jeudi 30 janvier 2014

D'une érotique du lieu / M.-R. Di Giorgio

Salvador Dali
The Phantom Cart, Salvador Dali (1933)
(Yale University Art Gallery)
Chaire Développement des Territoires et Innovation - Inguernu
Territorialité, spiritualité : où réside l'esprit du lieu ?

D'une érotique du lieu

Par Marie-Rosalie Di Giorgio


Je voudrais d’abord remercier la Fondation de l’Université de Corse et plus particulièrement Vannina Bernard-Leoni pour cette invitation dans le cadre de cette session hivernale de la Chaire Développement des Territoires et Innovation. Cette invitation a été pour moi l’occasion de découvrir les travaux d’Augustin Berque. J’ai lu ainsi quelques ouvrages pour me familiariser avec l’esprit du lieu dans lequel j’allais intervenir et j’ai trouvé cette pensée très originale et prenant en compte la complexité de la réalité humaine. Et puis, dans ma pratique, cela m’a donné l’occasion de prendre conscience de la place qu’occupe le rapport aux lieux pour un grand nombre de patients. Jusque là, ce rapport était bien sûr travaillé dans les cures mais sans que je l’isole en tant que tel. Mettre la focale sur ce point pour ce travail m’a beaucoup intéressée. J’ajouterai que j’ai apprécié les échanges préalables à la session, qui ont nourri ma réflexion et m’ont permis d’ajuster mon propos. Ce qui vient confirmer que la rencontre de différentes disciplines apporte toujours un gain au niveau du savoir.
La psychanalyse, depuis son invention par Freud, s’est toujours nourrie des apports des autres domaines. Lacan a poursuivi dans ce sens, en utilisant la linguistique, la philosophie, la logique, la topologie, l’écriture chinoise, la poésie. Dialoguer avec les autres champs du savoir est non seulement enrichissant mais surtout nécessaire pour éclairer la complexité de l’expérience humaine selon différentes perspectives qui ne s’excluent pas, chaque perspective ayant sa propre pertinence. Ce dialogue est d’autant plus nécessaire aujourd’hui où l’alliance de la science et du capitalisme, ces deux discours dominants de la modernité, ont réussi à ébranler fortement les fondements de ce que l’on peut appeler les discours régis par la tradition. C’est particulièrement vrai dans les sociétés démocratiques occidentales. Les effets déstructurants  de la conjugaison de ces deux discours sont de plus en plus patents, tant au niveau du lien social que du rapport de l’être humain à ce qui l’entoure. Pour autant, il ne s’agit pas d’avoir une vision idéalisée du passé : il n’y a jamais eu de « bon vieux temps ».
Il s’agit plutôt d’inventer de nouvelles modalités du « vivre ensemble » qui prennent en compte l’époque, un « vivre ensemble » qui puisse tenir compte aussi des lieux que nous habitons, ce qui suppose de considérer les particularités des territoires.  
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut préciser que le discours psychanalytique n’est pas une vision ou une conception du monde. La psychanalyse est d’abord une pratique, une pratique qui s’adresse à des sujets en proie à un malaise, un mal-être, une souffrance. La psychanalyse est ainsi le lieu qui accueille « ce qui ne va pas », « ce qui cloche », ce qui fait symptôme. Il ne faudrait pas croire que c’est l’apanage de certains sujets. Pour l’être humain, il y a nécessairement un quelque chose qui ne va pas. La plupart d’entre eux arrive à s’en débrouiller. Pour les autres, il y a besoin d’un recours extérieur. Cela peut être un médicament. On connaît la consommation exponentielle des médicaments psychotropes. Et certains s’adressent à la psychanalyse pour essayer de tirer au clair ce qui les fait souffrir et trouver ainsi un aménagement de vie plus serein. Mais si le « quelque chose qui cloche » est inhérent à la réalité humaine, les formes qu’il peut prendre varient, non seulement en fonction des sujets, mais aussi en fonction de l’époque. Issu de la clinique, le corpus théorique de la psychanalyse est ainsi en remaniement constant, car la psychanalyse est tenue de prendre en compte les caractéristiques de l’époque pour en saisir les effets sur les sujets qui parient sur elle. Cerner ces caractéristiques est nécessaire pour ajuster la pratique à l’époque. La psychanalyse inventée par Freud ne peut pas être identique à celle qui se pratique aujourd’hui. Il y a ainsi un constant aller-retour entre clinique et théorisation, avec des conséquences sur la pratique.
L’époque freudienne se caractérisait par une société régie par l’interdit, où la famille était encore soumise au modèle traditionnel de la primauté de la figure paternelle. C’est ce qui a donné lieu à la théorisation de l’Œdipe. C’est un modèle qui n’est plus vraiment opératoire aujourd’hui. L’époque actuelle, elle, va de pair avec la chute de cette figure paternelle et plus généralement de toute figure d’autorité. L’accent est mis sur l’objet à consommer plutôt que sur des codes partagés et des idéaux communs. L’époque se caractérise ainsi par « un toujours plus », toujours plus vite. Il y a quelque chose de l’ordre d’un sans limite qui est à l’œuvre. Et l’on voit plutôt se mettre en place des dispositifs de régulation, même s’ils peinent à suivre le rythme.
La psychanalyse, même si elle peut avoir des choses à dire sur les enjeux de société, dans sa pratique, elle accueille la singularité, je dirais même qu’elle vise à réconcilier le sujet avec sa singularité. C’est donc cette perspective qui sera la mienne pour mon propos d’aujourd’hui, c’est-à-dire ce qui se tisse entre le sujet et le lieu, à partir de ce qui se recueille du discours des sujets, pour tenter d’éclairer la thématique proposée.

L’être humain, un exilé

Pour parler du lieu, commençons d’emblée par une constatation qui peut surprendre.
Pour la psychanalyse, l’être humain est fondamentalement un exilé. En effet, l’être humain est d’abord un être de langage, langage comme système symbolique. C’est par le discours que se saisit l’expérience humaine. Contrairement à l’animal qui fait corps avec son environnement, dont l’unique boussole est l’instinct, l’être humain n’a pas de rapport direct avec l’environnement, c’est-à-dire que nous avons à faire à des re-présentations. Une conséquence en est que l’espace n’est pas un donné, il n’équivaut pas au monde sensible, concret. Il se construit entre autre à partir des oppositions binaires, par exemple ici/là-bas, qui sont structures de langage. Nous le voyons dans le développement de l’enfant. Nous le repérons a contrario quand nous travaillons avec des enfants psychotiques pour qui la symbolisation est problématique et cela induit des difficultés patentes au niveau du repérage dans l’espace.  C’est donc à partir de cette structure que l’être humain appréhende le monde.
Il y a un paradoxe lié à la condition humaine. Avec le langage et plus généralement les systèmes symboliques, un éventail de possibles s’est ouvert pour l’être humain, étendant ainsi son champ d’action. Et en même temps, apparaît cette béance fondamentale entre l’être humain et ce qui l’entoure. Entre lui et ce qui l’entoure, ses semblables, les lieux qu’il habite, il y a toute une vie fantasmatique, tout un monde de mots, de représentations, d’images. 
Mais l’exil se situe plus encore à l’intérieur de l’être humain lui-même! D’être un être de langage, sujet du signifiant, c’est-à-dire de n’être que re-présenté, aucune représentation, aucun signifiant, ne peut venir dire totalement l’être du sujet, dire ce qu’il est. Dans les cures, on entend ainsi s’égrener toutes les représentations qui ont pu marquer un sujet, souvent attribuées par les proches, ou encore les autres à l’école, et en même temps, aucune ne peut venir à bout de la question du « Qui suis-je ? ». C’est ce manque-à-être qui divise le sujet et le rend exilé par rapport à lui-même. Dans cette perspective, une société donne à ses membres une place qui permet un certain confort. En effet, cela permet d’assigner une identité au sein d’une communauté, identité qui vient ainsi colmater en partie ce manque-à-être. C’est ce qui permet de donner une certaine assise à un sujet.
Mais il y a aussi l’envers de cette place assignée par une communauté: cela peut être particulièrement entravant, voire étouffant…
Qui dit communauté dit aussi territoire particulier, lieu comme point d’ancrage de cette communauté. Il y a là une dialectique entre le lien qui unit les membres d’un groupe, le lieu comme spécificité de ce groupe et le lien à ce lieu. Tissage complexe entre le lien et le lieu !
À l’intérieur de cette dialectique, se décline la diversité liée à la façon dont chaque sujet va vivre ce lien à ce lieu. Nous connaissons tous des étudiants qui, partis dans l’intention de faire des études sur le Continent, ont dû rentrer, se trouvant dans l’incapacité de rester loin de leur île. D’autres n’envisagent même pas de partir. À l’inverse, certaines personnes ressentent une nécessité de partir, de sortir de leur territoire, voire de rompre les liens avec ce qui est ressenti comme trop étouffant. D’autres vont trouver des solutions alliant des va-et-vient entre les deux espaces. Pour l’être humain, le lieu n’est donc pas purement et simplement un endroit géographique. Cette dialectique peut se retrouver entre des lieux situés sur un même territoire.
Première vignette clinique : « n’être bien ni au village ni en ville »
Cette jeune femme vivait une tension entre ces deux lieux, ne pouvant profiter vraiment ni de l’un ni de l’autre.  Le village recouvrait le lien à la famille, incluant des lieux plus restreints, reliés à des souvenirs d’enfant, évoquant des paysages, des odeurs, des moments de bonheur. La ville constituait plutôt le lieu qu’elle avait construit avec son travail, ses amies, son compagnon.  Au fil du travail, un rapport plus apaisé s’est établi entre ces deux lieux, une circulation plus aisée entre l’un et l’autre, ce qui a été obtenu en démêlant progressivement l’écheveau embrouillé entre liens familiaux, idéaux, sentiment d’obligation, angoisse, désir et culpabilité.
Cela nous indique que l’investissement du lieu est complexe et répond à des facteurs multiples qui n’ont pas seulement à voir avec l’endroit concret.

De Mains Pales aux Cieux Lasses Yves Tanguy
De Mains Pales aux Cieux Lasses
Yves Tanguy (1950)
(Yale University Art Gallery)

L’inconscient, un Autre lieu

Cette petite vignette clinique nous conduit à ce lieu, indice de notre exil en tant que sujet parlant, ce lieu qui spécifie la psychanalyse, à savoir l’inconscient. Pour la psychanalyse, c’est en partie à partir de cet Autre lieu qu’est l’inconscient que peuvent se saisir les différents lieux qu’investit un sujet.
Il faut saisir le scandale que représente l’inconscient freudien ! Le terme inconscient n’a pas attendu Freud pour être repéré. Ce que Freud a amené, c’est que ces choses qui surgissent d’on ne sait où, d’un Autre lieu, eh bien, ça veut dire quelque chose et ça dit bien plus que ce que le sujet rationnel/pensant énonce. Le sujet de la conscience n’est donc plus maître chez lui. C’est à ce qui rate au regard de la conscience et de la norme établie, pourrait-on ajouter, que Freud donne un statut tout à fait nouveau. Ce n’est ni une erreur ni une faute, c’est quelque chose qui cherche un chemin pour se dire ou se montrer, en se déguisant.  Ainsi, les « formations de l’inconscient » telles que le rêve, le lapsus, l’acte manqué, voire le symptôme, relèvent de cette facette de l’inconscient qui se prête volontiers à la recherche de sens, un sens autre que celui qui se comprend au premier abord. C’est ce qui a fait dire à Lacan que « l’inconscient est structuré comme un langage ». C’est également dans ce registre que peut s’inscrire l’invention langagière, grâce à ce sujet de l’inconscient qui peut jouer de la langue. C’est le domaine par excellence où surgit la surprise, surprise d’une personne qui s’entend dire de l’inédit, du nouveau, mais pas sans rapport avec ce qui la constitue. Surprise toujours accompagnée par de l’émotion.
Je viens de parler d’émotion. En effet, il y a une autre facette de l’inconscient qui ne fait pas appel au sens, qui ne fait pas appel à ce que ça veut dire. C’est l’inconscient en tant qu’il touche, qu’il affecte le corps. L’inconscient joue avec les mots mais pas sans qu’ils soient chargés de cette libido, de tout ce panel de sentiments, affects, émotions, qui peut aller du plaisir à la souffrance, en passant par l’amour, la haine, l’envie etc. Car ce que reçoit l’enfant, ce n’est pas une structure désincarnée, c’est quelque chose qui est transmis par ses proches, c’est-à-dire des êtres incarnés, qui ont affaire eux aussi à leur inconscient, leur désir, leur manque, leurs éprouvés.
Que se passe-t-il en effet pour l’enfant ? Les objets les plus proches, ses objets primordiaux, ceux qui sont le plus investis, c’est-à-dire ses parents ou leurs substituts, vont devenir des objets inaccessibles d’un point de vue libidinal, c’est-à-dire que l’enfant va devoir s’en détacher, détachement plus ou moins réussi, jamais complètement accompli. Je précise ici que la notion d’objet en psychanalyse se démarque de l’objet au sens objectif, c’est-à-dire considéré en soi, scientifiquement. L’objet, en psychanalyse, c’est au contraire l’objet investi.
Qu’est-ce qu’on entend dans les cures, sinon combien ces personnages – je dis personnages pour les distinguer des personnes réelles – sont encore très présents dans la vie psychique, ou bien encore combien les relations avec les partenaires amoureux se trouvent infiltrées par le mode relationnel qui a présidé à ces premiers liens. D’un côté, on va retrouver dans le partenaire des traits de ces premières relations, de l’autre, ce ne sera jamais tout à fait ça, car, pour l’être parlant, l’objet est toujours « l’objet perdu ». Et c’est précisément de cet objet perdu que s’origine ce qui fait le désir de l’être humain, désir qui est mouvement.  
Deuxième vignette clinique : « Un seul être vous manque… »
C’était un homme très attaché à son village. Et pourtant, ce lieu fortement investi devenait un désert chaque fois que la relation avec la partenaire du moment traversait une crise. Il n’y trouvait plus aucune saveur, envisageant même de déménager, dans l’illusion que changer de lieu serait équivalent à se sentir mieux. C’est au fur et à mesure qu’a été travaillée la relation de grande dépendance qui le liait aux figures féminines, en écho avec la figure maternelle, que son lien à son village a pu se trouver libéré des vicissitudes du lien amoureux.
L’Autre scène, formule de Freud pour désigner l’inconscient, vient ainsi hanter le présent et les lieux que l’on habite. Et dans les rêves, peuvent revenir de façon répétitive certains lieux marquants de notre existence…
Troisième vignette clinique : « Une maison qui traverse les rêves »
Une jeune femme rêvait régulièrement de lieux, d’espaces, d’habitations. Ce qui se déroulait dans le rêve évoquait une chorégraphie mettant en jeu un corps se déplaçant dans un lieu, le découvrant, l’investissant progressivement. Assez souvent, des éléments qui renvoyaient à la maison des arrières grands-parents se retrouvaient dans ces rêves. Elle avait quelques souvenirs de cette maison avec son espace boisé. Mais surtout, cette maison était très présente dans le discours familial, source de sentiments très forts. De ce lieu concentrant amour, rivalité entre certains membres de la famille et conflits, des traces douloureuses s’étaient inscrites en elle. Et c’est en partie grâce à cette maison saisie dans les rêves qu’a pu se démêler progressivement l’imbroglio dans lequel cette patiente était prise. 
L’inconscient est ainsi ce lieu composé de traces qui circulent de générations en générations, pas sans malentendus, se déposant avec leur charge affective, lieu qui reste inconnu, inaccessible en tant que tel, mais qui reste agissant par ses effets dans notre existence.

L’érotique du lieu

Allons plus loin dans cette considération du lieu comme investi. Quand on dit « jouir du paysage », ce n’est pas un pur esprit qui peut dire ça. C’est par le corps que la jouissance s’éprouve. On a souvent fait le reproche à la psychanalyse de se désintéresser du corps au profit du langage. Or, Freud a parlé de « sexualité infantile », ce qui a fait scandale. La sexualité au sens de Freud est loin d’être une question de sexe uniquement. C’est une affaire d’érotisme voire d’autoérotisme. On peut prendre l’exemple de la zone érogène orale. Elle prend d’abord appui  sur la satisfaction du besoin mais ensuite, elle prend son indépendance et devient ce que l’on appelle le « plaisir de bouche ». Freud insiste d’ailleurs sur le fait que toute zone du corps peut devenir érogène, c’est-à-dire peut devenir le lieu d’une satisfaction. La psychanalyse est donc loin de se désintéresser du corps. Simplement, elle prend acte du fait que notre rapport au corps et donc à la jouissance subit l’incidence du langage. On peut même dire que la jouissance chez l’être humain se trouve dérégulée, qu’elle peut prendre parfois un caractère délétère et destructeur. Eros ne va pas sans Thanatos. Cela peut s’entendre de manière manifeste chez certains incendiaires qui parlent de la jouissance éprouvée à voir les flammes dévorer la végétation, ce spectacle du feu fascinant pour eux, auquel peut se rajouter le ballet des canadairs.
Cette jouissance propre à l’être humain ne prend pas toujours ce caractère destructeur.
Quatrième vignette clinique : « un petit coin de verdure…»
Une jeune femme évoquait la nécessité pour elle d’avoir un coin de verdure à proximité. Elle disait « avoir besoin d’être en communion avec la nature ». D’où venait ce besoin de nature ? Cette patiente se souvenait avoir éprouvé un grand sentiment de solitude lors des absences répétées de sa mère. Pour y parer, elle allait dans la campagne alentour, où elle ressentait un apaisement, un bien-être sécurisant, dans une sorte de corps à corps avec la nature. Elle n’était plus seule. La nature était son soutien.
On voit aussi que le lieu investi peut ne pas être un endroit précis. Il peut être « un petit coin de nature » que l’on peut trouver n’importe où, mais dont on peut repérer ici les sources infantiles. C’est en quelque sorte un élément de notre monde, celui auquel on est étroitement attaché, qui va entrer en résonance avec différents lieux de notre présent.
Car ce qui se transmet de l’infantile est fait de sédiments, d’éléments matériels, bouts de mots, sonorités, silences, non dits, voix, intonations, malentendus, mais tout autant des sons, des odeurs, le jardin de grands-parents avec le bruissement des feuilles etc. et tout cela possède une charge libidinale, affective dont l’enfant est imprégné et dont la trace s’inscrit sur le corps.

Où réside l’esprit du lieu ?

Alors, où réside l’esprit du lieu, du point de vue de la psychanalyse, sinon dans le lien qui lie l’être humain, qui se trouve à la fois être doté de la parole et avoir un corps, et le lieu dans sa matérialité. Il n’y a pas là un simple rapport entre un intérieur qui serait l’intérieur du sujet et un extérieur qui serait l’endroit concret, matériel. Bien au contraire, le lien qui nous lie au lieu défait le rapport dedans/dehors.
Ce qui s’inscrit, ce qui s’imprègne dans le corps, c’est, à un premier niveau, une façon de parler, de ressentir propre à une communauté, et aussi, à un autre niveau, une façon de parler, de ressentir liée à ce qui se transmet de l’inconscient. Cela inscrit en quelque sorte un extérieur à l’intérieur. Et les « lieux » font partie de cet extérieur qui s’incorpore. Pour autant, le sujet n’est pas inerte. Ces éléments seront saisis, transformés, aménagés pour donner lieu à ce qui fait la construction propre à un sujet et son rapport au lieu. C’est ce qui fait le côté inventif et singulier de chacun.
Dans l’autre sens, si l’on peut dire, il y a cette part dont l’être humain est à jamais séparé, part perdue du fait de l’inscription dans le langage, et qui reste agissante, que l’on cherche à retrouver inlassablement à l’extérieur. Cette « chose obscure », c’est ce qui est le plus proche, qui nous concerne au plus près, et qui se trouve à l’extérieur, car séparé du sujet. Béance au cœur de notre être, elle nous affecte quand quelque chose du dehors vient la faire résonner. 
Il y a là une topologie complexe qui s’inscrit dans la construction même du sujet dans son lien à l’Autre qui inclut le rapport aux lieux. Le lien au lieu n’est pas un lien neutre, il est chargé libidinalement, tissé d’affects. Une des caractéristiques de la libido étant d’avoir une certaine plasticité, c’est-à-dire de pouvoir circuler, la psychanalyse vise à transformer suffisamment ces circuits pour que le sujet, par un travail entre présent et passé toujours actif, réconcilié avec ce qui fait sa singularité, trouve par là même un rapport plus apaisé aux lieux.




Dany-Robert Dufour Complément à l'érotique du lieu
 Par Augustin Berque

Au cours de la discussion qui a suivi l’exposé de Mme Di Giorgio sur l’érotique du lieu, et à propos du manque-à-être de l’humain, j’ai mentionné un ouvrage dont j’avais oublié le nom de l’auteur. Il s’agit de Dany-Robert DUFOUR, On achève bien les hommes. De quelques conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu, Paris, Denoël, 2005. L’auteur, en partant de l’argument de la néoténie (l’inachèvement congénital) de l’humain,  y développe une thèse qui, pour la mésologie, évoque à l’évidence la problématique de la médiance. Dufour, à sa manière, l’applique au problème de Dieu, et plus spécialement à celui de la « mort de Dieu » annoncée par Nietzsche. L’approche, assez psychanalytique, développe l’idée de Feuerbach selon laquelle « la spéculation religieuse inverse l’ordre naturel des choses »[1] ; c’est-à-dire, écrit Dufour, que l’homme invente Dieu dans « une inversion qui fait passer la créature pour le créateur » (p. 94). Le néotène se crée un « Grand Autre » (Dieu) et s’y asservit volontairement, parce que, « [s]’il n’y a pas d’Autre à quoi se référer, il ne peut se penser comme sujet » (p. 101). En réalité, ce Grand Autre qui le « d’hommestique » n’est que son propre double : l’homme est « en manque de lui-même » (ibid.). Le livre détaille les multiples formes de cet asservissement volontaire du néotène, et pour finir pose la question : « Sortir du néoténat… pour entrer où ? » (p. 335 sqq).
Poursuivant le propos un peu plus tard à l’Oriente et aux accents de la Pietra, le seigneur innommé qui faisait face à Mme Di Giorgio a évoqué la réponse de Yahveh à Moïse, sur le mont Horeb : « Je suis celui qui suis ». Cela m’a remémoré, alors que je gravissais l’escalier du retour à la résidence Serpentini, un passage du Talmud (VI. 36. 126, scholie 666) qui administre la preuve mosaïque trinitaire – par l’être, l’avoir et le savoir – de l’existence de Dieu, ainsi que, par la même occasion, de l’Interdit psychanalytique, et que, la mésologie n’étant jamais qu’une méso-logique, je vous livre ci-dessous pour tempérer la démonstration de Dufour :

En haut du mont Horeb, Yahveh dit à Moïse
« Je suis celui qui suis (ehyéh asher ehyéh) ».
Moïse descendu, les gens lui demandaient :
« O Moïse, là-haut, est-c’qu’i’y avait Yahveh ? ».
Moïse confirmait : « Oyez, y avait Yahveh ! ».
LES GENS
- Qui c’est, Yahveh ?
MOÏSE
- C’est Lui qui sait qui c’est, Yahveh.

Moralité : c’est çui qui l’sait qui l’est, Yahveh,
Et s’il dit qu’il le sait, alors y a bien Yahveh,
Car Yahveh seul le sait, olé, CQFD !
Les Tables de la Loi vous font de douces bises.
 
Corte, 16 janvier 2014.

[1] Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, Paris, Maspéro, 1968 (1841), p. 249.