mardi 13 août 2013

Le mot « paysage » évolue-t-il ? / A. Berque

Thinking through landscape
A. Berque
Routledge , 2013
source
24/7/13. À paraître dans Manzar.

Le mot « paysage » évolue-t-il ?



Augustin Berque

            Lorsque le DEA Jardins, paysage, territoires (« DEA Paysage ») fut fondé par Bernard Lassus, en 1991, à l’École d’architecture de Paris-La Villette, il se distingua notamment par l’idée que le paysage n’est pas l’environnement. Autrement dit, le paysage ne relève pas de l’écologie. Alors, comment peut-il exister une écologie du paysage ? Et y a-t-il, oui ou non, « paysage » dans toutes les cultures ? À l’époque, le débat était assez confus, mais une génération a passé depuis. Peut-on aujourd’hui cadrer plus fermement la question ?
            Ayant enseigné dans le DEA Paysage du début à la fin, j’ai eu tout loisir de construire épistémologiquement ce qui au départ était pour moi plutôt intuitif. La question du paysage se place dans une problématique des milieux humains, laquelle suppose un fondement à la fois biologique, ontologique et logique. Biologiquement, elle relève de ce qu’Uexküll a appelé Umwelt (monde ambiant, milieu) par distinction avec l’Umgebung (le donné environnemental objectif) ; ce qui veut dire que le milieu existe non pas en soi, mais en fonction d’un certain sujet (le vivant). Uexküll a prouvé expérimentalement que, placées dans un même environnement, deux espèces différentes n’ont pas le même milieu. Ontologiquement, ce rapport entraîne que, de même que le milieu est fonction du sujet, le sujet est fonction du milieu. C’est ce que Watsuji, à propos des milieux humains, a appelé fûdosei 風土性 (médiance), et a défini comme « le moment structurel de l’existence humaine ».
            Ce « moment structurel » (i.e. ce couplage dynamique) entre sujet et milieu entraîne que le milieu ne peut être considéré ni comme un simple objet, ni comme une simple représentation subjective. La notion de paysage n’a pas toujours existé : elle est apparue au IVe siècle en Chine, et en Europe à la Renaissance. L’environnement, pourtant, n’avait pas changé ; alors, pourquoi a-t-il fallu un mot nouveau ? Parce que le milieu, lui, avait changé. En effet, les élites culturelles qui se sont mises alors à parler de paysage ont inventé un rapport nouveau à l’environnement, i.e. un nouveau milieu ; et c’est cela qu’elles ont appelé « paysage ».
            Ces faits questionnent la réalité. Qu’est-ce que la réalité du paysage (donc celle du milieu) si celui-ci n’est ni l’environnement objectif (l’Umgebung), ni un fantasme subjectif ? Il faut ici revenir à ce que Heidegger, dans son cours de 1929-1930, a appelé les Concepts fondamentaux de la métaphysique (Gallimard, 1993). Il y développe une problématique de l’en-tant-que (als), ce qui pour lui est la condition du déploiement d’un monde (Welt), donc de l’être (Sein), les deux allant ensemble. Rapporté à ce qui nous occupe, cet en-tant-que est le mode selon lequel l’environnement se manifeste à un certain existant. En l’occurrence, il se manifeste en tant que paysage.
            Effectivement, comme toute réalité humaine, la réalité du paysage découle d’un certain en-tant-que. Dans cette perspective, la réalité (r) se définit comme la combinaison d’un certain objet (ce dont il s’agit, à savoir le sujet logique S) et de ce en tant que quoi cet objet se manifeste. Ce rapport est analogue à ce qu’on appelle en logique une prédication : la saisie d’un certain sujet (S) en tant qu’un certain prédicat (P). Soit la formule r = S/P, ce qui se lit : « la réalité, c’est S en tant que P ». Par exemple, c’est l’environnement saisi en tant que paysage.
            Dans cette relation, qui implique à la fois le donné objectif de l’environnement et la manière de le saisir, le paysage (ou le milieu en général) n’est ni seulement objectif, ni seulement subjectif ; il est trajectif.
            La notion de trajectivité m’est venue sous la plume quand j’écrivais Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature (Gallimard, 1986), justement à propos du paysage ; ouvrage qui du reste a fait que, quelques années plus tard, j’ai été associé à la fondation du DEA Paysage. Je n’avais encore lu ni Uexküll, ni Heidegger. Je partais de la géographie, qui à l’époque s’ouvrait à la phénoménologie. Aujourd’hui, nous pouvons non seulement fonder bien plus fermement la question du paysage en métaphysique (la question de l’être), mais aussi en physique. En effet, lorsque celle-ci montre que la réalité d’une particule dépend de la manière dont la saisit un dispositif expérimental, c’est-à-dire soit en tant qu’onde, soit en tant que corpuscule, cela relève exactement du même principe ontologique que celui de la trajectivité : S (ici la particule) n’est pas saisissable en soi, mais seulement en tant que P (ici une onde) ou P’ (ici un corpuscule).
            Cela conduit à penser que nous sommes à la veille (au sens large, soyons optimistes !) de réunifier ce que le dualisme moderne avait dissocié en sujet d’une part, objet de l’autre. Autrement dit, à la veille de dépasser la modernité. Non pas en revenant en arrière, mais au contraire en tablant sur ce que la modernité, et en particulier la physique moderne, a rendu possible : concevoir, sur des bases rationnelles et expérimentales, que la réalité est davantage que l’objet moderne (S, en principe). S est une abstraction, certes nécessaire à la raison, mais qui ne peut à elle seule rendre compte de la réalité concrète, qui est nécessairement S/P (S en tant que P). Cela parce que nous existons, et parce que c’est à nous, et en fonction de notre être même (notre médiance), que S, concrètement, se manifeste en tant que P.   
            Voilà ce qui, s’agissant de paysage, a fondamentalement changé depuis 1991. S’ensuit-il que le mot « paysage » lui-même a évolué ? Sans doute, mais cela, c’est affaire de lexicographie.


Parmi les ouvrages d’Augustin BERQUE : Thinking through landscape (Routledge, 2013) ;  Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie (Belin, sous presse).