mercredi 31 mai 2017

Modes d’existence et genres de connaissance / Fruteau de Laclos


Nok sculpture, terracotta (Louvre)
source
Séminaire Mésologie, 24 mars 2017

Modes d’existence et genres de connaissance

Une approche interdisciplinaire des milieux de vie

Frédéric Fruteau de Laclos


Résume de l'intervention au séminaire
Certains penseurs français contemporains ont été tout près d’appréhender le sens du milieu dégagé par la mésologie. Nous pensons en particulier à ce que Gilles Deleuze appelle « champ transcendantal impersonnel » et qu’il définit comme précondition de réalité de la formation des sujets et des objets. Du reste, Deleuze a souvent dit qu’il fallait aborder les problèmes « par le milieu ». Nous devons le prendre au mot, et faire de même lorsque, de manière très deleuzienne, Bruno Latour propose d’arpenter « l’Empire du milieu » de la « co-naissance » des choses.
Si je devais en rester à l’explicitation de la filiation de la conception latourienne du milieu, je demeurerais bien abstrait, aussi abstrait que le sont ces penseurs de l’immanence radicale.
Or je souhaiterais orienter mon propos vers plus de concrétude et montrer qu’on y gagnerait à revenir à l’entre-deux-guerres ou à l’immédiat après-guerre français, époque à laquelle se forma la pensée du jeune Deleuze. Au moment même de l’émergence des sciences humaines se mirent en place de subtils nouages interdisciplinaires dont découle un modèle riche et précis des interactions entre les individus, mais aussi bien entre l’humain et le non-humain, ou entre l’esprit et la nature. Parmi la foule des entreprises théoriques ayant contribué à l’avènement de ce modèle, un parcours en particulier semble à même de jeter la plus vive lumière sur le concept de milieu, celui de l’ethnographe André Varagnac (1894-1983).
Varagnac explique dans son livre de 1948, Civilisation traditionnelle et genre de vie, que les différents types d’actions sont autant de manières de réagir aux sollicitations du milieu ou aux impressions faites sur les hommes par le milieu. L’individu mais aussi le collectif auquel il appartient engagent le milieu dans un profond processus d’anthropisation, transformation physique de l’environnement terrestre sous l’effet des systèmes techniques de l’humanité. Mais parce que cette action est toujours doublée par l’élaboration de systèmes symboliques parfaitement articulés aux gestes techniques, il y a incontestablement humanisation des milieux, à vrai dire définition corrélative de l’humain et du non-humain, voire du supra-humain. Il n’y a pas moyen, en effet, de dissocier nature et surnature : la distinction entre la matière et l’esprit est typiquement moderne occidentale. Les définitions du non-humain, de la nature ou de la surnature, diffèrent selon que le corps est investi dans une action (éventuellement héroïque, en tout cas instantanée) ou dans un labeur dur et répétitif. Dans les premiers cas naissent les dieux, personnification de la matière face à laquelle l’individu est engagé dans un combat duel. Dans le second cas, l’individu est davantage porté à se figurer l’immortalité de son âme et à envisager la question de son salut.
L’hominisation ne peut manquer d’être concernée par ce double mouvement d’anthropisation et d’humanisation. Car la transformation de l’animal-humain, l’évolution même de l’humanité, s’en trouvent directement affectées : Varagnac ne cesse d’insister sur l’importance civilisationnelle des traditions. On relèvera en particulier la fonction cognitive impartie à l’imagination. Les images fournissent, selon Varagnac, des connaissances d’un type particulier. On pourrait à juste titre parler d’une véritable « fantastique transcendantale », selon la piste ultérieurement approfondie par Paul Ricœur et Paul Veyne. Varagnac précise que l’imagination n’est pas pourvoyeuse de connaissances scientifiques et que, à cet égard, l’avènement de la pensée logicienne et de la mentalité scientifique marque un net et peut-être irréversible tournant civilisationnel.
Pourtant, il y a lieu de demander si la rupture est si nette entre le genre de vie paysan et les modes d’existence contemporains, et si la science est si désenchantante que cela. Peut-être Varagnac se fait-il des sciences une conception trop positive – une conception conforme aux attendus du positivisme. Plutôt que de se soumettre aux dogmes positivistes, on aurait intérêt à admettre que la science est elle-même pénétrée d’ontologie ou de métaphysique, qu’en elle l’imagination ne joue pas un rôle moins important que dans le sens commun. Dans et par leurs interactions avec le milieu auquel ils ont affaire, les hommes de science sont conduits à se faire une « image de monde » (Weltbild), ainsi que l’a souligné l’épistémologue Émile Meyerson. La cognition imaginative développée dans la civilisation traditionnelle est un premier et authentique genre de connaissance, que la connaissance scientifique prolonge et « relève » au moyen de ses propres images de monde.