mardi 7 décembre 2010

Logique de la co-suscitation. Refonder la morale

Primates et philosophes
(source iconographique ici)
Séminaire "Poétique de la Terre". Compte rendu de la séance du vendredi 3 décembre 2010
A. Berque rectifie d'abord un solécisme qui s'était glissé dans le CR du 19 novembre : "avec nos signes" se dit "mit unseren Zeichen" (pas "unserem"). Il rappelle que l'expression "la Terre nous prononce" signifie que nous sommes une expression de l'histoire, naturelle puis humaine, selon une logique dont ne peuvent pas rendre compte les deux positions dominantes de la modernité à cet égard :
- soit un réductionnisme déterministe (qui prétend expliquer les faits humains par les lois de la nature), 
- soit un métabasisme culturaliste (qui prétend déconnecter les faits humains de la nature). 

Du point de vue de la mésologie, les faits humains ont leur fondation dans la nature, mais ne peuvent pas s'y ramener parce qu'ils en procèdent selon une histoire dont chaque étape est marquée par la contingence et l'émergence. Cette histoire va du moins spécifique vers le plus spécifique. Elle n'est donc ni réversible, ni répétable.


Cette émergence continue est la "poétique" de la Terre. Elle crée des mondes singuliers à partir d'un substrat commun, et cela dès l'émergence de la vie (la biosphère) à partir de la matière (la planète). Dans ce processus, à partir de l'environnement universel (l'Umgebung d'Uexküll), chaque sujet (chaque espèce, chaque culture, chaque personne) émerge en co-suscitation mutuelle (pratitya samutpada) avec son propre monde ambiant (Umwelt). Telle est l'hypothèse qui guide le séminaire.

Cette appropriété du monde au sujet qui l'habite se traduit  dans les superlatifs que Platon, dans le Timée, emploie pour qualifier le kosmos : celui-ci est "très grand, très bon, très beau et très accompli" (megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos). En fait, pour que cette qualification soit consistante, il faudrait que le sujet qui habite ledit monde ait un référent extérieur ; établie de l'intérieur du monde (qui est "un et seul de sa race"), elle est inconsistante : elle contrevient aux théorèmes de Gödel, qui établissent que l'on ne peut pas construire de proposition p énonçant la consistance d'un système S, telle que p appartienne elle-même à S.   

Dans la perspective de la mésologie, cette impossibilité signifie qu'il est vain de s'interroger sur l'origine des choses; en revanche, on doit s'efforcer de fonder celles qui existent par référence à une extériorité. Le discours métabasiste (le culturalisme, par exemple la clôture du cercle sémiologique sur lui-même) n'est pas soutenable : la culture ne peut se fonder que par référence à l'extérieur d'elle-même, c'est-à-dire dans la nature. 

A. Berque commence ensuite à illustrer ce principe à propos de la morale. Celle-ci doit être fondée en référence à ce qui n'est pas la morale, i.e. la nature. Cette relation est problématique depuis l'antiquité. Dans le Gorgias, Platon fait dire au sophiste Calliclès que la nature nous montre que le fort doit dominer le faible : là serait la véritable justice. En somme, la nature est mauvaise, mais tant pis pour les faibles. Ce point de vue, sous diverses formes, traverse l'histoire. On le retrouve chez Nietzsche ("Soyez durs!"), ainsi que dans le nazisme ("On a le droit d'être cruel, puisque la nature est cruelle"). 

Mais la nature est-elle mauvaise? On trouve aussi le point de vue inverse, qui s'illustre dans le mythe de l'Âge d'or en Europe, ou le mythe du Grand Même (大同 Datong) en Chine.  Cette idée domine le taoïsme, pour lequel c'est la morale elle-même qui institue le mal : "Dans le monde, chacun connaît le beau en tant que beau, et par là institue le laid. Chacun connaît le bien en tant que bien, et par là institue le mal (天下皆知美之為美、斯悪已。皆知善之為善、斯不善已)".

A. Berque voit là un exemple de la logique de la co-suscitation (il y a suscitation mutuelle du beau et du laid, du bien et du mal), ainsi que la préfiguration du principe de la trajection (l'en-tant-que écouménal). Ce principe s'illustre plus clairement encore dans un vers fameux de Xie Lingyun à propos du paysage: "Le sentiment, par le goût, fait la beauté (情用賞為美)". Dans les deux citations susdites, le wei équivaut à l'"en tant que" de la formule r = S/P (la réalité, c'est S en tant que P, i.e. le sujet logique appréhendé en tant que prédicat). Le vers de Xie Lingyun montre cependant qu'il y faut pour agent la subjectivité humaine. 

L'émergence de l'éthique environnementale (conséquence du ravage de l'environnement) et les progrès de l'éthologie (qui montre que les animaux supérieurs ont un certain sens éthique) ont fait sauter les anciennes barrières entre morale et nature. Il nous échoit de refonder la morale dans la nature, i.e. de la recosmiser, au delà de la décosmisation moderne. La prochaine séance indiquera quelques pistes à ce sujet.

Lectures conseillées

Augustin BERQUE, Ecoumène. Introduction à l'étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000 (chap. 2 : "Monde").
Frans DE WAAL, Primates et philosophes, Paris, Le Pommier, 2006.
Jean-François GAUTIER, L'Univers existe-t-il ?, Arles, Actes Sud, 1994.
Ilya PRIGOGINE (dir.), L'Homme devant l'incertain, Paris, Odile Jacob, 2001.

Texte complémentaire : "Poétique naturelle, poétique humaine".


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