Allegory of Music (Frans Floris de Vriendt, c. 1570) source |
Mésologie, musique et musique des sens
Marie-Pierre Lassus
Musique : souffle des statues.
Ou bien : silence des images. Parole où la parole cesse. Temps perpendiculaire au naufrage des cœurs [1].
Résumé : La musique est pour le musicien un milieu où il a lieu d’être. Au sein de cette matrice sonore qui lui préexiste et avec laquelle il entre en symbiose, une nouvelle subjectivité est « à naître » comme la musique elle-même qui a ici toutes les caractéristiques de la chôra platonicienne (A. Berque, 2012). L’écoute de cette relation, invisible mais concrète, entre sons et silences, dans la musique, un art où le repos est toujours agissant, est aussi au fondement de la vie en société selon G. Bachelard qui suggère d’«interpréter les silences et les timbres, toutes les résonances et tous les arpèges de la sympathie » du flux de la parole pour améliorer la qualité des rapports humains (M. Buber, 1936, Préface).
Mais comment percevoir cette musique des sens, préalable au jeu musical, quand on n’est pas musicien? Le théâtre des sens (Barcelone) apprend à la sentir(e) c’est-à-dire à l’écouter (en italien, le terme générique de la sensibilité signifie aussi écouter) en invitant le public à cheminer les yeux fermés dans des parcours sensoriels aménagés par des acteurs qui lui apprennent à habiter l’espace, c’est-à-dire à entrer en relation avec les objets et les êtres rencontrés. Repérée dans la nature par Jacob Von Uexküll et dans l’homme (cet « être sonore » doté dès sa naissance du don de synesthésie selon Merleau-Ponty), cette orchestration du sensible (Baudelaire) transforme l’imagination en une imagination sonore (Eugenio Trias,2010) et sans images (Bachelard (1943 :112)], créatrice d’un nouveau rapport au monde.
Dans la tradition philosophique occidentale qui a toujours accordé le privilège (cognitif) à la vue et au langage pris comme synonyme de la pensée, quel rôle éthique a la musique en tant que « donnée immédiate de la vie » (Nietzsche) et relation invisible entre les humains? Il s’agira de questionner, à la lumière de la mésologie, la fonction esth/éthique de cet Entre (KIMURA Bin, 2000) qui est la matière même de l’art dans sa capacité à fonder une esthétique de l’humain ou « esthétique concrète » (Bachelard), à partir d’une nouvelle anthropologie musicale.
Plan :
Préambule 1. Vivre en amitié avec l’espace ; 2. la musique comme milieu ; 3. La musique des sens ou la musicalité du sensible 4. Pour une éthique de l’entre; 5. La musique ou l’expérience de l’altérité 6. Sentir(e) au théâtre des sens de Barcelone : l’imagination sonore et l’imagination sans images ; Conclusion : vers une nouvelle anthropologie ou mésologie musicale ?
Préambule
Les connaissances scientifiques ne permettent pas d’atteindre la totalité du réel et sont incapables de rendre compte de connaissances immédiates telles que la musique, l’une des expériences du sentir les plus insaisissables avec l’empathie et l’amour. Ces expériences nous révèlent que l’humain est avant tout un inter-esse (un être avec) partageant avec le monde, (humain et non humain), des intérêts communs : car vivre implique d’être au milieu du monde et de ses semblables comme l’a montré Hannah Arendt [2] pour qui cet inter homines esse était la condition même de toute vie politique. Cela oblige à rompre avec cette habitude occidentale encore bien ancrée aujourd’hui, de voir le monde comme un « spectacle » sous la prédominance du visuel qui met tout à distance.
De cette rupture entre le « vivre » et le « représenté » témoigne l’oeuvre de Gaston Bachelard [3] (1884-1962), un penseur situé entre science et poésie et ayant accordé une place privilégiée à cette expérience de l’immédiat. Celle-ci est perceptible dans son écriture, singulière, qui transforme ses livres en de véritables partitions musicales qui s’écoutent autant qu’elles se lisent [4]. La musique qui en émane permet de percevoir directement le monde en tant que « naturel » et non pas comme une construction intellectuelle, extérieure au sujet. À la phénoménologie de l’écoute bachelardienne, déduite de l’expérience auditive qui plonge d’emblée le lecteur dans un milieu ambiant, s’oppose l’identification visuelle avec l’objet « perçu », à laquelle nous a habitués notre tradition philosophique. S’orientant peu à peu vers une « Poétique du Phénix »[5] Bachelard voulait réécrire à la fin de sa vie tous ses livres à la lumière d’une « doctrine de la spontanéité » qui pourrait traduire les élans de l’imagination et faire vivre le lecteur dans l’émerveillement des images[6], dans l’essor vital du langage, libéré des servitudes de la signification[7].
1. Vivre en amitié avec l’espace
Ainsi, selon Gaston Bachelard, un humain ne peut vivre sans établir une relation symbolique avec un milieu qui réponde à son être. Et il nous invite à vivre en amitié avec l’espace, à entrer en dialogue avec les objets et les êtres, pour se sentir « en belle vie »[8].
« Ô mes objets ! comme nous avons parlé ! » « Que de fois l’univers m’a répondu !»[9], s’exclame-t-il et il explique que c’est dans l’amitié que les poètes ont pour les objets, « fraternellement doux »[10], que le monde a valeur humaine ; ainsi, la lampe n’est pas un « objet » : « l’on a vite fait de s’apercevoir qu’elle est quelqu’un… nous dit-il : « je la sens, comme une créature créante »[11]. De cette réciprocité ou amitié mutuelle, provient la véritable poétique qui oriente l’humain vers une cosmologie, titre d’un livre du psychiatre Eugène Minkowski[12] auquel Bachelard a emprunté la notion de retentissement : « toutes nos souffrances viennent du temps »)[13] affirme le psychiatre auquel Bachelard répond comme en écho : l’espace est « notre ami » car « l’espace tient du temps comprimé, l’espace sert à ça »[14]. Étant isomorphe à l’humain qui l’habite, l’espace donne valeur humaine au Temps chronologique, destructeur. À cette évidence d’un temps linéaire, Bachelard oppose l’idée d’un espace-temps (« le monde est rond autour de l’être rond »[15]) où vit l’homme, qui est un être « vertical »[16] et « profond »[17], comme la maison qu’il habite. Vécue comme une protection, un refuge, la maison est à l’image de ce premier univers qui a marqué sa vie primordiale dans la matrice originelle, une vie qui commence « enfermée, protégée, toute tiède dans le giron de la maison »[18] où va se développer le sens de l’ouïe, l’un des plus archaïques avec l’odorat. Et l’on comprend qu’il ait eu tant de mal à quitter sa terre natale (Dijon) pour aller vivre à Paris[19] où « il n’y a pas de maison » (cet archétype de l’humain) et s’enfermer dans des « boîtes superposées »,[20] privées de ces dimensions de verticalité, de hauteur et de profondeur, qu’il considérait comme vitales pour l’humain. Afin de rendre habitable son nouvel univers urbain, il a sa méthode : « Quand un voisin, dans ma demeure parisienne, plante trop tard des clous dans le mur, je « naturalise . C’est mon pic vert qui travaille dans mon acacia » [21].
Dans son écriture même, il fait entendre les voix de la forêt et de la rivière, tout un monde invisible et pourtant palpable, d’odeurs, de sons et de couleurs, redonnant à la notion d’anima[22] son sens polyphonique premier d’âme[23], d’air et de souffle qui circule entre les mots ; « Je suis un rêveur de mots » affirme Bachelard. Je crois lire. Un mot m’arrête. Je quitte la page. …Le mot abandonne son sens comme une surcharge trop lourde qui empêche de rêver… »[24]. Dans son écriture, il dispose soigneusement les points de suspension, d’exclamation et d’interrogation qui laisseront résonner et retentir chez le lecteur cette musique des mots, tissée entre sons et silences[25] comme le ferait un gong. Ainsi, il nous invite à penser et à écouter en anima: dans la cosmicité du monde bachelardien, le vent souffle vraiment[26], l’âme vit et respire vraiment, car « nous sommes faits pour bien respirer »[27] explique Bachelard qui nous fait entendre le rythme de la respiration humaine dans les sonorités des mots « âme/vie »[28], ce souffle qui est à l’origine de la musique (« Musique : souffle des statues. Ou bien : / silence des images. Parole où la parole cesse… »)[29].
Cette vision animiste du monde où vivre est synonyme de vivre en relation avec un milieu qui réponde à son être, est-elle encore possible aujourd’hui ? Comment devenir un participant actif au monde quand son langage ne nous dit plus rien ? Réponse de Bachelard : en entrant dans le milieu ambiant de la musique (celle des mots et des sons) qui, en tant qu’expérience immédiate, change notre rapport au monde aujourd’hui médiatisé par les écrans de toute sorte. Ouvrant en profondeur sur un Temps et un Espace toujours renouvelés, elle nous fait entendre la parole du monde qui s’exprime en sons, en souffle et en silences [30].
Toutefois, ce que Bachelard appelle « langage » n’est pas une propriété exclusive des humains mais appartient aux lieux qui les entourent et les façonnent comme l’ont compris les poètes et les musiciens pour qui le monde devient une sorte de diapason auquel il faut s’accorder pour mieux habiter le monde.
2. La musique comme milieu
« Aucun de mes ouvrages, n’a pu naître hors d’un lieu[31] affirme le compositeur Maurice
Ohana (1913-1991) pour qui « l’univers, dès la toute première enfance, s’exprimait en langage musical et non en paroles[32] ». Pour M. Ohana comme pour Claude Debussy dont il se disait l’héritier spirituel, « il y a une espèce de musique de l’image»[33] liée aux lieux, aux mouvements qui en émanent, issus des éléments que ces musiciens nous ont appris à écouter, donnant ainsi naissance à la musique nouvelle du début du XXème siècle.
D’autres musiciens ont témoigné de cette relation au lieu dont ils ont appris eux aussi à
parler et à habiter la langue, par un engagement sensoriel qui leur faisait transformer directement en musique tout ce qu’ils sentaient et voyaient.
Ainsi, Manuel de Falla (1876-1946) explique dans ses Ecrits : « Pour le cœur du musicien la musique est contenue en toute chose : dans l’apparence des gens comme dans la cadence de leurs paroles, dans la couleur du fleuve et dans le profil des montagnes du paysage »[34]. Le compositeur passera tout son temps à écouter les sons de l’eau pour écrire La Atlantida, sa dernière oeuvre restée inachevée.
Leoš Janáček (1854-1928) essaiera lui aussi de retranscrire ceux des vagues ainsi que tous les sons et les bruits qu’il entend autour de lui car : « Il n’est point de sons qui soient détachés de l’arbre de la vie »[35]. Quant à Moussorgski (1839-1881), il voulait non seulement exprimer « le langage de la vie au moyen d’une prose musicale »[36] mais « créer une mélodie qui serait la vie même »[37]. Et il attribue une tâche éthique à son travail de créateur de musique qui a pour but de « créer une humanité vivante au sein d’une musique vivante »[38] car : « dans l’art comme dans la vie, c’est l’être humain que j’aime » [39].
Tous ces musiciens nous rappellent qu’avant d’être des êtres pensants, nous sommes des êtres vivants et que notre expérience sensible est fondamentale pour nous relier au monde et aux autres êtres vivants. Ayant appris dès leur plus jeune âge à prêter attention à leur milieu naturel, ces musiciens ont été naturellement portés à entendre, au-delà du son, les innombrables sonorités de la matière[40]. Pour eux, tout est musique et le langage n’est pas nécessaire pour construire un monde commun, partagé. Se considérant comme des intermédiaires [41] ou des anonymes[42], ils manient des forces naturelles qui les dépassent[43]. Celles-ci s’expriment en particulier dans l’art du cante jondo que ces musiciens (Falla, Debussy, Ohana...) ont redécouvert au début du XXème siècle, retrouvant le sens magique de la musique en tant que jeu avec les Forces. Mais lorsque les sens ne sont plus accordés au lieu et ne sont plus capables de répondre au langage des eaux, des vents et des oiseaux, quand on ne s’éprouve plus comme intégré à un cosmos, l’espace devient vide et monotone, et la réalité, abstraite. Seule l’expérience poétique, en tant qu’ attitude existentielle, peut nous aider à habiter le monde.
3. La « musique des sens » ou la musicalité du sensible
A l’opposé du dualisme fondateur de la modernité, se situe l’expérience poétique et
musicale qui impliquent toutes deux un engagement dans le monde, une écoute de sa parole, rendant possible la perception directe d’un environnement « naturel ». Contre la culture scientifique et l’esthétique classique qui affirment que la perception implique toujours une représentation mentale, une intentionnalité de la conscience d’un « objet »[44] (et donc une construction sensorielle et intellectuelle d’une réalité « objectivée » comme extérieure), l’expérience musicale permet d’affirmer qu’il n’y a pas de différence entre sentir et agir, les deux se font en même temps : l’absence de représentation et le caractère non discursif de cet art, contribuent à nous faire retrouver cette relation immédiate au monde qui ne passe pas par les mots ni par les images et redonne vie aux sens : « C’est cette polyphonie des sens que la rêverie poétique écoute » nous dit Bachelard, qui ajoute : « c’est une création d’un seul jet »[45], mettant l’accent sur la spontanéité de l’élan.
Ce sont ces élans de l’imagination qu’il s’agit de revivre en musique qui naît d’abord dans l’homme, en prenant appui sur son élan vital. C’est pourquoi la première manifestation de l’art c’est la spontanéité[46] selon le chef d’orchestre, Sergiu Celibidache (1912-1996) pour qui la musique devait être créée dans l’instant[47] et en relation au lieu où elle se produit, afin de permettre aux auditeurs d’entrer dans le mouvement de la vie que transmet cet art .
Renversant ainsi le primat cartésien de la pensée sur la vie, la pratique musicale apporte témoignage qu’il existe un sens immanent au corps vivant, dont l’activité (c’est-à-dire la capacité à se mouvoir intérieurement) naît de la participation charnelle au monde. Pour un musicien, ce n’est pas le langage humain qui est premier mais le monde de la vie. La matrice dans laquelle il est plongé, ne cesse d’émerger, induisant un rapport au monde à l’écoute de cette activité:“Écoute bien […] non mes paroles, mais le tumulte qui s'élève en ton corps lorsque tu t'écoutes" [48].
L’on comprend ainsi pourquoi la musique, cette danse silencieuse, dont la manifestation ne peut qu’être immédiate, a été prise pour modèle du sensible au XXème siècle par les artistes qui en ont fait le paradigme de la modernité. Baudelaire fut le premier à mentionner cette musicalité du sensible (que nous avons repérée chez Bachelard) dans la peinture, sans toutefois mettre à jour la subjectivité nouvelle qui en découle comme le fera Kimura Bin, ce psychiatre musicien évoqué ci-après.
- Entendre la couleur
Baudelaire entend la couleur comme une « grande symphonie du jour », une «
succession de mélodies »[49] dont les vibrations constituent son milieu. Chez Delacroix, il perçoit cette dimension invisible, cet air qui circule entre les reflets comme en musique, qui est « l’autre versant de l’air : pur, énorme »[50] formant, avec le vide, son milieu ambiant : « L’air joue un si grand rôle dans la théorie de la couleur qu’il y a un espace moindre entre le spectateur et le tableau qu’entre le spectateur et la nature »[51] affirme Baudelaire montrant ainsi que le peintre ne peint pas avec la vue de la vision optique mais avec ce que Merleau-Ponty appelle « le visible » qui est cette possibilité d’être, évident, en silence, d’être sous-entendu »[52] :
Somme de tout silence qui
prend son parti
grondant retour en soi
de ce qui perd la voix[53]
Les poètes et les peintres connaissent bien cette écoute au-dedans, qui fait appel à d'autres ressources que celles du langage verbal et de la pensée qui lui est généralement associée: en voici quelques témoignages pris chez des artistes très divers : "[…] Il faut que j'attache à mes fleurs le silence qui les entoure et j'entends que leur silence vibre de bruit […] Ce qu'il faudrait que je peigne, c'est la vibration des choses, le bruit qu'elles font dans leur silence" se dit Séraphine de Senlis[54] tandis que le poète Mallarmé prend soudain conscience, à la faveur d'un "extrême mal au cerveau", que l'on ne fait pas de la poésie avec des "idées" mais avec le corps et avec le cœur ("je vais travailler du cœur", confie-t-il) car "pour être bien l'homme […] il faut penser de tout son corps". C’est alors seulement que peut se "produire une vibration" qui l'amène à ébaucher tout un poème longtemps rêvé[55].
Nous avons retrouvé cette dimension sensible, insonore, dans un texte essentiel du Taoisme : le Zhuang-zi (Tchouang-Tseu)[56] où l’auteur distingue trois sortes de musique : celle de l’homme, celle de la terre, et celle du ciel, à propos de laquelle aucun discours n’est possible.
- La « musique du ciel »
Tandis que dans la première le son est voulu, dans la deuxième, il résonne naturellement
sous l’action du souffle et du vent. Quant à « la musique du ciel » ou musique silencieuse, « le ciel » dont il s’agit ici n’est pas le Ciel physique ni même métaphysique (compris comme un au-delà) mais ce qui a relation avec la vie et qui, par la rencontre avec d’autres éléments, forme le ciel[57].Nous retrouvons la métaphore chez Bachelard qui assimile la musique avec l’alouette, cet oiseau invisible et qu’on ne voit jamais et « qui vit au ciel » [58].
En réalité, la « musique du ciel » n’est pas différente de celle de l’homme ou de la terre : il ne s’agit pas d’une autre musique. La différence réside uniquement dans l’alchimie de la perception humaine ; car la musique naît d’abord dans l’humain. Elle est le résultat de l’accord avec son activité propre, cette musique du dedans ou danse silencieuse dont le musicien entend les mouvements. Aucun instrument ne peut produire la « musique du ciel » issue d’une « co-suscitation »[59] entre l’homme et le monde. Ici, le son se perçoit lui-même à travers l’homme, il se saisit dans l’immédiateté de son apparaître. Pour l’entendre, il faut entrer en relation avec ce qui vit[60].
Provenant d’une source intérieure, le mouvement de la vie se dirige vers la part vibrante de l’homme qui « est et doit être une harpe »[61]: « par elle, la pensée humaine chante » [62] affirme Bachelard pour qui « cette petite harpe éolienne, délicate entre toute, placée par la nature à la porte de notre souffle…développe un sixième sens « venu après les autres, au-dessus des autres ». Ainsi, chez les musiciens, qui entendent d’abord en imagination[63], le monde est vécu « sans sonorité, au sens sensoriel du mot »[64]: « Les mélodies que l’on entend sont douces mais celles que l’on n’entend pas sont plus douces encore »[65] explique Bachelard à propos des musiciens pour lesquels la sonorité réelle est secondaire ; celle-ci n’étant qu’une forme particulière du « retentissement » notion assimilée par E. Minkowski à « l’une des propriétés fondamentales de la vie »[66].
- Le retentissement
Dans le retentissement, la source sonore est annulée : ce qui retentit c’est la vie : sa circulation entre les êtres, explique Eugène Minkowski auquel Bachelard emprunte la notion. Celui-ci présente le retentissement comme un mouvement en onde dynamique et vital qui déborde de beaucoup les personnes et les objets, non limités à leur contour. Il prend pour exemple le son du cor qui retentit dans la forêt et montre que le monde s’anime en dehors de tout instrument en ondes profondes insonores et pourtant résonantes pour déterminer la tonalité de la vie. Ce n’est qu’au contact de ces ondes, sonores et silencieuses en même temps, nous dit Minkowski, que cette vie retentira[67] et que l’espace de la forêt sera transformé en un « cosmos » où la vie circule et retentit, phénomène d’ordre purement qualitatif[68].
Il y a donc bien un renversement qui opère dans le retentissement où le son ne se manifeste pas en tant que phénomène, mais en tant que possibilité: dans le retentissement, il faut entendre, au préalable, un accord de fond et non un son comme dans la résonance :
Il ne suffit pas de savoir où poser les doigts sur un instrument, il faut entendre les sons avant de les jouer (...). On est à la fois actif et passif, on ne cherche rien, on laisse seulement le miracle se produire (...). C'est une chose indéfinissable, on ne peut rien faire d'autre que la laisser se produire, ou la laisser venir. On essaie juste d'empêcher ce qui pourrait y faire obstacle.[69]
Pour cela, l’interprète comme l’auditeur devront se mettre au diapason et s’accorder avant, pour sentir dans le silence, cette co-originarité des êtres et des choses qui forment la musicalité du sensible. « C’est donc à l’inverse de la causalité, dans le retentissement, que nous croyons trouver les vraies mesures de l’être poétique »[70] conclut Bachelard pour qui les poètes et les musiciens sont des « silenciaires » : « Ils écrivent la musique…et (Ils) entendent alors ce qu’ils créent dans l’acte qui crée » c’est-à-dire dans le silence de leur imagination ; tout comme les poètes, ils « font taire d’abord un univers trop bruyant et ils écrivent « à dix oreilles et à une main » [71]
- Silenciaire(s)
Pour pouvoir vivre en eux les mouvements de la vie transformée en musique[72], poètes et musiciens ont besoin de s’appuyer sur une « géologie du silence »[73], basse fondamentale, en poésie comme en musique. C’est dans cette matrice silencieuse mais pourtant pleine de sons, que naît la musique, issue d’une polyphonie secrète des sens que l’interprète de musique se doit d’écouter en ses voix multiples, surgies du silence de la page : en témoigne une oeuvre pour piano de Debussy, Cloches à travers les feuilles[74] dans laquelle le compositeur a inscrit sur la partition un geste impossible à réaliser[75] afin de laisser vivant, sous les images et les sonorités, ce silence attentif…»[76] suceptible de nous faire écouter l’infini dans le son (des cloches) et nous ramener à une « antécédence de l’être »[77] :
Bourdonnement épais, silence perverti,
tout ec qui fut autour, en mille bruits se change,
nous quitte et revient : rapprochement étrange
de la marée de l’infini [78]
Si la véritable harmonie réside dans cette capacité à produire une musique silencieuse appelée ici « musique du ciel » ou « musique des sens », c’est qu’elle est le résultat d’un accord entre les humains et leur milieu. Elle sert l’approfondissement ou culture de soi, rejoignant le sens du mot art en Chine (dérivé de du mot chinois yi qui signifie planter, cultiver) et incluant la poésie, la peinture et la musique. Considérée comme la « Grande capacité harmonique »] la « musique du ciel » n’a pas un but esthétique mais éthique.
En tant qu’invitation au silence, la musique renvoie l’être humain à ses dialogues
intérieurs et forme en lui une sorte de lieu sacré. Tel est le thème d’une œuvre de Maurice Ohana (1913-1991) intitulée le Silenciaire, (1969) pour cordes et percussions dont le but est d’orienter l’auditeur vers une « aperception immédiate de soi »[79], afin qu’il puisse « se retrouver dans la solitude où nous conduit la musique, au milieu du silence merveilleux qu’elle fait se déployer autour d’elle-même »[80]. De cette contemplation du silence, comme source de toute création et de toute vie, naît une découverte de l'espace intérieur ou spatialité (tant chez le créateur que chez l'auditeur), qui est le véritable but du Silenciaire comme de toute musique. Dans cette œuvre, le compositeur a voulu créer un silence fécondé par les sons, à l'instar de certains phénomènes de la nature, où l'absence de bruit est suggérée à travers un enchevêtrement de sons, alternant avec des plages de silence dont la sonorité est à peine perceptible à l'oreille.
- Contrepoint naturel, contrepoint musical
Cette écoute sensible de la nature n’est pas réservée aux seuls musiciens. C’est ainsi que le biologiste et philosophe Jacob Von Uexküll, dans son ouvrage Mondes animaux et monde humain, fait des analogies de la musique avec la nature qu’il entend comme un orchestre naturel composé d’éléments au comportement contrapuntique, source de développement et de morphogenèse[81] : « On peut transposer dans le domaine musical les rapports des êtres vivants entre eux et parler des sonorités perceptives et des sonorités actives ». Il suffit selon lui d’élargir le concept de « sonorité acoustique » à la tonalité de signification des objets porteurs de signification dans le milieu du sujet, pour voir la grande fécondité de l’analogie musicale sur le plan biologique : ainsi, « ce qui est harmonie dans la partition musicale devient signification dans la partition de la nature… »[82]. Les différentes sonorités se rapportent les unes aux autres, formant ensemble un contrepoint serré qui donne l’idée de la partition de la nature qui est interprétée différemment selon chaque animal ou autre être vivant : ainsi, l’appel de la chauve-souris dans son milieu est en même temps un avertissement pour le papillon de nuit… »[83].
De même, quand l’interprète de musique sait donner du relief à chaque voix, de sorte que toutes les parties sont à égalité et forment entre elles une harmonie supérieure, se crée le véritable contrepoint où chaque voix singulière est appelée à former en superposition avec les autres, une « pluralité d’êtres singuliers »[84], ce qui correpond à la définition du politique selon Hannah Arendt. Glenn Gould fut cet interprète de génie sachant détacher parfaitement chaque ligne mélodique pour créer un équilibre inédit entre les voix et réinventer à chaque fois la musique[85], ce qui est la fonction même de l’interprète.
De l’ordre de l’expérience charnelle, la musique en tant qu’activité immanente, existe d’abord comme manifestation de la vie[86], avant toute signification, tout langage, toute culture et ne peut donc être un « objet ». Telle est également l’hypothèse du psychiatre coréen Kimura Bin[87] qui a utilisé la musique pour faire retrouver aux schizophrènes une certaine spontanéité originaire, capable de les faire entrer en relation avec le fond de la vie et avec leur milieu.
4 . Pour une éthique de L’Entre
Formé à la phénoménologie de Husserl et à l’éthique de Watsuji Tetsturô, ce psychiatre
musicien a développé une philosophie de l’entre, à l’issue de ses recherches sur les rapports entre les humains et entre l’organisme et le milieu. Reprenant à son compte la définition de Victor von Weizsäcker la subjectivité , entendue comme ce double rapport du vivant avec son milieu et avec le fond de la vie, Kimura Bin affirme que « nous ne vivons que par le maintien d’une relation à ce fond, dans le sentir et l’agir »[88] et part de l’hypothèse qu’ « avant d’être des humains, nous sommes des vivants » [89]. il a analysé les perturbations éprouvées par les schizophrènes au niveau de la subjectivité et du rapport à l’altérité et qualifie la schizophrénie de « maladie de l’Entre »[90]. La réciprocité des échanges étant abolie, le monde et le sujet aussi ; d’où « l’impossibilité, pour le schizophrène, de se constituer en ce lieu en tant qu’être distinct pouvant s’affirmer comme soi-même ». Seule la pratique musicale permet à ces sujets de dépasser l’opposition sujet/objet, et de se relier à ce qu’ilappelle le fond de la vie. Il veut revenir selon lui, à ce quelque chose d’essentiel qui n’est pas saisissable objectivement »[91] et que seule la musique, qui « émane de l’acte de vivre »[92] peut faire éprouver en donnant l’idée immédiate de la vie ; car « aucune parole n’est propre à révéler la vie. La vie, on la ressent, on ne saurait la connaître… L’urgence de la vie est cette chose première, ce point zéro à partir duquel advient le sujet »[93]. Et l’on peut reconnaître dans le chant ou la danse un jaillissement de la vie sous sa forme primitive et originelle »[94].
Il s’agit avant tout d’une expérience d’origine corporelle difficilement saisissable par les mots et l’on doit selon lui « abandonner nos présupposés scientifiques et philosophiques car ce n’est pas vérifiable par les méthodes rationnelles et objectives »[95] :
- Aida
En mettant l’accent sur l’aida, cet espace en mouvement qui est le lieu où se produit la
musique, Kimura Bin met l’accent sur la matière même de l’art : « Quand nous parlons d’aida, nous ne voulons pas signifier un lieu spatial mais avant tout un mouvement »[96].
Enracinant l’aida dans le mouvement de la vie, il précise : « Cet acte ou ce mouvement sont directement liés à l’activité vitale » : « la musique est une activité vitale aussi fondamentale que de manger, de dormir et de se reproduire » [97] .
En jouant, le musicien fait l’expérience d’une dynamique de formation réciproque entre l’acte de jouer et la perception de la musique dont découle la subjectivité, déterminée par l’intersubjectivité de l’ensemble.
- L’orchestre invisible
Dans un ensemble musical idéalement exécuté, les écarts entre les sons en viennent à
s’animer d’une vie créative et quasi autonome.Cette vie toujours émergeante des mouvements musicaux produits intersubjectivement, dirige chacun des sujets et embrasse l’ensemble du flux musical (sons et silences) comme s’il était produit individuellement. À l’écoute de cet orchestre invisible qui l’accompagne dans chacun de ses gestes, chacun pourra entrer en résonance avec le milieu de la musique, en prenant appui sur les silences pour activer et perfectionner cette activité au-dedans[98]. Un engagement sensoriel de tout le corps est nécessaire pour s’accorder au « doux rythme du monde », ce qui est la fonction même de l’art en tant que « sens d’Harmonie » [99].
Chez le musicien (comme en tout homme ) « l’expérience sympathique » se fonde sur la relation entre le sentir et la motricité, comme l’a compris Emmanuel Levinas : « Ecouter de la musique c’est en un sens se retenir de danser »[100], ou de Nietzsche : « On entend avec les muscles »[101] ; ce que confirme le neurologue Oliver Sacks : « Écouter de la musique est une activité non seulement auditive et émotionnelle mais motrice également. … la plupart des expériences de la perception d’une œuvre musicale peuvent se produire également quand celle-ci est jouée mentalement »[102].
Telle est la thèse du neurologue et psychiatre Erwin Straus (1891-1975) pour qui l’expérience du sentir est une expérience immédiate qu’on ne peut qu’artificiellement décomposer en ses éléments. Sentir n’est pas une réponse réflexe isolée à un stimulus engageant le sujet tout entier dans le monde humain et non humain. Sur cette expérience, les sciences ne peuvent rien nous apprendre. Seuls les arts en sont capables selon lui : « le sujet qui voit est un être doué de mouvement et ce n’est qu’à un tel sujet que l’espace se révèle » [103].
- Ma
Cet Entre entendu par Kimura Bin comme lieu des possibles interactions du sujet avec
son milieu est au principe compositionnel de Toru Takemitsu (1930 -1996), un compositeur
japonais qui a placé l’élan poétique au premier plan dans sa musique en tant qu’expression immédiate de la vie. Son esthétique est centrée sur la « non intentionnalité » et sur le ma qu’il définit ainsi :
…une durée métaphysique insonore mais dynamiquemt tendue, laquelle durée est inquantifiable…le ma silencieux et hors son est en fait reconnu en tant que ma empli d’innombrables sonorités qui luttent avec le simple son [104].
C’est cette série d’écarts ouverts entre des sons, aux aspects fluctuants et aux horizons illimités qui constituent le flux musical car composer, c’est « savoir susciter l’attente et ses valeurs » et c’est cette « attente toute virtuelle, qui fait l’art de musique [105].
Chez l’interprète de musique, cette « attente virtuelle » crée des espaces qui résonnent de l’écho du passé et du futur car il doit à la fois anticiper les mouvements et s’appuyer sur les silences et les sons passés et futurs pour jouer. C'est ainsi que naît le geste chez le musicien, sous la dictée d’un rythme propre (ou activité), qui passe par différents niveaux d'intégration. Une nouvelle forme de subjectivité en découle, qui modifie le rapport à soi-même et au monde. Tel est le sens profond de cet entre, auxquels sont confrontés tous les artistes (pas seulement les musiciens) pour en faire quelque chose.
Les musiciens parlent de la musique comme d'un monde qui leur préexiste, une matrice dans laquelle ils laissent leur marque ou empreinte et d’où ils naissent au moment même où ils font naître la musique. Le bain sonore où ils sont plongés leur fait explorer cette chôra[106] qu’ils apprennent à apprivoiser pour mieux sentir l'énergie qu'elle communique à tout le corps. Le sentiment accru d'expansion de soi qu'elle procure est encore renforcé à l'orchestre où une multitude de relations s'établissent (à soi, au monde et à la musique) qui à la fois séparent et relient les individus entre eux. Dans ce jeu, le musicien n’a pas d'identité fixe, il est toujours en devenir, toujours encore "à naître" comme la musique elle-même, à la fois étrangère et intime : « Musique, ô étrangère. Ô espace du cœur…Intimité qui nous surpasse pour sortir,…puisque l’intime nous entoure comme lointain très exercé… »[107].
5. La musique ou l’expérience de l’altérité
- Qu’est-ce que jouer[108] ?
Quand le geste est efficace, le musicien éprouve un sentiment accru de sa propre spatialité
intérieure. Issue de régions plus profondes, le geste mobilise toutes les ressources du corps compris ici comme « l’ensemble des facultés, des ressources et des forces, connues et inconnues, que nous ayons à disposition »[109]. Le corps tout entier est sollicité dans chaque geste, depuis les pieds jusqu'à la tête où naît la force des doigts. Il y a bien une intention, mais elle-ci n’est pas une image ou représentation mentale mais un mouvement dont la qualité du son dépend: "Un bon pianiste, affirmait Nadia Boulanger, est celui qui sent l'attaque de la note avant d'avoir effleuré la touche" [110]. À ce deuxième niveau, le musicien entre en résonance avec ses propres territoires sensibles et avec la musique, tout en se reliant aux autres musiciens (d'un ensemble). C'est un moment intense, où le temps, vertical, émerge de chaque instant pour donner accès à une autre dimension. Ce temps-là (d'avant toute spatialisation ou représentation) se fonde dans l'activité vitale du musicien. Le lieu où se produit la musique est centré sur un bon musicien qui servira de guide (le chef ou autre) et saura inculquer à l'ensemble, l'énergie nécessaire.
Il revient au chef d’orchestre de communiquer l’élan des mouvements de la musique et de faire vivre cet espace en mouvement. En tant que milieu favorisant la participation de tous et permettant à chacun de ne pas empiéter sur la liberté et la pluralité de l’ensemble, l'orchestre constitue à cet égard un idéal d'harmonie ; dans leur structure même, les instruments de l’orchestre présentent un comportement contrapuntique.
Guidé par un chef capable de coordonner la symphonie des rythmes humains autant que musicaux, depuis le lieu de résonance de chacun, l’acte de jouer devient en musique un acte de liberté, révélateur de la puissance d'agir de chacun.L'émoi se produit lorsque chaque musicien parvient à jouer selon son rythme propre, et entrer en harmonie avec les autres, guidé par le chef d'orchestre, qui a la responsabilité d’administrer le souffle sur l’appui réciproque des rythmes »[111]le laissant retentir en chacun : c’est pourquoi il doit laisser s’éteindre le son plutôt que de l’étouffer.
- Jouer c’est (se) créer.
À ce niveau, jouer devient un acte de création spontané et subjectif. Chacun joue en
ayant l'impression que c'est lui qui produit la musique de l'ensemble. Le flux des sons et des silences circule alors librement entre les musiciens, sans appartenir à aucun. Le lieu où se produit la musique est à la fois centré sur chacun et se déplace sur les autres membres de l'ensemble, créant un espace virtuel dans lequel chacun vient se ressourcer et se renouveler. La musique est alors ce liant grâce auquel le sentiment d'exister prend corps par incorporation de la musique en chacun. Dans un tel milieu, la musique s'éprouve comme une expérience de l’altérité, vécue à la fois en soi et hors de soi. C’est dans l’éprouvé de cette altérité que chacun prend conscience de son existence.
Où l’on voit que jouer ne se réduit pas à jouer des notes. Jouer est une expérience empathique, l’expérience de "croître ensemble" dans un milieu humain où la qualité des silences fondent la solidarité entre les gens, et la consolident en se passant des mots.
Ainsi apparaît la valeur paradigmatique de la musique, en tant qu’ expérience de l’altérité et « donnée immédiate de la vie » (Nietzsche)[112], dans un milieu qui reste toujours « à créer », en réciprocité avec les sujets qui l’habitent. Mais cela ne va pas de soi et nécessite une véritable éducation. Celle-ci n’est pas donnée aux musiciens dans les conservatoires où l’on n’apprend pas à sentir du verbe sentire, qui en italien n’est pas seulement le terme générique pour désigner la sensibilité mais signifie écouter[113].
C’est cette éducation à l’attention et à l’écoute au-dedans qu’enseigne le théâtre des sens de Barcelone, nous révélant cette musique des sens, préalable à toute pratique ou écoute, que chacun porte en soi: car « l’homme a la musique en lui-même. Cela participe aux mouvements de l’âme, à une musique en soi »[114].
6. Sentir (e) au Théâtre des sens de Barcelone
La compagnie du théâtre des sens[115] met l’accent sur le non verbal (inhérent à la
musique) et s’inspire des traditions orales et des mythes ancestraux pour mettre en scène le silence comme condition indispensable à la création et à la communication entre l’œuvre et le public. Ici, tout se joue dans l’obscurité car l’on entend autrement quand on ferme les yeux »[116] :
rester muet, aveugle, ébloui :
l’espace tout ébranlé, qui nous touche,
ne veut de notre être que l’ouïe [117]
Pour apprendre à sentir ce champs relationnel, cette anima qui circule entre les gens, comme dans la pratique d’orchestre, il faut éveiller cette activité ou danse silencieuse dont nous sommes faits et prendre conscience que pour voir, il en va non point des yeux mais de l’écoute.
En nous faisant cheminer dans des parcours sensoriels aménagés par ses habitants pour des voyageurs (le public), le théâtre des sens nous apprend à développer un sentir non sensible, qui mobilise une imagination sonore et non visuelle. Ce faisant, il nous fait prendre conscience que l’imagination n’est pas une faculté mentale séparée comme nous le pensons souvent. Elle est cette manière qu’ont les sens de se porter au-delà du donné pour entrer en contact avec le monde, un monde à l’envers[118].
Finalement, le sensible, en tant que champ de possibilité, est cet Entre, situé en deçà de la signification, ayant ainsi toutes les qualités de la musique, « cette belle muette aux yeux pleins de sens » comme la définissait Sartre en mettant l’accent sur sa non-intentionnalité (= elle ne veut rien dire mais elle sonne et elle est). Libérée de la norme d’objectivité, la musique (des mots et des sens) devient la trame de ce milieu dont sont tissés tous nos liens avec le monde ; elle est une ressource et non un « objet » à percevoir.
Ainsi s’impose la qualité musicale de l’imagination qui permet de sortir de la logique de la représentation, en regard de celle, visuelle à laquelle l’ont voué les philosophes. Le sensible, en tant que « possibilité d’être, évident, en silence, d’être sous-entendu »[119] est doté d’une qualité musicale nouvelle Merleau-Ponty qui renonce finalement à la « perception » et aux « images » :
« Il nous faut renoncer à des notions telles que … « image » et « perception ». Nous excluons le terme de perception dans la mesure où il sous-entend déjà un découpage du vécu en actes discontinus ou une référence à des « choses » ou seulement une opposition du visible et de l’invisible » [120]
De même c’est à une imagination sans images que nous conduit Bachelard au profit d’une « imagination de la vie » qui se rapproche singulièrement d’une imagination « sonore » : « Nous jouons ici d’un difficile paradoxe qui reviendrait à prouver le caractère primordial de l’imagination en décrivant l’activité d’une imagination sans images, d’une imagination qui trouve sa jouissance, sa vie, en « effaçant » les images[121]. Cette imagination qui vit des valeurs abstraites[122] correspond à l’imagination sonore, celle que sollicite les silenciaires (poètes et musiciens) pour qui imaginer c’est d’abord écouter.
- L’imagination sonore de l’humain
Mais écouter, dira-t-on, de manière active des champs sonores imperceptibles, des
accords que nous ne pouvons pas entendre (ex. les harmoniques) demande une oreille exercée. Cela s’apprend et s’affine mais n’est pas impossible puisque nous sommes des êtres sonores comme l’affirme M-Ponty dans Le visible et l’invisible où il écrit (dans une note du 27 oct 1959): « je suis un être sonore » [123].
Cette dimension de l’écoute sensible qui unit le rêveur à son monde au lieu de l’isoler comme dans la perception, lui fait entendre la musicalité des êtres et des choses, leur « sonorité d’être »[124] qui approfondit en lui sa propre spatialité. Mais il y a plus.
Si l’humain apprend à développer sa sensibilité et son intelligence à partir d’une imagination sonore[125], qu’il partage avec tous les humains, il n’a plus besoin du langage pour fonder un monde commun. C’est ce que soutient le philosophe espagnol Eugenio Trias (1942-2013) dans sa où il affirme le primat du sonore sur le visuel (comme Bachelard pour qui « la voix projette des visions »[126]).
Se référant à la situation de l’infans immergé dans le champs vibratoire de la matrice originelle, remplie d’énergies sonores, (où celui-ci fait l’expérience de la pure présence au monde et de la joie d’appartenir à une matière sonore qui répond à son être sensoriel), il développe une archéologie de l’écoute. Celle-ci est inhérente selon lui à insconscient de l’humain, d’abord peuplé de sons avant d’être peuplé d’images. A l’instar de Bachelard selon lequel « la vue n’a aucune part aux images …l’image est déduite du mouvement »[127], E. Trias affirme que notre insconscient est non seulement spatial mais phonique ( au sens de phoné, la voix) et suggère que nous avons en réalité deux vies : la vie antérieure à notre séjour dans la caverne obscure du ventre maternel, ce premier monde littéralement pré-historique pré-liminaire et impensé où nous n’étions qu’oreille, ouverte aux vibrations de ce milieu élastique des eaux primordiales, que nous quittons en naissant pour découvrir un milieu aérien.
Conclusion :
Vers une nouvelle anthropologie ou mésologie musicale ?
La musique nous oriente ainsi vers un passé immémorial, une vie antérieure qui a
laissé des traces dans notre mémoire involontaire. En tant que gnose sensorielle[128], elle est capable de faciliter le voyage vers cette « antécédence de l’être » et peut déclencher une véritable catharsis. Une nouvelle anthropologie, de nature musicale, se dessine dans cette généalogie du sonore propre à l’humain, reconnue finalement par Merleau-Ponty.
Après le « tournant linguistique », dominant au XXè où le langage, institué « au nom du père », à travers le « stade du miroir » est considéré comme le milieu des identifications de l‘humain, « un tournant musical » peut être repéré chez ces auteurs (philosophes, écrivains, artistes) qui ne demande qu’à s’affirmer. Les rêveries en anima de Bachelard et la puissance de l’imagination sonore que M-Ponty a commencé à entrevoir à la fin de sa vie, ouvrent de nouvelles perspectives : l’existence d’un sensible sonore et silencieux à la fois (ou d’une musique silencieuse) comme signe d’identification originaire, partagé par tous les humains qui ont dû faire un effort d’adaptation au nouveau milieu de l’air ambiant, à leur venue au monde après le séjour aquatique dans le pré-monde de la matrice d’empreintes ou chôra dont ils jouissaient librement. En regard de la phénoménologie de l’écoute bachelardienne, cette anthropologie musicale met en perspective la musique comme soin de l’âme induisant un rapport nouveau à l’altérité grâce à une éducation à l’attention et de l’écoute propre à cet art. Considérée comme un travail sur soi, la pratique musicale, n’a pas ici un but esthétique mais éthique et peut contribuer à l’amélioration des relations entre les hommes et leur milieu. C’est ce que suggère Bachelard dans sa préface au livre de M. Buber, Je et Tu:
« …Nous sentons bien qu’il faudrait un signe moyen entre ? et ! Nous sentons bien que du ? au ! il y a place pour toute une psychologie qui tonaliserait toutes les paroles, qui saurait interpréter les silences et les timbres, les vivacités et les lenteurs, toutes les résonances et tous les arpèges de la sympathie »[129].
Si, d’après Horkheimer et Adorno, « la régression des masses aujourd’hui est dûe à leur incapacité d’écouter l’inouï avec leurs propres oreilles… »[130], notre manière de penser en termes de visions plutôt qu’en développant le sens de l’ouïe, est largement responsable de cette fermeture du monde qui isole l’individu dans nos sociétés occidentales, enclos dans ses sens et peu porté à prendre soin de la relation, fondatrice de l’humain. En redonnant aux êtres sonores que nous sommes le don d’écoute (qui est d’abord un don de silence) et ainsi, l’ouverture d’une compréhension ontologique, il peut nous faire retrouver la réciprocité originaire des échanges dans un son qui, comme une oreille profonde, nous écoute, dans le retentissement de ses harmoniques :
Son qui n’est plus pour l’oreille,
oreille plus profonde,
nous écoute, faux écouteurs
conversion d’espaces. Projet
dehors de mondes intérieurs…
Temples avant leur naissance,
Solution saturée de dieux
mal solubles… : gong ! [131]
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[1] R-M Rilke, « À la musique », Poèmes épars trad. par Ph. Jaccottet, Œuvres 2, Poésie, Paris, Seuil, 1972, p. 435.
[2] H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, texte établi par Ursula Ludz, Paris, Seuil, 1995.
[3] Après avoir été surnuméraire des postes, Gaston Bachelard est devenu professeur de physique et chimie au collège de Bar-sur-Aube, où il avait fait ses études secondaires. Tout en enseignant, il obtient l’agrégation de philosophie (1922) puis le doctorat (1927) et devient professeur de philosophie à la faculté de Dijon, puis à la Sorbonne en 1940. Elu à l’Académie des Sciences Morales en 1955, il reçoit reçu le Grand Prix National des Lettres en 1961.
[4] Marie-Pierre Lassus, Bachelard musicien. Une philosophie des silences et des timbres, Lille, Presses du Septentrion, 2010
[5] G. Bachelard, Fragments d’une poétique du feu, Paris, PUF, 1988.
[6] le mot « image », chez Bachelard, est à comprendre comme un mouvement et non comme une vue optique : « La vue n’a aucune part aux images…l’image est déduite du mouvement » affirme-t-il dans L’Air et les Songes, Paris, José Corti, 1943, p. 112.
[7] G. Bachelard, Fragments d’une poétique du feu, p. 38.
[8] Fragments d’une poétique du feu, p. 49.
[9] L’air et les songes, p. 12.
[10] La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 135.
[11] La flamme d’une chandelle, Paris, PUF, 1961, p. 93.
[12]Figure éminente de la psychiatrie et de la psychopathologie, Eugène Minkowski, (1885-1972), formé en partie par Eugen Bleuler (dont il fut l’assistant avant d’émigrer en France), a été l’ami de G. Bachelard qui lui a emprunté la notion de retentissement.
[13] E. Minkowski, L’espace vécu, PUF, 1933, p. 12.
[14] La poétique de l’espace, p. 27
[15] La poétique de l’espace , dernier chapitre, « La phénoménologie du rond » p. 214 et suivantes.
[16] « L’homme en tant qu’homme ne peut vivre horizontalement…Si le tonus augmente, aussitôt l’homme se redresse » « Toute valorisation est verticalisation » Ces citations sont extraites de L’air et les songes, pp. 18-19.
« Notre plus grande responsabilité, affirme Bachelard, est « la responsabilité de notre verticalité » (L’intuition de l’instant, Paris, Stock, 1932, p. 45)
[17] « Nous sommes des êtres profonds. Nous nous cachons sous des surfaces, sous des apparences, sous des masques, mais nous ne sommes pas tellement cachés aux autres, nous sommes cachés à nous-mêmes. Et la profndeur est en nous …une transdescendance » dans La terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1948, p. 260. Bachelard utilise le mot « profonder », emprunté au vocabulaire alchimique, pour signifier l’activité humaine (La poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1960, p. 109).
[18] La poétique de l’espace, p. 26.
[19] Se sentant particulièrement relié à son milieu natal (Bar/Aube), (au point de refuser par deux fois le poste qu’on lui offrait à la Sorbonne) Bachelard se retrouva un jour obligé de vivre à Paris.
[20] Bachelard,: « À Paris il n’y a pas de maisons. Dans des boîtes superposées vivent les habitants de la grande ville », La poétique de l’espace, p. 42.
[21] La poétique de l’espace, p. 95.
[22] Dans La poétique de la rêverie, G.Bachelard fait la distinction entre la rêverie (anima, féminine et qui nous plonde dans un état de semi conscience) et le rêve (animus).
[23] Anima = nommait à l’origine un même phénomène, air et souffle. Le mot latin animus signifie = ce qui pense en nous a la même racine aéerienne que anima, tous deux dérivent du mot anemos (grec plus ancien) qui signifie « vent ».
[24] dans La poétique de la rêverie, p. 15.
[25] Nombreux sont les points de suspension, d’exclamation et d’interrogation dans l’écriture de G. Bachelard qui laisse résonner et retentir en nous la musique des mots
[26] cf. le chapitre 1 de mon livre Bachelard musicien.
[27] La poétique de la rêverie, 22. « L’angoisse est factice. Nous sommes faits pour bien respirer »
[28]« …on va entendre se prononcer sur le souffle même, avant qu’on les pense, les deux mots : vie et âme_ vie en inspirant, âme en expirant. La vie est un mot qui aspire, l’âme est un mot qui expire » L’air et les songes, pp. 273-274.
[29] R-M Rilke, « À la musique », in op. cit. 435.
[30] …« les poètes parlent du monde en paroles premières, en images premières, ils parlent du monde dans le langage du monde », dans La poétique de la rêverie, p. 161.
[31] «... La géographie concrète, les mondes végétal et animal, les éléments, servent de support à une vision à la fois fuyante et obsédante » M. Ohana, en réponse aux questions posées par la revue Arfuyen, à divers créateurs, dans « Y-a-t-il lieu de créer ? » Arfuyen n°3, Malaucène, 1977, p.34.
[32] « … le langage n’a pas attiré mon attention très tôt dans ma vie », confie Ohana, « T’harân-Ngô ». Conversation avec Maurice Ohana par Alain Grünewald,, revue Arfuyen n°2 Malaucène, p.59-60.
[33] « Il y a une espèce de musique de l’image, toujours, dans ce que je peux me remémorer de mon enfance. L’enfant trouve des images musicales pour les appliquer à l’univers qu’il découvre. Mais quelles sont ces images ? « …un grand jardin, des arbres, des insectes, la pluie surtout…identification de tout cela avec la musique ». Le Silenciaire, film de Paul Seban, dans la série Les Grandes Répétitions (Service de la Recherche ORTF, diffusion 1971).
[34] « Déclarations publiés dans Sinfonia y Ballet d’Adolfo Salazar », de mars 1929, dans Ecrits sur la musique et les musiciens, Actes Sud, 1992, [Espasa Calpe, Madrid, 1988] trad. par Jean-Dominique Krynen, p.195.
[35] Leoš Janáček, Ecrits, présentés par Daniela Langer, Paris, Fayard, 2009, p.197.
[36] Moussorgski, lettre àVladimir Nokolski, 15.VIII.1868 n°71.
[37] Moussorgski, lettre à Vladimir Stassov n°230, 25.XII.1876, Correspondance, trad., présentée et annotée par Francis Bayer et Nicolas Zourabichvili, Paris, Fayard, 2001, p.425.
[38] Moussorgski, lettre à Vladimir Stassov, 2.I.1873, in op. cit. p.257.
[39] Moussorgski, lettre à Paulina Stassov, n°127, 23.VII.1873, in p. cit. p. 277.
[40] « Un vrai musicien c’est quelqu’un qui est musicien le jour de sa naissance et qui, à partir de ce jour, entend… enregistre des réactions à l’univers sonore qui l’entoure », M.Ohana, Les lettres françaises, interview par Pierre Ancelin, 17 septembre 1964.
[41] M. Ohana : « je ne suis qu’un intermédiaire » comme l’artiste bâtisseur du Moyen âge qui laissait sa marque dans la pierre, dans un coin ou une ouverture… Diapason n° 187, mai 1974.
[42] « Mon rêve est d’être un auteur anonyme » Ohana dans « Anonyme XXe siècle », entretien avec Jean-Christophe Marti, L’Avant-scène Opéra, Hors série n°3, spécial Ohana.
[43] « …J’estime qu’un compositeur est quelqu’un qui n’existe pas. Il manie des forces qui le dépassent…il n’a pas à être orgueilleux de son œuvre parce qu’il n’en est pas responsable dans Diapason n° 187, mai 1974, p.44.
[44] D’après la tradition phénoménologique, la perception est toujours perception de quelque chose (un objet)
[45] La poétique de la rêverie, p. 6.
[46] Sergiu Celibidache, chef d’orchestre allemand d’origine roumaine, n’a jamais voulu enregistrer comme il
l’explique dans: "La fin est mon commencement", Phénoménologie de la musique, Prétentaine, no. 22. 2007,
p.20 .
[47] cf. l’art pictural chinois par exemple, où le naturel, la spontanéité et l’authenticité sont les critères privilégiés d’appréciation et priment sur l’esthétique.
[48] La poétique de l’espace, p.167.
[49] Baudelaire, Salon de 1846, « De la couleur », OC, t. II, p. 423.
[50] R-M Rilke, « À la musique », op.cit.
[51] Baudelaire, op. cit., 425.
[52] M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, note du 27 oct 1959, 264.
[53] R-M Rilke, « Gong », Poèmes épars, op. cit. , p. 459.
[54] A. Vircondelet Séraphine: de la peinture à la folie, Paris, A. Michel 2008, p.57.
[55] P. Audi, Créer, Paris, Verdier 2010, p.136-137.
[56] Zhuang-zi est un penseur chinois du IVe siècle av. J.-C. à qui l'on attribue la paternité d'un texte essentiel du taoisme , appelé de son nom – le Zhuangzi –
[57] « Quand ce qui est du genre des innombrables cavités naturelles ou des tuyaux assemblés entre en relation avec ce qui a vie, par leur rencontre cela forme en commun, le ciel » F. Jullien, Quand parler va sans dire , Paris, Seuil, 2006, p.64.
[58] cf. : « La musique ou le chant de l’alouette », chapitre V de mon livre Bachelard musicien. « L’alouette vit au ciel et c’est le seul oiseau du ciel qui chante pour nous » écrit Jules Renard dans Les Histoires Naturelles, cité par Bachelard dans L’air et les songes, p.100.
[59] « la flûte n’est pas jouée par un homme, ni les cavités animées par le vent : flûte et cavités se perçoivent elles-mêmes comme capacités du monde s’y rencontrant et émettant un son « de concert avec elle »[59]. Il s‘agit d’une configuration globale formant un tout où l’un…rencontrant l’autre, se trouvent également impliqués, i.e. à égalité…se répondant heureusement » in Ibid.
[60] Bachelard donne un exemple dans L’air et les songes, de la « musique du ciel » chez Jacob Boehme, un philosophe qui entendait « la voix des substances » et pour qui le son ne venait pas de l’extérieur mais de la chose elle-même, p. 284.
[61] Novalis, OC, II. Fragments, éd établie par Armel Guerne, Paris, Gaillmard, 1975, fragm. 378,299.
[62] Bachelard, La poétique de l’espace, p. 180.
[63] Ibid.
[64] Ibid.
[65] L’air et les songes, p. 280.
[66] E. Minkowski, Vers une cosmologie, Paris, Aubier, 1936, p. 106.
[67] E. Minkowski, Vers une cosmologie, Paris, Aubier, 1936, p. 102 .
[68] « …Ce qui se trouve au premier plan, ce ne sont ni la propagation du son ni son décroissement progressif au fur et à mesure qu’il s’éloigne de la source sonore, mais au contraire, le fait que le son, abstraction faite du chasseur qui souffle du cor, en se reflétant et se répercutant de toutes parts, remplit la forêt, en la faisant tressaillir et vibrer à l’unisson avec lui » in Ibid.
[69] Propos du chef d'orchestre Sergiu Celibidache, tirés d'un documentaire réalisé par Jan Schmidt-Garre en 2005.
[70] ibid.
[71] Bachelard, L’air et les songes, pp. 281-282.
[72] Tel est le cas du stile concitato de Monteverdi connu pour être historiquement à l’origine du tremolo de cordes mais qui en réalité était la transcription en musique d’une expérience vécue corporellement : celle de la colère. Ce que confirme la compositrice Betsy Jolas : « la musique c’est d‘abord une expérience vécue…transformée en musique », dans « La musique est d’abord dans notre tête », Entretien avec Betsy Jolas, revue Prétentaine, 18/19, 2005, p. 36.
[73] Bachelard, L’air et les songes, p. 285.
[74] « Cloches à travers les feuilles » est la première des trois pièces des Images, de Debussy (2è série) composée en 1907 ( « Et la lune descend sur le temple qui fut » suivie de « Poissons d'or »).
[75] = un crescendo et un decrescendo sur un seul et unique son est impossible au piano qui ne peut le faire croître et décroître en intensité…Ici, l’écriture a valeur de geste poétique entraînant l’interprète et l’auditeur à écouter la musique silencieuse d’un au-delà du son…L’on retrouve dans la musique pour piano de Stockhausen, (cf. dans les Klavierstücke, 1956) ce même principe d’une musique impossible à jouer telle qu’elle se présente sur la partition mais vers laquelle doit tendre l’interprète dans son exécution.
[76] Bachelard, L’air et les songes, p. 281-282.
[77] Bachelard, La poétique de la rêverie, p. 93.
[78] R-M Rilke, « Gong », Poémes en langue française, in op. cit. p. 518. (ce poème est différent de celui, du même nom, cité précédemment)
[79] Selon l’expression de Maine de Biran (1766-1824) qui a développé ce concept dans son Mémoire de Berlin intitulé De l’aperception immédiate. Mémoire de Berlin, 1807. Edition établie par Anne Devarieux, Paris, Librairie Générale Française, 2005.
[80] M. Ohana, « Erik Satie » (décembre 1966) dans La Revue Musicale n°s 391-392-393, 1986, p. 178.
[81] J. Von Uexkhül, in op. cit. p. 147. Ainsi, dans la perception, les organes sensoriels trient les stimulants qui affleurent de toutes parts, excitations nerveuses qui, parvenues au centre, font résonner le carillon vivant des cellules cérébrales : les sonoritès individuelles ainsi produites servent de signaux perceptifs renvoyant à l’événement extérieur. Qu’il s’agisse de signaux acoustiques optiques ou olfactifs…en même temps, les cloches cellulaires qui résonnent dans l’organe de perception central induisent celles de l’organe d’action central qui envoient leurs sonorités en tant qu’impulsions pour déclencher et diriger des mouvemts musculaires. On a donc affaire à une sorte de processus musical qui part du caractère du porteur de signification pour y revenir : deux séries formant contrepoint.
[82]J. Von Uexküll(1864-1944) dans Mondes animaux et monde humain suivi de La théorie de la signification, 1934 ; trad. fr. éd. Denoël, 1965 ; éd. Pocket, coll. Agora, 2004. - Rééd. sous le titre Milieu animal et milieu humain, Rivages, 2010 p. 136. Ex. la maison-habitat du mollusque. Quand il meurt, il prend une autre tonalité pour le bernard-l’hermite…
[83] ibid.
[84] Qu’est-ce que la politique ?op. cit. Nous ne développerons pas ici cet aspect que nous réservons dans un prochain livre sur le jeu d’orchestre. Selon la philosophe en effet, la politique repose sur un fait : la pluralité humaine. Pour qu’il y ait monde il faut des relations qui existent entre les habitants de ce monde car vivre signifie être au milieu de ses semblables : le milieu créé par l’orchestre, en tant que inter homines esse est le lieu idéal pour transformer le « désert » en monde.
[85] cf. Le deuxième enregistrement qu’il fit des Variations Goldberg de J-S Bach, en 1982 dans lequel il a veillé tout particulièrement à faire entendre cette pluralité d’êtres singuliers par la création chaque fois renouvelée des lignes mélodiques, formées par la circulation incessante des voix intermédiaires. De sorte que nous n’entendons jamais la même chose dans les reprises où la musique semble à chaque fois nouvelle.
[86] « Tout ce qui vit est actif et tout ce qui est actif vit", affirme le psychiatre E. Minkowski, Le temps vécu, 75.
[87] Docteur en médecine et professeur en psychiatrie. Etudes à Munich. Intérêt pour Minkowski, Binswanger et Victor von Weisäcker, Heidegger, Husserl et Nishida. Ce dernier eut une importance décisive dans l’élaboration de sa psychopathologie phénoménologique.
[88] L’Entre. Une approche phénoménologique de la schizophrénie, Ed. Jérôme Millon, trad. du japonais par Claire Vincent, 2000, p.23.
[89] « Nous oublions trop souvent que l’humain est avant tout un être vivant et trop nombreuses sont les doctrines et théories qui fonctionnent uniquement dans le verbal et le théorique. C’est en ce sens que nous avons voulu revenir à quelque chose de plus essentiel », L’Entre. Une approche phénoménologique de la schizophrénie, Ed. Jérôme Millon, trad. du japonais par Claire Vincent, 2000, p.150.
[90] La pathologie provient selon lui d’une carence de la constitution du moi dans les relations interpersonnelles. L’incapacité d’établir des relations (répétitives et autoconstituantes) avec autrui et avec le monde empêcherrait le schizophrène d’advenir à lui-même.
[91] L’Entre, op. cit. p. 85.
[92] op. cit, p. 34.
[93] op. cit, p. 16.
[94] op. cit, p.34
[95]op. cit, p. 23.
[96] op. cit, p. 107.
[97] op. cit, p. 34.
[98] "On les eût dits constamment accompagnés par un invisible orchestre, un orchestre installé au-dedans d'eux-mêmes, une fois pour toutes. En sorte que les choses qu'ils touchaient acquéraient une présence et une saveur inconnues jusque-là, qu'eux-seuls savaient révéler" (Cheng,Le Dit de Tianyi, Paris, A. Michel.1998, p. 156)
[99] « L’Art est le sens d’Harmonie qui nous restitue au doux rythme du monde », Bachelard, L’Intution de l’instant, p. 126.
[100] E. Levinas, "La réalité et son ombre", Les Imprévus de l'histoire, Paris, Fata Morgana, 1994, p. 129.
[101] Nietzsche, « Physiologie de l’art » dans La Volonté de Puissance, trad par G/ Bianquis, Paris, Gallimard, 1995, vol. I, p. 386
[102] O. Sacks, Musicophilia . Le cerveau, la musique et nous, Paris, Le Seuil, 2009, p 12. Cela explique que Novalis ait pu affirmer : « Toute maladie est un problème musical. Toute guérison est une solution musicale ». L’intuition de Bachelard selon laquelle : « on entend mieux par l’imagination que par la perception…répétée dans ses livres de poétique, et qui est propre à l’activité du musicien, se trouve confirmée aujourd’hui par la science : « On sait depuis 1993 que le cortex auditif est aussi puissamment activé par l’imagination musicale que par l’écoute réelle d’une musique. Le fait d’imaginer une musique stimule le cortex moteur… » O. Sacks, Musicophilia , p. 53.
[103] Du sens des sens (Vom Sinn der sinne) op. cit. p. 612 et 617 (et aussi : « Dans l’expérience sensorielle, le temps et l’espace ne sont pas séparés en deux formes distinctes… » ibid.
[104] T.Takemitsu, « Le son au point de se mesurer au silence » cité dans L’entre, p. 57.
[105] Bachelard, La dialectique de la durée, p. 115.
[106] La chôra est interprétée ici au sens où l’entend A. Berque, « comme milieu concret où existe l’être relatif » à la suite de Platon qui dans le Timée aboutit à « l’aporie d’un troisième genre, à la fois empreinte et matrice du devenir et qui est ni l’être absolu, ni l’être relatif ». A. Berque, « La chôra chez Platon », paru dans Thierry Paquot et Chris Younès, dir. Espace et lieu dans la pensée occidentale de Platon à Nietzsche, Paris, La Découverte, 2012, p. 13-27.
[107] R-M Rilke, « À la musique », op. cit.
[108] Pour plus de détails sur cette question, je me permets de renvoyer le lecteur à mon article « Qu’est-ce que jouer ? dans la revue en ligne Psychoanalytische Perspectieven, Gand vol. 32, I, 2014.
[109] J-F Billeter, Un paradigme, Allia, 2003, p. 147.
[110] J-F Billeter, L'art chinois de l'écriture, Genève, Skira, p. 161.
[111]« Le rôle du chef est de rendre plus conscient l’effort de corrélation des instrumentistes », Bachelard, La dialectique de la durée, p. 115.
[112] Nietzsche, La naissance de la tragédie, Paris, Librairie générale française, 1994.
[113] Peter Szendy, Ecoute. Une histoire de nos oreilles, précédé de Ascoltando, J-L Nancy, Paris, Les Editions de Minuit, 2001, p. 1.
[114] Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, éd. Denoël-Gonthier, 1969, 1979, 1989 ; éd. Gallimard, coll. « Folio Essais », 1989. p. 113.
[115] Le Théâtre des Sens de Barcelone est un collectif d’artistes de diverses disciplines et nationalités qui travaillent depuis vingt ans sous la direction de l’anthropologue et directeur artistique Enrique Vargas autour de la poétique des sens et la relation entre les langages sensoriels et la création. Le théâtre des Sens est situé à Barcelone (Camí del Polvorí s/n. 08038. Barcelona).
[116] La poétique de l’espace, p. 166.
[117] R-M Rilke, “Gong”, Poèmes en langue française, op. cit. p. 518.
[118] Un mundo al revès est le titre d’une création du Théâtre des Sens (2005).
[119] M-Ponty, Le visible et l’invisible, note du 27 oct 1959, p. 264.
[120] M-Ponty, Le visible et l’invisible, texte édité par Claude Lefort., p. 207 (annexe de la partie rédigée)
[121] Bachelard, L’air et les songes, p. 195.
[122] Bachelard, « L’imagination n’est nullement chosiste. Elle ne dessine pas, elle vit des valeurs abstraites » , L’air et les songes, p. 83.
[123] M-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 104. « Comme le cristal, comme le métal et d’autres substances, je suis un être sonore »
[124] La poétique de la rêverie, p. 2.
[125] L’expression imagination sonore est un paradoxe, puisque l’imagination, sous sa forme étymologique gréco-latine fait d’abord référence aux images. (en grec aussi : eikota ; eikasia = image), orientant la tradition occidentale vers une culture iconodule, adoratrice des images, ayant pour argument les rêves de l’humain, images-en-mouvement.
[126] L’eau et les rêves p. 254.
[127] Bachelard, L’air et les songes, p. 112.
[128] E. Trias, La imaginación sonora, Galaxia Gutenberg, Barcelone, 2010, p. 562.
[129] G.Bachelard, Préface au livre de Martin Buber, Le je et le Tu, Paris, Aubier Montaigne, 1938. A propos de la sympathie, un concept que Bachelard reprend souvent dans ses écrits : « Seule une sympathie pour une matière peut déterminer une participation réellement active… » écrit-il dans L’air et les songes p. 16.
[130] La dialectique de la raison, Fragments philosophiques. trad. de l’allemand par Eliane Kaufholz, [1974], Paris, Gallimard, collect. Tel, n°82, 1983, p. 36.
[131] R-M Rilke, Poèmes épars, op. cit. p. 459. La ponctuation (points de suspension et d’exclamation) est d’origine.