Reality and Reflection (Ivan Sagito: 1988, source) |
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Compte rendu de Jocelyn Benoist L’adresse du réel Paris, Vrin, 2017, 372 p.
par Augustin Berque
Voilà bien ce que Piaget aurait appelé un livre d’agrégé de philo. Cela consiste essentiellement à discuter un philosophe qui discute un philosophe qui… etc., en cercle disciplinaire. Or le thème de ce livre, c’est « le réel », et même, literatim (puisque c’en est justement le titre), « l’adresse du réel ». C’est donc annoncer – et c’est bien pour cela que j’ai souhaité lire ce livre – que l’on va nous dire où habite le réel. Serait-ce dans ledit cercle ? Voire.
L’ouvrage, à la suite d’une préface
intitulée « Dimensions du réel », comporte dix chapitres : I « Le
réalisme sans la métaphysique », II « Nouveau(x) réalisme(s), III « Le
réel dans tous les sens », IV « Rien que de la grammaire », V « Les
frontières du réel », VI « Requiem – tintamarre – pour une
phénoménologie », VII « La réalité des apparences », VIII « La
perception comme intentionalité et réalité », IX « La nature poétique
du sensible », et X « Qu’est-ce qu’être réaliste en
morale ? ».
Le texte commence et se termine par une célébration du
« contexte » : « On ne peut soustraire l’être à ses
contextes, puisque ceux-ci, loin de constituer un obstacle ou une limitation à
l’être des choses, en sont la forme même » (Préface, p. 9) ; et au
chapitre X : « Comme si, pour donner sa portée réelle à la morale ou
plutôt lui donner la portée qui est toujours la sienne, et qui est réelle, il
fallait être en mesure de trouver la ‘réalité morale’ quelque part en stock,
comme un gisement d’entités résidant en quelque sorte à l’état naturel dans
notre monde. Alors que le contour d’une telle ‘réalité’ ne se déterminera que
dans les jugements moraux que nous avons à porter effectivement en
contexte » (p. 365, dernière phrase du livre).
C’est donc, manifestement, professer
que « l’adresse du réel » est dans un certain rapport au contexte.
Question, alors : qu’est-ce que le contexte, et où est-il ? La lecture
du livre apporte non moins évidemment la réponse : il est, pour
l’essentiel, textuel, et on le trouve dans des cas de figure offerts par des
textes de philosophes, ou secondairement des textes littéraires. En somme,
« l’adresse du réel », c’est dans des textes qu’elle se trouve.
Je contesterai d’autant moins la
prise de position théorique de l’auteur par rapport aux « différents types
de réalismes philosophiques proclamés aujourd’hui » (p. 345) que je suis
profondément d’accord avec le principe qui le guide, et qui est d’insister sur
la contextualité : « il n’y aura d’ontologie que contextualisée. (…)
Car vouloir dresser un inventaire ‘absolu’, univoque de la réalité en oubliant
qu’un tel inventaire ne peut s’établir qu’au fil des façons variées que nous
avons de référer, chacune définie dans sa circonstancialité, ne serait-ce pas
(…), pour ainsi dire, penser sans
penser ? Ce qui est la façon la plus sûre aussi de ne pas penser la
réalité, à savoir cela même qui, à chaque
fois, circonstanciellement, appelle un certain type de définition » (p.
53, italiques dans le texte).
Le problème, en revanche, c’est la
conception que l’auteur se fait dudit contexte. L’a-priori du non-agrégé de philo que je suis
(car géographe et orientaliste) serait de commencer par chercher l’adresse du
réel dans des réalités physiques, des réalités biologiques et des réalités
anthropologiques, donc, de préférence et toujours a priori, dans des écrits de physiciens (au sens large), de
biologistes (idem) et
d’anthropologues (idem), pour savoir
en quoi ces gens-là considèrent qu’il y a réalité matérielle, vivante ou
humaine ; puis, en tant cette fois que philosophe, d’en déduire
l’essentielle adresse du réel, coiffant et sous-tendant ces diverses adresses
locales. By the way, je me poserais
la question du lieu, laquelle occupe toute une province de la
philosophie – de la χώρα (chôra) platonicienne au 場所
(basho) nishidien, sans parler (puisque
cela ne se fait plus) du heideggérien da (là).
Car, après tout, quand on parle d’ex-sistentia
(existence), ce
« se-tenir-hors-de » qui serait propre aux êtres réels, n’est-ce pas,
d’abord, une question de lieu, voire de milieu : hors de quoi, et
où ?
Mais de tels
a-priori sont en deçà du propos de l’auteur. L’adresse du réel, pour lui, ce n’est
pas une vulgaire question de milieu, c’est bien celle du contexte dans des
textes estampillables « philo » ; à savoir, dans l’ordre (pour
s’en tenir aux ouvrages principalement discutés) : Sinn und Existenz (Sens et
existence, 2016), de Markus Gabriel, qui est évoqué dès la préface et de nouveau
dans plusieurs chapitres ; Après la
finitude, de Quentin Meillassoux (2006), Grundlagen der Arithmetik (Fondements
de l’arithmétique, 1884), de Gottlob Frege ; la Métaphysique d’Aristote (Θ) ; Manifeste du nouveau réalisme (2016), de Maurizio Ferraris ; Philosophische Untersuchungen (Recherches philosophiques, 1953), de
Ludwig Wittgenstein ; Idées
directrices pour une phénoménologie, d’Edmund Husserl (1950) ; Phénoménologie de la perception, de
Maurice Merleau-Ponty (1945) ; etc.
On remarquera que,
dans aucun de ces titres, ne figurent les mots « réel » ou
« réalité » (à la rigueur, il y est question de
« réalisme » en philosophie). A priori, là n’est donc pas leur objet premier. Pourtant, il se
trouverait bien des écrits estampillables « philo » qui, tel Procès et réalité (Process and reality, 1929) de Whitehead, L’a-préhension du réel. La physique en questions, d’André Coret (1997),
et bien d’autres encore, qui en posent explicitement la question ; mais ce
livre n’en a cure.
Il se trouve plus encore des livres
qui, du point de vue même de la physique (au sens large), de la biologie (idem) et de l’anthropologie (idem), posent bel et bien la question du
réel et de la réalité dans leurs champs respectifs. Pour le non-agrégé de
philo, c’est là en priorité qu’il faudrait donc chercher l’adresse du réel,
avant d’en envisager quelque sub- ou sursomption philosophique. Pour la
physique par exemple, on apprendra beaucoup sur ce thème dans la série
d’ouvrages que Bernard d’Espagnat a nommément dédiés à la question du
« réel voilé », et dont il a réalisé la synthèse dans ce magnum opus qu’est son Traité de physique et de philosophie (2002)
– titre qui, plutôt même que la philosophie des sciences, concerne d’abord toute
ontologie digne de ce nom.
Quant à la biologie, l’on ne saurait
négliger que Jakob von Uexküll a montré que ce qui existe pour le vivant, ce
n’est pas le donné brut de l’environnement (Umgebung),
mais ce qu’il choisit et élabore à partir de cette matière première abstraite en
s’élaborant soi-même, à savoir son milieu propre (Umwelt), pour ainsi dire dans un croître-ensemble (une concrescence, aurait dit Whitehead), ou dans
ce rapport ambivalent d’empreinte/matrice qui ontologiquement lie χώρα et γένεσις dans le Timée, comme dans ce « soin
nourricier mutuel » (uyway en
quechua, crianza mutua en castillan)
qui entrelie concrètement l’humain et son milieu sur l’altiplano andin... Ce
faisant, Uexküll a ouvert le champ de cette science des milieux concrets :
la mésologie (Umweltlehre).
Benoist quant à lui dédaigne ces questions
d’ontologie concrète, alors même qu’il lui arrive d’écrire, en conclusion du
chapitre III (p. 122-123) : « Ce qui importe bien plutôt, dans ce cas
comme dans tous les autres, c’est de trouver le sens qui nous permette d’appréhender cet être tel qu’il est,
c’est-à-dire tel qu’il est dans un certain contexte, qui nécessairement appelle certaines normes et s’en nourrit, des normes que nous ne pouvons nous épargner
le travail (et le risque) d’appliquer – c’est ce qui fait qu’il s’agit d’un
‘contexte’ et non d’un simple ‘champ’ ou ‘environnement’ [Umgebung] » (crochets dans le texte).
On en eût accepté l’augure, et
souhaité que l’auteur rapprochât son « contexte » de l’Umwelt (milieu) dont Uexküll parlait en
l’opposant catégoriquement à l’Umgebung (environnement)
! Mais non : cette piste entr’ouverte au passage, Benoist ne s’y engage
pas. Quant aux réalités humaines, qui foisonnent dans ce que montrent les
sciences sociales, sans parler même de la mésologie humaine (fûdoron 風土論) dont
Tetsurô Watsuji fut l’initiateur avec Fûdo.
Ningengakuteki kôsatsu (Milieu. Étude
de l’entrelien humain, 1935 ; traduit sous le titre Fûdo. Le milieu humain, 2011), il n’y remarque
rien qui vaille d’y chercher l’adresse du réel. Cette adresse, il la cherche,
oui, mais dans l’orbe éclairé par un seul réverbère : sa philosophie
d’agrégé de philo.
Inutile de préciser que ledit orbe,
en pleine mondialisation, soliloque imperturbablement à l’occidentale. Voilà
qui intriguera d’autant plus que l’auteur a co-dirigé un livre intitulé Towards new logic and semantics: Franco-Japanese
collaborative lectures on philosophy of logic (Tokyo, Keio
University, Centre for Integrated Research on the Mind, 2006). Malgré cette
collaboration, il ne reste dans L’adresse
du réel aucun souvenir de ce que la logique de l’identité du prédicat, chez
un Nishida, ou la subsomption du logosique dans le lemmique, chez un Yamauchi, par
exemple, impliquent quant à l’appréhension du réel, voire quant à son « a-préhension »,
comme dit joliment André Coret. La notion de soku即 entre autres, qui est courante
dans le bouddhisme nippon et signifie littéralement à la fois A et non-A (i.e.
le syllemme : le prendre-ensemble, sullambanein
de l’empreinte/matrice) aurait pu faire dresser l’oreille à une philosophie en
quête de l’adresse du réel ; mais en dépit de l’intention manifestée par
la préface, on en reste ici pour l’essentiel à l’alternative classique du to be or not to be.
Voilà qui n’incite pas à entrer dans
le détail de l’argumentation bénédictine (c’est l’adjectif correspondant à
Benoist), qui du reste est d’excellente tenue rhétorique ; car, tout de
même, il y a des questions plus importantes à propos du réel et de la réalité
que beaucoup de celles dont il traite avec une minutie parfois longuette (du
genre cercle carré, hallucination, etc.) ; à savoir avant tout la
suivante : la réalité, ça ex-siste
en tant que quoi, pour qui (humain ou non humain, y compris le dispositif
purement matériel de l’expérience quantique), et à partir de quoi ?
Certes, parler de
« contexte », c’était bien effleurer cette question, mais y répondre eût
exigé de s’engager franchement dans ce que la physique et la biologie, pour ne
citer que ces deux sciences, en ont problématisé au siècle dernier, et n’ont cessé
d’approfondir depuis. Quand, par exemple, Heisenberg écrivit que « S’il
est permis de parler de l’image de la nature selon les sciences exactes de
notre temps, il faut entendre par là, plutôt que l’image de la nature, l’image
de nos rapports avec la nature. (…) C’est avant tout le réseau des rapports
entre l’homme et la nature qui est la visée de cette science. (…) La science,
cessant d’être le spectateur de la nature, se reconnaît elle-même comme partie
des actions réciproques entre la nature et l’homme. La méthode scientifique,
qui choisit, explique, ordonne, admet les limites qui lui sont imposées par le
fait que l’emploi de la méthode transforme son objet, et que, par conséquent,
la méthode ne peut plus se séparer de son objet »[1], il
jetait bas trois siècles de dualisme moderne, et notamment la notion d’objet au
sens de la res extensa cartésienne.
Certes encore, Benoist discute
beaucoup de « l’objet », mais à aucun moment dans une telle
problématique, laquelle relève d’une logique ternaire (S est P pour I)[2] et
non pas binaire (S est P) ; car il reste au fond banalement dualiste, et
exclut donc le tiers (ce milieu effectivement exclu que l’anglais appelle excluded middle). Corrélativement, s’il
lui arrive de discuter de la notion de Ton,
c’est chez Kant et à propos de
musique (p. 320 sqq), sans nul
rapport avec le sens proprement ontologique (celui de l’en-tant-que d’un « exister
en tant que quelque chose », etwas
als etwas comme l’a traduit Heidegger) que ce terme a pu prendre chez
Uexküll, et qui derechef jetait bas le dualisme.
On rétorquera peut-être que
Heisenberg ou Uexküll n’étant pas à proprement parler des philosophes, il était
normal de ne pas les discuter dans un livre classé en « moments
philosophiques » chez un éditeur de philosophie (Vrin). Alors, puisque la
question de l’art est l’une de celles qu’aborde amplement ce livre, quid du plus célèbre écrit philosophique
sur l’œuvre d’art au XXe siècle (je n’ose le nommer, serait-ce par
prétérition). Quand ce texte-là nous apprend que l’œuvre de l’art, dans le
« prime jaillissement » (Ursprung)
de l’œuvre d’art, est d’ouvrir un monde, mais que ce monde est en rapport
litigieux avec la terre, quelle est donc la réalité respective de ces deux
termes, et lequel des deux (voire leur litige même, Streit) peut prétendre héberger le réel, ou la réalité ? D’un tel
questionnement, ici pas l’ombre…
Et même, soit dit pour rester encore
un peu en philosophie, et s’agissant à plusieurs reprises de réalisme dans ce
livre, quand on voit ce que le capitalisme néolibéral fait actuellement des
sociétés humaines et de leurs milieux, et quand on se rend compte que si la
diva de cette politique, Margaret Thatcher, a pu assurer que there is no such thing as society,
c’était en héritière directe du nominalisme médiéval (dans la fameuse querelle
des universaux : nominalistes vs « réalistes »),
la question de la réalité du social – dont traitent les sciences sociales
modernes, mais qu’on peut d’abord attribuer au « réalisme »
d’admettre que « société » n’est pas qu’un flatus vocis –, est-ce donc une question si antédiluvienne qu’un
philosophe en quête de l’adresse du réel n’ait plus à se la poser ?
… On pardonnera au facteur de la
présente recension le ton un peu moqueur qu’il s’est permis d’adopter ;
car cette permission, il la tenait de l’auteur lui-même, qui écrit p.
190-191 : « La philosophie authentique se moque de la philosophie.
Elle ne veut pas être philosophie. Elle veut être vraie ». Je pense
effectivement que, lorsque d’Espagnat parle de « réel voilé », ou Uexküll
de Ton, leurs livres sont plus authentiquement
de la philosophie que cette philosophie nombriliste. Et l’adresse du réel, par
conséquent, plutôt qu’à l’adresse de cette philosophie-là, c’est – changement
d’adresse, faire suivre ! – dans un plus vaste monde que j’irais la chercher.
Palaiseau, 15 juillet 2017.
Augustin
Berque a récemment publié Là, sur les
bords de l’Yvette. Dialogues mésologiques, Bastia, éditions Éoliennes,
2017. Courriel : berque@ehess.fr. Site : <http://mesologiques.fr>
[1] Werner
HEISENBERG, La nature dans la physique
contemporaine (Das Naturbild der heutigen Physik, 1955), Paris, Gallimard, 1962, p. 33-34.
[2]
« I » représente ici un interprète quelconque, par exemple la fameuse
tique d’Uexküll, ou la chair dans Philosophy
in the flesh, de George Lakoff et Mark Johnson (1999), ou encore le
dispositif de l’expérience en mécanique quantique, etc. Qu’un même objet S,
suivant I, I’, I’’ etc., existe en tant que P, P’, P’’ etc., cela relève du
syllemme (la biaffirmation : à la fois A et non-A), non du principe du
tiers exclu.