Seascape, Utagawa Kunisada (1786 - 1865) source |
Dualité du jinja :
coexistence de la cabane et du rocher
par Ilham SAHBAN
A Kyoto, dans le quartier Uzumasa太秦 sur l’avenue Taishi-michi太子道, un grand portique torii 鳥居 en bois non peint, précédé de deux lanternes de part et d’autre, invite à pénétrer dans l’aire sacrée du sanctuaire Konojima 木ノ嶋神社. Un petit pont enjambe un canal, et permet de s’engager sur le sandō 参道, chemin menant au pavillon principal. Sur la gauche, deux torii précédés de deux statues de renards gardiens montrent la voie vers de petits sanctuaires annexes.
Toujours sur le chemin principal, on s’enfonce dans la végétation sous les arbres, et l’atmosphère s’assombrit à mesure que l’on progresse. Le sandō mène droit à l’estrade de danses sacrées, à l’oratoire haiden拝殿et au pavillon principal honden本殿, tous alignés nord-sud. Quelques marches montent vers l’oratoire, la pièce jetée dans la boîte prévue tinte bruyamment. A ce son, le kami 神 est prévenu de la présence du fidèle et est disposé à écouter ses requêtes. Les traditions varient quelque peu selon les sanctuaires, mais le plus grand nombre admet la manière suivante : s’incliner deux fois, se redresser puis claquer des mains deux fois, adresser sa prière au kami et terminer en s’inclinant profondément une dernière fois. Le commun des mortels ne peut en principe aller au delà du haiden. Le honden est en vue, tout proche, mais les portes en sont closes.
Torii triple du sanctuaire Konojima |
Excepté l’absence de pavillon d’ablution dans ce sanctuaire (nous expliquerons la raison de cette absence), ce parcours menant du torii au honden et les différents gestes et rituels qui le marquent sont assez ordinaires, et on pourrait faire à peu près le même parcours dans nombre de sanctuaires de quartier. Mais si l’on se donne la peine d’observer plus attentivement alentour, on remarquera avant l’oratoire, sur la gauche par rapport au chemin principal, un autre torii. Quelques marches d’un escalier se coudant vers la gauche permettent de descendre dans le lit d’un ancien petit étang aujourd’hui à sec, appelé Moto-tadasu no ike元糺の池. Sur la droite, une clôture de bambou barre le passage à la partie nord de cet ancien étang. Au centre du lit à sec se tient, et cela est assez rare pour être signalé, un torii triple. On peut voir en-dessous un petit monticule de pierres surmonté d’un go-hei.
Les illustrations du Miyako meisho zue都名所図会[1] (« Recueil d’illustration des hauts-lieux de Kyoto ») montrent une configuration sensiblement identique à celle d’aujourd’hui (excepté le pavillon de danses qui est ultérieur) : les pavillons principaux et annexes dans l’enceinte du sanctuaire, l’étang, le torii triple, le petit monticule de pierre ainsi que le go-hei au centre.
Le torii triple ainsi que le go-hei qui surmontent ce petit tas de pierres marquent bien son importance et son caractère sacré. Mais que signifie sa présence au centre d’un étang à sec?
Cette ancienne source d’eau douce est en fait à l’origine de la fondation du sanctuaire Konojima à cet endroit précis vers la fin de la période Asuka (fin du VIIème siècle environ), dans une forêt connue sous le nom de Moto-tadasu no mori 元糺の森.
Vue du sanctuaire Konojima dans le recueil Miyako meisho zue |
Ce quartier appelé aujourd’hui Uzumasa mori ga higashi chō 太秦森ヶ東町, est largement urbanisé. Il aurait été formé par une communauté d’immigrants du continent[2], qui importèrent des techniques d’artisanat tel le filage et le tissage de la soie. Ayant toujours fortement dépendu de la présence et de l’abondance de l’eau, ils vénéraient dans leur région d’origine les divinités des sources, des rivières et des puits. Pour cette raison, le sanctuaire Konojima est appelé également Kaiko no yashiro 蚕の社 : « sanctuaire du vers à soie ». Ils répandirent bien vite la rumeur qu’un bain de pied estival, plus précisément une toilette des mains et des pieds, guérissait et préservait des maladies pour l’année en cours. Ceci explique l’absence de pavillon d’ablution temizuya手水舎 que l’on trouve habituellement dans presque chaque sanctuaire shintô (et même devant certains temples bouddhiques japonais) : on se purifiait à l’eau claire de l’étang. Cette tradition de toilette estivale se retrouve aujourd’hui encore au sanctuaire Shimogamo下鴨神社 (à Kyoto également) auquel le sanctuaire Konojima est rattaché, au mois de juillet à l’occasion du mitarashi matsuri 御手洗祭.
Le climat, ou devrait-on dire les climats du Japon sont tels que les habitants n’ont pas à craindre la sécheresse, mais la présence et l’abondance d’eau douce n’en est pas moins vitale et nécessaire non seulement aux activités domestiques courantes mais également à l’artisanat, notamment la sériculture et tout ce qui a trait à la fabrication et à la teinture de la soie. Cet exemple du sanctuaireKonojima illustre le fait assez courant que des puits, rivières, cascades ou autres points d’eau soient vénérés pour la présence d’un kami bienfaiteur.
Qu’il s’agisse d’un point d’eau comme l’exemple que nous venons de mentionner, d’une pierre ceinte d’une corde sacrée shimenawa注連縄 ornée de papiers pliés blancs shide紙垂, ou d’un arbre centenaire, il est courant de trouver dans l’enceinte d’un jinja un élément naturel devant lequel les fidèles témoignent du même respect que devant le honden. Ces élément naturel, considérés comme la demeure d’un kami, et les pavillons sacrés coexistent dans la même enceinte keidai境内, aussi bien en ville que dans le milieu rural.
L’enceinte du sanctuaire d’Ise伊勢神宮 contient à elle seule plusieurs exemples de cette dualité entre éléments naturels et éléments construits dans le jinja. Divisé en un sanctuaire extérieur Gekū外宮dédié à la déesse de l’abondante nourriture Toyōke ô-mi-kami豊受大御神 et un sanctuaire intérieur Naikū内宮 dédié à la déesse du Soleil Amaterasu ō-mi-kami天照大神, Ise compte 125 sanctuaires annexes.
L’un de ces sanctuaires annexes, situé à environ 300 mètres au nord du Gekū, est appelé sanctuaire Tsukiyomi月夜見宮 (à ne pas confondre avec le sanctuaire Tsukiyomi月読宮 l’un des sanctuaires annexes du Naikū) et est dédié au dieu de la lune Tsukuyomi, frère d’Amaterasu. A une dizaine de mètres sur la gauche du honden, on remarque un arbre d’une taille imposante, d’une forme curieuse, très fortement penché et qui verse complètement vers l’avant, soutenu par une sorte d’énorme béquille.
Arbre sacré du sanctuaire Tsukiyomi月夜見宮 |
L’arbre est creux, à regarder juste sa base on pourrait croire qu’il s’agit de deux arbres sortant de terre, mais ils se rejoignent plus haut pour former le tronc d’un seul et même arbre. Au pied ou plus justement à l’intérieur se tient une pierre, précédée d’une paire de petits renards gardiens koma kitsune狛狐, messagers de la déesse du grain Inari稲荷. Devant les renards de pierre se trouve une petite boîte à offrandes, précédée par un portique torii. Il n’y a ici ni shinden ni aucune sorte d’édicule, simplement une pierre et surtout un arbre à la forme et à la taille si impressionnantes, et c’est cet arbre qui est le prétexte de l’emplacement de ce petit sanctuaire à cet endroit précis. Ce sanctuaire peut paraître dérisoirement petit par rapport à l’ouvrage d’architecture implanté près de lui, il n’a d’ailleurs évidemment pas de nom, mais il n’en a pas moins une grande importance pour les fidèles, qui ne manquent pas de faire offrande et d’y marquer un temps de prière.
L’importance de l’arbre dans les rituels shintō s’est perpétuée depuis les temps anciens jusqu’aujourd’hui. Les arbres centenaires du sanctuaire d’Ise l’illustrent parfaitement, mais on l’observe dans bien des sanctuaires moins illustres également. Le sanctuaire Kibune貴船神社, sur le mont Kibune dans le nord de Kyoto, est précédé de nombreux petits sanctuaires annexes sur le chemin de montagne qui y mène, et également de grands arbres majestueux ceints d’une corde shimenawa. On peut voir de temps à autre un fidèle se poster devant un de ces arbres sacrés, claquer cérémonieusement des mains deux fois, incliner légèrement la tête vers le sol et prier les yeux clos, les mains toujours jointes. Cette scène peut être étonnante pour qui n’est pas familier du Japon et de sa culture populaire : peut-on en 2013, dans un pays industrialisé, faire acte de dévotion devant un simple arbre ? Pour comprendre cette scène, il faut avoir à l’esprit que les japonais voient dans ces arbres sacrés la présence des kami. Un hinoki檜 (cyprès japonais chamaecyparis obtusa), un sugi杉 (cryptomeria japonica), ou une branche de sakaki榊 (cleyera japonica) fichée en terre ne sont pas sacrés en soit mais en ce qu’ils sont habités par les divinités, de façon permanente ou seulement pour le temps d’un matsuri祭[3].
Le Kojiki古事記 mentionne cet arbre persistant qu’est le sakaki, lors du fameux épisode de la caverne : selon la légende, la déesse Amaterasu, excédée par les outrages de son frère Susano-o, s’enferme dans une grotte et plonge ainsi le monde dans l’obscurité et le chaos. Afin de la faire sortir de sa retraite, les kami procèdent à une divination et envoient l’un d’entre eux déraciner et quérir le plus grand et le plus beau sakaki qu’il puisse trouver, afin d’accrocher des offrandes d’étoffes aux branches inférieures, un miroir aux branches moyennes, et un céleste collier de perles aux branches supérieures. La déesse Ame-no-Uzume天宇受賣 exécute alors une danse dont l’indécence provoque l’hilarité de l’assemblée. Intriguée par cette bonne humeur dans un monde qu’elle croyait désespéré de son absence, elle entrouvre et jette un regard au dehors. Les kami lui présentent le miroir, et elle sort petit à petit, subjuguée par son propre reflet. Une fois tout à fait dehors, pendant qu’un kami la saisit fermement par la main, un autre tend prestement derrière elle une corde sacrée shimenawa afin de l’empêcher de retourner dans sa cachette. Le Soleil brille de nouveau et l’ordre du monde est rétabli.
Ce « sacrifice prototype » comme le nomme le révérend père Jean-Marie Martin[4] nous donne à peu près tous les éléments clés des matsuri de l’époque ancienne, dont un qui nous intéresse en particulier : le himorogi神籬.
Ce terme de himorogi n’est pas des plus simples à définir en quelques mots, il se compose des idéogrammes SHIN/kami神soit divinité, et kaki籬soit clôture, et les kanji semblent indiquer qu’il s’agirait d’une aire sacrée, délimitée par une clôture. La définition la plus communément admise de himorogi est celle d’un arbre ou une branche de sakaki « demeure des kami », et le Dictionnaire historique du shintō propose l’étymologie suivante : le « -moro- » de hi-moro-gi viendrait du mot « mori » qui signifie forêt. Précédé du préfixe honorifique mi御, mi-moro 御諸signifie « auguste demeure des dieux ». Depuis des temps forts anciens, bien avant les premiers sanctuaires construits, le mystère et l’obscurité des bois denses et touffus ont inspirés la crainte révérencielle des peuples primitifs japonais. Ils considéraient la forêt comme la demeure des dieux, une forêt sacrée désignée par l’expression chinju no mori鎮守の森. Ce sont idéalement des forêts de vieux et grands arbres, autour de sanctuaires relativement anciens, mais dans le cas de sanctuaires plus récents la présence d’arbres est si essentielle qu’on plante une chinju no mori moderne, comme par exemple au sanctuaire Meiji明治神宮 à Tokyo, construit de 1915 à 1926.
Le culte shintō le plus primitif trouve effectivement ses racines dans les bois touffus et mystérieux qui recouvrent les montagnes majestueuses, et il semble que l’origine du mot « jinja » serait à rapprocher du terme « mori » qui signifie « forēt » en japonais[5]. Ces deux termes sont liés au point que dans le Man.yōshū, « mori » désigne un jinja[6]. Aujourd’hui encore au sanctuaire d’Ō-miwa大神神社dans la préfecture de Nara, dont la fondation est rapportée dans les « Chants célèbres de la création d’Izumo »出雲国造賀詞, c’est le mont Miwa et surtout la forêt vierge qui le couvre qui sont considérés comme le corps divin go-shintai御神体, et ce sanctuaire n’a jamais eu de pavillon sacré shinden神殿 : au pied de la montagne se trouvent un torii à trois travées et un oratoire haiden duquel on prie l’esprit du Dieu Ō-kuninushi no kami大国主神.
Mandara du Mont Fuji富士浅間曼荼羅, Sanctuaire du Mont Fuji富 士山本宮浅間大社 (XVème siècle) |
Les premiers objets de vénération du shintō ancien étaient des éléments naturels dans lesquels les villageois voyaient la présence des kami, et il semble que dans le shintō primitif, on rendait le culte aux kami sans architecture. La société évoluant et acquérant des techniques d’artisanat de plus en plus évoluées, des objets fabriqués tels que des miroirs, bijoux et étoffes devinrent autant de fétiches, supports de l’auguste présence des kami. Le chef de clan était celui qui avait le privilège et le pouvoir de les conserver chez lui, et ils étaient sortis uniquement à l’occasion des matsuri, transportés dans un palanquin o-mikoshi御神輿 jusqu’au lieu du rituel, en grande pompe et dans la liesse populaire.
Le deuxième sens du terme « himorogi » que nous avons mentionné plus haut, est un petit dispositif portable tel une châsse, pour abriter temporairement le kami présent dans le miroir ou autre objet.De taille réduite, il semble qu’il est soit aisé d’en construire un expressément pour un évènement, dont on ferait usage cette seule fois. Ces pavillons temporaires sont une étape importante de l’histoire des sanctuaires shintō, et on perpétue aujourd’hui encore la tradition du rituel Daijōsai大嘗祭 : à l’automne qui suit l’intronisation d’un empereur, plus précisément pour le festival des moissons Niinamesai, on construit expressément un pavillon appelé Daijōgū大嘗宮. Ce pavillon temporaire dans lequel le nouvel empereur passera une nuit et partagera symboliquement un repas avec la déesse Amaterasu a une durée de vie de 4 jours seulement et est détruit le 5ème, aussitôt les rituels terminés. On en construit en réalité deux rigoureusement identiques, l’un pour la première partie de la nuit, l’autre pour la seconde partie jusqu’à l’aube.
Pavillons provisoires Daijōgū |
De ces pavillons temporaires a découlé la tradition de la reconstruction périodique shikinen zōtai式年造替, ou shikinen sengū式年遷宮 dans le cas du sanctuaire d’Ise.
A la période médiévale, l’introduction du bouddhisme a occasionné d’importants changements. La sophistication de cette religion nouvellement venue du continent, son architecture, son clergé, ses textes ont profondément révolutionné le shintoïsme ancien : la compilation des norito (qui étaient à l’origine de tradition orale), l’établissement d’un clergé assurant les fonctions religieuses qui auparavant revenaient aux chefs de villages et de clans, et surtout l’édification des constructions shintō de plus en plus élaborées. Sur le modèle des temples bouddhiques, l’architecture shintō devient peu à peu de plus en plus monumentale, de plus en plus richement décorée, elle se dote de galeries et multiplie les pavillons qui doivent répondre aux besoins d’un shintō désormais extrêmement institutionnalisé. La reconstruction périodique, trop onéreuse et trop complexe pour de telles constructions, perd de sa vitalité et de son sens jusqu’à disparaître à peu près complètement au fil du temps. Seul le sanctuaire d’Ise perpétue encore ce rituel tous les vingt ans, les autres sanctuaires se bornant à des travaux de réparation plus ou moins importants, non à un intervalle déterminée mais lorsque l’état du bâtiment l’exige.
De plus de 2000 ans de cette histoire des sanctuaires shintō, l’historien de l’architecture FUKUYAMA Toshio fait le résumé suivant : « A une époque très reculée, principalement autour des évènements liés aux saisons agricoles, à l’occasion des matsuri 祭 domine un lieu sacré fixe où l’on pense que l’esprit divin est descendu. Petit à petit ces rituels sont devenus réguliers, et une fois ou deux fois par an, à date fixe, on édifiait un pavillon temporaire détruit aussitôt que le rituel avait pris fin. Il semblerait que ce pavillon ait pris au fil du temps un caractère permanent accompagné par divers bâtiments annexes. Ce processus se serait généralisé, avec des constructions de plus en plus évoluées qui ont donné le style Gongen 権現造 (gongen-zukuri), qui a prospéré pendant la période Momoyama et la période Edo. Cependant l’évolution de ces constructions ne s’est pas faite uniformément dans le temps, on voit aujourd’hui encore des sanctuaires de tous les types depuis le style le plus primitif jusqu’au style Gongen権現造, certains même continuent leur propre évolution, ce qu’on peut considérer comme une spécificité japonaise. »[7]
On pourrait croire que les formes les plus primitives de jinja auraient tout naturellement disparu pour être définitivement remplacées par les plus élaborées, mais toutes les étapes de l’évolution se retrouvent encore dans divers endroits de l’archipel : montagnes ou forêts vénérées sans shinden, arbres et pierres ceints d’une corde shimenawa, himorogi, pavillons provisoires, et enfin pavillons permanents. L’architecture shintō a ceci de particulier que les fidèles n’ont pas abandonné les formes les plus primitives à mesure que l’architecture se complexifiait, et les arbres go-shinboku御神木, forêts chinju no mori鎮守の森, rochers sekigami石神, montagnes kannabiカムナビ, font l’objet de la plus grande vénération et sont toujours au cœur de la foi populaire.
Après cette longue parenthèse, revenons au sanctuaire d’Ise qui, nous l’avons dit, contient de nombreux exemples d’éléments naturels vénérés aux abords des pavillons sacrés. Un des premiers que l’on rencontre en cheminant vers le sanctuaire intérieur Naikū, est le sanctuaire Takimatsuri no kami 瀧祭神. Il se trouve au bord de la rivière Isuzu五十鈴川, à quelques pas de la partie aménagée de la berge, qui permet de faire ses ablutions. Il s’agit d’une petite clôture entourant un amas de cailloux et de petites pierres. Au centre se tient une pierre plus grande et plus proéminente. Cette pierre abrite le dieu Takimatsuri no ō-kami瀧祭大神, kami tutélaire de la rivière Isuzu.
Sanctuaire Takimatsuri no kami (Naikū d’Ise) |
Toujours dans le Naikū, à quelques dizaines de mètres à l’ouest du pavillon Gojō den五丈殿 un dispositif très similaire appelé Miya no meguri no kami四至神. Il consiste en un carré de petites pierres blanches, délimité par des pierres plus grosses comme dans le précédent exemple. Au centre de ce carré se tient une simple pierre.
Pierre Miya no meguri no kami (Naikū d’Ise) |
Dans l’enceinte du sanctuaire extérieur Gekū, à quelques dizaines de mètres devant la barrière entourant le honden, dans l’axe des bâtiments, on remarque trois pierres sur le sol. Ni très petites ni particulièrement grandes, elles n’ont à première vue rien qui mérite d’attirer l’attention. Pourtant, elles sont placées au milieu d’un carré de gravier gris délimité au sol par des pierres ; ces pierres de délimitation font sensiblement la même taille que les trois du centre. Ce carré de gravier est lui-même placé au milieu d’un carré plus large formé par quatre potelets, reliés par une corde shimenawa. Les fidèles y prient, après avoir jeté ou déposé une pièce dans le trou au centre, entre les trois pierres sacrées. Malgré la limite matérialisée par la corde et le carré de pierres, certains n’hésitent pas à y introduire le bras pour toucher et caresser les pierres.
Ces simples pierres représentent le siège des kami, et il existe un terme propre au shintoïsme pour le désigner : iwakura磐座 y fait référence, désignant une pierre ou un groupe de pierres dans laquelle un kami aurait élu demeure. Mais plutôt que « pierre », iwakura signifie littéralement « rocher siège ».
Certains iwakura sont d’une taille remarquable comme le sanctuaire Ishii石井神社, toujours dans l’enceinte d’Ise. Il se situe à l’arrière du Naikū, à quelques centaines de mètres au nord du pavillon principal, exactement dans l’alignement des bâtiments. Malgré l’appellation de sanctuaire, il ne reste en réalité qu’un iwakura à cet endroit, où se tient un rocher d’une taille impressionnante appeléIshii jinja no kyoiwa石井神社の巨岩, « rocher gigantesque du sanctuaire Ishii ».
Rocher du sanctuaire Ishii 石井神社の巨岩 |
Toujours dans l’enceinte d’Ise se trouve dans le Naikū un autre exemple de pierre sacrée, aux abords du sanctuaire annexe Aramatsuri no miya荒祭. Il s’agit d’un rocher appelé Momidane no ishi籾種石, ce nom faisant référence à la récolte du riz, qui fait partie intégrante de la barrière de pierres et de roches protégeant le sanctuaire intérieur sur le côté ouest.
Pierre Momidane no ishi 籾種石 |
Dans chaque cas que nous avons mentionné, le culte de ces pierres ne doit pas être considéré comme de la pure litholatrie. Il s’agit en réalité de symboles phalliques ayant le pouvoir de féconder les rizières et apporter aux villageois abondance et prospérité. Comme le rappelle le révérend père Jean-Marie MARTIN : « Ce culte [des pierres] a certainement existé au Japon depuis la plus haute antiquité. Il en reste des survivances de nos jours. Nombre d’endroits, situés sur les rivages de la mer, au bord des routes et des sentiers, à flanc de montagne, portent les noms de Tategami 立神 ( dieu debout ), Ishigami 石神 ( dieu pierre ). On y voit généralement une pierre dressée debout et entourée d’une corde de paille ; parfois même il y a à côté un petit temple, mais alors il est de construction récente. Ces pierres étaient l’objet d’un culte non pas en tant que pierres, mais parce que leur forme, qu’il est inutile de préciser, évoquait l’idée des puissances fécondantes répandues dans la nature. […] Ces pierres, pour tout dire en un mot, étaient considérées comme des symboles phalliques. »[8]
Ces symboles sont courants dans la culture populaire et rurale japonaise, et sont intimement liés au calendrier agricole et à la culture du riz. Dans les villages de montagne, on va, à l’occasion des matsuri de printemps liés au repiquage du riz, chercher le kami au sommet, souvent incarné dans une pierre pour le faire descendre dans les rizières de la vallée pour y insuffler la vitalité, et s’assurer par là une bonne récolte.
Les éléments naturels formant un couple l’illustrent encore plus clairement : couple d’arbres ou de rochers reliés par une corde sacrée.
Couple d’arbres sacrés aux abords du pavillon principal, sanctuaire Meiji à Tokyo |
Le sanctuaire Tsukiyomi évoqué au début de cet exposé comme un arbre sacré symbolise en réalité un couple, par le fait que sa base paraît deux arbres différents qui se rejoignent pour n’en former qu’un.
Le couple de rochers le plus connu du Japon se trouve également aux abords du sanctuaire d’Ise : le sanctuaire Futamiokitama二見興玉神社 est situé sur la baie de Futami-chō-e二見町江, à un peu plus d’un kilomètre à l’est du sanctuaire mi-Shio-den御塩殿 (sanctuaire annexe du sanctuaire intérieur Naikū où l’on récolte le sel à l’usage des offrandes et des repas des kami). Dédié au dieuSarutahiko猿田彦, dieu des chemins et gardien du pont du ciel qui aurait guidé le prince Ninigi-no-mi-koto瓊瓊杵尊 (petit-fils de la déesse du soleil Amaterasu et aïeul du premier empereur du Japon) sur le chemin menant du pays céleste Takamagahara高天原 jusqu’à la Terre des hommes Ashihara no naka tsukuni 葦原中津国, il est appelé Michi-aki no kami「道開きの神」 « Dieu ouvreur des chemins ». La légende raconte qu’il a également guidé la princesse Yamato no hime, fille de l’empereur Suinin, partie à la demande de son père en quête d’un lieu propice à la construction d’une nouvelle demeure digne de la déesse du Soleil Amaterasu Ō-mi-kami. Le pavillon d’ablution est orné de statues de grenouilles, animal messager du dieu Sarutahiko. Le hondenest d’un style curieux, dit style Sadahiko さだひこ造り. Un autre sanctuaire représentant ce style assez singulier est le sanctuaire Sarutahiko, lui aussi dédié au dieu éponyme et situé plus près duNaikū d’Ise.
A 700 mètres environ se trouve le véritable objet du culte et le prétexte de la fondation : le couple de rochers Futamiura no me-oto iwa二見浦の夫婦岩. Littéralement appelés « rochers époux », il s’agit d’un grand rocher dit « rocher mâle » et d’un plus petit dit « rocher femelle » reliés par une impressionnante corde sacrée shimenawa. Un petit torii est placé au sommet du grand rocher mâle. Les habitants associent ces roches au couple de divinités à l’origine de la création du Japon, le dieu Izanagi et la déesse Izanami. Leur disposition et l’orientation sont telles que depuis la plage on voit le matin le soleil se lever entre eux depuis la plage.
Couple de rochers Futamiura no me-oto iwa二見浦の夫婦岩, par Kunisada |
Cette très belle image du couple de rochers entre lesquels naît le soleil chaque jour nouveau est symbole de fertilité et de fécondité, d’une pêche abondante. On y vénère la déesse du Soleil, sans qui le monde serait plongé dans les ténèbres et souffrirait de mille calamités. On y révère la mer également, qui accorde aux hommes la nourriture par la pêche du poisson et des algues, mais aussi la mer et sa colère : on apaise par des prières et offrandes la mer démontée qui prend la vie des pêcheurs, et par où viennent les tsunami et typhons.
La confection de la corde, ou plus justement des cinq cordes réputées peser près d’une tonne, et leur transport jusqu’aux rochers est l’occasion d’un matsuri. Tous les 14 juillet, au cours du « Festival du tirage de la corde » Shimenawa biki matsuri しめなわ曵き祭, les shimenawa sont transportées sur un char au son des chants et des battements de tambours du lieu de confection au sanctuaireFutami okitama où elles sont bénies. L’autre objet de vénération de ce site n’est pas visible depuis la plage, il s’agit du rocher Okitama shinseki興玉神石, immergé à 500 mètres au large.
Nous l’avons dit, cet exemple de « rochers époux » est le plus connu, mais on retrouve des configurations de couples de rochers dans tout l’archipel, il existe même des exemples de trois rochers, parents et enfants (« oya-ko iwa »), notamment à Samani様似郡 dans le Hokkaidō.
Ces formes d’un grand rocher et d’un plus petit à proximité nous évoquent d’une manière symbolique l’image d’un couple mâle/femelle, mais il existe des exemples à l’aspect beaucoup plus explicite : on trouve dans nombre de jinja des phallus d’une taille plus ou moins grande, taillés dans des troncs de bois. Ils sont disposés dans des palanquins o-mikoshi pour les processions de festivals populaires tels que le hōnen matsuri 豊年祭, chaque année à l’arrivée du printemps, le 15 mars. Le plus populaire est celui du sanctuaire de Tagata à Komaki près de Nagoya : un phallus en bois de 280kg et long de 2,50 mètres est transporté dans un palanquin, vivement secoué et balancé au rythme des chants et des cris des participants, grisés par l’arrivée de la belle saison et par lesake coulant à flot.
Ces symboles sans équivoques se retrouvent également au sanctuaire Yaegaki 八重垣神社à Matsue (préfecture de Shimane). On y trouve des phallus en bois dans le sanctuaire principal et les sanctuaires annexes, les jeunes femmes se pressent pour y faire offrande et prient pour trouver l’âme sœur, faire un heureux mariage et fonder une famille prospère. Selon le Kojiki et les légendes d’Izumo, le dieu Susanoo-no-mikoto aurait sauvé la princesse Inada-hime du serpent géant à huit têtes et à huit queues. Ayant occis le monstre et, par son exploit, gagné la main de la jeune fille, il établit avec elle un premier foyer où ils eurent un fils, Sakusa-no-mikoto. Le sanctuaire Yaegaki est censé avoir été construit à l’endroit précis de ce foyer, et cette légende en a fait le sanctuaire du couple, du mariage et de la fécondité.
Le sanctuaire Suwa諏訪大社, situé aux abords du lac Suwa dans la préfecture de Nagano, est le lieu d’un matsuri qui illustre parfaitement ces symboles de puissances fécondantes, le festival on-bashira御柱祭. L’historien de l’architecture FUKUYAMA Toshio福山敏男 le cite comme un exemple très connu de sanctuaire sans shinden, les montagnes boisées alentours font office de go-shintai: « De part et d’autre du lac Suwa se trouvent au sud-ouest le sanctuaire principal, dit sanctuaire supérieur, le sanctuaire inférieur se trouvant au nord-est. Le sanctuaire supérieur n’a jamais eu de bâtiment, le kami étant présent dans la forêt se trouvant par delà l’oratoire (qui était à l’origine un paravent). »[9]. Le sanctuaire est divisé en un sanctuaire supérieur Kamisha上社 et un sanctuaire inférieur Shimosha下社. Chacun compte deux pavillons : honmiya本宮 et maemiya前宮 pour le Kamisha, harumiya春宮 « sanctuaire de printemps » et akimiya秋宮 « sanctuaire d’automne » pour le Shimosha.
Tous les six ans, les années du singe et du tigre, la tradition veut que l’on y érige quatre piliers, qui délimitent une aire sacrée. Ce matsuri se fait en deux temps, la première partie étant appeléeyamadashi, littéralement « extraire de la montagne» : les hommes coupent et ébranchent les troncs de grands arbres, et dans un deuxième temps les transportent ou plus justement les font dévaler la montagne jusqu’au sanctuaire. Cette tradition connue sous le nom de ki-otoshi « descente des arbres » est l’occasion pour les jeunes hommes de la communauté de prouver leur bravoure et leur virilité en chevauchant le tronc à vive allure, au risque de tomber et se blesser grièvement. Cette tradition symbolise aussi et surtout les forces de la nature descendant de la montagne pour venir féconder les rizières au printemps et assurer par là une récolte abondante. Une fois parvenu en bas, le tronc est relevé en grande pompe et dressé vers le ciel, et fiché en terre au centre de l’aire sacrée qui lui est dédiée.
Ce pilier On-bashira est remarquable par sa taille imposante et surtout la puissance symbolique dont il est chargé. Ce type de symbole très fort peut pourtant prendre une forme cachée et très subtile, notamment dans le cas du shin no mi-hashira 心の御柱, le « pilier central ». INAGAKI Eizō y consacre un chapitre extrêmement intéressant dans son « Histoire de l’architecture shintō »[10]. Dans le sanctuaire intérieur Naikū d’Ise, le shin no mi-hashira est directement planté dans la terre sans fondation, tout comme les autres piliers périphériques ; son sommet affleure au niveau du sol et ne traverse donc pas le plancher du honden. Dans le sanctuaire extérieur Gekū, le shin no mi-hashira émerge au-dessus du sol de la moitié de sa hauteur. Lors de la reconstruction périodique, alors que tous les pavillons sont démontés, seul le shin no mi-hashira est laissé en place, et protégé par une minuscule cabane. Ce n’est qu’au moment de la reconstruction suivante qu’il est retiré et remplacé par un nouveau pilier, lors d’une cérémonie dont la date précise n’est pas connue du grand public, faite de nuit dans la plus grande discrétion et à l’abri des regards du commun des mortels. Le shin no mi-hashira d’Ise a donc une durée de vie non pas de vingt mais de quarante ans.
L’expression japonaise yukashita no shinkō床下の信仰 signifie littéralement « culte de ce qui se trouve sous le plancher », cela réfère au pilier shin no mi-hashira comme objet de vénération qui n’apparaît pas à la vue d’une manière évidente comme dans le cas d’une pierre ou un rocher : le jinja non construit se tient sous le plancher du jinja construit conservant le miroir fétiche. Les deux éléments sont si liés l’un avec l’autre qu’ils en paraissent un objet unique. N’ayant pas de rôle constructif mais purement symbolique, ce pilier doit être considéré comme indépendant du shinden et de sa structure, c’est ainsi que l’appelle INAGAKI Eizō : « pilier indépendant », dokuritsu no hashira 独立の柱.
Comme dans bien des mythes fondateur à travers le monde, le Kojiki ne fait pas exception et raconte la création du Japon, donc du monde, par le couple divin Izanami et Izanagi, après avoir tourné autour du « pilier céleste » Ama no hashira天の柱. Plantés dans la terre des hommes et dressé vers les cieux, un arbre, une branche de sakaki ou une lance fichée en terre et ornée d’offrandes, ils font le lien entre le monde naturel et les forces surnaturelles, la résidence idéale dans laquelle inviter humblement les kami : « […] la numérale ajoutée au nom de nombre pour compter les kami esthashira 柱, « colonne ». […] Ce mot de hashira rappelle le temps où les dieux étaient censés habiter sur les arbres ou sur les piquets : autant d’arbres ou de poteaux fétiches, autant de kami. »[11]
Que cette dualité entre jinja construit et jinja naturel soit cachée comme pour le shin no mi-hashira ou au contraire nettement visible, quelles sont les conditions de leur coexistence?
Aussi digne et monumentale que puisse être l’architecture shintô, et malgré le fort pouvoir institutionnel, religieux et politique qu’elle représente, il semble que le jinja construit ne se suffise pas à lui-même. Le shinden est sacré du fait qu’il abrite le go-shintai, corps divin du kami, mais surtout par une contagion du sacré, transmise par les éléments naturels présents dans la même enceinte keidai. Le choix du site de construction est justifié par la présence de tels éléments naturels, et le professeur SOKYO Ono écrit à ce propos : « Le choix du lieu d’implantation du sanctuaire ne dépend pas simplement du fait de trouver espace disponible. Les sanctuaires souvent sont intimement liés à leur environnement naturel. Ils se trouvent dans un lieu donné car s’y trouvent par exemple un arbre remarquable, un bois, une pierre, une caverne, une montagne, une rivière, ou la mer. (…) Il n’est pas rare que dans des communautés rurales des sanctuaires soient complètement cachés dans des bois ou des forêts denses dont seuls les habitants de la région connaissent l’existence. »[12]
D’autre part, les éléments naturels vénérés dans le shintoïsme ne peuvent se suffirent à eux-mêmes depuis l’introduction du bouddhisme. En effet, une religion aussi élaborée aurait pu faire disparaître un culte qui paraît aussi primitif que les rituels shintô. C’est en s’élevant d’une manière générale à un certain niveau d’élaboration tout en perpétuant ses rituels les plus primitifs que le shintoïsme a survécu à l’introduction du bouddhisme et est resté vivant dans la foi populaire japonaise.
Le jinja s’est doté d’une architecture de plus en plus monumentale tout en perpétuant les plus anciennes traditions chamaniques et animistes du shintoïsme ancien, et c’est par cette dualité qu’il a résisté à la rude concurrence du bouddhisme nouvellement arrivé du continent. Chacun nécessitant la présence de l’autre à proximité pour légitimer son statut de sanctuaire shintô, jinja construit et non construit n’entretiennent pas un rapport hiérarchique ou de concurrence, mais de complémentarité et de dépendance vitale l’un par rapport à l’autre.
Si cette interdépendance existe, on comprend que l’implantation d’un sanctuaire ait pour raison ou pour prétexte la présence d’un élément naturel remarquable, mais il devrait y avoir également des exemples « inverses » : lorsqu’il ne s’agit pas d’une cascade ou d’un immense rocher qui ont bien évidemment précédé le shinden, est-il possible qu’on place intentionnellement un élément naturel à un endroit donné, comme une grosse pierre transportable par plusieurs hommes, pour y justifier en quelque sorte l’édification d’un sanctuaire qu’on voudrait en cet endroit précis ?
Poser la question est éminemment tabou car l’effet souhaité est de donner l’illusion que l’élément naturel abritant un auguste kami se trouve là depuis des temps immémoriaux, mais l’exemple du sanctuaire Himukai daijingū日向大神宮l’illustre bien. Egalement connu sous le nom de « Kyō no Ise », « l’Ise de Kyoto », il est situé dans le quartier Yamashina près de Keage, au pied de la colline Hi no oka 日の岡. Rattaché au sanctuaire d’Ise, donc dédié au culte de la déesse du soleil Amaterasu Ō-mi-kami il est de style shinmei zukuri. Le chemin sandō monte dans la colline en direction de l’est, jusqu’au pavillon d’ablution puis se coude sur la gauche pour faire apparaître l’oratoire haiden, puis le sanctuaire extérieur Gekū qui fait face au sud. Le sandō continue droit vers le nord, sur un petit pont qui enjambe un minuscule étang, puis monte quelques marches pour arriver au sanctuaire intérieur Naikū. Juste à gauche de l’entrée de ce Naikū se trouve une grosse pierre ceinte d’une corde shimenawa. A l’est de ces deux sanctuaires principaux se trouvent plusieurs petits sanctuaires annexes.
Vue d’ensemble du sanctuaire Himukai daijingū |
Si l’on monte par le petit chemin à l’ouest du Naikū, on trouve après une cinquantaine de mètres l’entrée de ce qui semble être une petite grotte, appelée Ama no iwa to 天の岩戸 « La porte rocheuse du ciel ».
Grotte Ama no iwa to 天の岩戸, dans l’enceinte du sanctuaire Himukai daijingū |
Cette caverne forme en réalité un tunnel dans la roche, se coudant à angle droit. A ce coude est placé un minuscule sanctuaire, le To-gakushi jinja戸隠神社 « sanctuaire de la porte qui cache », dédié au dieu Ame-no-ta-jikara-no-kami天力手男神 « Dieu mâle à la main puissante ». Tous les 3 février pour setsubun[13] à l’occasion d’un matsuri appelé nuke mairi ぬけ参り on traverse ce tunnel, afin de se purifier des souillures de l’année qui se termine, et entrer dans la nouvelle année en état de pureté et disposé à la bonne fortune. Ce dispositif réfère au fameux épisode de la caverne relaté dans les textes anciens, au cours duquel les kami improvisent un sacrifice matsuri afin de faire sortir la déesse du soleil Amaterasu Ō-mi-kami de la grotte dans laquelle elle s’est réfugiée, excédée par les outrages de son frère Susano-o no mikoto.
Ce qu’on appelle ici « caverne », nous l’avons dit, est en réalité un tunnel coudé creusé dans la roche. En l’absence d’un élément naturel qui pourrait motiver la fondation du sanctuaire Himukai daijingū en cet endroit, il semble que l’on en ait créé un afin de justifier le choix de ce site. Elément véritablement naturel ou pastiche, on se doit de croire cette grotte très ancienne et abritant un véritable kami. En douter serait douter de la légitimité même de ce sanctuaire dans le paysage des jinja de Kyoto.
Mais pour en revenir au deux hypothèses concernant le rapport qu’entretiennent jinja construit et jinja naturel, si dans un premier cas de figure ils semblent complémentaires, dans un deuxième cas de figure ils entretiennent au contraire un rapport de similarité. INAGAKI Eizō explique dans un chapitre sur le himorogi[14] la filiation directe, selon lui, entre le himorogi « châsse » ou « édicule » et les shinden de style kasuga春日造 et nagare流造. Ces deux styles, de loin les plus répandus au Japon, présentent les pavillons les plus petits de l’histoire de l’architecture shintō : une travée sur une travée, avec ouverture sur pignon pour le style kasuga, ouverture sur le côté long avec un des pans du toit débordant largement sur l’avant pour former un auvent. La base de ces pavillons est identique à celle des pavillons transportables ou palanquins o-mikoshi, cela est visible par exemple dans les sanctuaires Kamigamo et Shimogamo à Kyoto. De par leur taille réduite, ils pourraient être transportés assez aisément si on le voulait, il faut donc voir ces pavillons de style kasuga ou nagare comme des objets plutôt que comme des constructions. Il nous apparaît alors une similitude avec le rocher : tous deux sont des objets à vénérer.
Le sanctuaire Ujigami宇治上神社 à Uji près de Kyoto, lié d’ailleurs aux sanctuaires Kamo que nous venons d’évoquer, passe pour être matériellement le plus ancien sanctuaire shintō (1060 environ). Ce qu’on appelle son honden est en réalité un pavillon abritant lui-même trois minuscules pavillons, on pourrait presque dire des châsses. Juste à gauche du pavillon protégeant ces trois petits honden, se tient une énorme pierre sacrée, surmontée d’un tas de pierres plus petites. La taille de cette pierre est comparable à celle des honden cachés dans le grand pavillon principal.
Pierre sacrée du sanctuaire Ujigami 宇治上神社 |
Dans ces deux hypothèses, l’une où les jinja construits et non construits entretiennent un rapport de complémentarité, l’autre où ils sont au contraire similaires, il semble que la taille du pavillon conditionne ce rapport : complémentarité si le pavillon est monumental, similarité s’il est de taille réduite.
Il est primordial de comprendre cette dualité du jinja. Ne prendre en considération que les pavillons des sanctuaires shintô serait ignorer une part importante du culte shintō et des croyances populaires japonaises. Les éléments naturels présents dans l’enceinte des sanctuaires ou aux abords immédiats sont la demeure des kami, qui ont le pouvoir de provoquer tous les désastres et toutes les maladies s’ils sont courroucés, ou au contraire apporter tous les bienfaits et la nourriture en abondance s’ils sont disposés à exaucer les prières des fidèles. Ces prières, depuis des temps immémoriaux jusqu’aujourd’hui, ont pour objet la fécondité, la nourriture en abondance, la protection contre les maladies et les catastrophes naturelles, en un mot : la survie.
Bibliographie
COALDRAKE William H., Architecture and authority in Japan, Routledge, 2002, « The grand shrines of Ise and Izumo » p.16-51
BERQUE Augustin, Le Sauvage et l'artifice : les Japonais devant la nature, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1986
Encyclopédie du shintō en ligne : http://eos.kokugakuin.ac.jp
FUKUYAMA Toshio 福山敏男, Œuvres complètes vol.4, Jinja kenchiku no kenkyū神社建築の研, Chūō kōron bijutsu shuppan中央公論美術出版, 1984
GENCHI Katō, A study of shintō : the religion of the japanese nation, 2nd edition 1971, Curzon Press Ltd, London, Dublin (1st published in 1926), p.30-31
INAGAKI Eizō稲垣栄三, Jinja kenchiku shi kenkyū I神社建築史研究I, Chūō kōron bijutsu shuppan中央公論美術出, 2006
KURODA Ryūji黒田龍二, Makimuku kara Ise-Izumo he纒向から伊勢・出雲へ, Gakusei sha学生社, 2012, Shin no mi-hashira p.152-161 et Shin no mi-hashira no imi p.200-201
MARTIN J.-M., S.M.E.P., Le shintoïsme ancien, Librairie d’Amérique et d’Orient, Paris, 1988 (1ère édition Hong-Kong, Imprimerie de Nazareth, 1927)
ŌTA Hirotarō, Shintō architecture in INAGAKI Eizō稲垣栄三, Jinja kenchiku shi kenkyū I神社建築史研究I (Histoire de l’architecture des sanctuaires shintō), Chūō kōron bijutsu shuppan中央公論美術出版, 2006
Sources des illustrations :
Sanctuaire d’Ise :
Ise, nihon kenchiku no gengata 伊勢、日本建築の原形, photographies de Watanabe Yoshio 渡辺 義雄, texte de Tange Kenzō丹下健三 et Kawazoe Noboru川添登, éditions Asahi shinbun sha朝日新聞社, 1962.
Ise jingū伊勢神宮, photographies de Ishimoto Yasuhiro石元泰博, texte de Inagaki Eizō稲垣栄三, éditions Iwanami shoten岩波書店, 1995.
Sanctuaire Konojima, sanctuaire Himukai, sanctuaire Ujigami : Ilham Sahban (CC).
Sanctuaire Tsukiyomi : http://4travel.jp/domestic/area/toukai/mie/ise/isejingu/travelogue/10759672/.
[1] AKISATO Rito 秋里籬嶋, Miyako meisho zue 都名所図絵, éditions Rinsen shoten 臨川書店, 1967 (1ère édition 1786).
[2] Kyoto-fu bunkazai hogo kikin hen 京都府文化財保護基金編, Kyoto no shaji bunka vol.1京都の社寺文化, Kyoto : Kyoto-fu bunkazai hogo kikin hen 京都 : 京都府文化財保護基金, 1971-1972, p.54-55.
[3] MARTIN J.-M., S.M.E.P., Le shintoïsme ancien, Librairie d’Amérique et d’Orient, Paris, 1988 (1ère édition Hong-Kong, Imprimerie de Nazareth, 1927), p.57.
[4] MARTIN J.-M., ibid, p.1-59.
[5] « Le mot « mori » qui signifie bosquet ou forêt est, en japonais archaïque, un synonyme de « jinja » soit sanctuaire. Selon le Nihongi, à l’époque des dieux fut construit un lieu saint avec des arbres sacrés et des montagnes autour, afin de vénérer les divinités qui y étaient invoquées. Ces lieux saints entourés d’arbres étaient en fait des bosquets, et servaient anciennement de sanctuaires [...]. », GENCHI Kato, A study of Shinto: The religion of the Japanese nation, pp.107-108.
[6] « Dans les poèmes du Manyōshū, le terme de mori 森, forêt, est souvent employé avec le sens de jinja (temple shintoïste). Encore maintenant presque tous les temples, sauf ceux des grandes villes et de construction récente, sont adossés à des bois touffus, qui répandent sur le sanctuaire une ombre mystérieuse. », MARTIN J.-M., ibid, p.54.
[7] FUKUYAMA Toshio, Œuvres complètes vol.4, Jinja kenchiku no kenkyū, Chūō kōron bijutsu shuppan, 1984, p.4.
[8] MARTIN J.-M., ibid, p.56-57.
[9] FUKUYAMA Toshio, op. ibid.
[10] INAGAKI Eizō稲垣栄三, Jinja kenchiku shi kenkyū I神社建築史研究I, Chūō kōron bijutsu shuppan中央公論美術出, 2006, « Dokuritsu no hashira » “独立の柱”、p.175-178
[11] MARTIN J.-M., ibid, p.53.
[12] « The location of a shrine is not merely a matter of finding a vacant piece of land. As a general rule shrines are related in some manner to their natural surrounding. They are in a given location because of some special tree, grove, rock, cave, mountain, river, or the seashore, for example […]. Not infrequently in rural communities shrines are so completely concealed in dense groves or forests that only the local residents are aware of their existence. », SOKYO Ono, Shinto, the kami way, p.27.
[13] Rituel shintō célébrant l’arrivée de la nouvelle année, non pas en hiver mais au printemps.
[14] INAGAKI Eizō, ibid., 神籬p.173-175.