samedi 20 novembre 2010

Séminaire "La poétique de la Terre". Compte rendu de la séance du vendredi 19 novembre 2010. "La Terre nous prononce".

Désert
1. Pour résumer la problématique du séminaire, A. Berque livre en pâture à l'imagination de l'auditoire cet aphorisme "Zwar nennen wir die Erde, mit unserem Zeichen ; aber es ist sie, die uns ausspricht".*

2. Que la Terre nous "prononce" veut dire que l'histoire naturelle nous a produits, et qu'à tout moment elle soutient notre existence. Ce processus anthropopoïétique (créateur de l'humain) est en même temps cosmopoétique (il crée notre monde). Ici "monde" (l'ensemble des choses qui pour nous sont la réalité, i.e. notre Umwelt) doit être soigneusement distingué de l'Univers (la totalité des objets reconnus par le "point de vue de nulle part" qui est celui de la science moderne).


3. Ledit processus est un concert d'échelles spatio-temporelles qui toutes sont distinctes, mais en harmonie : l'harmonie d'un kosmos (mot dont le sens fondamental est celui d'ordre harmonieux). Or l'abstraction moderne du sujet humain hors de ce concert en fait une cacophonie, dans laquelle notre lien avec les choses a été tranché par le dualisme qui les a converties en objets. Il s'agit aujourd'hui de reconcevoir et remettre en oeuvre ce lien, sans retourner en arrière mais au contraire en dépassant le TOM (le topos ontologique moderne).

4. Ce qui établit le lien entre notre existence et la réalité des choses est appelé trajection, processus qui a été défini dans les cours précédents selon deux approches :
- cosmisation du corps par la technique (du topos vers la chôra), somatisation du monde par le symbole (de la chôra vers le topos) ;
- assomption de S en P, hypostase de P en S'.

5. La synthèse des deux approches repose sur le fait que notre monde (Umwelt, kosmos) est prédicatif (P). C'est un prédicat qui est investi trajectivement de la substantialité de son sujet logique (S), la Terre ; processus représenté par la formule (((S/P)/P')/P'')/P''' etc. Cette trajection se répète à l'échelle de l'humain : notre corps animal individuel (i.e. notre topos substantiel, S) se projette dans, et est réfléchi par, notre corps médial (notre milieu, i.e. notre chôra éco-techno-symbolique, P). La réalité de chacun de nous peut donc se représenter aussi par cette même formule (((S/P)/P')/P'')/P''' etc. En d'autre termes, quand je dis "je", je prédique en tant que "je" une réalité mouvante et historique, qui est à la fois mon corps et mon milieu. On peut faire l'hypothèse que Rimbaud en avait quelque pressentiment lorsqu'il proclama que "Je est un autre".

6. Dans ce rapport trajectif, il y a co-suscitation (pratitya samutpada, 縁起) du sujet et de son milieu, à toute échelle spatio-temporelle. A la fois le sujet est et n'est pas son milieu, rapport tétralemmique (affirmation, négation, affirmation et négation, ni affirmation ni négation) que représente le sinogramme 即. C'est ce que le séminaire se propose de mettre en lumière.

7. A. Berque montre ensuite l'erreur de l'écologie profonde quand elle réduit de tels processus au bon fonctionnement des écosystèmes. L'ontologie d'un Arne Naess n'est en fait qu'une ontologie de l'objet (l'Umgebung), qui achoppe sur une aporie insurmontable en voulant en déduire une morale (ce qui suppose une Umwelt). Pour plus de détails, voir, "Ontologie des écosystèmes, ou des milieux humains?".

* "La Terre, nous la nommons, certes, avec nos signes ; mais c'est elle qui nous prononce" ; ce qui parodie la proposition 3.221 du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein: "Die gegenstände kann ich nur nennen. Zeichen vertreten sie. Ich kann nur von ihnen sprechen, sie aussprechen kann ich nicht. Ein Satz kann nur sagen, wie ein Ding ist, nicht was es ist". (Je ne peux que nommer les objets. Les signes les représentent. Je ne peux qu'en parler, je ne peux pas les prononcer. Une phrase peut seulement dire comment est une chose, pas ce qu'elle est). Cette proposition est analysée dans le texte précédemment communiqué "La transgression des cartes".

Lectures conseillées 

- Augustin BERQUE, Être humains sur la Terre. Principes d'éthique de l'écoumène, Paris, Gallimard, 1996.
- Pierre HADOT, Études de philosophie ancienne, Paris, les Belles Lettres, 1998 (chap. XIV sur la notion de « poème du monde »).
- Arne NAESS, Ecologie, communauté et style de vie, Paris, MF, 2008.
- Kenneth WHITE, "Lettre de Locquémeau", p. 85-98 dans Communications, n°87, 2010, Autour du lieu. (à propos de la géopoétique et de la cosmopoétique).
- YAMAUCHI Tokuryû 山内得立, Rogosu to renma 『ロゴスとレンマ』(Logos et lemme), Tokyo, Iwanami, 1974.