mardi 14 février 2012

Forme fluens / Luciano Boi

Le coq  Joan Miró
"Le coq"  (Joan Miró, Paris, mars 1949)

Forme fluens

Notes sur la plasticité et la complexité des formations vivantes

Luciano Boi, EHESS, Paris. 

Résumé : De nombreuses études parues ces dernières années, aussi bien en biologie moléculaire que cellulaire ou évolutive, montrent clairement que la plasticité et la complexité, souvent couplés et agissant de concert, sont deux concepts qui jouent un rôle fondamental dans toutes les étapes de la construction d’organismes adultes individués. Dans cet article nous mettons en évidence quelques-unes de leurs propriétés caractéristiques et la manière dont elles définissent les systèmes vivants. La plasticité est liée essentiellement à la capacité qu’ont ces derniers de remodeler et adapter leur forme à des événements et processus fonctionnels d’importance cruciale pour permettre le développement ontogénétique et phylogénétique des organismes.
Elle joue également un rôle majeur dans le changement de l’état de régulation associé aux principales structures cellulaires et organismiques. La complexité est très probablement l’expression des dynamiques spatio-temporelles qui sous-tendent ces événements et processus, et elle reflète la grande variété d’interactions et trajectoires caractérisant la plupart des phénomènes biologiques, depuis la transcription jusqu’à la neurogenèse, à des échelles spatiales et temporelles très différentes. La plasticité joue un rôle fondamental dans le remodelage du génome, dans la régulation cellulaire, dans l’embryogenèse, dans la variabilité morphologique et phénotypique, dans le développement des fonctions cognitives. Elle comprend donc l’ensemble des processus de modification et de réorganisation des propriétés structurelles des formes des organismes et des réseaux fonctionnels de protéines dont dépendent la formation et l’évolution des systèmes vivants. La considération de la plasticité et de la complexité seule permet d’intégrer l’analyse de l’échelle supramoléculaire et cellulaire avec l’étude des morphologies complexes et des propriétés systémiques globales des organismes individués. Ces deux propriétés clés constituent également l’horizon le plus approprié aujourd’hui pour repenser les capacités d’auto-organisation, la contingence historique, l’autonomie et la liberté du vivant.


1. Les concepts clés de plasticité et complexité et leur importance pour comprendre les systèmes vivants
     Ces notes entendent rendre compte de quelques nouvelles interactions entre les sciences du vivant et les sciences humaines. Des avancées théoriques et expérimentales de ces dernières années n’en finissent pas de bouleverser nos connaissances sur le « vivant » et l’« humain ». Dans les temps récents, nous n’assistons pas seulement à un nouveau rapprochement entre les sciences biologiques et les sciences humaines, mais à l’émergence d’une connexion profonde entre leurs objets et concepts respectifs à tous les niveaux d’organisation où elles interagissent. De manière générale, mon objectif est repenser à la fois la biologie, la dynamique et la philosophie du vivant, dans les contextes scientifique, écologique et social inédits que l’on vit actuellement. En particulier, il s’agit de mieux comprendre les relations complexes et changeantes entre inné/acquis, vivant/inerte, ordre/désordre, local/global, réversible/irréversible. Dans ce but, il m’apparaît essentiel de considérer la plasticité et la complexité comme concepts clés d’une quête intelligible de nouvelles dimensions et significations du vivant. Il faudrait également souligner d’emblée qu’ils sont coextensifs et interdépendants, non seulement parce qu’ils s’influencent l’un l’autre, mais aussi parce qu’ils définissent un espace de causalités nécessaires et possibles dont les dynamiques effectives sont très vraisemblablement au cœur de la construction ontogénétique et phylogénétique des organismes vivants, de leur individuation.    
     Dans mes recherches consacrées à la modélisation topologique et dynamique de certains processus biologiques fondamentaux qui participent à la morphogenèse et à l’évolution des organismes vivants, la plasticité y joue un rôle capital. Ces processus comprennent notamment le repliement et le remodelage de la chromatine, l’organisation spatiale du chromosome, le développement spatial et temporel de l’embryon, la différentiation et régulation cellulaire, et ils se déploient à l’interface génétique/épigénétique et organismes/écosystèmes. Les aspects théoriques et les enjeux épistémologiques majeurs de ces processus concernent la question fondamentale des relations entre forme et fonction : il s’agit notamment d’arriver à élucider comment la forme peut modifier et réguler la fonction et comment, en retour, la fonction est à même d’adapter et moduler la forme. Nous entendons ici la forme au sens morphologique[1], une forme spatio-temporelle à caractère organisateur, une forme douée de plasticité, non pas au sens d’une propriété “passive”, mais bien plutôt capable d’un pouvoir transformationnel et générateur ; la plasticité, nous le verrons, est le moteur même de la morphogenèse et aussi de la fonctionnalité des êtres vivants. En effet, la fonction biologique se réalise généralement en relation avec le déploiement d’une forme (c’est notamment le cas des fonctions cellulaires et tissulaires qui se mettent en place lors du développement de l’embryon) : c’est dire donc qu’une fonction est toujours intégrée à une forme, et elle se déploie comme espace d’expression des pouvoirs de la forme. La difficulté est de savoir comment nous allons expliquer la relation fondamentale entre le polymorphisme (leur côté structurel plastique) et l’unité fonctionnelle (le côté fonctionnel adaptatif) des systèmes vivants.  C’est ainsi le problème de la compréhension des propriétés émergentes d’organisation et de régulation de la matière vivante qui est au cœur de cette question, et qui, au demeurant, n’est pas réductible à la manière dont il se pose dans les sciences physiques.
     En même temps qu’une étude mathématique, inspirée d’une analyse empirique des phénomènes biologiques, je mène en parallèle une réflexion épistémologique et philosophique sur les possibilités nouvelles qui s’ouvrent aujourd’hui de développer une approche intégrative et relationnelle des êtres vivants et de leurs interactions avec un milieu naturel et culturel plus vaste. Notons d’ores et déjà – j’y reviendrai par la suite – que la recherche dans de nombreux domaines des sciences sociales est également confrontée à ce même problème.


2. L’individuation biologique et cognitive comme nouvel horizon de la pensée contemporaine
     Il n’est pas exagéré d’affirmer que la biologie devient de plus en plus la scène où se reflètent avec le plus d’acuité les métaphores, les sensibilités et les enjeux de la pensée contemporaine. Dans ce rôle, elle remplace peu à peu la physique, qui sert de point de référence depuis plus d’un siècle. Réciproquement, ce qui est en train de se produire dans les sciences de la société d’une part, et dans les neurosciences (des maladies neurodégénératives aux troubles cognitifs) de l’autre, et qui peut être du moins en partie éclairé par les acquis récents dans les sciences du vivant, est le reflet d’un profond changement de paradigmes et de pratiques dans la pensée moderne sur ce qu’est la “nature humaine” ou les “natures humaines” et l’histoire naturelle ou les histoires naturelles qui conditionnent les diverses trajectoires évolutives empruntées par notre espèce et les autres espèces animales et végétales. Pour le dire autrement, les problèmes des sciences du vivant sont un microcosme où se reflètent les problèmes philosophiques et sociétaux plus vastes qui nous sollicitent aujourd’hui. La manière dont on considère les systèmes naturels et les organismes vivants va conditionner nos rapports avec les êtres sensibles, la vie, l’environnement, la santé et de la communication entre les humains. Il s’agit en particulier d’explorer les pointes les plus avancées de ce changement et de réfléchir sur ses conséquences aux échelles plus globales de la culture et de la société. Pour ma part, je suis persuadé que l’étude des capacités organisationnelles et cognitives du vivant, de son fonctionnement plastique et complexe, de son autonomie endogène (biologique) et exogène (culturelle), de sa capacité d’auto-organisation et de son intentionnalité, doit être soustraite du contexte mécaniste et réductionniste dans lequel elle a été considérée des derniers cinquante ans et être placée sous un éclairage profondément différent. Cet effort d’intelligibilité et de réinvention doit s’appuyer, pour être efficace, sur les concepts clés de plasticité conformationnelle, complexe et multiéchelle, d’intégration relationnelle (intégration du tout et de ses parties, du génétique et de l’épigénétique, du développement et de l’évolution, des organismes et de leurs milieux naturels et culturels), d’auto-organisation régulatrice et génératrice.
     À partir de l’idée que les systèmes vivants sont des entités douées d’auto-organisation et d’une signification intrinsèque qui se construit dynamiquement dans l’espace et le temps en relation avec des contextes co-évolutifs et cognitifs, on peut montrer qu’une pluralité de niveaux ontologiques et morphologiques, irréductibles au modèle d’explication mécanique et/ou moléculaire, doivent être intégrés à une définition plus complète et riche du vivant. Ces niveaux font intervenir des processus épigénétiques, des principes non mécaniques et des phénomènes qui ne sont pas de nature exclusivement physico-chimique, sous la forme notamment de propriétés holistiques émergentes, coopératives et rétroactives. Or le fait de concevoir le vivant de cette manière permet tout à la fois d’aller au-delà du déterminisme génétique selon lequel le vivant est entièrement déterminé par les gènes, et de la croyance dans la sélection naturelle fondée sur des purs mécanismes aveugles et obéissant à des variations totalement aléatoires auxquelles les individus et les espèces doivent passivement s’adapter afin de survivre. Mais il est désormais suffisamment clair que ce ne sont pas là les seuls modèles possibles pour penser les organismes vivants et leurs relations avec les milieux naturels et humains. Il est important de souligner aussi qu’à toutes les échelles de grandeur et à tous les niveaux d’organisation, les êtres vivants sont les systèmes les plus complexes et les plus organisés que l’on trouve dans la nature, que l’on se place du point de vue morphologique, de celui de leur fonctionnement ou dans une perspective cognitive. Ce sont littéralement des structures chargées d’histoire puisqu’elles sont aptes à préserver la mémoire des formes et des fonctions acquises dans le passé, au cours de longues périodes qui furent celles de l’évolution biologique, écologique et éthologique. Les organismes vivants ne sont pas des observateurs extérieurs, ni des mécanismes passifs ; ce sont bien au contraire des entités actives qui croissent et évoluent selon plusieurs dimensions spatiales et temporelles en modifiant leurs contraintes internes, leur environnement et leur comportement, et qui, au cours de cette croissance et évolution, réalisent plusieurs formes, fonctions et significations.   


3. Repenser le vivant : transversalité et intégration de nos connaissances
     Le thème du vivant se situe précisément au carrefour des sciences de la nature et de l’homme, et la compréhension de ses secrets, qui restent encore aujourd’hui nombreux, en appelle urgemment à une transversalité de nos méthodes et à une intégration effective de nos connaissances. Qui plus est, les mathématiques[2], les sciences biologiques et les sciences humaines doivent faire converger leurs efforts vers une plus grande intelligence de ces processus qui sous-tendent la vie : sa reproduction tout comme son évolution et son maintien. Mais c’est par la connaissance des organismes biologiques eux-mêmes, de leurs formes surprenantes et variables, de leurs transformations plastiques, de leurs comportements complexes[3], que nous pouvons être bien équipés pour trouver les meilleures solutions aux risques que pèsent aujourd’hui lourdement sur la préservation de la biosphère, la conservation de la biodiversité et la survie de nombreuses espèces animales et végétales. Il s’agit également d’écarter les différentes menaces qui pèsent sur la sécurité alimentaire, et d’améliorer la prévention de certaines maladies liées plus que d’autres aux styles de vie et aux modes d’organisation sociale. La possibilité de faire face aux défis théoriques et à cette situation impérieuse implique que nous brisions les barrières disciplinaires[4] pour ouvrir un nouvel espace de connaissance qui soit fondé sur un dialogue et un échange constants entre nos objets, concepts et modèles de recherche respectifs.     
     La biologie est, de toutes les sciences, la plus proche de l’existence de l’homme. C’est, après tout, la seule qui permet de revenir sur notre propre origine, qui promet, de manière certes limitée et parfois vaine, de réduire les souffrances que provoque la maladie, de lutter contre la mort. Mais les sciences biologiques ont envahi nos vies également d’une autre manière, en quelque sorte contradictoire avec la précédente, et elles menacent de manipuler nos aliments, d’altérer des caractères qui font la singularité de notre “nature”, de détruire une certaine liberté et créativité auto-organisée qui fait le propre de nos vies au profit d’une vie de plus en plus programmée et fabriquée artificiellement.
     Il est en tout cas incontestable que depuis la reproduction sexuée jusqu’à l’évolution, en passant par l’embryogenèse, les êtres humains s’inscrivent pleinement dans leur nature biologique, un ordre ontologique consubstantiel à l’humain qui en forge et en oriente, tout au long de son cycle de vie, son fonctionnement physiologique, son métabolisme, mais aussi ses mouvements sensori-moteurs, ses perceptions, ses craintes. Mais si les êtres humains (tout comme, à ce titre, les primates) sont ontologiquement enracinés dans la nature du fait de leur appartenance à un même ordre biologique, ils n’en sont pas pour autant complètement déterminés. Il y a en effet des aspects de la vie et de dimensions de l’existence qui s’éloignent de la détermination biologique proprement dite par des discontinuités qualitatives et des singularisations cognitives qui se manifestent sous la forme à la fois de morphologies plus complexes dans les structures des organismes et de propriétés psychiques émergentes dans leurs fonctions cognitives et symboliques. Mais cette différenciation, au lieu de rompre la continuité fondamentale avec l’ontologie naturelle de l’ordre biologique, en enrichit la perspective et en élargit l’horizon.
     L’impossibilité de réduire la matière biologique à la matière physique[5], de même que l’impossibilité de réduire la matière pensante à la matière biologique, relève moins d’un dualisme philosophique de type cartésien (qui pourtant existe et continue de conditionner nos conceptions du monde physique et biologique), que d’un phénomène fondamental qui récemment a changé en profondeur notre compréhension de la réalité. C’est un fait que le réel s’auto-organise de manière spontanée et contrainte, par des brisures de symétries, des bifurcations et des transitions de phases successives, en des niveaux d’organisations et de types de comportements irréductibles l’un à l’autre et dont chacun est caractérisé par de nouvelles propriétés et qualités impossibles à décrire et à expliquer à partir des propriétés qui ont servi pour décrire et pour expliquer un autre niveau et/ou comportement. Même si on était amené à reconnaître que la réalité est, dans le fond, de nature moniste, ce monisme est nécessairement complexe, changeant et stratifié.
     La biologie est une science imprégnée de théorie et, en même temps, elle est la science expérimentale par excellence. Même si elle est régie, à l’échelle atomique et moléculaire, par les mêmes lois que la physique et la chimie, la biologie n’a pas l’exactitude de ces disciplines – encore qu’aussi dans ces disciplines l’exactitude n’est généralement pas certaine, mais bien plutôt approchée. Mais pas seulement, car les systèmes biologiques croissent et évoluent suivant des mécanismes fort différents de ces mêmes lois physiques et chimiques, et en plus, ils manifestent des propriétés d’organisation et de régulation qui souvent contredisent les lois de la physique et de la chimie. Les objets biologiques sont trop complexes et singulièrement plastiques ; ils sont à la fois intrinsèquement robustes et fortement dépendants du milieu naturel dans lequel ils se trouvent. Dit autrement, ils manifestent un mélange critique de stabilité et d’instabilité où s’alternent phases proches de l’équilibre et phases qui en sont de plus en plus éloignées ; cette propriété nous apparaît d’autant plus importante quand on considère qu’un système loin de l’équilibre tend à perdre sa flexibilité structurelle et sa mémoire fonctionnelle. Cela suggère l’existence, chez les organismes vivants, d’une connexion forte entre le maintien de leur plasticité dans ses différentes formes (cellulaire, tissulaire, organismique, évolutive) et leur régénération fonctionnelle. On peut ainsi dire, en bref, que c’est essentiellement la plasticité qui entretient, dans des situations spatiales et temporelles variables, les capacités fonctionnelles, développementales et évolutives de tout organisme vivant.
     Les approches méthodologiques qui ont été utilisées au cours des dernières décennies pour explorer le monde biologique ont apporté à l’étude du vivant une notion d’unité jusqu’alors insoupçonnée. Ces approches n’ont peut-être pas produit de grandes théories unificatrices et prédictives du fonctionnement du vivant, mais nous pouvons en tout cas parler aujourd’hui d’une importante synthèse qui intègre l’étude du développement, l’analyse des morphologies et la description des trajectoires évolutives, et qui cherche à expliquer les relations réciproques entre le génotype et le phénotype.  En d’autres termes, cette synthèse en principe permet une plus grande intelligence des rapports entre les contraintes organisationnelles de la morphogenèse et les discontinuités accidentelles de l’évolution et de la spéciation.


4. Développement et morphogenèse
     L’étude du développement et de la morphogène occupe une place centrale en biologie. À ce stade, la plasticité des structures joue un rôle fondamental dans toutes les étapes qui président au façonnement d’un organisme adulte pour la mise en place d’une fonctionnalité complète et intégrée de ses organes et de son métabolisme global. Les forces et les transformations qui guident l’œuf dans sa croissance jusqu’à ce qu’il devienne un organisme multicellulaire, doté d’une forme qui lui est propre, et de caractéristiques biologiques et comportements particuliers, ont des siècles durant fasciné les observateurs de la nature. Les philosophes présocratiques, tout comme Aristote, se sont beaucoup employés à essayer de comprendre comment étaient générés les animaux. C’est à Aristote, dont les idées allaient prévaloir jusqu’au 17e siècle[6], que l’on attribue les premières descriptions formelles et “topologiques” du développement et de la genèse des formes vivantes. La pensée biologique n’a jamais été éloignée de la réflexion philosophique, comme le montrent les débats séculaires entre physicalisme et vitalisme, entre préformisme et épigenèse, entre finalisme et hasard. Depuis nos connaissances du monde vivant se sont considérablement étendues et précisées. Même si la vie apparaît en grande partie reposer sur un petit nombre de constituants fondamentaux et de mécanismes formels de base (l’ADN, le code génétique, le mode de synthèse des protéines, etc.) communs à tous les organismes, des bactéries aux mammifères, cependant, elle émerge de processus très divers et d’interactions extrêmement complexes qui se produisent entre ces constituants. Comment se peut-il que de cette cellule unique qu’est l’œuf, surgissent les composants du corps de l’adulte, fait de nombreux milliards de cellules harmonieusement ordonnées pour former des organes aussi différents et complexes que le cerveau, les membres, les yeux ou la face ? Non seulement la cellule fondatrice et ses descendantes se multiplient un nombre de fois incalculable (encore que strictement contrôlé), mais les milliards de cellules qui en résultent doivent acquérir des spécialisations qui les rendent aptes à remplir les fonctions les plus variées. On dénombre ainsi, chez les humains, quelque trois cent cinquante types de cellules différentes. Encore faut-il que ces classes de cellules spécialisées se répartissent selon un plan défini pour chaque espèce afin qu’émerge la forme qui la caractérise. Enfin, les diverses activités biochimiques et fonctions physiologiques de ces cellules doivent être coordonnées. Cela implique un système complexe de communications internes et d’échanges d’informations avec le monde extérieur. L’adaptation de l’organisme aux variations de ce dernier conditionne en effet sa survie.
     La « multicellularité » a permis une augmentation de la taille, une complexification des organismes et l’infinie variété des formes vivant aujourd’hui sur notre planète. En conséquence, chaque cellule provenant de la division de l’ovule fécondé ne se comporte plus uniquement comme une entité propre, mais aussi en fonction et au bénéfice de l’ensemble des cellules qui forment l’individu. L’appartenance des cellules à une « collectivité » peut être mise en évidence par la capacité d’une cellule isolée à construire un être tout entier, et par l’étonnant pouvoir de régulation de l’embryon, grâce auquel il peut construire un adulte conforme au modèle de l’espèce. Cela montre que chacune des cellules, et leur comportement lors du développement, se détermine en fonction de l’ensemble, et toutes concourent vers un but : construire un embryon conforme au plan d’organisation de l’espèce à laquelle il appartient. Les transformations spatiales et les dynamiques temporelles mises en jeu lors du développement de l’embryon ont une importance capitale pour assurer la croissance des formes vivantes et l’intégrité physiologique et cognitive des individus. Cette formidable capacité de coopération propre au vivant, combinée à l’extrême complexité des interactions cellulaires et à la surprenante plasticité des structures mises en place lors de la morphogenèse et de la construction de l’organisme, constitue le nouvel horizon de la biologie contemporaine.


5. Nouvelles perspectives scientifiques et épistémologiques dans les sciences du vivant 
     De ces constats et des recherches récentes en biologie se dégagent clairement quatre sortes de considérations.
     1) Le décryptage du génome, à lui seul ne peut pas rendre compte des mécanismes extrêmement complexes qui assurent le développement et la survie des organismes. Pour comprendre ces phénomènes, il faut compléter la perspective génétique par d’autres approches susceptibles de révéler l’immense diversité de causes et d’interactions qui, toutes ensemble, participent à la vie. De plus, ces causes et ces interactions suivent dans le monde biologique un comportement profondément non linéaire[7] et impossible à déterminer au moyen d’un programme donné à l’avance.  
     2) Un ensemble d’approches embryologiques, génétiques et épigénétiques a permis des percées significatives pour la compréhension des mécanismes moléculaires, cellulaires et évolutionnaires qui sous-tendent le développement des organismes pluricellulaires – bien que, par ailleurs, beaucoup de règles fondamentales et de processus vitaux soient encore très mal compris – ; elles démontrent, notamment, que les mécanismes de base de la morphogenèse se conservent par-delà les barrières entre espèces. La conservation des mécanismes de la morphogenèse par-delà les barrières entre espèces nous conduit à porter un regard unificateur sur le monde vivant ; les conséquences méthodologiques, épistémologiques et, au bout du compte, sociétales, qui en résultent vont être tout à fait considérables. On sait aujourd’hui que le patrimoine génétique des mouches et des vers est à bien des égards le même que celui de l’homme, comme l’indiquent les analyses récentes des génomes. On sait aussi et que ces diverses espèces ont, de plus, en commun d’importants mécanismes biochimiques et génétiques. Il s’ensuit que l’explication des différences morphologiques et physiologiques entre diverses espèces, et des propriétés spécifiques à chacune d’entre elles, ne saurait être cherchée uniquement dans le pouvoir incontrôlé et infaillible des gènes, mais dans d’autres propriétés et niveaux d’organisation des êtres vivants. Cette dernière remarque non mène directement à la troisième de nos considérations.
     3) Il est clair que nous sommes actuellement confrontés à un changement de paradigme au niveau tant théorique qu’expérimental, qui va être riche de conséquences pour la démarche à suivre dans les recherches en biologie et dans les sciences humaines. Aujourd’hui le principal paramètre spatial et temporel n’est plus le gène isolé, et l’espace global des variables et des trajectoires dans lequel se développe et évolue un organisme pluricellulaire n’est pas le génome (ou n’est pas uniquement le génome), mais bien plutôt l’épigénome. On est ainsi passé du « tout génétique » à l’épigénétique, et ce changement reflète une tout autre complexité et plasticité du vivant et de ses relations avec l’environnement naturel et social. Dès lors la notion de « programme génétique », c’est-à-dire l’idée que le plan du développement de chaque organisme vivant réside dans ses gènes, apparaît profondément insuffisante à rendre compte des différents niveaux d’organisation et des multiples mécanismes de régulation qui caractérisent les systèmes vivants. Il est désormais clair qu’un tel programme n’existe pas et qu’il n’y a aucun niveau de causalité privilégié dans les systèmes biologiques. Cela a conduit à redéfinir le génome comme une “partition” utile pour la transmission de certaines informations génétiques aux organismes, plutôt que comme un programme qui les créerait ;  d’ailleurs, cette partition n’est ni « lue » ni « interprétée » par les gènes, mais par des complexes de protéines et d’ARN dans le contexte dynamique de l’organisation spatiale de la chromatine et de certaines modifications structurelles et chimiques de l’ADN. La connaissance des modifications conformationnelles et chimiques du génome, c’est-à-dire de ces changements plastiques et épigénétiques, est en train de porter les comparaisons et autres considérations liées à la morphogenèse et à l’évolution vers des plans tout à fait inédits et a, sans nul doute, d’ores et déjà conduit à un rapprochement entre processus du développement, stratégies évolutives et questions environnementales. Les interrogations quant aux mécanismes qui sous-tendent les processus organiques, les interrogations quant au comment, ont été mises en rapport avec les interrogations quant au pourquoi de ces mécanismes.
     4) Les découvertes faites au cours de trois dernières décennies concernant les phénomènes épigénétiques représentent un bouleversement important de notre compréhension de l’hérédité, du développement et de la diversité du monde vivant. Certains ont parlé d’une nouvelle « révolution en biologie ». L’alphabet chimique de notre matériel génétique, l’ADN, est le même dans toutes les cellules de l’organisme. Pourtant, l’information portée par cette écriture n’est pas lue de la même manière dans nos cellules, et ceci contribue à la formation de tissus et organes variés qui constituent chaque individu. Cette lecture différente de l’information génétique selon la lignée cellulaire est permise par des modifications des protéines enroulées autour de l’ADN, les histones – ces histones contrôlent donc le compactage de la chromatine –, ainsi que par des méthylations de l’ADN qui répriment l’expression génique, ou des molécules d’ARN. Ces modifications de la chromatine sont transmises au cours de la duplication des chromosomes, permettant ainsi de les garder en mémoire au cours des divisions cellulaires. Elles sont dites épigénétiques parce qu’elles ne s’accompagnent pas de changements des séquences nucléotides. Ces modifications constituent les deux mécanismes principaux par lesquels l’épigénome assure la régulation de l’expression génique.


6. Au-delà du gène : le rôle de l’épigénétique et de l’environnement ; l’hérédité génétique en question
     Les découvertes brièvement rappelées permettent de tirer plusieurs conclusions importantes concernant les processus vivants.
     (i) Le mot « épigénétique » a été introduit par le biologiste C. H. Waddington pour désigner une nouvelle science visant à étudier les mécanismes par lesquels des facteurs non génétiques contrôlent le rôle des gènes en amont de leur quantité et position fixe dans les chromosomes. D’où l’image du paysage épigénétique : les gènes dessinent un paysage que les cellules parcourent, lorsqu’elles se différencient au cours du développement embryonnaire comme des rivières le long d’une vallée. Le sens du mot épigénétique se précisera considérablement à partir de la fin des années 1970. D’abord, beaucoup d’embryologistes ont mis en évidence que les variations d’activité des gènes au cours du développement embryonnaire sont globales, affectant simultanément des centaines ou de milieux d’entre eux. En conséquence, d’autres mécanismes beaucoup plus globaux que, par exemple, le modèle de l’opéron proposé par F. Jacob et J. Monod au début des années 1960, doivent être responsables des premières étapes du développement : les modifications de la chromatine peuvent constituer un tel mécanisme. Des travaux révèlent alors l’activité différentielle des gènes selon l’état de la chromatine qui y est associée. Cette idée se précisera peu à peu et mènera au modèle selon lequel les modifications structurales (réversibles) de la chromatine et la méthylation de l’ADN gouvernent l’expression des gènes et concernent ainsi la différenciation cellulaire et la morphogenèse : cette régulation épigénétique assurée par différents types de transformations hautement plastiques et dynamiques est donc conservée lors de la division cellulaire, la mitose, et chez les plantes, elle peut traverser la méiose, et être à l’origine des variations héréditaires.      
     (ii) Le rôle que les facteurs épigénétiques jouent dans l’hérédité, le développement et pour l’intégrité de l’organisme semble être plus important que le rôle du code génétique. Pour le fonctionnement normal de notre organisme, le matériel génétique et les facteurs épigénétiques doivent agir de manière concertée et être déchiffrés correctement par la cellule. De plus, l’information épigénétique doit être préservée au cours du cycle cellulaire et pendant plusieurs générations ; son altération[8] (due notamment à l’inaccessibilité du génome à l’appareillage responsable de sa « traduction » en protéines et au fait que les régions de la chromatine fortement condensées restent silencieuses, c’est-à-dire « inexprimées ») peut compromettre le développement normal d’un organisme ou favoriser l’apparition de certaines maladies, ainsi que le vieillissement cellulaire. On comprend ainsi que c’est l’organisation spatiale et dynamique de la structure chromatinienne, qui se met en place au sein de l’espace morphofonctionnel du chromosome et toujours dans le contexte mobile et actif de l’embryogenèse, qui est le principal support de l’identité cellulaire et qui la transmet aux cellules filles au sein d’une même lignée.
     (iii) L’empreinte génomique nous a fait comprendre que la contribution maternelle et paternelle envers l’embryon est différente. Alors que la majorité des gènes sont identiques qu’ils soient hérités du père ou de la mère (transmission biallélique), les gènes soumis à l’empreinte ne s’expriment typiquement qu’à partir du chromosome paternel ou maternel (transmission monoallélique).  Une perturbation lors du processus de l’empreinte peut mener à une pathologie chez l’humain suite au déséquilibre d’expression de gènes parvenant soit de la mère, soit du père. Des maladies comme le diabète néonatal transitoire ainsi que quelques syndromes de retard de croissance ou de croissance excessive ont récemment été associés aux changements épigénétiques.
     (iv) L’environnement exerce une grande influence sur notre épigénome pendant le développement et le vieillissement et peut expliquer, par exemple, pourquoi deux jumeaux monozygotes (génétiquement identiques) ne développent pas forcément les mêmes maladies. La séquence d’ADN est identique chez les vrais jumeaux, l’épigénome en revanche ne l’est pas. Ces différences se multiplient par trois entre l’âge de trois ans et 50 ans. Cette différence est davantage marquée si l’environnement diverge beaucoup. En effet, l’épigénome est en perpétuel changement d’état, une entité toujours en évolution ; il y a potentiellement autant d’épigénomes que des cellules ou des tissus à l’intérieur d’un seul organisme vivant, en fonction des contextes micro-environnementaux. On voit donc que des décennies de séquençage et de dissection du génome humain ont confirmé que les causes réelles des problèmes de santé sont en partie environnementales, écologiques et sociales. Ce ne sont pas en effet les messages génétiques qui sont codés dans l’ADN génomique, mais bien des modifications épigénétiques induites en partie par l’environnement. Un autre aspect important à mettre en relation avec ce qui vient d’être dit est que les processus épigénétiques ont démontré l’inutilité de la notion de programme génétique, introduite dans les années 1960 comme extension indue du mécanisme de reproduction des constituants macromoléculaires à l’organisme entier. Cela laisse beaucoup plus de place à la possibilité que l’environnement modifie les caractéristiques des organismes vivants, et que ces modifications soient transmises au cours des générations.
     (v) Ces résultats remettent en question les principes fondamentaux de l’hérédité, et notamment le déterminisme génétique, qui a dominé la biologie pendant à peu près un siècle: c’est-à-dire la conviction que l’environnement ne peut pas influer directement sur les gènes et que les caractères acquis au cours de la durée de la vie ne peuvent pas être hérités. L’épigénétique a mis un terme au déterminisme génétique (sensu stricto), mais ne soutient pas non plus la notion d’un déterminisme d’origine environnementale. La marque de l’hérédité épigénétique est son dynamisme et sa plasticité. Bien que l’influence épigénétique de l’environnement puisse persister pendant des périodes variables, et peut se trouver transmise entre plusieurs générations, elle peut aussi être inversée, ou être modifiée en changeant les conditions de l’environnement d’une manière appropriée, notamment en réduisant des stress extérieurs comme les ultraviolets, les produits chimiques, les agents toxiques[9], etc.


7. L’importance de la notion de système intégré en interaction   
     Demandons-nous maintenant en quoi ces découvertes ont-elles changé notre façon de voir la vie ? Tout au long de ces cinquante dernières années, on a  procédé en morcelant les systèmes vivants jusqu’à leurs plus petits éléments, le gène et la molécule. Humpty-Dumpty (le personnage ovoïde dans De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll) a été brisé en mille morceaux. Cette méthode a été héritée de la physique et elle a été adoptée par la plupart des biologistes de manière acritique. On désigne ce modèle épistémique sous le nom de réductionnisme intégral (à ne pas confondre avec des réductions ou simplifications partiales ou locales, qui sont communément utilisées dans la pratique scientifique, surtout expérimentale). Mais, en dépit de sa prodigieuse réussite, cette méthode ne nous dit pas comment reconstituer globalement un système vivant à partir de ses éléments. En réalité, nous savons aujourd’hui qu’un système vivant considéré dans sa globalité, comme un « tout », ne se comporte pas de la même manière que ses éléments pris isolément, et qu’en plus il manifeste de nouvelles propriétés, appelées aussi « émergentes », que l’on n’observe pas dans les constituants individuels. La raison de cette situation procède de la relation qu’il y a entre les échelles microscopique, mésoscopique et macroscopique. On connaît beaucoup de choses sur les mécanismes moléculaires, mais on connaît encore très mal les processus morphogénétiques et les relations des organismes avec l’environnement. À mesure que l’on avance depuis les gènes vers les protéines pour lesquelles ils codent, puis vers les interactions entre ces protéines, puis encore vers les propriétés morphologiques globales des organismes et leurs comportements physiologiques en réponse aux caractéristiques des écosystèmes, les problèmes deviennent de plus en plus complexes. L’approche systémique (ou la notion de « biologie des systèmes ») peut précisément nous aider à avoir une plus grande intelligence des interactions multiéchelle et des propriétés globales des organismes vivants. À chaque niveau de l’organisme, ses différents composants font partie d’une structure topologique intégrée, d’un système. Chacun de ces systèmes a sa logique propre, et il est impossible de comprendre cette logique par la seule étude des propriétés des composants du système. La biologie des systèmes nécessite une transformation théorique profonde et une autre manière de penser le développement et l’évolution des êtres vivants. Il s’agit de ressembler plutôt que de séparer, d’intégrer au lieu de réduire. C’est un changement majeur, dont les implications vont bien au-delà de la pensée purement scientifique, pour investir les milieux humains et naturels, les domaines de la politique de santé et de la régulation de la société, en particulier nos représentations symboliques, esthétiques et épistémologiques de comment l’environnement influence le vivant, de ce que signifient l’hérédité et le développement, de ce qu’est le vivant. Il s’agit vraisemblablement de changer notre conception philosophique de la vie, et celle-ci doit être désormais assise sur les concepts de plasticité (d’où découlent les propriétés de changement, de création, de variation) et de complexité (qui nécessairement fait intervenir l’auto-organisation, l’émergence, les propriétés systémiques).


8. Brèves remarques sur les interactions entre pensée de l’espace et monde vivant
     De nombreuses connaissances théoriques et d’observations expérimentales suggèrent de manière très convaincante que la pensée de l’espace, et en particulier la géométrie et la topologie, peut être fructueuse dans l’étude des systèmes complexes et notamment des êtres vivants, de leurs morphologies, dynamiques et fonctions. On peut en effet y réfléchir en termes de propriétés structurelles qui admettent des classes d’équivalence topologiques, c’est-à-dire de transformations comme plongements, immersions et isotopies ; en sens, les concepts d’homologie et de co-homologie pourraient avoir un important pouvoir explicatif. Comprendre les causes spatiales et les comportements dans le temps de ces transformations et de leurs éventuelles perturbations est d’une importance fondamentale pour la connaissance des organismes vivants, et pour essayer d’expliquer leurs capacités d’adaptation et de survie. La propriété de la stabilité, par exemple, permet de définir des familles de phénomènes : stables, quasi-stables, instables, très instables, chaotiques, en fonction de la sensibilité aux perturbations. Dans les systèmes complexes les plus stables (ou robustes), et tout particulièrement dans les systèmes vivants, la structure globale l’emporte sur les constituants individuels ; en d’autres termes, non seulement ceux-ci s’organisent pour permettre le normal développement et le bon fonctionnement de celle-là, mais, en plus, ils acquièrent de nouvelles qualités et fonctions du fait des effets induits par l’action de la structurée globale, ils en sont de la sorte complètement reconfigurés et réactifs. Ces systèmes présentent aussi des invariances d’échelle, c’est-à-dire que certaines propriétés fondamentales sont dynamiquement conservées d’un niveau d’organisation à un autre. L’existence de ces différents niveaux d’organisation est d’ailleurs l’une des caractéristiques fondamentales des systèmes vivants, même du  plus “simple” des organismes. Dans un organisme eucaryote, par exemple, deux mécanismes essentiels comme la régulation et la régénération se retrouvent et opèrent à plusieurs niveaux, que ce soit moléculaire, cellulaire, ou à l’échelle des organes eux-mêmes.
     À la lumière des considérations précédentes, l’exploration de l’interface entre géométrie, physique et biologie, et l’étude des interactions entre objets topologiques et processus biologiques s’impose comme une tâche fondamentale des recherches actuelles sur le vivant. Le but est de mieux comprendre certains aspects de la relation entre la manière dont se mettent en place les structures macromoléculaires et leurs fonctions biologiques. Un autre problème important de la pensée biologique contemporaine est d’arriver à expliquer le rôle des divers mécanismes de régulation dans le cas, par exemple, des manipulations de l’ADN provoquées par l’action des topoisomérases lors d’un cycle cellulaire, ou celui du repliement des protéines à l’intérieur de la cellule. Dans ce même ordre d’idées, il s’agit d’élucider quelques aspects importants relatifs aux propriétés topologiques et dynamiques de la chromatine et de la compartimentation spatiale du chromosome dans le noyau. En effet, la description et l’explication des mécanismes qui favorisent la condensation de la chromatine puis sa compaction sous la forme du chromosome dans le noyau de la cellule, ainsi que leur rapport avec la régulation génétique, épigénétique et environnementale, est aujourd’hui l’une des questions centrales de la biologie.


9. Réflexions diverses sur la propriété de la plasticité développementale, phylogénétique et neuronale
     Lié à ce qui précède, il y a la propriété de la plasticité topologique qui semble intervenir à tous les niveaux de formation et d’organisation des structures macromoléculaires, et elle revêt donc un rôle fondamental dans l’ensemble des événements majeurs du cycle cellulaire (réplication, transcription, réparation et recombinaison des structures nucléaires). Cette plasticité présente des propriétés d’une complexité croissante (c’est-à-dire qu’elle dépend du niveau d’organisation auquel on se place pour analyser le phénomène), et son action ne peut pas être caractérisée par des modèles traditionnels de type purement statistique, par exemple. Une telle propriété ne concerne pas que les mécanismes de régulation du génome, mais également ces processus qui sont directement associés au remodelage, à la condensation et à la dynamique de la chromatine et du chromosome, et partant à plusieurs processus ontogénétiques et phylogénétiques majeurs.
     À la lumière de ce qui vient d’être dit, il m’apparaît essentiel que des méthodes géométriques et topologiques soient développées pour décrire et expliquer la formation et l’évolution des formes et fonctions biologiques, depuis la cellule jusqu’à l’organisme. Ces méthodes devront en particulier être appliquées pour analyser l’architecture conformationnelle et la flexibilité organisationnelle du noyau, sa compartimentation spatiale et l’interaction dynamique entre la chromatine et les autres composantes nucléaires et extranucléaires. Le but étant de comprendre, en définitive, comment et pourquoi ces différents niveaux d’organisation influencent l’expression et la régulation des gènes et le fonctionnement du chromosome.
     Ici, on se limitera à souligner quatre aspects importants, pour ensuite revenir sur un point fondamental qui a été évoqué plusieurs fois dans les pages précédentes. Le premier aspect est que tout organisme vivant pluricellulaire implique un système complexe de transductions des signaux intracellulaires, de communications internes et d’échanges d’informations et d’énergies avec le monde extérieur. L’adaptation active des organismes aux variations de ce dernier conditionne en effet sa survie.
     Le deuxième aspect souligne que l’intégration des composantes cellulaire, organismique et écosystémique de la morphogenèse biologique et de l’individuation ontogénétique des êtres humains revient à appréhender la complexité du vivant et exige que l’on reconsidère nos questions théoriques et nos pratiques expérimentales dans le contexte d’une nouvelle interdisciplinarité.
     Le troisième aspect insiste sur le fait qu’il y a aujourd’hui plusieurs manières de “lire” un génome (tout comme, en quelque sorte, il y a différentes façons d’interpréter une partition musicale). La lecture du génome est non seulement variable, mais aussi plastique, au sens aussi bien topologique que biologique et sémantique du terme. On ne peut comprendre cette variabilité et cette plasticité que si l’on tient en compte le fait que les processus rétroactifs et les causalités non linéaires jouent un rôle majeur dans la régulation et le métabolisme global de l’organisme, ainsi que, d’ailleurs, dans ses dysfonctionnements cellulaires.
     Enfin, le quatrième aspect consiste à montrer qu’aux influences du premier niveau de la synthèse des protéines s’ajoute la complexité des niveaux supérieurs. En effet, il n’y a pas de relation univoque entre la forme et la fonction, comme il n’y a pas non plus de relation univoque entre le cerveau et la pensée. En fait, dire qu’un gène est un « gène x pour la fonction y » est toujours inexact. De nombreuses protéines (et familles de protéines) produites par des gènes (ou groupes de gènes) doivent agir de concert – de plus en plus “collectivement” – pour générer les fonctions biologiques du niveau supérieur. (Par analogie, on peut dire qu’elles agissent comme les musiciens dans un orchestre devant réaliser une symphonie, où le mot “réaliser” a ici une connotation polysémique, car il signifie à la fois “lire”, “interpréter”, “créer”, c’est dire un champ sémantique plastique).
     Le point, c’est que la métaphore qui décrit le génome  comme le « livre de la vie » est profondément incorrecte et réductionniste. L’idée que j’ai développée dans mes recherches et que voudrais soumettre à votre attention ici est que le « livre de la vie », c’est la vie elle-même, avec ses pré-conditions, ses trajectoires développementales et ses stratégies évolutives. Pour le dire autrement : la vie est une œuvre en soi, en constant devenir et sans cesse à la recherche du “sens” à partir de sa propre histoire et de son mode d’être dans le monde[10]. À cela s’ajoute que l’histoire de la vie plonge ses racines jusque dans l’ontogenèse de chaque individu et que ce mode d’être dans le monde est tributaire de notre origine commune et de notre individuation singulière à la fois, bref de l’unité et de la diversité du vivant. Or, la diversité et l’unité intra- et inter-espèces, et l’une ne saurait être effective sans l’autre, sont possibles précisément parce que la plasticité est au cœur de tous les processus qui sous-tendent la croissance et l’évolution des organismes vivants, et ce, depuis l’embryogenèse jusqu’au développement neuronal. Par exemple, la différenciation et la spécialisation cellulaires sont deux mécanismes essentiels à la création d’une diversité fonctionnelle de plus en plus complexe dans un même organisme, mais on sait, en même temps, qu’une fois qu’ils sont formés les tissus et les organes commencent à communiquer et à interagir de manière à construire certaines fonctions fondamentales intégrées, dont dépend le “bon” fonctionnement des divers systèmes – respiratoire, nutritif, immunitaire, endocrinien, thermorégulateur et nerveux – assurant le métabolisme et la physiologie de tout organisme. Autre exemple, la survenance de certaines pathologies neurodégénératives (maladie de Parkinson, maladie d’Alzheimer) communément associées à des troubles cognitifs peut être en partie imputée à une perte progressive des capacités régulatrices et régénératives en particulier du système nerveux ou à un déficit de la forme, en l’occurrence des cellules nerveuses.
     Si la plasticité développementale et la plasticité phylogénétique sont essentielles à la construction d’organismes adultes et à leur variation phénotypique lors de l’évolution, la plasticité cérébrale ou neuronale est fondamentale pour permettre le développement des capacités cognitives des individus. Su le plan purement neurophysiologique, il est désormais acquis que la plasticité neuronale est importante, même chez l’adulte, pour la formation de nouvelles connexions comme pour celle de nouveaux neurones (neurogenèse) ou de cellules gliales. Cependant, le vieillissement et les facteurs de stress peuvent altérer cette plasticité et favoriser le développement d’une atrophie cérébrale. Des anomalies de plasticité neuronale pourraient être l’un des facteurs contribuant au développement des maladies neuropsychiatriques, et ce aux différents stades de la vie. Un aspect très important de la plasticité cérébrale est que dans le cerveau en développement (mais ce processus continue dans le cerveau adulte, même si dans une moindre mesure) le nombre de connexions double quotidiennement dans l’hippocampe. On appelle ce phénomène la plasticité synaptique. La modification à long terme de l’efficacité de la transmission synaptique est l’un des mécanismes de base de la mémoire et de l’apprentissage. Cette plasticité à long terme entraîne des modifications morphologiques des épines dendritiques. La plasticité neuronale dépend à la fois de facteurs internes, liés par exemple aux concentrations en calcium dans les zones présynaptiques et les épines dendritiques, que de la richesse et variété de l’environnement. Les environnements très stressants produisent des systèmes hippocampiques moins développés. On observe fréquemment une réduction du débit sanguin cérébral dans les zones frontales lors des états dépressifs. Une dépression prolongée et récurrente peut être associée à une atrophie marquée du cortex et de l’hippocampe. La dépression est également associée à une altération significative de la mémoire de travail, avec un impact sur les fonctions cognitives.
     Le fonctionnement harmonieux du cerveau nécessite la mise en place de connexions entre neurones par l’intermédiaire de structures spécialisées, les synapses ; chacun des 1011 neurones ayant le potentiel d’établir plusieurs milliers de ces connexions. Pour les établir, le neurone émet un prolongement, l’axone, qui peut s’étendre sur plusieurs décimètres. Le défi pour le cerveau en construction est d’établir les connexions fonctionnellement adéquates : les fibres nerveuses émanant d’un organe sensoriel comme l’œil doivent contacter des neurones spécifiques capables d’interpréter les stimuli visuels, les axones des neurones du cortex cérébral initiant la commande d’un acte moteur volontaire de nos membres inférieurs doivent atteindre les neurones moteurs dans la moelle épinière lombaire… etc. Pour ce faire, les axones doivent sélectionner correctement le trajet à emprunter par un ensemble de processus connu sous le nom de guidance axonale. La région adéquate une fois atteinte, ils devront sélectionner au sein de celle-ci, les cellules cibles avec lesquelles ils pourront établir des connexions stables.
     Le développement de l’individu et plus particulièrement celui de son cerveau, s’il a un substrat génétique, se déroule en même temps en étroite interaction avec le milieu qui l’entoure très perméable aux influences extérieures. Plusieurs espèces ont développé des stratégies d’adaptation individuelle par lesquelles l’organisation et en particulier l’organisation cérébrale de l’individu peut être modifiée par l’expérience et par l’histoire de ses interactions avec le monde extérieur. Il est actuellement de plus en plus évident que bon nombre des processus de plasticité cérébrale présents au cours du développement sont également utilisés chez l’individu adulte dans des conditions physiopathologiques, mais également pour la mise en œuvre des fonctions cérébrales normales telles que la mémoire et l’apprentissage d’une langue. L’environnement social et affectif au cours de l’enfance peut modifier de manière durable la qualité et la quantité de connexions synaptiques.
     Un autre aspect de la plasticité cérébrale est l’intégration sensorielle. Les individus privés à la naissance de l’utilisation normale d’un système sensoriel démontrent des compétences accrues dans d’autres modalités. Ainsi, chez beaucoup d’individus aveugles depuis la naissance, les perceptions auditives et tactiles sont plus efficaces. Très vraisemblablement ce qui se produit, c’est que dans leur cortex cérébral certaines zones qui répondent normalement aux stimulations sont susceptibles de répondre à des stimuli auditifs ou tactiles. Ce type de réorganisation corticale a également été décrite chez l’enfant. En effet, le cortex visuel primaire est fortement activé par des stimuli auditifs et tactiles chez le sujet aveugle de naissance, et en particulier dans les conditions de lecture de Braille, contrairement à ce que l’on observe chez l’individu normal. L’ensemble de ces observations démontre que pendant le développement du système nerveux, les possibilités de réorganisation structurelle et fonctionnelle des connexions neuronales sont très larges.   
     Il nous faut ainsi reconnaître que la vie ne peut être réduite aux génomes, tout comme la pensée ne peut être réduite à son substrat cérébral, et sur cela beaucoup de biologistes et de neuroscientifiques sont d’accord pour dire qu’il s’agit d’un point fondamental. Nous l’avons vu, les fonctions des systèmes biologiques reposent aussi et davantage sur d’importantes propriétés plastiques complexes de la matière vivante qui ne sont pas déterminées par les gènes, sur divers facteurs épigénétiques et sur de multiples effets de l’environnement. C’est la raison pour laquelle les bons niveaux d’abstraction pour penser le vivant sont à la fois la cellule, l’organisme, l’écosystème et le contexte cognitif et social, ainsi que les interactions complexes qui se tissent entre ces niveaux[11].
     Il y a aujourd’hui urgence à proposer des modèles théoriques et des pratiques méthodologiques qui permettent aux sciences biologiques du 21e siècle de prendre en compte les dynamiques spatio-temporelles multiéchelle et l’intégration des différents niveaux d’organisation du vivant, et ainsi changer le paradigme dominé par les notions de « genetic switch » et de « programme génétique », fondé sur une conception mécaniciste et déterministe du vivant. Par exemple, appréhender la morphogenèse et les autres stades de la formation des êtres vivants, ainsi que les différents niveaux ontologiques et cognitifs de complexité, suppose que nous comprenions d’abord en quoi le comportement d’une cellule est le reflet de son intégration dans le tout de l’organisme. Puis en quoi le comportement d’un organisme est le reflet de son intégration dans l’environnement naturel. Mais encore, en quoi l’environnement naturel est le reflet de son intégration dans les milieux humains. C’est bien cette intrication indivisible et cette relationalité opérante qui sont à la base des conditions mêmes de la vie et de son individuation par transformations plastiques et déploiements dynamiques successifs.
     À propos de la notion de plasticité, qui se trouve toujours couplée à la notion de complexité, on pourra ajouter les considérations suivantes. De nombreuses recherches récentes montrent clairement que la constitution et l’individuation du vivant, son histoire même : celle de la diversification des formes de vie, ou celle, toujours renouvelée, de l’élaboration des individus, se fonde, à toutes les échelles, sur une caractéristique surprenante et fondamentale : la plasticité. On doit l’entendre ici dans toute sa latitude sémantique, à savoir comme la capacité que possède le vivant, soit certains de ses constituants ou bien ses structures globales formant un système, de se déformer, de se remodeler (son étymologie grecque, plassô, l’indique), ou d’être façonné en réponse à diverses sollicitations internes et/ou externes, tout en conservant une cohérence et une unité profondes. Ainsi, on pourrait définir la plasticité comme une tension dynamique entre vulnérabilité et robustesse. On peut penser que le langage de la topologie (en particulier la théorie des nœuds et la théorie des revêtements) et de la théorie géométrique des systèmes dynamiques peut se révéler fécond pour préciser l’idée de plasticité et pour en modéliser certaines de ses propriétés ; dans un sens large, on peut dire que cette dernière théorie associe à tout espace de phases et à toute trajectoire temporelle qui se déroule en lui un ou plusieurs événements, des histoires évolutives qui peuvent converger vers un état d’équilibre, ou diverger vers une situation d’instabilité plus ou moins grande.


10. La vie comme œuvre en soi : contingence, autonomie et liberté des formes vivantes 
     Ces dernières remarques me conduisent à considérer un dernier point. Si je fais appel à la plasticité comme une clé de lecture essentielle du phénomène vivant, c’est parce qu’elle amène irrésistiblement à repenser les bases d’une philosophie de la vie. Cela permet de croiser le regard du scientifique avec celui du philosophe, et aussi, celui de l’épistémologue avec celui de l’anthropologue et de l’historien. Ce que l’enquête scientifique suggère, sur un plan proprement philosophique, se résume dans l’idée fondamentale suivante. La caractéristique essentielle de la vie ne se situe pas seulement dans l’autonomie que la forme vivante peut avoir par rapport à la matière et à ses propriétés dites d’interface, ou que la structure émergente peut avoir par rapport à un substrat physico-chimique qui la conditionne[12], mais bien davantage dans la « liberté » que la forme semble avoir par rapport à elle-même, c’est-à-dire dans sa capacité d’acquérir de nouvelles qualités et de nouveaux comportements[13], la forme, moue et disciplinée en même temps par une plasticité des transformations, est très probablement le facteur déterminant des changements d’états et de qualités de la matière organique et une source importante de ses capacités d’auto-entretien et de régénération.
     Une telle liberté de la forme par rapport à elle-même trouve son expression dans un équilibre délicat où la vulnérabilité parfois extrême (critique) du vivant s’allie à une étonnante robustesse (stabilité). La première des propriétés survient souvent à l’échelle locale sous la forme d’un endommagement ou d’une altération affectant un constituant moléculaire ou macromoléculaire, ou même l’assemblage de plusieurs constituants, tandis que la seconde est plus caractéristique de l’échelle globale du vivant, de son organisation comme un « tout ». En ce sens, par exemple, les séquences génomiques sont beaucoup plus instables parce que plus rigides (essentiellement « bricolées »), alors que les mécanismes épigénétiques de la régulation cellulaire, sont beaucoup plus robustes parce que plus variables (donc flexibles) et transmissibles. Les connexions entre ces deux échelles sont très intriquées et complexes, partant difficiles à modéliser. Cette dynamique entre vulnérabilité et robustesse qu’attestent précisément les expressions scientifiques de la plasticité et de la complexité, pourrait bien constituer l’un des maillons essentiels d’une lecture scientifique, philosophique et culturelle renouvelée du vivant.
     La plasticité, qui est un riche et étrange nœud conceptuel est l’un des grands secrets de la nature qui, bien que difficile à cerner, agit toujours en multipliant les effets et en suscitant de nouvelles propensions. En plus de son caractère ubiquiste, elle permet que de profondes relations se tissent entre les sciences de la nature et d’autres disciplines, relevant le plus souvent des sciences humaines. Des disciplines qui décrivent elles aussi la vie ou l’humain[14] en termes de tensions dynamiques entre achèvement et inachèvement, détermination et indétermination, finalité et contingence, individualité et collectivité. Loin d’être isolées dans leurs champs spécifiques, les recherches en psychologie, philosophie, anthropologie, ou encore en sociologie, se trouvent aujourd’hui en étonnante résonance avec les travaux de pointe en biologie. La plasticité, couplée à la complexité, représente un champ synthétique et transversal du savoir en train de se constituer. L’étude de ce champ nécessite une approche pluridisciplinaire, de nouveaux outils conceptuels et de nouvelles pratiques scientifiques.
     Repenser le labyrinthe du vivant en suivant le fil d’Ariane de la plasticité morphologique, fonctionnelle et neurocognitive n’est pas une entreprise à la finalité seulement théorique ou spéculative. Car si la plasticité est une condition cruciale du vivant et de son évolution, son usage abusif et réducteur en permet aussi la manipulation, voire la destruction. D’où aussi la nécessité, à l’heure où se multiplient les innovations biotechnologiques et ses applications parfois douteuses et indésirables, de poursuivre et d’affermir une réflexion philosophique et éthique sur la nature de la vie et du vivant. Il faut espérer que sur ce thème fondamental les sciences du vivant et les sciences sociales parviennent à travailler ensemble pour redessiner les contours et la carte de ce qu’il convient de qualifier de “natures” et de “libertés” humaines à repenser dans un nouvel horizon qui vise à conjuguer une culture des limites avec un espace des possibles phénoménologiquement et écologiquement enracinés.
     Il est clair que la nature du vivant a été toujours sujette à des changements et elle continuera à l’être, mais ces changements doivent être compatibles et s’harmoniser avec la liberté des êtres humains en tant que réalité ontologique première. On a vu que les notions de code et de programme, de même que la conception selon laquelle la croissance et l’évolution des êtres vivants en découlent totalement, sont sans fondement en biologie, et il serait par conséquent encore plus déraisonnable de vouloir l’appliquer dans des domaines des sciences humaines et sociales. C’est la liberté, avec les droits normatifs et éthiques qui en assurent sa régulation, qui définit les limites du champ d’applicabilité des modifications que la science et la technologie peuvent apporter au vivant et à la vie, et non pas le contraire. L’ingénierie génique et les biotechnologies n’ont pas à franchir cette limite constitutive, qui est la véritable ligne de partage entre ce qui est vivant et humain, et ce qui ne l’est pas. La vie est par essence auto-organisation, transformation, processus, dynamique historique interne et externe, tout autant que contingence, imprédictibilité, inachèvement, mais encore, finalité, choix, autonomie. Et si nous voulons la conserver, elle doit continuer à être toutes ces propriétés, qualité et significations réunies.
     Les questions : qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce qu’un être vivant ? Qu’est-ce que sont les « natures » et les « cultures » humaines ? se posent aujourd’hui avec plus de force par rapport au passé en raison notamment de l’interdépendance entre nouvelles technologies et phénomènes vivants, et elles exigent des réponses inédites. Au cours des deux dernières décennies, les sciences du vivant ont avancé à pas de géant (trop rapidement peut-être ?) et ont bouleversé notre compréhension de la vie. Au début du 20e siècle, l’homme a domestiqué l’atome. Il sait à présent, en ce début du 21e siècle, manipuler les processus biologiques. Il importe de réfléchir sur la portée d’une telle « révolution », et d’agir face aux conséquences d’un tel changement de « paradigme ». Toutes les disciplines, des mathématiques à l’histoire, en passant par l’anthropologie et la philosophie, sont concernées. Les mathématiques sont concernées parce que le foisonnement théorique et les résultats des expériences en biologie vont certainement alimenter une bonne part des mathématiques à venir. La science du vivant jouera ainsi, très probablement, un rôle prépondérant, comparable à celui de la physique au siècle dernier. Mais les mathématiques du vivant restent à inventer. L’histoire naturelle et l’histoire culturelle sont aussi directement concernées, car on assiste à une sorte de relecture entrecroisée des mécanismes et des rythmes évolutifs des espèces, des langues et des cultures à travers les divers espaces géographiques et les différentes périodisations temporelles. L’anthropologie est pleinement touchée par les transformations inédites que connaissent les sciences du vivant, transformations qui remettent profondément en question les objets et les modèles théoriques, classiques et récents, et conduisent à repenser des concepts clés comme ceux de « nature », de « culture », de « mythe ». La philosophie est, elle, deux fois concernée : autant par cet extraordinaire essor du savoir que par les inquiétudes que suscite le pouvoir de modifier de manière irréversible le vivant.




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[1] On peut penser que tout problème de morphologie se résume en un processus d’engendrement, engendrement de formes, de structures, de configurations, de motifs, et en même temps, de propriétés, de qualités, de comportements, de significations, selon la double articulation de l’invariance et de la variation, de la conservation et du changement.
[2] Un point épistémologique général mérite ici d’être précisé, et qui est qu’il n’existe pas une catégorie des sciences auxquelles on puisse donner le nom de « sciences appliquées ». Il y a la science et les applications de la science, liées entre elles comme le fruit à l’arbre qui l’a porté. Sans dimension de remise en cause des connaissances et de projection dans l’inconnu, il n’y a pas de véritable recherche, et donc plus de fruits. Nous oublions souvent que la plupart des grandes retombées de la recherche ne sont pas de démarches de recherche à visée d’applications, mais de bouleversements des connaissances. Il ne peut y avoir de science créatrice que grâce à une certaine activité de théorisation, conceptualisation. En quelque sorte, si l’on n’a pas le concept d’un objet, on ne le reconnaîtra pas. Des objets (phénomènes) apparemment aussi simples qu’une vague, une petite vallée, une petite fente, un trou, un écoulement d’eau, le vol d’un papillon sont des accidents presque topologiques, des entités morphologiques. Ce n’est pas simplement quantitatif. La possibilité de reconnaître un être en général, une entité dans un paysage empirique, dépend toujours d’une conceptualisation. 
[3] Ces comportements sont en partie contraints et en partie contingents, toujours proches d’un seuil robuste certes mais en même temps fort sensible aux agressions externes et qui, lorsqu’il est soumis à d’importantes perturbations, peut faire passer un être vivant d’un régime stable à un régime instable qui laisse parfois survenir la maladie.
[4] Ce qui ne veut point dire qu’il faille éliminer les disciplines ou effacer les différences entre les savoirs, car elles sont constitutives de leur spécificité respective.
[5] C’est-à-dire l’impossibilité d’expliquer les qualités et les comportements biologiques des systèmes vivants en termes uniquement des lois et des propriétés physiques de la matière inorganique.
[6] Quelques-unes de ces idées continuent de garder une certaine validité encore de nos jours.
[7] On remarquera, de manière générale, que les formalismes mathématiques empruntés à la physique classique paraissent désormais inadéquats à saisir les situations complexes et globales propres aux sciences du vivant et aux sciences sociales : il y a trop des variables qui échappent aux structures mathématiques linéaires et lisses utilisées dans le passé et encore aujourd’hui par les sciences sociales dans leurs applications.
[8] On sait maintenant que le matériel génétique est régulièrement endommagé suite à des stress extérieurs, voire lors de sa réplication. Ces dommages sont le plus souvent éliminés par des systèmes de réparation cellulaires adéquats. Toutefois, pour accéder à ces dommages, il faut désorganiser la chromatine et donc ensuite rétablir son organisation initiale. Récemment, a été mis en évidence le rôle indispensable du facteur d’assemblage de la chromatine, CAF-1, dans ce processus. Ces résultats permettent de mieux comprendre comment l’information épigénétique véhiculée par la chromatine est préservée au cours de la réponse aux dommages de l’ADN.
[9] Il est reconnu depuis longtemps que, par contraste avec les effets subtils des gènes de sensibilité, les effets de l’environnement entraînent de grandes différences génétiques. Par exemple, il a été trouvé que des agents toxiques présents dans l’environnement peuvent brouiller les séquences génomiques et produire de nouvelles transcriptions liées à un éventail de maladies chroniques telles le Syndrome de la guerre du Golfe, le Syndrome de fatigue chronique, les leucémies et les maladies auto-immunes.
[10] Sur ce point, voir les analyses proposées par E. Husserl dans Ideen II: Phänomenologischen Untersuchungen zur Konstitution (1952), édité par M. Biemel, Martinus Nijhoff, The Hague, 1971 ; ainsi que les réflexions intéressantes de M. Merleau-Ponty dans La nature, Notes de Cours du Collège de France, Seuil, 1995.
[11] C’est le sens de l’affirmation de Paul Valéry dans L’homme et la coquille : « Les parties de toute forme naturelle ou de tout organisme sont unies par un autre lien que la cohésion et la solidité de la matière ».
[12] Nous utilisons ici les concepts très féconds d’Aristote tels que repris récemment par R. Thom.
[13] Voir, à ce propos, les réflexions encore fort inspirantes de J. W. Goethe, D’Arcy Thompson, L. Bertalanffy, C. H. Waddington, A. Turing, H. Weyl, F. Varela et R. Thom.
[14] On peut dire qu’il y a un lien de continuité entre les deux concepts, mais ils ne s’identifient pas pour autant.