mercredi 28 mars 2012

Paysage urbain / Y. Nussaume

Maisons en arc à Krumau, Egon Schiele
Maisons en arc à Krumau, Egon Schiele, 1912
(source)
135e congrès des sociétés historiques et scientifiques 6-11/03/2010, Neuchâtel 

« Paysage urbain : essence et perception »[1]

Par Yann Nussaume

Résumé : Si l’on consulte le catalogue général de la Bibliothèque nationale de France, on observe qu’un ensemble d’ouvrages, au début des années 1980, commence à valoriser l’expression « paysage urbain » dans leur titre, avec une accélération de son utilisation, aussi bien théorique que familière, à partir des années 2000. Nous prendrons comme hypothèse que son emploi dépasse la simple notion de « cadre de vie et de l’environnement ». Comprendre les villes oblige à penser de nouvelles approches. Ce ne sont plus simplement leurs formes que l’on regarde, leur bâti, leur apparence mais leur essence que l’on interroge dans leurs rapports « ville/nature/histoire ». Mise en avant par des chercheurs comme le géographe Augustin Berque, la complexité de la compréhension que les habitants portent sur leur environnement, selon les cultures et les époques, est devenue un élément clé de la réflexion contemporaine. L’expression « paysage urbain » s’affirme comme essentielle pour décrire les villes qui s’affranchissent des frontières et exposer ces cités étrangères, lointaines, avec leurs différences de milieux (relations qui lient les sociétés à leur environnement).

Mots clefs : « paysage urbain », essence, milieu, perception, publication

Vue d'Odaiba depuis Tokyo
Vue d'Odaiba depuis Tokyo, Romaric Jannel (CC)

Au cours du XXe siècle, l’utilisation de l’expression « paysage urbain » s’est généralisée. On la retrouve employée tant dans le langage usuel que dans des articles scientifiques. On peut lier ses origines à divers héritages : pictural, géographique. Son sens et son développement sont à associer aux transformations plus générales du terme « paysage ». Pour autant, cet article ne reviendra ni sur les origines ni sur les évolutions de ce dernier. La notion de « paysage » et l’histoire de ce terme ont déjà été largement abordées depuis plus de trois décennies dans des conférences et articles par des spécialistes chevronnés tels que Michel Baridon, Augustin Berque, Michel Conan, Jean-Robert Pitte, Alain Roger... Tous ne sont pas d’accord. Il existe des débats et des mouvances, voire des « écoles », mais ils ont clarifié ses origines et montré comment la notion de « paysage » s’était déclinée en même temps que notre société se transformait et que se déployait la compréhension de notre monde environnant et de ses composantes. Ainsi, l’ingénieur-architecte-historien Jean-Pierre Le Dantec explique-t-il dans son anthologie Jardins et paysages que le terme serait apparu dans la langue française en 1493 dans le Dictionnaire étymologique et historique du français de J. Dubois, H. Mitterand et A. Dauzat[2]
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L’expression « paysage urbain » est d’origine beaucoup plus tardive, même si le terme « urbain », par opposition à « rural », est couramment employé dans la langue française depuis le XVIIIe siècle[3].  Les prémices de la naissance de cette expression ont nécessité tout d’abord une familiarisation de la notion de « paysage » et de l’appréciation des « villes ». Son utilisation dans le langage courant participe aussi de l’engouement pour de nouveaux paysages comme l’ont été à certaines périodes la montagne, la mer. Le philosophe en esthétique Alain Roger expliquerait probablement les fondements de cette appréciation du « paysage urbain » à partir de ce qu’il a appelé la « double artialisation », in visu et in situ[4]. C’est-à-dire une familiarisation du regard des gens pour le sujet de la ville, à partir des modes de représentation (peintures, photographies, films…) et d’un travail d’esthétisation des villes qui se donnent à voir. Si l’on s’appuie sur la pensée du géographe Augustin Berque, le développement de l’expression « paysage urbain » serait probablement plus à associer à l’évolution de notre société moderne et à la mise en place d’une construction intellectuelle favorisant une certaine dualité entre nous-mêmes et les villes[5]. À travers le développement de la notion de « paysage urbain », on pourrait lire son objectivation par la société occidentale. 

Photo de Brassai, Paris
Photo de Brassaï - Paris, 1933
Si l’on consulte les dictionnaires afin de définir les origines de l’utilisation de l’expression « paysage urbain », il ressort de cette investigation une référence à l’écrivain symboliste belge Georges Rodenbach qui emploie en 1891 dans son poème « Le Règne du silence » une allocution approchante : « paysage de ville ». Il s’en sert pour évoquer l’atmosphère citadine : « Et, dans ce désolant paysage de ville, les réverbères un par un sont allumés, si tristes, grelottant dans le verre fragile. »
Plus directement, en 1926, dans son ouvrage Qu’est-ce que l’Urbanisme ?, l’historien Pierre Lavedan emploie l’expression « paysage urbain » comme titre de son chapitre, évoquant les représentations que l’on peut en trouver dans les dessins, peintures, gravures. Dans le paragraphe d’introduction, il explique que ce sont les « principaux types de documents qui nous permettent de prendre connaissance, non plus du tracé des rues, mais de la physionomie d’ensemble de la ville ou des places et des divers quartiers »[6].

En nous appuyant sur les publications récentes que l’on trouve dans le catalogue de la bibliothèque de France, nous avancerons que l’utilisation de l’expression « paysage urbain » dans la langue journalière ou scientifique actuelle dépasse cette seule signification de « représentation générale d’une cité ou de l’un de ses quartiers », même si celle-ci reste toujours empreinte, dans notre société, des origines esthétiques largement picturales du terme paysage. Nous avancerons les deux hypothèses suivantes : 
- Tout d’abord son emploi récent dans les ouvrages spécialisés liés au domaine de l’urbain témoigne d’une prise de conscience que les dualités ancrées dans notre culture entre ville/campagne, nature/culture, architecture/urbanisme/paysage sont le reflet d’une appréhension du monde spécifique à notre culture. L’évolution de notre société et la compréhension des milieux (« relations qui lient les sociétés à leur environnement », si l’on s’appuie sur la définition d’Augustin Berque[7]) d’autres continents, pays, régions, lieux, suite à la multiplicité des échanges et à l’avancée des recherches, orientent notre attention vers d’autres modèles. Elles soulignent notre vision ethnocentriste et par là, limitée.
- Ensuite si l’expression « paysage urbain » peut sembler faire référence, au premier abord, à une image d’Épinal, à une sorte de prototype idéal, dans le même temps, elle invite a contrario à considérer d’autres formes d’appréhension de la ville. Comme l’écrit Michel Conan, dans son article « Généalogie du paysage » : « le primat accordé à la vision dans l’étude du paysage constitue un préjugé culturel qui en rend incompréhensible l’histoire »[8], on ne peut rester à s’appuyer sur ces référents. Ainsi, nous argumenterons que le choix de son utilisation actuelle exprime justement une prise de conscience des différences de perception et de vécu des villes par les habitants. On observe également un questionnement sur l'essence et la diversité des composantes des « structures urbaines » et sur les différentes manières de les vivre et de les percevoir.
Ces transformations sont liées à un approfondissement de nos connaissances, aux informations qui circulent toujours plus vite par les multiples médias (télévision, net), aux voyages plus faciles qui nous invitent à regarder et à vivre autrement d’autres villes, d’autres lointains, d’autres milieux. Saisir ces différences reste toutefois un exercice difficile car si nous pouvons plus facilement nous affranchir des distances, nous restons encore habitués à déchiffrer ses lointains à partir de nos référents. Ces mondes « étrangers » nous parlent comme nous les écoutons. Poser une lecture herméneutique sur ces derniers, qui oblige à se décentrer, à comprendre ces paysages urbains à partir de leur milieu n’est donc pas une tâche aisée. 


Transformation de l’emploi de l’expression « paysage urbain » dans les publications récentes : s’interroger sur l’essence des villes et de leur tissu

De 2003 à 2006, un séminaire interdisciplinaire, organisé à l’Université de Paris 1, par le laboratoire Ladyss sous l’animation scientifique d’Héléne Jannière et de Frédéric Pousin, s’est donné comme objet d’étude la notion de « paysage urbain » au XXe siècle. Publié en 2007, le numéro 13 de la revue Strates intitulé Paysage urbain : genèse, représentations, enjeux contemporains récapitule, sous forme d’articles, les interventions des participants. Il cherche à cerner ses utilisations diverses et contradictoires selon les disciplines qui l’emploient. Parmi les articles d’investigation sur l’histoire de la notion, on trouve celui de l’historienne Hélène Jannière qui présente une analyse de l’évolution de la signification de « paysage urbain », à travers les écrits d’urbanisme en France de 1911 à 1980. Elle explique que son emploi serait lié dans l’entre-deux-guerres et lors de la première période de la reconstruction (1940-1944) à « l’affirmation de l’esthétique urbaine et de l’urbanisme conçu comme « art urbain » ». Puis, entre 1959 et 1965, elle serait utilisée en opposition avec l’urbanisme planificateur, elle plaiderait pour « les notions de composition, d’attention au site, partiellement héritées de l’art urbain, transposées et adaptées aux nouvelles échelles des grands ensembles et de leurs espaces libres ». Puis, à la fin des années 1960, l’expression « paysage urbain » se généraliserait comme « terme critique du cadre de vie et de l’environnement »[9]. La rigueur du travail d’Hélène Jannière qui s’appuie, entre autres, sur une analyse détaillée des numéros de la revue Urbanisme qui a débuté en 1932, décennie où la notion d'urbanisme commence à s’imposer en France est le garant de la justesse de ses conclusions pour ces périodes.  
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Atlas de ParisToutefois, si l’on consulte le catalogue général de la Bibliothèque nationale de France, on observe que c’est principalement à partir du début des années 80 qu’un ensemble d’ouvrages commence à valoriser l’expression « paysage urbain » dans leur titre, qu’il y a accélération dans l’utilisation de cette expression dès les années 2000 et qu’à partir de cette période, l’on peut avancer que son utilisation dépasse la simple notion de « cadre de vie et de l’environnement ».  Des colloques comme « Mort du paysage ? » en 1981 à Lyon, « Au-delà du paysage moderne » qui s’est tenu au Centre Pompidou à Paris en 1990, balisent indiscutablement des périodes charnières dans cette relecture de la notion. Dans l’introduction de la publication du colloque « Au-delà du paysage moderne », Augustin Berque souligne en effet que l’on assiste « à l’émergence d’un paysage profondément transformé et, plus largement, d’un nouveau rapport esthétique à l’environnement »[10]. Parmi les nombreux ouvrages publiés, mentionnons : Atlas de Paris : évolution d'un paysage urbain[11] en 1999 de Danielle Chadych, Dominique Leborgne ; Paysage urbain, un axe d'études à investir ?[12], puis Paysage urbain, à la recherche d'une identité des lieux[13] d’Anaïs Prevel en 2006 ; Le paysage urbain : représentations, significations, communication[14] sous la direction de Pascal Sanson en 2007. La lecture du contenu de ces ouvrages révèle un nouveau regard sur la cité. Ce n’est plus simplement ses formes que l’on observe, son bâti, son apparence mais son essence que l’on interroge. Par exemple, si l’on examine l’Atlas de Paris : évolution d'un paysage urbain, on note une articulation entre différentes données : géographiques, sociales, historiques… mais aussi une sensibilisation aux différentes formes de représentation et de perception selon les époques. L’ouvrage est aussi remarquable par l’entrecroisement des échelles de lecture. Le contenu de cet atlas invite à une comparaison avec celui du CD-ROM « Paris et l’Île-de-France » produit en 2002 dans la collection Terre des villes aux éditions Belin qui offre des reconstitutions inédites de la ville de Paris à différentes époques, en mettant l’accent sur l’association entre histoire et géographie. Grâce au progrès scientifique et aux nombreuses recherches, il devient plus aisé de décrypter les multiples couches qui composent la ville. 
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Atlas historique de Kyoto
Dans les différentes publications utilisant l’expression « paysage urbain », on observe également que les auteurs soulignent les différences de compréhension des habitants sur leur environnement selon leurs cultures et les époques. L’expression « paysage urbain » amorce la description de villes étrangères, lointaines, avec leurs différences de milieux, avec leurs diversités de rapports entre bâti/population/géographie et les multiplicités de regards et de rapports qu’entretiennent les habitants avec le monde qui les entoure. C’est le cas, par exemple, des ouvrages collectifs publiés en 2003, sous la direction de Jean-Louis Cohen pour évoquer les transformations de la capitale de l’Algérie, Alger : paysage urbain et architectures, 1800-2000[15] ; en 2005, sous la direction de Peter Kuon et Gérard Peylet,   Paysages urbains de 1830 à nos jours[16] ; en 2006, d’Anaïs Prevel, Les desseins du Mékong : paysage urbain[17] ; en 2008, dirigé par Nicolas Fiévé : Atlas historique de Kyoto : analyse spatiale des systèmes de mémoire d'une ville, de son architecture et de son paysage urbain[18]. Naturellement, ces ouvrages ne portent pas exclusivement sur ces points spécifiques, mais de leur lecture émerge ce type de questionnement. L’Atlas dirigé par Nicolas Fiévé permet ainsi de saisir la complexité du rapport entre l’ancien damier de rues censé structurer l’organisation de la capitale japonaise Kyôto et les montagnes environnantes. Par là, l’ouvrage nous fait découvrir à différentes époques les qualités d’une ville qui tire son essence des montagnes alentour.
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C’est une invitation à renouveler notre vision culturelle qui oppose ville/nature. Comme pour l’histoire du paysage de Paris, ce mouvement n’est pas lié uniquement à des écrits, on le trouve décliné dans les autres médias. Par exemple, en 2002, un CD au titre commercial « Les mystérieuses cités d’Asie », produit par des réalisateurs étrangers invite à poser un regard savant et herméneutique sur Pékin, Bénarès, Jogjakarta, Katmandou, Isfahan, Kyôto. Loin de proposer une lecture stéréotypée, il pointe les éléments qui font sens pour les habitants de ces villes. La découverte de Kyôto s’effectue au fil de l’eau qui sourd sous le bitume, celle de Bénarès à travers un parcours initiatique des couches métaphysiques de la vie, de la mort et de la renaissance.  Ainsi, dépassant la simple notion esthétique, l’utilisation de l’expression « paysage urbain » dans les publications semble plutôt refléter l’idée de « nature de l’urbain » (l’essence de sa nature intime) comme l’expression « paysage économique » invite à interroger le caractère, la signification et le développement de l’économie. Ici, la question n’est pas d’appréhender la ville comme un « être vivant », comme le faisait, à son époque, Marcel Poëte[19] ou comme un « organisme vivant » comme l’imaginait Raoul Blanchard[20]. Le propos n’est pas non plus, comme chez Pierre Lavedan[21], d’évoquer les actions de l’homme sur les données naturelles élémentaires (climat, site, situation). De même, ce n’est pas simplement la place des vides qui est questionnée, mais la pertinence et le sens des liens entre bâtiments, villes, territoires et milieux. 
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L’emploi de la notion de paysage urbain amène donc à revisiter notre compréhension des tissus urbains. Longtemps, enfermés dans nos milieux de référence, nous avons édifié notre vision du monde environnant comme une vision universelle commune à tous. La diversification des échanges et les transformations de nos référents relativisent cette vision et font douter de ces certitudes. Elle nous oblige à développer un regard herméneutique, à décentrer notre perception en fonction des individus et des relations des sociétés à leur environnement pour questionner l’essence des différentes natures des villes et de leurs composantes en lien avec leurs habitants. En sus, la transformation de notre compréhension de la notion « paysage urbain » est aussi le reflet du développement depuis l’après-guerre des villes dont les tissus s’éparpillent en rhizome, dont les formes anciennement définies se noient maintenant dans un brouhaha complexe, dont les limites entre l’urbs et la campagne s’estompent. Par là, l’expression « paysage urbain » rompt avec ses connotations formelles, « les notions de composition » évoquées par Hélène Jannière pour se nourrir de cette mixité nature/architecture. 
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Pendant longtemps, nous avons eu tendance à distinguer l’architecture (l’édifice et ses abords proches), l’urbanisme et les paysages (confondus souvent avec les espaces verts). L’étalement des tissus urbains et périurbains[22], des banlieues (la « suburbia » du tiers état de territoire[23]) étendus, discontinus, hétérogènes et multipolarisés confrontés aux enjeux environnementaux planétaires, avec l’enjeu de la conception de villes et de métropoles « vertes », nous invite à revoir ces divisions, à modifier nos regards et à proposer de nouvelles lectures à la fois globales et locales. Comme l’explique l’économiste et sociologue François Asher, Grand prix de l’urbanisme 2009 : la maîtrise du développement urbain, l'urbanisme à grande échelle, mais également les choix urbains de proximité obligent à prendre en compte le fonctionnement des villes à une échelle métropolitaine élargie[24]. Cette prise de recul se retrouve d’ailleurs avérée par les modifications de notre législation. L’évolution des lois sur les paysages, les villes et le passage des POS (Plans d’Occupation des Sols) créés par la loi d’orientation foncière de 1967 vers les PLU (Plan Locaux d’Urbanisme), suite à la loi de décembre 2000 relative à la Solidarité et au Renouvellement Urbain (SRU), reflètent cette transformation de notre regard sur les nœuds urbains qui se retrouvent analysés dans de larges perspectives. Les obligations posées par le « développement durable », et la volonté de renforcer la démocratie et la décentralisation entraînent l’établissement des PLU et des Projets d'Aménagement et de Développement Durable (PADD) des communes qui nécessitent, pour leur mise en place, des études à différentes échelles du territoire, en collaboration avec une hétérogénéité de partenaires (politiques, habitants, associations…).


Vue de Tokyo depuis Odaiba
Vue de Tokyo depuis Odaiba, Romaric Jannel (CC)
Comprendre les urbanités à partir de leurs milieux

En France, au XXe siècle, de nombreuses publications de chercheurs précédemment citées, mais aussi celles d’autres spécialistes comme Françoise Choay, Marcel Roncayolo ont contribué à clarifier et forger nos connaissances sur les villes, en même temps qu’elles se transformaient et que les questionnements que l’on portait sur elles se modifiaient. Au-delà des publications de ces mentors, certains chercheurs, grâce à de longs séjours à l’étranger, ont participé à la mise en abîme de notre compréhension des villes, à partir d’un apprentissage de la connaissance des urbanités étrangères et de leurs milieux. Dans cette seconde partie et pour mieux comprendre les étapes récentes de cet enrichissement qui est, pour nous, constitutif de l’évolution du sens de la notion de « paysage urbain », appuyons-nous sur le parcours intellectuel d’un Français qui y a contribué activement : le géographe Augustin Berque. C’est, en effet, par l’intermédiaire de travaux effectués par des chercheurs comme lui - quêtant des informations sur les villes étrangères, leur histoire, mais aussi leur vécu par les habitants - que nos connaissances se sont développées et enrichies. Né en 1942, il appartient à la génération qui succède à celle de Françoise Choay ou Marcel Roncayolo et s’est appuyé sur leurs travaux. Comme d’autres jeunes intellectuels de l’époque, il s’intéresse au structuralisme, à la sémiotique, aux limites de ces courants et, lorsqu’il se tourne vers l’urbanisme, il remet en question les dogmes du mouvement moderne et l’idée de solutions généralisables indépendamment des frontières, des géographies, des cultures. Naturellement, il n’est pas le seul à se tourner vers ces ailleurs urbains et à chercher à les connaître de l’intérieur. C’est tout un faisceau de connaissances sur ces milieux étrangers qui a été généré en quelques décennies avec l’accélération de la communication et des médias. La multiplication des traductions a contribué également à favoriser une meilleure compréhension de ces sociétés « étrangères » en nous permettant de saisir leurs points de vue sur leurs urbanités.
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The Image of the City Kevin Lynch
La fin des années 70 marque le début du premier séjour d’Augustin Berque au Japon puisqu’il y rédige sa thèse d’État[25] consacrée aux effets de la colonisation dans l’île de Hokkaidô à la fin du XIXe siècle. Quelques ouvrages sur la ville et le paysage permettent de se rendre compte de l’atmosphère intellectuelle internationale de l’époque : The Image of the City (1960) (L'Image de la cité[26]) de Kevin Lynch, L'architettura della città (1966) (L'Architecture de la ville[27]) d’Aldo Rossi, Design with Nature (1969) (Concevoir avec la nature) de Ian L. McHarg ; tous prônent de différentes manières et suivant différentes directions un renouvellement des principes de l’urbanisme des CIAM. Au cours de cette première période au Japon, Augustin Berque se familiarise avec les concepts du philosophe Watsuji Tetsurô. Ceux-ci vont changer sa vision des choses et sont à la base de sa théorie de l’écoumène, vue comme l’ensemble des milieux humains. Pour comprendre l’influence de Watsuji Tetsurô sur la pensée d’Augustin Berque, il faut attendre la moitié des années 80 où le territoire, la ville, le paysage deviennent des questions essentielles pour lui, mais aussi pour la société française. Comme nous l’avons déjà évoqué, en 1981, a ainsi lieu à Lyon le colloque de philosophie et d’esthétique « Mort du paysage ? » ; la lecture des interventions des participants aide à saisir les interrogations de l’époque face à la transformation des paysages de l’Hexagone : tout d’abord, « Qu’est-ce que le paysage ? », mais également « Quelles attitudes adopter face à ses transformations inéluctables ? » Il est remarquable que ce soit justement au cours de la décennie des années 80 que l’on note la prolifération d’ouvrages utilisant l’expression « paysage urbain ». Augustin Berque, séjournant au Japon mais toujours en lien avec l’évolution intellectuelle française, peut observer si ces questionnements existent dans l’archipel et comment ils sont interprétés. « La mort du paysage ? » comme il l’a expliqué dans l’introduction de la conférence « Au-delà du paysage moderne »[28], ce n’est pas simplement la transformation de nos cadres de vie, mais aussi pour lui la mort du paysage à la française, face à la confrontation d’autres modèles qui relativisent nos certitudes.
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Le sauvage et l'artificeDans la longue liste des écrits intermédiaires d’Augustin Berque, signalons Vivre l’espace au Japon[29], rédigé au début des années 80. Dans cet ouvrage, il s’interroge sur les spécificités de l’espace et de son organisation dans l’archipel nippon. Rejetant son caractère universel, il pointe l’interdépendance entre cette notion et les spécificités de chaque société confrontée à son territoire. Sa nomination comme directeur de la Maison franco-japonaise à Tôkyô de 1984 à 1988, lui permettra de poursuivre et d’approfondir cette recherche. Entouré d’architectes et d’ingénieurs, il entreprend un travail comparatif entre urbanité japonaise et urbanité française et relate ses observations dans nombre de publications. Notons que, dans les années 80, ce regard plus global porté sur la ville et les paysages se retrouve dans les ouvrages de nombreux théoriciens étrangers comme ceux du Norvégien Christian Norberg-Schulz  : Genius Loci[30] et Architettura : presenza, linguaggio et luogo (l’art du lieu)[31], publiés respectivement en 1979 et 1996. Déchiffrer les mécanismes qui régissent les liens entre les sociétés, les architectures, les paysages est une question d’actualité suite aux bouleversements rapides des territoires au contact des urbanisations sans limites. Il n’y a pas qu’en France où l’on s’inquiète de la « mort du paysage » et de la perte de caractères des paysages régionaux. 
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Parmi les travaux effectués par Augustin Berque et son équipe à la Maison franco-japonaise, on peut mentionner des recueils d’articles, publiés sous sa direction et consécutifs à deux colloques : La Qualité de la ville. Urbanité française, urbanité nippone[32] en 1987, suivi de La Maîtrise de la ville. Urbanité française, urbanité nippone[33] en 1994. Précédemment, en 1986, Augustin Berque publie son ouvrage majeur Le sauvage et l'artifice. Les Japonais devant la nature[34], dans lequel il analyse les réflexions de Watsuji Tetsurô, et présente dans le cadre du milieu japonais les fondements de sa théorie qu’il continuera à étoffer au cours des années. Il écrit : « La société aménage son environnement selon la représentation qu’elle s’en fait ; et réciproquement : elle le perçoit et (se) le représente en fonction des aménagements qu’elle en fait. »  Pour lui, le Milieu est une manifestation d’un système de va-et-vient constant entre de nombreux facteurs : culturels, géographiques, philosophiques, et cosmologiques… donc, chaque pays, chaque ville, chaque lieu possède des milieux spécifiques qui lui sont propres. « Un milieu se définit toujours par rapport à un lieu, au moins à une activité, ou à un groupe social, une personne. Le milieu n’existe pas en soi, il est milieu de quelque chose ou de quelqu’un. »[35] Cet ouvrage, Le sauvage et l'artifice. Les Japonais devant la nature, démontre son intérêt pour le paysage avec lequel il se familiarisera en lisant les actes du colloque précédemment cité « Mort du paysage ? » et la théorie de l’artialisation d’Alain Roger[36]. C’est dans cette mouvance qu’il dirige ensuite le colloque « Au-delà du paysage moderne » en 1990. Les recherches et colloques qu’il a précédemment menés avec son équipe, au contact de nombreux architectes, enseignants et chercheurs japonais, lui ont largement démontré que l’influence des différences culturelles et géographiques sur la notion de paysage est essentielle. Signe des temps, des préoccupations et de la montée d’une conscience paysagère dans la population, c’est en 1993 qu’est votée, en France, la Loi Paysage, qui prend en compte, non seulement la préservation, mais aussi la nécessaire transformation des paysages. Comme Augustin Berque le souligne dans Médiance, de milieux en paysages : « En matière de milieux, tout est affaire de rapport, d’échelle, de mesure ; il n’y a dans le milieu ni intrinsèque, ni absolu, ni universel. »[37] La publication en 2000 d’Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains[38] affirme, en quelque sorte, la généralisation de sa théorie.  
écoumène

Augustin Berque n’est pas le seul chercheur à avoir travaillé au cours des années quatre-vingt, quatre-vingt-dix, deux mille sur le paysage et particulièrement sur le paysage urbain. Ses recherches constituent toutefois des références notoires dans le domaine. Il a ainsi reçu la médaille d’argent du CNRS pour son livre Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains. En observant les étapes de son parcours, même si l’on ne suit pas nécessairement ses théories, on peut observer l’évolution des pensées sur le « paysage » et sur le « paysage urbain ». Avec, en 1990, une période charnière où la relativité de la notion même de « paysage » est largement mise en avant, et à la fin des années 2000, une généralisation de ce savoir. Même si les auteurs des différents ouvrages, cités dans la première partie, ne sont pas familiers de sa pensée, il est remarquable de noter la cohérence du contenu de ces publications et leurs angles d’approche des sujets traités, avec les évolutions des étapes intellectuelles d’Augustin Berque. Sa contribution aide à mettre en évidence que l’on assiste à une transformation de notre pensée, et de nos savoirs et permet de mieux cerner l’évolution des contenus et du sens de l’utilisation de l’expression « paysage urbain ». 
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Ainsi, face à des villes confrontées à des évolutions rapides, on cherche à en saisir, non seulement les formes, mais aussi leur essence et la perception que les habitants et les visiteurs peuvent en avoir. Cette évolution de notre pensée et la prise en compte des différences de perception ne se posent pas uniquement dans la culture française et dans sa langue. Dépassant les frontières, ce sont des savoirs qui se retrouvent mis en avant dans les articles de la Convention européenne du paysage adoptée le 20 octobre 2000 à Florence, et entrée en vigueur en France le 1er juillet 2006. Pour la définition du mot « paysage », on trouve ainsi à l’article 1, paragraphe a : « désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations. » De plus dans le champ d’application de l'article 2, il est précisé que la Convention « s’applique à tout le territoire des Parties et porte sur les espaces naturels, ruraux, urbains et périurbains. » La notion de « paysage urbain » telle que perçue par les populations est donc bien posée et elle ne se limite plus uniquement aux territoires ruraux.



[1] Cet article est une version abrégée, largement remaniée et complétée de l’article « Paysage urbain et évolution de l’enseignement dans les écoles d’architectures » qui doit paraître en 2013 dans un recueil de textes sous la direction du professeur japonais de l’Université de Kyôto, Iyori Tsutomu aux Éditions de la MSH/EHESS.
[2] Paris, Larousse, 1996, p. 93.
[3] Voir : Alain Rey (sous la dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaire Le Robet, 3e édition, Paris, 2000, p. 2364.
[4] Voir : Alain Roger, Nus et paysages : essai sur la fonction de l’art, Paris, Aubier, 1978. « Le paysage occidental. Rétrospective et prospective. », in Le débat, N° 65, mai-août 1991, pp. 14- 28. Sur les limites de la théorie d’Alain Roger, lire l’article d’Alain Nadaï : « Degré zéro. Portée et limites de la théorie de l’artialisation dans la perspective d’une politique du paysage », Cahiers de géographie du Québec, Volume 51, numéro 144, décembre 2007, pp. 333-343.
[5] Augustin Berque, Médiance de Milieu en Paysage, 1990, rééd. Belin, 2000.
[6] Laurens éditeur, Paris, p.179.
[7] Augustin Berque (sous la direction de), Cinq propositions pour une théorie du paysage, Champs Vallon, Seyssel, 1994, p. 27.
[8] Voir Le Débat, op. cit., p. 29.
[9] Ibid., p. 252.
[10] Le Débat, op. cit., p. 3.
[11] Parigramme, Paris, 2007.
[12] CERTU, Lyon, 2006, 175 p.
[13] CERTU, Lyon, 2006, 159 p.
[14] L'Harmattan, Paris, 2007, 367 p.
[15] Jean-Louis Cohen (sous la direction de), Nabila Oulebsir et Youcef Kanoun, Alger : paysage urbain et architectures, 1800-2000, Publ. à l'occasion de l'exposition organisée par l'Institut français d'architecture-Cité de l'architecture et du patrimoine, Paris, Palais de la porte Dorée, 25 juin-14 septembre 2003, les Éd. de l'Imprimeur, Besançon, 2003, 346 p.
[16] Eidôlon, n° 68, Presse Universitaire de Bordeaux, 2005, 502 p.
[17] CERTU, Lyon, 2006, 191 p.
[18] Unesco, Éd. de l'Amateur, Paris, 2008, 528 p.
[19] Marcel Poëte, Une Vie de cité. Paris I, 1924, p.11.
[20] Raoul Blanchard, « Une méthode de géographie urbaine », in La vie urbaine, N° 16, 15 oct. 1922, p. 310.
[21] Op. cit.
[22] Sur le sujet, lire le livre de David Mangin, La ville Franchisée. Formes et structures de la ville contemporaine, Editions de la Villette, Paris, 2004 ; et l’article de Thierry Pacquot, « Paysage urbain, l’écoumène de la modernité » dans l’ouvrage sous la direction de Chris Younès, Ville contre-nature, la Découverte, Paris, 1999. Sur les origines de la dissolution urbaine dans le passé de la ville européenne, lire Panos Mantziaras, Rudolf Schwarz et la dissolution des villes. La ville Paysage, Metispresses, Genève, 2008, 290 p.
[23] Concernant ce terme, voir l’ouvrage d’Ariella Masboungi, Penser la ville par le paysage, op. cit.
[24] Voir l’ouvrage de François Ascher, Les nouveaux principes de l'urbanisme, Éditions de l'Aube, la Tour d’Aigues, 2008.
[25] Augustin Berque, La Rizière et la Banquise. Colonisation et changement culturel à Hokkaidô, Paris, Publications orientalistes de France, 1980, 272 p.
[26] Dunod, Paris, 1969, 222 p.
[27] L'Équerre, Paris, 1984, 295 p.
[28] Op. cit.
[29] Paris, PUF, 1982, 222 p.
[30] Christian Norberg-Schulz , Genius Loci, Milan, Electra, 1979 ; trad. fr. Genius Loci, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1981.
[31] Christian Norberg-Schulz , Architettura : presenza, linguaggio et luogo, Milan, Skira, 1996 ; trad. fr. L’Art du lieu, Collection Architextes, Paris, éd. Le Moniteur, 1997.
[32] Tôkyô, Maison franco-japonaise.
[33] Paris, Éditions de l'EHESS.
[34] Le Sauvage et l'artifice, op. cit.,
[35] Voir « milieu » dans R. Brunet, R. Ferras, H. Théry, Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, Reclus-La documentation Française, p. 330.
[36] Pour ces informations et aussi les suivantes, voir l’entretien avec Augustin Berque, « L’émergence du paysage et des sciences sociales dans l’éducation architecturale », in Arnauld Laffage, Yann Nussaume (sous la dir.), De l’enseignement du paysage en architecture, Teaching Landscape with Architecture, (ouvrage en français, anglais, chinois), édition de la Villette, février 2009, Paris, p. 116-117.
[37] Augustin Berque, Médiance. De milieux en paysages. RECLUS, Montpellier, 1990, (2e éd. Belin, 2000), p. 38.
[38] Paris, Belin.