre) et la Terre (comme étant humaine). Cela du reste ne contredit pas les conclusions de Guy, quand il dit que "toutes les sciences sont humaines" ; j'ajouterai que toutes les sciences sont terrestres, au sens où Husserl a écrit que "l'arché-originaire Terre ne se meut pas".  Un article du philosophe des sciences Michel Bitbol me semble particulièrement éclairant à cet égard : "À propos du point aveugle de la science", p. 63-100 dans Gérald Hess et Dominique Bourg (dir.) Science, conscience et environnement. Penser le monde complexe, PUF, 2016.
            Je trouve très suggestif le rapprochement que Guy fait entre trajectivité et narrativité (donc aussi avec récit). Personnellement, je n'ai pas spécialement utilisé ces termes de récit et de narrativité, ayant toujours conçu l'histoire comme étant trajective (dans  Poétique de la Terre, je rapporte et l'histoire et l'évolution à la trajection), c'est-à-dire forcément ambivalente : l’histoire en effet, c'est ce qui s'est passé autrefois, mais c’est aussi, nécessairement, ce que nous en disons maintenant ; donc à la fois S et P, i.e. S en tant que P : la réalité, qui est trajective.
            D'accord avec l'importance que Guy donne à l'échelle, mais là aussi avec une nuance. Écoumène commence par cette question de l'échelle. Pour le dire schématiquement, l'échelle est mésologique (une affaire de milieu, Umwelt), tandis que la proportion est géométrique (une affaire d'environnement, Umgebung). L'échelle n'est pas la proportion. Cette idée, chez moi, remonte à la lecture de Philippe Boudon, Sur l'espace architectural (1971), et à cet exemple parlant : dans l'espace abstrait de la géométrie, on peut doubler tant qu'on veut la longueur d'un parallélépipède sans changer les proportions, mais dans l'espace concret de l'architecture (i.e. dans l'écoumène), quand on double la longueur d'une poutre, il faut plus que doubler la section, et il y a des limites indépassables.
            C'est cette distinction entre le concret et l'abstrait qui est pour moi le nœud de la distinction entre le point de vue ordinaire de la science (le soi-disant « regard de nulle part » de la mesure scientifique traditionnelle) et celui de la mésologie, qui prend en compte le point de vue nécessairement situé de l'être concerné ; car il y a toujours, non moins nécessairement, un être concerné, à commencer par notre propre existence. La mésologie plaide ainsi pour une science trajective, c’est-à-dire concrète, née du « nouvel esprit scientifique » dont Bachelard parlait dès les années trente, consciente du « point aveugle » qui est encore celui de la science ordinaire et de son mythe naïf : la non-situation de l’observation, i.e. l’inexistence de l’observateur.


(24 novembre 2016)