Échantillon de semences de blé germé (Musée de l'agriculture de l'alimentation, Ottawa) source |
Les relations homme-nature dans la transition agroécologique
Les Journées scientifiques de
SupAgro – Montpellier, 21 novembre 2017 –
Les fondements philosophiques de l’« agronomie naturelle » selon Fukuoka
par Augustin Berque
Résumé : Fukuoka Masanobu (1913-2008) promouvait une « agronomie
naturelle » (shizen
nôhô) fondée sur la négation des
principes de l’agronomie moderne : pas de machines, pas de labour, pas
d’engrais chimiques, pas de pesticides, pas de désherbage, pas d’élagage. On montre
les racines taoïstes et bouddhiques de sa manière de penser, pour terminer sur
un rapprochement entre Fukuoka, Hésiode et Virgile, et un éloge de
l’inartifice.
Plan : § 1 L’agronomie naturelle ; § 2. La nature ; § 3. La négation ;
§ 4. La relation ; § 5. La recouvrance de l’Âge d’or.
§ 1. L’agronomie
naturelle
Fukuoka
Masanobu[1] (1913-2008) est comme on le sait l’une des figures emblématiques de
l’agroécologie, dans la version qu’il nommait « agronomie
naturelle ». Ce terme rend ici le japonais shizen nôhô 自然農法, ce que l’on connaît plus généralement en France
comme « l’agriculture naturelle », à partir de la traduction
américaine natural farming. C’est en
effet à partir des États-Unis, et à partir de traductions en anglais, que
Fukuoka aura été connu en France ; c’est le cas notamment de son livre le
plus célèbre, La Révolution d'un seul
brin de paille. Une introduction à
l'agriculture sauvage[2], traduction de The One-Straw Revolution: An
Introduction to Natural Farming (1978),
traduction de Shizen nôhô. Wara ippon no kakumei自然農法. 藁一本の革命 (1975, remanié dans les rééditions de 1983 et
2004)[3]. Le
livre a été traduit en vingt langues, et vendu à plus d’un million
d’exemplaires.
Si je préfère traduire nôhô par
« agronomie » plutôt que par « agriculture », ce n’est pas
seulement parce que le terme qui en japonais correspond à
« agriculture » est plutôt nôgyô 農業, mais parce que le hô 法 de nôhô connote la méthode, voire la loi, et qu’il y a bien cette
perspective nomothétique dans ce qu’a recherché Fukuoka. L’inconvénient de
cette traduction est toutefois que l’agronomie, en tant que science, se dit en
japonais nôgaku 農学, et que c’est cela
justement que Fukuoka rejetait, comme on le verra. Il faudra donc, ici,
comprendre « agronomie » dans un sens plus pratique que théorique. En
somme, shizen nôhô, c’est la méthode
naturelle en agriculture, ce que Fukuoka opposait radicalement à la méthode
artificielle qui règne aujourd’hui.
La
mise au point de cette méthode naturelle aura été l’œuvre d’une vie. Fukuoka
Masanobu est né en 1913 dans le village de Minami Yamazaki (aujourd’hui inclus
dans la ville d’Iyo), dans la préfecture d’Ehime, sur la côte nord-est de l’île
de Shikoku, qui donne sur la mer Intérieure, Setouchi. Son père était un riche
propriétaire terrien. Après des études d’agronomie et de microbiologie à Gifu,
il devient en 1934 inspecteur des douanes à Yokohama, en charge des végétaux. En
1937, près de mourir d’une pneumonie, il a une crise intérieure qui, dans une
sorte de révélation, lui fait comprendre la vanité de toute chose en ce monde :
« Cette
manière de penser, elle s’est formée brusquement dans ma tête, alors que j’étais
encore jeune. Et pourtant, la conclusion que ‘le savoir humain, l’action
humaine sont complètement inutiles’[4], cette pensée-là, moi-même, je ne savais pas si elle était juste ou non. J’étais
seulement dans un état d’esprit où brûlait en moi une conviction
inébranlable »[5].
Il
démissionne alors pour revenir à l’agriculture dans la propriété paternelle. En
1939, il devient chercheur dans une station agronomique à Kôchi (Shikoku). Il
démissionne en 1949 pour revenir derechef à l’agriculture, se consacrant
désormais exclusivement à mettre au point, dans une suite d’essais et d’erreurs,
les méthodes de son « agronomie naturelle ». Devenu petit à petit
célèbre – il passe à la télévision pour la première fois en 1976, et est de
nombreuses fois invité à l’étranger à partir de 1979 –, il meurt en 2008, à
l’âge de quatre-vingt-quinze ans, laissant de nombreux disciples dans le monde
entier (bien plus qu’au Japon, mais nul n’est prophète en son pays), et une
abondante œuvre écrite.
Notons
en passant que ce parcours, avec un premier puis un second retour à la
campagne, rappelle curieusement celui de Tao Yuanming (365-427), le poète
chinois, dont l’œuvre est familière à toute l’Asie orientale comme apologie du
retour aux champs et, plus fondamentalement, du retour à la nature[6].
Toutefois, si Tao Yuanming est bien « revenu habiter à la campagne »
(gui yuantian ju歸園田居), ce n’est pas en agronomie mais en littérature
qu’il est resté dans l’histoire. Fukuoka, lui, a mis au point une méthode, ou
une pratique, laquelle non seulement relève bien de l’agriculture, mais
bouleverse les principes les plus fondamentaux de l’agronomie moderne. C’est
une révolution agricole d’un ordre que l’on peut, au moins du point de vue
technique, mettre sans exagérer sur le même plan que ce que Vere Gordon Childe
a qualifié jadis de « révolution néolithique », c’est-à-dire ni plus
ni moins que l’invention de l’agriculture[7] ;
et cela justement parce que la méthode de Fukuoka nie radicalement les
principes fondateurs de ce qu’aura été l’agriculture depuis le néolithique,
particulièrement dans la forme qui s’est transmise du Proche-Orient vers
l’Occident, pour y évoluer jusqu’à devenir cette agronomie moderne dont le
modèle tend aujourd’hui à s’imposer à la planète entière.
En
effet, l’agriculture naturelle selon Fukuoka s’est fondée sur les cinq
négations suivantes :
- pas de machines (mukikai 無機械) ;
- pas de labour (fukôki 不耕起) ;
- pas d’engrais (muhiryô無肥料) ;
- pas de pesticides (munôyaku 無農薬) ;
- pas de désherbage (mujosô無除草)
Comment
cela est-il possible ? La méthode consiste, pour l’essentiel, à cultiver sur
une même parcelle le riz et le blé en continu, mais décalés dans le temps. Le
riz n’est pas repiqué mais semé à la volée, et combiné avec du trèfle, que l’on
sème avant la moisson du riz. Le blé est ensuite semé sur la même parcelle, toujours
avant la moisson du riz. Les semis se font sous la forme de boulettes de glaise
(nendo dango粘土団子) contenant le grain. Le
riz une fois récolté, on épand la paille de riz, qui protège les jeunes pousses
de blé des adventices. Avant la récolte du blé, on resème le riz, également
sous la forme de boulettes de glaise. Après la récolte du blé, on épand la
paille de blé, qui protège les jeunes pousses de riz des adventices. Et ainsi de suite.
En
dehors de l’agriculture proprement dite, la méthode des boulettes de glaise, où
l’on peut mélanger des graines de diverses sortes, a été expérimentée en région
aride dans plus d’une dizaine de pays (Grèce, Espagne, Kénya, Somalie, Inde,
Thaïlande, Chine…), pour le reboisement en général, et plus particulièrement
pour reconstituer des bananeraies en Asie du sud-est.
Les
mêmes principes sont appliqués en maraîcherie et en arboriculture (pas
d’élagage des arbres fruitiers, agroforesterie…). Dans le détail toutefois,
Fukuoka aura admis quelques engrais, mais toujours naturels (fientes de poulet,
etc.).
Au
Japon même, l’agriculture naturelle a permis à Fukuoka d’obtenir des rendements
du même ordre que ceux de l’agriculture moderne, soit environ soixante quintaux
de rizon (genmai 玄米, riz
non décortiqué) à l’hectare, à cette essentielle différence près que ces
rendements se maintiennent indéfiniment sans intrants sur la même terre.
Last but not least, ajoutons que ces rendements étant
convertibles en énergie, car mesurables en calories (celles à quoi équivaut le
grain récolté), ils sont au total énormément supérieurs, puisque cette
agriculture naturelle se passe complètement de l’énergie nécessaire pour
produire les machines dans des usines et les faire fonctionner dans les champs,
comme de celle nécessaire pour produire les engrais et les pesticides dans des
usines et les épandre mécaniquement dans les champs ; sans compter que
toutes ces machines, tous ces produits chimiques tassent et tuent la terre,
nécessitant donc, en cercle vicieux, toujours plus d’énergie pour la labourer
et pour compenser chimiquement son infertilité croissante.
Mais
mon objet n’est pas ici d’entrer dans les détails techniques de cette
méthode ; c’est d’examiner plutôt les principes onto-cosmologiques et conceptuels
qui l’ont guidée.
§ 2. La
nature
Dans
le syntagme shizen nôhô (agronomie
naturelle), shizen 自然 est
ce que l’on traduit par « naturelle ». Le mot vient directement du chinois,
où ses deux sinogrammes sont prononcés ziran.
Le Grand dictionnaire Ricci de la
langue chinoise[8] en donne les sept acceptions suivantes : « 1. Naturel. Nature. 2.
(Taoïsme) Être ‘tel’ par soi-même (un
aspect du Tao). 3. Spontané. Spontanément. Spontanéité. 4. Naturellement ;
bien sûr ; bien entendu. 5. (Sciences)
Sciences naturelles. 6. (Philosophie
chinoise) De soi, par soi-même. Le naturel ; l’agir naturel ; la spontanéité
naturelle ; la vie spontanée (qui épouse et reflète parfaitement les êtres
et les situations, tels qu’ils se présentent). 7. Naturellement ; avec
aisance ».
Cette
liste ne donne pas la traduction lexicalement la plus proche de ziran, à savoir la locution adverbiale « de
soi-même ainsi » (en anglais self-so),
ce qui a été rendu en japonais par onozukara
shikari. Comme l’écrit le Laozi[9] (XXV),
dans l’une des plus anciennes occurrences de ziran, « l’Homme se règle sur la Terre, la Terre se règle sur
le Ciel, le Ciel se règle sur le Tao, le Tao se règle de soi-même ainsi »
(ren fa di, di fa tian, tian fa Dao, Dao
fa ziran 人法地、地法天、天法道、道法自然). On voit
bien là que ziran n’est pas un
substantif. C’est un mode d’être où l’agir humain n’intervient pas[10].
Le concept inverse est le wen 文,
sinogramme dérivé du pictogramme de lignes entrecroisées (veines du bois ou de
la pierre), qui en est venu à signifier l’écriture, et de là la culture (wenhua
文化,
« transformation en wen), la
civilisation (wenming 文明,
« les lumières du wen »),
qui s’acquièrent par l’effort. Les confucianistes, auxquels s’opposent les
taoïstes, parlent beaucoup de wen,
mais peu de ziran.
Dans le Laozi, toutefois, ziran n’a pas encore le sens de nature
ou d’environnement. Plus tard (dans le Zhuangzi[11],
etc.), le terme va aussi évoquer tian 天, le
ciel, le monde naturel, et xing 性, la
nature humaine. Ziran va devenir quelque
chose qui existe pour l’homme, toujours empreint d’une valeur positive, et où
celui-ci peut se réfugier, se sauver (c’est le cas de Tao Yuanming). Au Japon,
la notion pénètre assez tôt, mais reste longtemps peu répandue chez les kangakusha 漢学者 (lettrés étudiant la
Chine), qui sont surtout confucianistes. Le bouddhisme, où le terme est
prononcé jinen plutôt que shizen,
en parle davantage ; notamment Shinran (1176-1262), avec l’expression jinen hôni 自然法爾, « manière d’être
spontanée, sans calcul ni projection »[12].
On
traduit aujourd’hui couramment ziran (jp
shizen) par « la nature » ;
mais pour comprendre vraiment ce dont
il s’agit quand, par exemple, Fukuoka parle d’agriculture
« naturelle », il faut avoir en tête cette histoire du terme shizen. Il est composé de deux éléments,
l’un qui signifie « soi-même, de soi-même » (自, cn zi, jp ji, shi, lu encore onozu et mizu ), l’autre
« ainsi » (然, cn ran,
jp zen ou shikari) ; donc, « de soi-même ainsi ».
La
question, c’est ici de savoir qui ou quoi représente le zi. La réponse, c’est qu’il est ambivalent : il peut s’agir
soit de l’identité propre du moi qui s’exprime, soit de l’identité propre de
quelque chose d’autre, soit encore – et c’est là, au sens propre d’une nouaison
entre deux aspects, le nœud de la question – des deux à la fois.
Autrement dit, il peut s’agir à la fois de ce que nous appelons d’une part le
sujet parlant, de l’autre de l’environnement, i.e. ce que nous appelons aussi
« la nature », et où la science moderne ne voit qu’un objet, mais qui
en fait n’en est pas un dans les milieux concrets – nous verrons dans un
instant pourquoi. En attendant, constatons que cette ambivalence de zi, et par conséquent de ziran, est patente dans ces deux
vers de Tao Yuanming, à propos de son retour à la campagne :
久在樊籠裏 Jiu zai fanlong li Longtemps resté
en cage
復得返自然 Fu de fan ziran À nouveau j’ai pu retourner à la/ma nature [13]
Dans
ce « retour au ziran (fan ziran 返自然) » se nouent en effet concrètement la fuite loin de
la ville, foyer de l’artifice du wen文, et
la recouvrance de la nature propre (xing性) du
poète lui-même. La nature extérieure et la nature intérieure ne font plus qu’une.
Et c’est bien là l’idéal du Dao, qui peut se vivre mais pas se dire, comme
l’exprime le dernier vers du plus célèbre poème de Tao Yuanming, Boisson V (飲酒五), qu’il composa en l’an Ier de l’ère
Yuanxing (402) :
結廬在人境 Jie lu zai renjing J’ai monté ma cabane en milieu humain
而無車馬喧 Er wu che ma xuan Mais de chars et chevaux nul vacarme
問君何能爾 Wen jun he neng er Je me dis : comment est-ce possible ?
心遠地自偏 Xin yuan di zi pian À coeur distant, terre elle-même éloignée…
採菊東籬下 Cai ju dong li xia Cueillant un chrysanthème sous la haie de l’est
悠然見南山 Youran jian Nanshan Je vois à loisir le mont Sud
山気日夕佳 Shan qi ri xi jia Il souffle un accord au soleil couchant [14]
飛鳥相與還 Fei niao xiang yu huan Des vols d’oiseaux
s’assemblent au retour
此中有真意 Ci zhong you zhen yi C’est là qu’est le sens véritable
欲辨已忘言 Yu
bian yi wang yan Je voudrais le
dire… déjà me défaut la parole [15]
Cette impossibilité de dire le « sens véritable », i.e. le
Dao « de soi-même ainsi » : le véritable cours de la nature,
cela n’est autre que la fameuse entrée en matière du Laozi lui-même :
道可道非常道 Dao ke
dao fei chang Dao Le Dao qui peut se
dire n’est pas le Dao de toujours
§ 3. La
négation
La
première publication de Fukuoka, parue à ses propres frais à Iyo en février
1947, fut un opuscule portant le titre de Mu『無』. Je n’ai pas eu l’occasion de le
lire, mais Fukuoka l’a repris, avec des aménagements mineurs, dans le premier
des trois gros volumes qu’il a publiés vers la fin de sa vie sous ce même titre
général de Mu,
et que l’on peut considérer sinon comme ses œuvres complètes, du moins comme
son grand œuvre : Mu I. La révolution
divine (Mu I. Kami no kakumei 無 I. 神の革命) ; Mu II. La philosophie du
non (Mu II. Mu no tetsugaku無 II. 無の哲学) ; Mu III. L’agronomie naturelle
(Mu III. Shizen nôhô無 III.自然農法). Ces trois volumes sont parus
presque simultanément, en juillet et août 1985, aux éditions Shunjûsha
(Tokyo) ; simultanéité qui s’explique parce qu’il s’agit en fait de la
reprise, quasi non remaniée, de nombreux écrits ou enregistrements antérieurs
de Fukuoka. Celui-ci a encore publié par la suite, chez le même éditeur, Vivre la nature (Shizen wo ikiru 自然を生きる, 1997), mais il s’agit là
d’entretiens avec un journaliste de la NHK[16], Kanamitsu Toshio, au cours
desquels Fukuoka ne fait que revenir sur les convictions qui l’ont guidé toute
sa vie (il était alors âgé de près de quatre-vingt-dix ans).
Du
début à la fin, le thème central des idées de Fukuoka peut effectivement être
emblématisé par le sinogramme無, qui se prononce wu en chinois et mu en japonais. Son sens fondamental
est « ne pas y avoir, ne pas exister ». Son contraire est 有(prononcé you en chinois, yû, u ou a.ru en japonais), « avoir, y
avoir, exister, être ». C’est l’équivalent de nos suffixes
privatifs a-, in-, non- (par exemple dans anomie, acosmie,
inhumain, non-humain). Dans la philosophie chinoise, plus particulièrement dans
le taoïsme, wu est selon le Ricci « le vide métaphysique antérieur à l’un ;
l’absence de fondement ou de substance propre des choses ; l’impossibilité
de poser un fondement ».
Cette
notion proprement chinoise d’« il n’y a pas », wu – qu’on pourrait plus savamment
rendre par « inexistence » – a par la suite rencontré celle de kong 空, le vide bouddhique (traduction du
sanskrit sunyâta), avec laquelle elle avait une affinité certaine, et qui s’est accusée
par la suite. Le bouddhisme pénètre en Chine, par la route de la soie, vers le
début de notre ère, et se combine avec la pensée chinoise sous les Six
Dynasties (IIIe-VIe siècles). La traduction des concepts formulés en sanskrit
ou en pâli dans les soutras bouddhiques a en effet largement fait appel au
vocabulaire de la philosophie chinoise, le taoïsme en particulier. C’est de là
notamment qu’est issu le chan 禅 – rendu phonétique du pâli jhâna, sanskrit dhyâna, méditation, absorption
méditative – dont le sinogramme se lit zen en japonais.
Or
le texte fondateur du bouddhisme du Grand Véhicule (dont relève le zen), le Traité du milieu de Nāgārjuna (IIe-IIIe siècle),
commence par les célèbres « huit négations »: « Sans rien qui
naisse ou se produise, sans rien qui soit anéanti ou qui soit éternel, sans
unité ou diversité, sans arrivée ni départ, telle est la coproduction
conditionnée, des mots et des choses apaisement béni »[17]. Ces « huit
négations » (cn babu, jp happu 八不) sont en fait quatre doubles
négations, i. e. des négations absolues dans lesquelles la négation se nie
elle-même. Cela exprime un mode de raisonnement, le tétralemme, qui s’est
construit en Inde, et qui de là, par le bouddhisme, a gagné toute l’Asie orientale,
mais que l’Occident a forclos par le principe du tiers exclu (tertium non datur, en anglais excluded middle). Ce principe fait que vous
pouvez avoir soit A (affirmation), soit non-A (négation), mais pas la double
négation (ni A ni non-A), ni la double affirmation (à la fois A et non-A).
C’est là un principe clairement dualiste, qui se réduit à la simple alternative
de A ou non-A, to be or not to be ; ce qui, dans le tétralemme, correspond aux deux
premiers lemmes (l’affirmation ou la négation), mais ne va pas au-delà :
il n’y a rien qui serait entre les deux, à savoir ni A ni non-A (dans le
tétralemme, c’est le tiers lemme, la binégation), ou qui comprendrait à la fois
les deux, A et non-A (c’est le quart lemme, à la fois A et non-A)[18].
Comme
l’argumente Yamauchi Tokuryû, il n’est nullement anodin que le Traité du milieu commence par poser le tiers
lemme, la double négation (ni… ni, sans… sans) : c’est bien le signe que
celle-ci occupe une position nodale, celle du passage de la logique profane
(les deux premiers lemmes) à la logique suprême, appelée « réalité ultime,
ou absolue » (sk paramârtha, rendu par les sinogrammes 勝義, cn shengyi, jp shôgi, i.e. « sens
vainqueur »). Ce tiers lemme, la double négation, c’est bien le vide,
l’inexistence à partir de quoi pourront exister concrètement et historiquement
les étants du monde profane, dans toute la diversité des possibles qu’exprime
le quart lemme, la double affirmation.
Si
Fukuoka a placé toute son œuvre sous le signe du mu, c’est bien parce que ce mot a
dominé l’histoire des idées en Asie orientale, cela non moins que le mot
« être » l’a dominée en Occident. Corrélativement, il fait un usage
abondant du tiers et du quart lemme du tétralemme, par exemple dans la dernière
phrase de sa « thèse de la non-valeur » (mukachiron 無価値論)[19] : « Ce n’est que dans
l’inscience et l’inartifice que, pour l’homme, tout prend valeur, et qu’il peut
tout connaître (ningen wa muchi, mui ni shite, hajimete issai wo
kachi arashime, issai wo shiru koto ga dekiru no da 人間は無知、無為にして、初めて一切を価値あらしめ、一切を知ることができるのだ) ». Voilà qui, du point de
vue d’une logique du tiers exclu, est évidemment absurde : l’inscience, ou
non-savoir (muchi無知, non-A) ne peut pas être savoir
(shiru知る, A). Derrière cet aphorisme
obscur se cache la thèse bouddhique selon laquelle, dans le monde profane,
accorder aux choses une valeur quelconque est, par distinction (jp funbetsu 分別, sk viśeṣa), en forclore une infinité
d’autres valeurs possibles, et que ce n’est donc qu’en leur niant toute valeur
que l’on peut, par indistinction (jp mufunbetsu 無分別, sk nirvikalpa), en connaître la valeur
véritable, celle du sens vainqueur, qui n’est accessible qu’à la connaissance
indistinctive (jp mufunbetsuchi 無分別知, sk nirvikalpajñāna).
Traduit
dans une pensée de l’être, cela signifie que, dans le monde profane, on ne peut
connaître les choses qu’en tant que quelque chose (als etwas, dirait Heidegger), et non dans
leur en-soi (an sich, dirait Kant), lequel ne serait accessible que par un bond mystique,
celui de la religion qu’est le bouddhisme, mais dont on ne peut justement rien
dire en langage humain, ni rien connaître par savoir humain (et surtout pas
scientifiquement, la science étant par essence analytique, i.e. distinctive).
Fukuoka va répétant qu’il n’est adepte d’aucune religion en particulier, mais
son propos est explicitement religieux – témoin le titre du livre, La révolution divine, qui prend tout son sens quand
on sait que pour lui, « nature (shizen) » n’est qu’un autre mot
pour Dieu (kami 神) – Deus, sive natura, dirait Spinoza...
§ 4. La relation
Ce
que nie le mu,
c’est que les choses aient une substance, une nature propres ; elles
n’existent comme telles qu’en relation. Traduire ce terme par
« néant », comme on le fait habituellement, est insatisfaisant, parce
que le néant s’oppose à l’être, tandis que le mu, c’est l’absence d’étants,
l’absence de ce qui existe concrètement. Ce n’est pas la négation de l’être,
c’est au contraire l’absolue ouverture à l’être qu’est le vide
bouddhique ; c’est pourquoi il vaut mieux le traduire par
« inexistence » ; mais la traduction par « néant » est
devenue quasi normative, par exemple à propos de l’école philosophique dite de
Kyôto, centrée sur Nishida Kitarô 西田幾多郎 (1870-1945), lequel, dans un bond mystique[20], professait même que le « néant
absolu (zettai mu 絶対無) », où le mu se nie lui-même, est justement de
ce fait la source de l’être (u有). Sur des bases plus logiques (ronriteki 論理的) sinon logosiques (rogosuteki ロゴス的), c’est également ce que dit
Yamauchi lorsqu’il montre que le quart lemme est rendu possible par le tiers
lemme, raison pour laquelle il convient de les placer dans cet ordre et non
l’inverse.
Inutile
de préciser que de telles conceptions sont fort étrangères à l’ontologie et à
la logique que nous avons héritée de Platon et d’Aristote. Dans cet héritage,
le couple sujet/prédicat en logique (le sujet, c’est ce dont il est question,
et le prédicat, c’est ce qu’on en dit) correspond au couple substance/accident
en métaphysique. Autrement dit, le sujet=substance existe en soi, tandis que le
prédicat=accident, qui a besoin du sujet=substance pour en être prédiqué ou
pour lui arriver (accidere : tomber dessus), n’existe pas en
soi ; il a non seulement besoin du sujet pour en être prédiqué, mais il
est insubstantiel. À ce seul égard, du reste, la logique aristotélicienne, qui
est une logique de l’identité du sujet, concorde avec la logique nishidienne,
qui est une logique de l’identité du prédicat et appelée de ce fait jutsugo no ronri 述語の論理, « logique du
prédicat », ou basho no ronri場所の論理, « logique du lieu » (il vaudrait mieux
traduire par « logique du champ », mais l’habitude est prise)[21].
L’insubstance,
en l’occurrence, n’est autre que la relation qui existe entre les choses.
Celles-ci ne sont pas substantielles, elles n’ont pas de nature propre, mais
leur existence est suscitée par le tissu des relations qui les lient. C’est ce
que la tradition bouddhique appelle la co-sucitation – je traduis d’après ce
qu’évoquent les sinogrammes 縁起, cn yuanqi, jp engi, mais ceux-ci ont traduit le
sanskrit pratītyasamutpāda, qu’on rend plus communément par « coproduction
conditionnée ».
Or
cette idée n’est pas si mystique ou orientale qu’il semble ; elle a été
retrouvée par la science moderne quand la mésologie d’Uexküll (l’étude des
milieux concrets, Umweltlehre) a mis en lumière,
expérimentalement, que selon l’espèce considérée, un même objet existera selon
un « ton » (Ton) différent, c’est-à-dire en tant que des choses
différentes. Par exemple, une même touffe d’herbe existera en tant qu’aliment (Esston) pour la vache, en tant
qu’obstacle (Hinderniston) pour la fourmi, en tant qu’abri (Schutzton) pour le scarabée, etc. ;
et pour une même espèce, la même chose existera différemment selon les circonstances,
comme le montre l’exemple suivant, où il est question des rapports entre le
bernard-l’hermite et l’anémone de mer :
« Selon les
différentes tonalités (Entsprechend die verschiedenen
Stimmungen), l’anémone change de signification (Bedeutung) pour le crabe.
Dans le premier cas, où l’habitacle du crabe est dépourvu de l’enveloppe
protectrice de l’anémone, qui lui sert de défense contre la seiche, l’image
sensible de l’anémone prend un « ton d’abri (Schutzton) ». Cela
s’extériorise dans l’action du crabe, qui la plante sur sa coquille. Le même
crabe serait-il privé de sa coquille, alors l’image sensible de l’anémone prend
un « ton d’habitat (Wohnton) », ce qui
s’extériorise en ce que le crabe, fût-ce en vain, cherche à y pénétrer en
rampant. Dans le troisième cas, si le crabe est affamé, l’image sensible de
l’anémone reçoit un « ton de bouffe (Freßton) », et le
crabe commence à la dévorer » [22].
Traduit
en langage bouddhique, cela signifie que ces divers en-tant-que (abri, habitat,
nourriture…) selon lesquels peut exister concrètement ce qui, dans l’abstrait, reste
pourtant la même anémone, n’ont pas de substance propre (honshitsu 本質) et sont donc illusoires. Pour la mésologie post-uexküllienne[23], c’est dire que la réalité
concrète n’est ni le sujet logique S, ni le prédicat P (les termes dans
lesquels un interprète I saisit S par les sens, l’action, la pensée ou la
parole), mais la trajection de S en tant que P ; elle
n’est donc ni
objective, ni
subjective (tiers lemme, ni A ni non-A), mais trajective, i.e. , pour un même S
hypothétique, ouverte à une infinité de possibles P, P’, P’’, P’’’ etc. (quart
lemme, à la fois A et non-A). Voilà ce que résume, en mésologie, la formule r = S/P, qui se lit : la réalité
empirique, c’est S en tant que P, ou plus précisément S en tant que P pour I,
soit la ternarité concrète S-I-P au lieu des dualités abstraites sujet-objet ou
sujet-prédicat[24].
Dans
son propre langage, Uexküll en concluait que « l’hypothèse implicite qu’un
animal pourrait jamais entrer en relation avec un objet (mit einem Gegenstand in
Beziehung treten), elle est fausse »[25]. Sachant que le sujet du
logicien (S : ce dont il s’agit), c’est l’objet du physicien (S), c’était
là dire que l’animal, en rapport avec son être même, n’a jamais de relation
qu’avec une certaine chose ; c’est-à-dire avec S/P, non pas S.
Par
le bond mystique propre à une religion, le bouddhisme, pour sa part, absolutise
ce principe : rien n’existe en soi, rien n’est substantiel, rien n’existe
que dans et de par la relation. Traduisons : il n’y aurait donc que P, qui
est insubstantiel (cette absolutisation de P, c’est la thèse même de la logique
du prédicat nishidienne). Or cette vision bouddhique, nous la retrouvons telle
quelle chez Fukuoka, exprimée soit explicitement, soit, de manière générale, par
l’accent qu’il met sur l’unité relationnelle de tout ce qui existe dans la
nature, celle-ci étant comme un immense organisme vivant. Du même coup, il
condamne la science (kagaku 科学) pour son réductionnisme analytique, lequel ne lui fait
jamais saisir que des aspects fragmentaires de la nature ; et plus
généralement, il pose une « négation l’intelligence humaine » (ningen no chie no hitei 人間の知恵の否定)[26], car celle-ci ne peut
jamais connaître qu’un certain aspect
des choses.
Cette
récusation du savoir humain (jinchi 人知) vient, encore une fois, directement de l’héritage
bouddhique, qui est toujours vivant au Japon. Pour celui-ci, la connaissance
profane ne peut jamais avoir qu’un accès limité et biaisé à la réalité,
laquelle, dans le monde profane, n’est donc jamais qu’illusoire, puisqu’elle se
réduit à la prise (shoshû 所執) que l’on en a ; et l’ensemble de ces prises[27] nous enferme dans un certain agencement (sesetsu
施設),
qui empêche le profane d’accéder à la réalité ultime, celle du sens vainqueur.
Or
cette réalité ultime, inatteignable par la méthode scientifique, chez Fukuoka,
c’est la nature, shizen 自然, cet
autre nom de Dieu. L’on aura beau faire, nous autres humains ne pourrons jamais
connaître la nature dans son intégralité, et, a fortiori, l’action humaine ne pourra jamais l’égaler ; c’est
pourquoi Fukuoka place toute sa méthode non pas dans le cadre de la science et
de l’agir humains – en l’occurrence l’agronomie, théorique ou appliquée – mais
sous celui du non-savoir et du non-agir taoïstes, 無知 (cn wuzhi, jp muchi) et 無為 (cn wuwei, jp mui), intégrés dans le concept de 無為自然 (cn wuwei ziran, jp mui
shizen) : l’inartifice du de-soi-même-ainsi, le naturel de la nature.
§ 5. La recouvrance
de l’Âge d’or
La
traduction habituelle du chinois wuwei
par « non-agir » a l’inconvénient de laisser croire au profane qu’il
s’agirait d’inaction, voire de farniente.
Ce n’est pas le cas ; le wuwei,
c’est ne pas forcer les choses à être autre chose que ce qu’elle seraient de
par leur cours naturel, d’elles-mêmes ainsi comme le Dao. C’est pourquoi je
préfère traduire wuwei par
« inartifice ». L’inartifice, ce n’est pas ne rien faire, c’est agir
de telle sorte que se réalise le cours naturel des choses. Cela ne relève pas du principe du
tiers exclu, qui est une abstraction, mais du tétralemme qui fonde la méso-logique des milieux concrets. S’agissant
ici, comme dans le fan ziran 返自然 (retourner à la/ma
nature) de Tao Yuanming, à la fois (quart lemme) de « ma nature » (celle de Fukuoka) et
de « la nature » (l’écosystème), autrement dit à la fois de A et de
non-A, du sujet et de l’objet, il n’y a pas d’obstacle à ce que le travail
humain s’accordant au cours de la nature, Fukuoka puisse non seulement parler
d’« agriculture naturelle », mais mettre une telle chose en pratique,
et en obtenir des rendements aussi élevés que ceux de l’agriculture moderne.
C’est
effectivement à un pareil inartifice que se ramènent les diverses négations qui
fondent l’agronomie naturelle selon Fukuoka. La plus parlante, à double égard,
est bien le non-labour : d’abord, matériellement, parce c’est là nier
l’action première de l’agriculture, qui est de travailler la terre ;
ensuite, par image, quand on sait que « labour » et « labeur »
sont étymologiquement le même mot, cela tout simplement parce que, depuis le
néolithique, le travail, le labeur par excellence aura été la pénible ouverture
de la terre par la houe, l’araire puis la charrue. Inversement donc, le
non-labour, c’est un non-labeur. Fukuoka insiste là-dessus. L’une des premières
sections de La révolution d’un seul brin
de paille, forçant le trait, pose même que l’agronomie naturelle
« vise à ne rien faire » (nanimo
shinai nôhô wo mezasu 何もしない農法を目ざす)[28], en somme quasi à se tourner les pouces en laissant l’écosystème agroécologique
travailler tout seul.
Jouant
de l’homophonie avec rakunô 酪農
(l’élevage laitier), Fukuoka, de temps à autre, qualifie donc l’agronomie
naturelle de rakunô 楽農,
« agriculture facile ». Au lecteur occidental, voilà qui ne manquera
pas de rappeler ce passage célèbre des Géorgiques :
O fortunatos nimium, sua si bona norint
agricolas
! quibus ipsa, procul discordibus armis,
fundit
humo facilem victum justissima tellus[29].
Or
ce qui est là en jeu, c’est davantage que l’opération de propagande qui
consistait pour Virgile, sur la commande de Mécène, à faire miroiter les
charmes de la campagne aux yeux des vétérans de la bataille d’Actium (il
fallait bien les recaser, car sinon, en restant inactifs à Rome, ils auraient
pu devenir dangereux) ; ce qui est en jeu, c’est l’un des plus vieux rêves
de l’humanité : recouvrer l’Âge d’or, celui où la terre travaillait toute
seule pour donner ses fruits aux humains. Comme l’écrivit Hésiode, qui s’y
connaissait car il était lui-même paysan :
χρύσεον μὲν πρώτιστα γένος (…) D’or
était la race première (…)
(…) καρπὸν δ᾽ ἔφερε ζείδωρος ἄρουρα La
terre donneuse d’épeautre apportait ses fruits
αὐτομάτη πολλόν τε καὶ ἄφθονον D’elle-même,
en abondance et à satiété [30]
On remarquera qu’Hésiode nous dit
ici que la terre, autrement dit la nature, à l’Âge d’or, donnait ses fruits
« de son propre mouvement » (αὐτομάτη), alors
que le mot qu’il utilise pour dire « la terre » est ἄρουρα ; c’est-à-dire la terre labourée. Ce
mot d’ἄρουρα est en effet de la même famille qu’araire, arable, aratoire, are… ; famille qui descend d’un
radical européen signifiant « travailler la terre » : ara-. En somme, Hésiode nous dit à la
fois que la terre est labourée, et qu’on ne la travaille pas ; c’est le
même quart lemme (à la fois A et non-A) que celui de l’inartifice de
l’agronomie naturelle selon Fukuoka… Et du reste, on le retrouve aussi dans les
vers de Virgile – quoique atténué puisque, même s’il est question d’une
« nourriture facile », cela laisse entendre quand même un certain
travail –, où ipsa,
« d’elle-même », a le même sens qu’αὐτομάτη dans les vers
d’Hésiode : « de son propre mouvement » ; sens qui n’est
autre, en fin de compte, que celui du « de soi-même ainsi (ziran 自然) » du Dao, c’est-à-dire le
cours de la nature.
*
* *
Quelles
leçons pouvons-nous en tirer, aujourd’hui à SupAgro Montpellier ?
- D’abord,
d’un point de vue ontologique, nous dire que si le non-labour=non-labeur est un
rêve aussi tenace de l’humanité, qu’elle soit d’Orient ou d’Occident, de jadis
comme d’aujourd’hui, ce rêve doit exprimer une profonde vérité de notre
être ; et que, pour peu que nous ayons quelque souci d’authenticité, nous
avons donc le devoir d’essayer de le réaliser, en recherchant l’inartifice
plutôt que l’artifice. C’est là un idéal que l’on peut traduire en de multiples
domaines, ne serait-ce par exemple qu’en privilégiant une nourriture saine et
frugale plutôt que la malbouffe et l’obésité.
- Et
ensuite, d’un point de vue logique, de nous essayer à notre tour au quart lemme
(ou syllemme, à la fois A et non-A) ; en l’occurrence la recouvrance[31],
à la fois, de la terre et de la Terre ; c’est-à-dire à la
fois :
- en termes
de pédologie, en finir avec l’assassinat des sols par la mécanique et la chimie ;
- et en termes d’empreinte écologique sur la
planète, en finir avec l’insoutenabilité de notre agriculture et de notre
alimentation.
Des recherches comme celles de Fukuoka nous
ont donné l’exemple, ou du moins certains exemples ; il ne tient qu’à nous
d’en élaborer un véritable paradigme, périmant celui de l’agriculture
industrielle, qui a fait son temps et qui est devenu mortifère.
Palaiseau, 17 novembre 2017.
Géographe et orientaliste,
Augustin Berque (1942- ) a enseigné la mésologie à l’École des hautes études en
sciences sociales. Membre de l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier
Occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka[32] pour les cultures d’Asie (Fukuoka Ajia
bunka taishô 福岡アジア文化大賞), et en 2017 le premier Français
admis au Palais de l’Environnement terrestre, Kyôto (Kyoto Earth Hall of Fame
inductee / KYOTO地球環境の殿堂殿堂入り者),
qui commémore
le Protocole de 1995 sur les émissions de gaz à effet de serre. Il a publié récemment Là, sur les bords de l’Yvette. Dialogues mésologiques, Bastia,
éditions Éoliennes, 2017.
[1] Dans l’ordre normal en Asie orientale, patronyme
(Fukuoka 福岡)
avant le prénom (Masanobu 正信). Idem pour
les autres noms japonais dans la suite de ce texte.
[2] Paris, Trédaniel, 1983, 2005. Autres publications
traduites en français : L'Agriculture
naturelle : Théorie et pratique pour une philosophie verte, Paris, Trédaniel, 1989 ; La Voie du retour à la nature : théorie et
pratique pour une philosophie verte, Paris,
le Courrier du livre, 2005 ; Semer
dans le désert : agriculture durable, remise en état de la terre et ultime
recours pour la sécurité alimentaire,
Trédaniel, 2014.
[3] Tokyo, Shunjûsha pour l’édition de 2004 que j’ai
utilisée.
[4] Jinchi,
jin.i wa issai muyô de aru 人知.人為は一切無用である.
[5] Shizen nôhô.
Wara ippon…, op. cit., p. 8.
Traduction A.B.
[6] Sur cette histoire, et sur son héritage – ce n’est
là rien de moins que l’une des sources majeures de ce qui a conduit nos
sociétés à idéaliser puis réaliser cet habitat ruraliforme qu’est l’urbain
diffus, dont l’empreinte écologique participe grandement au réchauffement
climatique –, v. Augustin BERQUE, Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient
vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010.
[7] Vere Gordon CHILDE, De la préhistoire à l’histoire, Paris, Gallimard, 1964 (What happened in history, 1942).
[8] Paris, Desclée de Brouwer, 2001, 7 vol.
[9] Ouvrage traditionnellement attribué à Laozi, qui
aurait été contemporain de Confucius (-551/-479), mais de date et d’auteur
incertains. On le connaît également sous le titre de Dao de jing, « Classique de la voie et de la vertu » (ou
« de la vertu de la voie »).
[10] Dans les quelques lignes qui suivent, je résume le
propos d’IWATA Keiji et al., Shizen to ningen (La nature et l’homme), Tokyo, Nigensha, 1976, p. 61-76 : Shizen to wa nanika, « Qu’est-ce
que shizen ? ».
[11] Ouvrage taoïste attribué à Zhuangzi (v. -370/-300)
lui-même.
[12] Frédéric GIRARD, Vocabulaire du bouddhisme japonais, Genève, Droz, 2008, vol. I, p.
563.
[13] Extrait de Je retourne habiter à la campagne (Gui yuantian ju 歸園田居), p. 96 dans MATSUEDA Shigeo 松枝茂夫 et WADA Takeshi 和田武司 (édité
par), Tô Enmei zenshû 陶淵明全集 (Œuvres complètes de Tao Yuanming), Tokyo, Iwanami Bunko, 1990.
Traduction A.B.
[14] Mot à mot : les vapeurs de la montagne sont
belles et bonnes au soleil couchant. Tao Yuanming parle ici du mont Lu, au
Jiangxi. Sans le nommer, Fukuoka paraphrase ce passage célèbre quand, dans Mu I. Kami no kakumei, op. cit. p. 56, il écrit
« Cueillant une fleur, regarder à loisir les nuages blancs du mont Fuji,
telle est ma position (hito eda no hana
wo teotte, yûzen to Fuji no hakuun wo nagameru tachiba de aru 一枝の花を手折って、悠然と富士の白雲を眺める立場である) ».
C’est là un cas typique de « voir-comme (mitate 見立て) », procédé classique dans l’esthétique de l’Asie
orientale : voir un lieu A (le mont Fuji) comme si c’était un lieu non-A
(le mont Lu), impliquant donc que Fukuoka (A) est Tao Yuanming (non-A), ce qui
relève du quart lemme du tétralemme (v. plus loin). Sur l’usage du mitate au Japon, notamment dans le
paysage, v. Augustin BERQUE, Le sauvage
et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986.
[15] Je traduis d’après l’original reproduit dans
Matsueda et Wada, op. Cit., vol. I p.
208 sq. Je commente ce poème dans Histoire de l’habitat idéal, op. cit., p. 73 sqq.
[16] Nippon Hôsô Kyôkai 日本放送協会, la chaîne de
télévision nationale.
[17] Traduction du sanskrit par Guy BUGAULT, Stances du milieu par excellence, Paris,
Gallimard, 2002, p. 35.
[18] On place plus communément la binégation en
quatrième position, mais YAMAUCHI Tokuryû 山内得立 a montré à juste titre, dans Rogosu to renma ロゴスとレンマ (Tokyo, Iwanami, 1974 ; traduction par A.
Berque Logos et lemme, sous presse
aux éditions du CNRS), que cela ne mène littéralement à rien, tandis que placer
en dernier la biaffirmation ouvre à tous les possibles.
[19] Mu I. Kami no kakumei, op. cit. p. 107.
[20] Qui consiste en ce que, pour
Nishida, la négation progressive de l’être par le néant relatif (sôtai mu 相対無, i.e. la négation de l’être) aboutit – on ne sait comment
– à la négation du néant par lui-même, i.e. le néant absolu. Sur ce problème,
v. mes articles « La logique du lieu dépasse-t-elle
la modernité ? », p. 41-52, et
« Du prédicat sans base : entre mundus
et baburu, la modernité »,
p. 53-62 dans Livia MONNET (dir.) Approches
critiques de la pensée japonaise au XXe siècle, Montréal,
Presses de l'Université de Montréal, 2002; et plus généralement mon Écoumène. Introduction à l’étude des milieux
humains, Paris, Belin, 2000, § 12.
[21] V. à ce sujet Augustin BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la
modernité, Bruxelles, Ousia, 2 vol., 2000.
[22] Jakob von UEXKÜLL, Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les mondes animaux et
humains), Hambourg, Rowohlt, 1956 (1934), p. 66. Traduction A.B.
[23] Sur ce thème, v. mon La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Nanterre La
Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014 ; et, sous presse,
Marie AUGENDRE, Jean-Pierre LLORED et Yann NUSSAUME (dir.), La mésologie, un autre paradigme pour
l’anthropocène, Paris, Hermann. Voir également le site <http://mesologiques.fr>, et sur ce
site mon Glossaire de mésologie.
[24] Sur
la dynamique de cette ternarité dans l’histoire et dans l’évolution, v. mon Poétique de la Terre. Histoire naturelle et
histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014.
[25] Streifzüge…,
op. cit. p. 105.
[26] Shizen nôhô. Wara ippon…, op. cit. p.
20.
[27] Le Glossaire de mésologie cité plus haut définit ce terme ainsi (les
astérisques renvoient à d’autres entrées du glossaire) : « PRISE n. f. Syn. prise écouménale, prise existentielle. Apparenté à l’affordance gibsonnienne. Instance
particulière de la médiance*, à la fois active (ce que l’être* peut faire des
choses* de son milieu*) et passive (les possibilités que lui offre son milieu).
Cela en tant que* quoi les choses* d’un certain milieu* existent*. Se décline
en quatre principales catégories ou prédicats : ressources, contraintes,
risques et agréments. Selon l’être concerné et selon l’occasion, un même objet*
(S*) peut exister* en tant que l’une ou l’autre de ces différentes prises
(S/P*) ».
[28] Shizen nôhô. Wara ippon…, op. cit. p.
19. Traduction A.B.
[29] « Trop heureux les cultivateurs, s’ils
connaissaient leur bonheur ! Pour qui d’elle-même, loin des luttes fratricides,
la très juste Terre épand au sol une nourriture facile ». Virgile, Géorgiques, II, vers 458-460. Traduction
A.B.
[30] Hésiode, Les
travaux et les jours, vers 109-118. Traduction A.B.
[31] Ce terme est défini comme suit par le Glossaire cité plus haut : « RECOUVRANCE n. f. Redécouverte,
réappropriation et ménagement* des liens dont le TOM*, infatué par le principe
du mont Horeb*, s’était systématiquement coupé. Concept mésologique apparenté
au convivialisme d’un Ivan Illich, aux relations de proximité d’un André Gorz,
à la conscience du lieu d’un Alberto Magnaghi, à l’agronomie naturelle (shizen nôhô 自然農法) d’un Masanobu Fukuoka, à la permaculture, etc. : comme les marins priaient Notre-Dame-de-Recouvrance pour recouvrer
(retrouver) la terre après un long voyage en mer, l’humanité aspire à recouvrer
sa relation avec la Terre – l’écoumène*, la demeure humaine* ».
[32] Il
s’agit non pas de Fukuoka Masanobu, mais de la ville de Fukuoka, à Kyûshû, qui
a été historiquement la porte du Japon sur l’Asie.