L’échelle de la Recouvrance
(pour que Terre demeure humaine)
Georgia, Georgia, the whole day through
just an old sweet song
that keeps Georgia on my mind
Ray Charles
Résumé – La modernité s’est écartelée entre la Terre de Husserl (qui ne se meut pas) et la Terre de Galilée (qui se meut), contradictoires mais vraies toutes les deux. Logiquement et ontologiquement incapable de surmonter ce dilemme, le paradigme moderne l’a évacué en niant l’existence de mondes divers, puisque la Terre de Galilée est universelle ; d’où la Sixième Extinction. Devant cette impasse, il s’impose à nous de penser ternairement, non plus binairement : la Terre (S) est une et universelle, mais pour les divers êtres (I, I’, I’’…), elle existe en tant que mondes divers (P, P’, P’’…). D’où les réalités différentes (S-I-P, S-I’-P’, S-I’’-P’’…) qui sur une même planète, depuis 3,8 milliards d’années, ont évolué convivialement en fonction les unes des autres.
Summary – Modernity quartered itself between Husserl’s Earth (which does not move) and Galileo’s Earth (which moves), both contradictory and true. Logically and ontologically unable to overcome this dilemma, the modern paradigm evacuated it by negating the existence of diverse worlds, since Galileo’s Earth is universal ; hence the Sixth Extinction. Facing this dead end, we have to think ternarily, not any more binarily : the Earth (S) is one and universal, but for the diverse beings (I, I’, I’’…), it exists as diverse worlds (P, P’, P’’…). Hence the different realities (S-I-P, S-I’-P’, S-I’’-P’’…) which, on one and the same planet, for 3.8 billion years, have been convivially evolving depending on each other.
Ce livre centré sur l’Asie orientale, et plus particulièrement sur le Japon, se termine comme on vient de le voir sur une analogie entre Fukuoka, Hésiode et Virgile. Tous trois nous parlent d’agriculture, et chez tous les trois s’exprime, à quelque détour de l’œuvre, cette idée curieuse que le travail de la terre pourrait ou aurait pu n’être pas un labeur. Chez le plus ancien des trois, Hésiode, c’est l’idée qu’à l’Âge d’or, la terre, pourtant cultivée (aroura ἄρουρα), offrait ses fruits « de son propre mouvement » (automatê αὐτομάτη). Là s’exprime un idéal matriciel que nous aurions perdu, en somme, et qui est source de nostalgie. Huit siècles plus tard, ce même idéal, Virgile le voit néanmoins dans les campagnes de son temps, où c’est la terre qui « d’elle-même, spontanément » (ipsa) donne aux paysans une « nourriture facile » (facilem victum). Et près de trois mille ans écoulés depuis Les travaux et les jours, deux mille depuis les Géorgiques, à l’autre bout du monde, Fukuoka dit la même chose : la « méthode naturelle en agriculture » (shizen nôhô 自然農法), c’est une « agriculture facile » (rakunô 楽農). Ici, αὐτομάτη, ipsa et shizen 自然 sont en effet synonymes ; ces mots pourtant différents ne disent pas autre chose que ce « de soi-même ainsi » (zìrán自然) que le taoïsme a idéalisé comme « inartifice » (wúwéi 無為). Wúwéi zìrán無為自然 non seulement vont ensemble, mais sont au fond la même chose : l’inartifice allant de soi-même ainsi dans l’œuvre humaine elle-même. Et chez Fukuoka, le raku 楽 de rakunô 楽農suggère même qu’en fin de compte, réconciliant la nature et l’œuvre humaine dans le non-labeur (le non-labour), cette agriculture-là ne serait autre que le paradis : le « jardin des délices », rakuen 楽園. Ainsi serait bouclée une boucle de la Recouvrance : recouvrance de la terre, recouvrance de la Terre, recouvrance de l’Âge d’or.
Or s’agit-il bien d’une boucle ?