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mercredi 24 février 2021

L’échelle de la Recouvrance / Augustin Berque

 Cet extrait est la conclusion de l'ouvrage d’Augustin Berque, Recouvrance. Retour à la terre et cosmicité en Asie orientale, Bastia, éditions Éoliennes, sous presse.


L’échelle de la Recouvrance

(pour que Terre demeure humaine)



Georgia, Georgia, the whole day through

just an old sweet song

that keeps Georgia on my mind

Ray Charles


Résumé – La modernité s’est écartelée entre la Terre de Husserl (qui ne se meut pas) et la Terre de Galilée (qui se meut), contradictoires mais vraies toutes les deux. Logiquement et ontologiquement incapable de surmonter ce dilemme, le paradigme moderne l’a évacué en niant l’existence de mondes divers, puisque la Terre de Galilée est universelle ; d’où la Sixième Extinction. Devant cette impasse, il s’impose à nous de penser ternairement, non plus binairement : la Terre (S) est une et universelle, mais pour les divers êtres (I, I’, I’’…), elle existe en tant que mondes divers (P, P’, P’’…). D’où les réalités différentes (S-I-P, S-I’-P’, S-I’’-P’’…) qui sur une même planète, depuis 3,8 milliards d’années, ont évolué convivialement en fonction les unes des autres. 


Summary – Modernity quartered itself between Husserl’s Earth (which does not move) and Galileo’s Earth (which moves), both contradictory and true. Logically and ontologically unable to overcome this dilemma, the modern paradigm evacuated it by negating the existence of diverse worlds, since Galileo’s Earth is universal ; hence the Sixth Extinction. Facing this dead end, we have to think ternarily, not any more binarily : the Earth (S) is one and universal, but for the diverse beings (I, I’, I’’…), it exists as diverse worlds (P, P’, P’’…). Hence the different realities (S-I-P, S-I’-P’, S-I’’-P’’…) which, on one and the same planet, for 3.8 billion years, have been convivially evolving depending on each other.


Ce livre centré sur l’Asie orientale, et plus particulièrement sur le Japon, se termine comme on vient de le voir sur une analogie entre Fukuoka, Hésiode et Virgile. Tous trois nous parlent d’agriculture, et chez tous les trois s’exprime, à quelque détour de l’œuvre, cette idée curieuse que le travail de la terre pourrait ou aurait pu n’être pas un labeur. Chez le plus ancien des trois, Hésiode, c’est l’idée qu’à l’Âge d’or, la terre, pourtant cultivée (aroura ἄρουρα), offrait ses fruits « de son propre mouvement » (automatê αὐτομάτη). Là s’exprime un idéal matriciel que nous aurions perdu, en somme, et qui est source de nostalgie. Huit siècles plus tard, ce même idéal, Virgile le voit néanmoins dans les campagnes de son temps, où c’est la terre qui « d’elle-même, spontanément » (ipsa) donne aux paysans une « nourriture facile » (facilem victum). Et près de trois mille ans écoulés depuis Les travaux et les jours, deux mille depuis les Géorgiques, à l’autre bout du monde, Fukuoka dit la même chose : la « méthode naturelle en agriculture » (shizen nôhô 自然農法), c’est une « agriculture facile » (rakunô 楽農). Ici, αὐτομάτη, ipsa et shizen 自然 sont en effet synonymes ; ces mots pourtant différents ne disent pas autre chose que ce « de soi-même ainsi » (zìrán自然) que le taoïsme a idéalisé comme « inartifice » (wúwéi 無為). Wúwéi zìrán無為自然 non seulement vont ensemble, mais sont au fond la même chose : l’inartifice allant de soi-même ainsi dans l’œuvre humaine elle-même. Et chez Fukuoka, le raku 楽 de rakunô 楽農suggère même qu’en fin de compte, réconciliant la nature et l’œuvre humaine dans le non-labeur (le non-labour), cette agriculture-là ne serait autre que le paradis : le « jardin des délices », rakuen 楽園. Ainsi serait bouclée une boucle de la Recouvrance : recouvrance de la terre, recouvrance de la Terre, recouvrance de l’Âge d’or. 


Or s’agit-il bien d’une boucle ?



IconographieNébuleuse dite "de la petite Gemme" (Hubble, 8 déc. 2017). Située dans la constellation du Sagittaire (l'Archer), à environ 6 000 années-lumière de nous. La riche lueur du nuage fait un peu plus d'une demi-année-lumière de diamètre - ce qui est énorme par rapport à sa minuscule étoile centrale - mais cela reste "une petite gemme" à l'échelle cosmique. Son nom d'archive officiel est moins poétique : NGC 6818. 
Credit: ESA/Hubble & NASA, Acknowledgement: Judy Schmidt

mercredi 2 septembre 2020

Extrait de Recouvrance

Kyoto, Pedro Szekely

Retour à la terre et cosmicité en Asie orientale

(Bastia, éditions Éoliennes, à paraître)
Augustin BERQUE

§ 55. L’y-présence : la ville japonaise

Vous avez vu la Ford Mustang GT Fastback de Frank Bullitt (Steve McQueen) dévaler les rues de San Francisco dans le film de Peter Yates (1968) ? Non ? Alors ouvrez La Terre et Moi, du géographe Luc Bureau , à la page 98, où vous trouverez un plan de San Francisco, avec comme légende cette citation de L’Amérique au jour le jour, de Simone de Beauvoir :

« San Francisco est un scandale d’abstraction têtue, un délire géométrique. Le plan a été tracé sur le papier sans que l’architecte jetât un coup d’œil sur le site : c’est un damier aux lignes bien droites, exactement comme New York et Buffalo. Les collines, ces accidents trop concrets, on les a simplement niées ; les rues les escaladent et les dévalent sans s’écarter de leur dessin rigide ».

San Francisco a été fondé en 1776 , alors en Nouvelle-Espagne, mais n’a pris sa configuration actuelle qu’après la conquête de la Californie par les États-Unis (1846) , qui ont systématiquement géo-maîtrisé le continent à l’aide du gril orthogonal du township. Le gril, ils n’en étaient évidemment pas les inventeurs. On dit communément que le premier à l’appliquer à un plan de ville fut l’architecte Hippodamos (-498/-408), à Milet, mais le plan orthogonal de Milet avait été précédé de neuf siècles par celui d’Akhetaton, la nouvelle capitale construite par Akhenaton (Aménophis IV, -1371 ou -1365/-1338 ou -1337), qui, le temps d’un règne, imposa dans la religion égyptienne le monothéisme du Soleil (Rê), dont il était à la fois le prophète et l’incarnation.
Ce lien entre la géométrie, la géo-maîtrise de l’étendue par le pouvoir et le monothéisme aura marqué l’histoire de l’Occident.

mercredi 15 juillet 2020

Extrait de Recouvrance

The Woman at the Well, Diego Rivera: 1913

Retour à la terre et cosmicité en Asie orientale 

(à paraître aux éditions Éoliennes, Bastia) 
Augustin Berque

§ 44. « Valeur de la pensée environnementale traditionnelle dans le schéma du Yueling » 


L’auteur, Xu Yuanhe 1 , travaille au Centre de recherches sur les cultures orientales de l’Académie des sciences sociales de Chine. Nous avons déjà dit quelques mots du Yueling (les Ordonnances mensuelles, 月令) au § 29. L’article de Xu Yuanhe en fournit la liste complète, sur plusieurs pages, ce qu’il n’est évidemment pas question d’analyser ici en détail. Je me contenterai d’en donner quelques exemples, et m’attacherai plutôt aux commentaires qu’en fait l’auteur. Le Yueling est une sorte de calendrier agricole, genre fort ancien en Chine. Le Shiji (les Mémoires historiques, 史記) de Sima Qian (-145/-86) mentionne que Confucius transmettait le Xia xiaozheng (Petit calendrier des Xia, 夏小正), réputé avoir été établi sous la dynastie Xia (-2200/-1765). À l’époque des Royaumes combattants (-475/-221), les lettrés de la cour privée d’un riche marchand du Henan, Lü Buwei ( ?/-235) 2 rédigèrent une encyclopédie, le Lü shi chunqiu (les Printemps et automnes de Maître Lü, 呂氏春秋) 3 , dont chacune des douze parties était introduite par ce genre de données, mais nettement enrichies par rapport au Petit calendrier des Xia. C’est ce qui allait faire la matière du Yueling.

mercredi 20 mai 2020

Extrait de "Recouvrance. Retour à la terre et cosmicité en Asie orientale"


 Bastia, éditions Éoliennes, à paraître. 

aîtres et être

Augustin Berque


§ 46. « Ce que les proverbes nous disent des croyances écologiques (shēngtài xìnyăng 生態信仰) attachées aux maisons de la Chine du Sud » 


Cet article de Lü Hongnian étonnera sans doute parce qu’on n’y lit pas une seule fois le mot «fengshui » (風水, écomancie), que laisserait attendre pourtant « croyances écologiques »  ; mais, on s’en convaincra bien vite, les proverbes à eux seuls parlent assez du milieu où ils sont nés. 

Premier étonnement quand même, c’est qu’à la troisième ligne, cet article cite Churchill, qu’on n’eût pas imaginé rencontrer à Hangzhou. Il est vrai qu’il s’agit de ce mot fameux, qui depuis près de quatre-vingts ans n’a pas cessé de faire le tour des écoles d’architecture : 
We shape our buildings ; thereafter, they shape us
Dans le même sens, pour insister d’emblée sur le lien entre être et aîtres, Lü Hongnian cite deux ou trois proverbes chinois ; dont celui-ci : 
Maître est le bien de famille, hôte est la personne
chăn shì zhŭ, rénshēn shì kè 
産是主、人身是客
ce que, plus près de Churchill, la traduction japonaise a rendu par 
Maître est la maison, hôte est la personne
ie wa shujin de, hito wa kyaku 
家は主人で、人は客





mercredi 30 octobre 2019

Recouvrer la Terre / Augustin Berque

Colloque Le Regard écologique – Centre de l’Université de Chicago à Paris, 23-24 mai 2019 – 

RECOUVRER LA TERRE DANS LE PAYSAGE RURAL ? 

par Augustin Berque 

Bonifazio Veronese, non daté
L'adoration des bergers, détail (Bonifazio Veronese, non daté)
(source)
Abstract – Modern agriculture has become the worst example of our present civilization’s deterrestration. It kills the soil with its chemical fertilizers and heavy machinery, destroys the biosphere and poisons consumers with its pesticides, tortures animals, decimates peasantry and depopulates the countryside with its industrial logic, while playing havoc with the landscape owing to its technical needs. In a word, it has become both an antinatural and an antihuman industry. Instead, a transmodern, onto/logical (both logical and ontological) conception of the relationship of earth/the Earth and Humankind is proposed, discussing in particular Heidegger’s interpretation of the existential operator als (as).

Lire la suite (en Français)

mercredi 10 juillet 2019

Sur la vitale nécessité de dépasser le principe du tiers exclu / Augustin BERQUE

Stroyuschiysya dom
[House under construction]
Kasimir Malevitch, 1915-16
Proposé à la revue Klêsis.

Sur la vitale nécessité

de dépasser le principe du tiers exclu

par Augustin BERQUE

Résumé – Le POMC, paradigme occidental moderne classique, ontologiquement fondé sur le dualisme et logiquement sur le principe du tiers exclu (dérivé du principe d’identité), a produit la modernité. Il aboutit à une impasse non seulement au plan biologique, avec la Sixième Extinction de masse de la vie sur Terre, mais aussi au plan éthique, en décomposant le lien social, et au plan esthétique, en ravageant le paysage. En un mot, le POMC a décosmisé l’existence humaine. Pour nous recosmiser, les recettes techniques ne suffiront pas. Nous devons refonder onto/logiquement (à la fois au plan logique et au plan ontologique) non seulement notre genre de vie, mais notre manière de penser. Telle est la perspective de la mésologie (Umweltlehre, fûdoron), qui propose un ensemble de principes ontologiques et logiques susceptible de nous faire dépasser le POMC, et ce faisant de recouvrer notre lien vital avec la terre/avec la Terre.

mercredi 23 mai 2018

Transhumanisme et cyborgie, ou recouvrance de la Terre ? / Augustin Berque

Cyborg Ahn Chang Hong et 안창홍
(Korean Art Museum Association, 2006)
« Anthropocène » : qu’avons-nous fait, qu’allons-nous faire ?
Association Tapages, XI èmes Rencontres, Bergerac, 3-7 avril 2018

Transhumanisme et cyborgie,
ou recouvrance de la Terre ?

par Augustin Berque

Plan § 1. À qui la faute ? ; § 2. La médiance humaine ; § 3. Fuir en avant dans la cyborgie… ; § 4. … ou reconnaître notre condition écouménale ? ; Conclusion : mésologie et recouvrance. 

§ 1. À qui la faute ? 

Parler d’« anthropocène », c’est ipso facto attribuer à l’humanité tout entière la responsabilité des ravages que subit l’environnement terrestre à cause de l’action humaine1. En fait, comme l’ont souligné Bonneuil et Fressoz2, il conviendrait plutôt de parler de capitalocène, d’occidentalocène ou de consumérocène, car cette responsabilité n’est pas celle de l’anthrôpos ἅνθρωπος en général, mais celle d’un certain type de civilisation, dont ne profite qu’une minorité, à l’exclusion des autres humains3. C’est là un problème à la fois social et géopolitique. Et comme les effets en sont d’échelle planétaire, c’est aussi un problème moral, parce que, dans l’ensemble, ceux qui ont provoqué et continuent d’aggraver l’anthropocène ne sont pas ceux qui en pâtissent. Pour dire la chose en un mot, la cause principale de l’anthropocène, c’est le paradigme occidental moderne-classique (ci-après POMC), caractérisé ontologiquement par le dualisme, qui s’est instauré en Europe au XVII e siècle, et a rendu possible la modernité dans ses aspects les plus divers. L’essence de ce paradigme dualiste aura été de couper le lien ontologique entre l’être humain et le milieu terrestre, converti en un simple objet mécanique, manipulable et utilisable à volonté. L’humain quant à lui s’est auto-institué en un sujet transcendantal, comme le symbolisa le cogito cartésien.

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