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Modes d’existence et genres de connaissance
Une approche interdisciplinaire des milieux de vie
Frédéric Fruteau de Laclos
Résume de l'intervention au séminaire :
Certains
penseurs français contemporains ont été tout près d’appréhender le sens du
milieu dégagé par la mésologie. Nous pensons en particulier à ce que Gilles
Deleuze appelle « champ transcendantal impersonnel » et qu’il définit
comme précondition de réalité de la formation des sujets et des objets. Du
reste, Deleuze a souvent dit qu’il fallait aborder les problèmes « par le
milieu ». Nous devons le prendre au mot, et faire de même lorsque, de
manière très deleuzienne, Bruno Latour propose d’arpenter « l’Empire du
milieu » de la « co-naissance » des choses.
Si
je devais en rester à l’explicitation de la filiation de la conception
latourienne du milieu, je demeurerais bien abstrait, aussi abstrait que le sont
ces penseurs de l’immanence radicale.
Or je souhaiterais orienter mon propos
vers plus de concrétude et montrer qu’on y gagnerait à revenir à
l’entre-deux-guerres ou à l’immédiat après-guerre français, époque à laquelle
se forma la pensée du jeune Deleuze. Au moment même de l’émergence des sciences
humaines se mirent en place de subtils nouages interdisciplinaires dont découle
un modèle riche et précis des interactions entre les individus, mais aussi bien
entre l’humain et le non-humain, ou entre l’esprit et la nature. Parmi la foule
des entreprises théoriques ayant contribué à l’avènement de ce modèle, un
parcours en particulier semble à même de jeter la plus vive lumière sur le
concept de milieu, celui de l’ethnographe André Varagnac (1894-1983).
Varagnac
explique dans son livre de 1948, Civilisation
traditionnelle et genre de vie, que les différents types d’actions sont
autant de manières de réagir aux sollicitations du milieu ou aux impressions
faites sur les hommes par le milieu. L’individu mais aussi le collectif auquel
il appartient engagent le milieu dans un profond processus d’anthropisation,
transformation physique de l’environnement terrestre sous l’effet des systèmes
techniques de l’humanité. Mais parce que cette action est toujours doublée par
l’élaboration de systèmes symboliques parfaitement articulés aux gestes
techniques, il y a incontestablement humanisation des milieux, à vrai dire
définition corrélative de l’humain et du non-humain, voire du supra-humain. Il
n’y a pas moyen, en effet, de dissocier nature et surnature : la distinction
entre la matière et l’esprit est typiquement moderne occidentale. Les
définitions du non-humain, de la nature ou de la surnature, diffèrent selon que
le corps est investi dans une action (éventuellement héroïque, en tout cas
instantanée) ou dans un labeur dur et répétitif. Dans les premiers cas naissent
les dieux, personnification de la matière face à laquelle l’individu est engagé
dans un combat duel. Dans le second cas, l’individu est davantage porté à se
figurer l’immortalité de son âme et à envisager la question de son salut.
L’hominisation
ne peut manquer d’être concernée par ce double mouvement d’anthropisation et
d’humanisation. Car la transformation de l’animal-humain, l’évolution même de
l’humanité, s’en trouvent directement affectées : Varagnac ne cesse
d’insister sur l’importance civilisationnelle des traditions. On relèvera en
particulier la fonction cognitive impartie à l’imagination. Les images
fournissent, selon Varagnac, des connaissances d’un type particulier. On
pourrait à juste titre parler d’une véritable « fantastique
transcendantale », selon la piste ultérieurement approfondie par Paul
Ricœur et Paul Veyne. Varagnac précise que l’imagination n’est pas pourvoyeuse
de connaissances scientifiques et que, à cet égard, l’avènement de la pensée logicienne
et de la mentalité scientifique marque un net et peut-être irréversible
tournant civilisationnel.
Pourtant,
il y a lieu de demander si la rupture est si nette entre le genre de vie paysan
et les modes d’existence contemporains, et si la science est si désenchantante
que cela. Peut-être Varagnac se fait-il des sciences une conception trop
positive – une conception conforme aux attendus du positivisme. Plutôt que de
se soumettre aux dogmes positivistes, on aurait intérêt à admettre que la
science est elle-même pénétrée d’ontologie ou de métaphysique, qu’en elle
l’imagination ne joue pas un rôle moins important que dans le sens commun. Dans
et par leurs interactions avec le milieu auquel ils ont affaire, les hommes de
science sont conduits à se faire une « image de monde » (Weltbild), ainsi que l’a souligné l’épistémologue
Émile Meyerson. La cognition imaginative développée dans la civilisation
traditionnelle est un premier et authentique genre de connaissance, que la
connaissance scientifique prolonge et « relève » au moyen de ses
propres images de monde.