Seibutsu kara mita sekai (trad. japonaise d'Uexküll & Kriszat, 1934) |
Paru dans la Revue du MAUSS,
n° 47, 1er semestre 2016,
numéro spécial Au commencement était la
relation… mais après ?, p. 79-96.
La relation perceptive en
mésologie
– du cercle fonctionnel d’Uexküll à la
trajection paysagère –
par Augustin Berque
Résumé – Dans le fil de l’Umweltlehre
d’Uexküll et du fûdoron de Watsuji,
la mésologie distingue le donné environnemental brut (Umgebung, shizen kankyô) du milieu (Umwelt, fûdo). La perception relève d’une opération générale, la trajection, selon laquelle le donné
environnemental est saisi (par les sens, l’action, la pensée et le langage) en
tant que quelque chose ; opération analogue à la relation S/P (le sujet S
en tant que prédicat P) en logique.
Abstract – In the wake of Uexküll’s Umweltlehre and of Watsuji’s fûdoron,
mesology distinguishes environment (Umgebung,
shizen kankyô) as a raw material and milieu (Umwelt, fûdo) as an elaboration of this material by a certain being.
Perception is a matter of trajection, the operation through which the data of
the environment are interpreted as something by that being’s senses, action,
mind and language. This operation is analogous to the predication of S as P in
logic.
1. Les fondateurs
de la mésologie
Le terme « mésologie » – « science des milieux »,
du grec meson, milieu, et logos, science –, encore assez peu
courant, a été proposé le 7 juin 1848 à la séance inaugurale de la Société de
biologie par l’un de ses deux fondateurs, le médecin Charles Robin (1821-1885),
disciple d’Auguste Comte. Il figure dans la première édition du Petit Larousse (1906), avec la
définition suivante : « Partie de la biologie qui traite des rapports
des milieux et des organismes ». Dans l’histoire des sciences, bien que la
mésologie ait eu pignon sur rue au XIXe siècle, elle a été évincée
par l’écologie, plus tard venue (le terme Ökologie
est créé par Haeckel en 1866), mais dont l’optique était plus strictement
définie. La mésologie, en effet, s’est dissipée dans le champ trop vaste
qu’elle s’était donné, et qui équivaudrait aujourd’hui à un composé de
médecine, d’écologie et de sociologie. Le terme a disparu des dictionnaires au
XXe siècle.
Pourquoi
ai-je donc repris ce terme[1] ?
Parce que, dans une autre optique que celle de Robin, qui était strictement positiviste,
c’est celui qui m’a paru convenir pour traduire l’allemand Umweltlehre et le japonais fûdogaku
風土学, dans le sens que leur ont donné respectivement le
naturaliste Jakob von Uexküll (1864-1944)[2]
et le philosophe Watsuji Tetsurô (1889-1960 )[3].
Il ne s’agit plus seulement des « rapports des milieux et des organismes »,
mais de la relation mésologique, laquelle
se fonde sur une distinction capitale : pour Uexküll comme pour Watsuji,
cette relation suppose que l’être concerné – un être vivant en général, dans le
cas d’Uexküll, ou un être humain en particulier, dans le cas de Watsuji – est
un sujet (Subjekt, shutai 主体), non pas un objet. Un machiniste, comme dit Uexküll, et
non pas une machine.
Différence
radicale, donc, avec l’écologie : c’est du point de vue de l’être en
question qu’il s’agit de saisir sa relation avec le milieu qui lui est propre,
et qui est donc autre chose que l’environnement général. Tant Uexküll que Watsuji
soulignent cette différence, et l’instituent conceptuellement. Watsuji
distingue ainsi le milieu humain (fûdo 風土) de l’environnement naturel (shizen kankyô 自然環境), tout comme[4]
Uexküll distingue l’Umwelt (le
milieu) de l’Umgebung (le donné
environnemental brut, non approprié par un certain être vivant).
Par
conséquent la mésologie, qui étudie les milieux (Umwelten, fûdo), lesquels
sont toujours propres ou singuliers, est autre chose que l’écologie, qui étudie
l’environnement (Umgebung, kankyô) en
tant qu’objet, toujours général. Prendre en compte le sens qu’a son milieu pour
l’être concerné (qu’il soit individuel ou collectif, organisme, personne,
culture, espèce…) fera d’Uexküll le précurseur de la biosémiotique, ce qu’il
nomme pour sa part Bedeutungslehre (étude
de la signification), tandis que Watsuji pose que la mésologie est une
herméneutique (kaishakugaku 解釈学). Bref, il s’agit de sens, du sens qu’ont les choses pour
un certain être qui les perçoit et agit sur elles dans ce sens-là, non pas
d’une mécanique d’objets aveugles.
Ce n’est
pas là seulement de la phénoménologie, bien que Watsuji pour sa part, se
référant à Heidegger, parle expressément de phénoménologie herméneutique. La
relation mésologique ne se borne pas à une cosmophanie – l’apparaître d’un
certain monde –, elle est ontogénétique aussi, car elle institue l’être en ce
qu’il est, physiologie comprise. Le monde de la tique – l’exemple fameux donné
par Uexküll – non seulement suppose mais institue la tique, laquelle est une
espèce animale, biologiquement telle. La relation entre la tique et son milieu
est pour Uexküll un « cercle fonctionnel » (Funktionskreis) où se répondent « monde sensible » (Merkwelt) et « monde agible »
(Wirkwelt), et où, d’une part, le
« monde intérieur du sujet » (Innenwelt
des Subjektes) – c’est-à-dire de la tique – combine « organe
sensible » (Merkorgan) et
« organe actif » (Wirkorgan),
tandis que, d’autre part, l’« objet » (Objekt) – le mammifère visé par la tique – relève d’un «
contre-assemblage » (Gegengefüge)[5]
combinant « porteur de signe sensible » (Merkmalträger) et « porteur de signe agible » (Wirkmalträger), à quoi, chez la tique,
correspondent respectivement « récepteur » (Receptor) et « effecteur » (Effektor)[6].
En un mot
donc, le sujet et son milieu forment un contre-assemblage indissociable, où se
co-suscitent l’action et la perception, le sens et le fait. Il est évident que
cette relation implique une ontologie radicalement autre que celle du dualisme
moderne, dont Descartes proclama la devise en écrivant : « je
connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est
que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend
d’aucune chose matérielle »[7]. Pour Uexküll au
contraire, le sujet et l’objet ne sont pas deux en-soi distincts et
ontologiquement indépendants, comme le sont pour Descartes la res cogitans et la res extensa, ils sont ineinander
eingepäßt, « ajustés l’un à l’autre », « emboîtés l’un en
l’autre »[8]. Pour
Watsuji, la relation sujet-milieu, qu’il appelle fûdosei 風土性, est même « le moment
structurel de l’existence humaine » (ningensonzai
no kôzô keiki 人間存在の構造契機)[9],
ce que j’ai traduit par médiance, à
partir du latin medietas qui signifie
« moitié ». Il s’agit en effet du contre-assemblage ou du couplage
dynamique (Strukturmoment) des deux
« moitiés » qui font un être humain, l’une individuelle (ce que
Leroi-Gourhan, on le verra plus bas, nomme le « corps animal »),
l’autre collective (le « corps social » selon Leroi-Gourhan). Watsuji
met à profit la langue japonaise pour montrer que le mot même qui signifie
« être humain », ningen 人間, accole en un « moment structurel » un côté
individuel, le hito 人, et un côté relationnel, l’aida 間 ou plus concrètement l’aidagara
間柄, que l’on peut rendre en l’occurrence par « corps
social », ou plutôt par « corps médial »,
car il ne s’agit pas seulement de relations entre les humains, mais aussi avec
les choses, à savoir effectivement un milieu – cette chose qui n’est pas une
somme d’objets, mais un ensemble relationnel comprenant l’existence – l’ek-sistance – du sujet.
L’individuel,
donc, qu’il s’agisse de l’organisme vivant ou de la personne humaine, est
indissociable de son milieu, dans ce contre-assemblage structurel qu’est la
médiance. Or pour révolutionnaire qu’il soit par rapport au paradigme moderne,
ce contre-assemblage n’est pas une idée si neuve. Il fut envisagé par Platon,
dans le Timée, à propos de la genesis (l’être relatif, projection de
l’être absolu dans le monde sensible, kosmos
aisthêtos) et de sa relation à ce que Platon appelle la chôra, laquelle est à mes yeux l’ancêtre
de la notion de milieu au sens d’Uexküll ou de Watsuji[10]. En
effet, l’idée de médiance est en germe dans la relation ambivalente de la genesis et de la chôra, où la seconde est à la fois l’empreinte (ekmageion, 50 c 1) et la matrice (mêtêr[11], 50 d 2, tithênê[12],
52 d 4 ) de la première. Or cette
médiance fait de la chôra un
« troisième et autre genre » (triton
allo genos, 48 e 3) – troisième et autre que l’être et le non-être, A et
non-A –, relevant d’un « raisonnement bâtard » (logismô tini nothô, 52 b 2), « difficilement croyable » (mogis piston, 52 b 2), ce qui fait que
« l’on rêve en la voyant » (oneiropoloumen
blepontes, 52 b 3). Le rationalisme platonicien va donc renoncer à penser le
triton allo genos de la chôra, qu’il n’aura finalement cernée
que par des métaphores, c’est-à-dire justement par l’alliance bâtarde de A et
de non-A. Et après Platon, dans l’histoire de la pensée occidentale, en
particulier dans la science moderne, cette forclusion de l’idée de milieu –
sinon comme Umgebung – va durer plus
de deux mille ans[13].
2. Mésologues
sans le dire
Ainsi, la méso-logique – logique reconnaissant le triton allo genos des milieux – propre à
la mésologie a été forclose par le rationalisme ; c’est ce que l’on
appelle en logique le principe du tiers exclu, en anglais excluded middle. Pas moyen, donc, de penser rationnellement les
milieux, sinon dans l’alternative du dualisme : ou bien déterminisme (du
sujet par l’objet), ou bien subjectivisme (projection arbitraire du sujet sur
l’objet). Au XXe siècle cependant, cette alternative s’est brouillée.
Témoin entre autres la première des disciplines concernées, la géographie, avec
ce que l’on a appelé le possibilisme à
propos de l’école vidalienne[14],
laquelle professait qu’à conditions naturelles comparables, des sociétés différentes
peuvent avoir des genres de vie différents. C’était là récuser le déterminisme
environnemental, et en même temps subodorer qu’à une même Umgebung peuvent correspondre des Umwelten différentes ; mais tant Vidal de la Blache que Lucien
Febvre restaient positivistes. Le possibilisme en question ne remettait pas en
cause le dualisme, et moins encore la logique du tiers exclu. Il n’était pas
encore touché par la phénoménologie, qui aura été en fait le primum mobile de la prise en compte des
milieux en tant que tels, c’est-à-dire autre chose que l’environnement.
Sans
revenir sur cette vaste inflexion de la pensée moderne que fut l’avènement de
la phénoménologie, retenons que de nombreux auteurs au siècle dernier, comme
Monsieur Jourdain de la prose, ont fait de la mésologie sans le savoir,
c’est-à-dire en raisonnant selon le principe de l’empreinte-matrice[15].
N’en donnons ici que deux exemples :
Dans Le Geste et la parole[16], André Leroi-Gourhan (1911-1986) a
montré que notre espèce a émergé dans un double processus : d’une part,
extériorisation et développement de certaines des fonctions du « corps
animal » en un « corps social » composé de nos systèmes
techniques et symboliques, d’autre part effet en retour de ce corps social sur
le corps animal, entraînant l’évolution de ce dernier en Homo sapiens sapiens. Du point de vue de la mésologie, cette thèse
peut se résumer en trois termes : anthropisation,
par la technique, de l’environnement naturel en un milieu humain ; humanisation, par le symbole, de
l’environnement naturel en un milieu humain ; et hominisation, par effet en retour de ce milieu doublement humain
sur le corps animal. Pour dire la même chose, je parle aussi[17]
de cosmisation du corps par la technique
(ce qui par exemple, à travers des robots, étend nos pieds et nos mains jusqu’à
la planète Mars), et de somatisation du
monde par le symbole (ce qui, par exemple, se traduit par l’efficace des
« mauvais sorts » de la sorcellerie dans les sociétés où celle-ci
existe). Autrement dit, nous avons bien là médiance : contre-assemblage
dynamique du corps animal et du corps médial (le milieu), ce qui, chez le
vivant en général, n’est autre que le Gegengefüge
dont parle Uexküll. Toutefois, cette référence à la mésologie est absente
du propos de Leroi-Gourhan.
Cette
référence est non moins absente du propos d’Imanishi Kinji (1902-1992), le grand naturaliste japonais, bien que ses vues,
pour l’essentiel, recoupent celles d’Uexküll ou de Watsuji[18].
Dès le début, son œuvre est en effet dominée par une conception qu’il résume
par la formule récurrente « subjectivation de l’environnement,
environnementalisation du sujet » (kankyô
no shutaika, shutai no kankyôka 環境の主体化、主体の環境化). Imanishi
n’invoque là ni Uexküll ni Watsuji, mais l’on y reconnaîtra facilement le
contre-assemblage ou le moment structurel dont ceux-ci ont fait le principe de
la mésologie, tout comme le processus de cosmisation/somatisation dont je parle
à propos de Leroi-Gourhan, et qui est à mes yeux l’essence de la relation
mésologique. C’est de manière tout à fait analogue à ce que montre Uexküll, et
suivant un principe mésologique que nous verrons plus loin (« est perçu ce
qui fait sens pour l’être concerné, tandis que le reste des données de
l’environnement ne l’est pas »), qu’Imanishi écrira par exemple :
« Quel objet,
à quel moment, advient dans le lieu de vie (seikatsu
no ba ni tôjô shite kuru 生活の場に登場してくる), la chose est quasi déterminée. Si l’objet ne coïncide pas avec
le moment propice, il n’a aucun sens pour le vivant, c’est comme s’il
n’existait pas (sonzai shinai to dôyô 存在しないと同様) »[19].
Cette advenue (tôjô登場) – Heidegger aurait là sans doute compris Ereignis – qui fait exister (ek-sister) les choses du lieu de vie (le
milieu) hors du donné environnemental brut, tel est le processus auquel nous allons
nous attacher, en le centrant sur la perception, autrement dit sur la question
du sens.
3. Percevoir en
tant que quelque chose
Est perçu en effet ce qui fait sens pour l’être concerné,
tandis que le reste des données de l’environnement ne l’est pas. À la
distinction fondatrice entre milieu et environnement répond donc ici la
distinction entre information et signification. L’information est une
donnée de l’environnement, une Umgebung,
tandis que la signification (Bedeutung)
est constitutive d’un certain milieu, lequel est propre à un certain être.
C’est dire qu’elle est sélective : comme l’a montré Uexküll, ce n’est
qu’un petite partie de l’Umgebung qui
devient Merkmalträger, signe sensible
porteur de signification. De nos jours, les sciences cognitives permettent même
de quantifier cette sélectivité (pour le cerveau humain dans l’exemple
ci-dessous) :
« Thus, of the
unlimited information available from the environment, only about 1010
bits/sec are deposited in the retina. Because of a limited number of axons in
the optic nerves (approximately 1 million axons in each) only 6x106 bits/sec
leave the retina and only 104 make it to layer IV of V1. These data
clearly leave the impression that visual cortex receives an impoverished
representation of the world, a subject of more than passing interest to those
interested in the processing of visual information. Parenthetically, it should
be noted that estimates of the bandwidth of conscious awareness itself (i.e.
what we ‘see’) are in the range of 100 bits/sec or less »[20].
L’auteur de ces lignes, Marcus E.
Raichle, ne distingue pas entre information et signification, donc entre
environnement et milieu. Or cette double distinction est essentielle pour
comprendre la perception. Dénonçons, en passant, la machinique stupidité de
ceux qui déplorent que nous n’utilisions (en apparence) que 20% des facultés de
notre cerveau. Les 80% « inutilisés » (dans cette optique de machine)
s’affairent justement à ce qui distingue un cerveau humain de la mécanique d’un
ordinateur, c’est-à-dire à vivre et donc à créer
du sens ; par exemple à être dans la lune, ou à rêver. Pour ces tâches
essentielles à notre être, le cerveau, avec 2% du poids de notre corps,
consomme 20% de son énergie. Ce qui fait sens, c’est le couplage médial (le Gegengefüge) cerveau-ordinateur, non pas
le seul ordinateur. Dans cette médiance, c’est le cerveau qui est le foyer,
parce qu’il est vivant ; l’ordinateur n’est qu’un adjuvant qu’il se donne
pour travailler à sa place – ce qui du reste, à terme, ne devrait pas manquer
de se retourner contre ce roi fainéant... Depuis l’Homme de Cro-Magnon, au
moins en volume, notre cerveau a en effet diminué de 15%[21], ce
que l’on peut raisonnablement imputer au déploiement de notre corps médial et à
sa rétroaction sur notre corps animal.
Quoi qu’il en soit de ces
perspectives, le fait est que la perception trie et traite l’information pour
en faire de la signification. Les données physiques de l’environnement
deviennent ainsi le sens d’un certain milieu. Or c’est là un très vieux
principe. Il était déjà entrevu par l’auteur du premier traité sur le paysage
dans l’histoire de l’humanité, le peintre Zong Bing (宗炳, 375-443), qui pose
dans les premières lignes de son Introduction
à la peinture de paysage (Hua
shanshui xu 畫山水序), probablement écrite vers 440 :
至於山水、質有而趣靈 Zhi yu
shanshui, zhi you er qu ling[22].
Quant au
paysage, tout en ayant substance, il tend vers l’esprit.
C’est
là ce que j’appelle le principe de Zong
Bing. Transposons : à partir de la substance ou de l’en-soi que sont « les monts et les eaux » (shan-shui), l’information de l’Umgebung va prendre la signification
d’un certain milieu – en l’occurrence, le sens de « paysage » (shanshui), qui effectivement apparaît à
cette époque, pour la première fois dans l’histoire humaine.
Ici, les monts et les eaux –
l’environnement – sont perçus en tant que paysage (l’aspect ou la cosmophanie
d’un certain milieu)[23]. Tout
tourne donc autour de cet « en tant que », qui est un processus à la
fois ontogénétique et cosmogénétique – autrement dit un contre-assemblage mésologique
– : les objets de l’environnement se
mettent à exister en tant que quelque chose, dans un monde qui fait sens –
un milieu. Ils deviennent des choses concrètes,
à partir des simples objets que sont les en-soi abstraits de l’extensio cartésienne. Dans son séminaire
de 1929-1930[24], largement consacré à
Uexküll, Martin Heidegger (1889-1976) a détaillé cet en-tant-que (als). Je reviendrai plus loin là-dessus,
mais restons-en pour le moment à la question du paysage.
Zong Bing quant à lui n’a pas parlé
d’en-tant-que, mais de qu 趣, « tendre-vers »
(i.e. vers une certaine signification). Après lui toutefois, l’esthétique de
l’Asie orientale a joué de ce tendre-vers-une-certaine-signification, jusqu’à
en faire en japonais le concept de mitate
見立て, « instituer par le
regard », autrement dit « voir comme » (ce que l’on pourra
rapprocher de la notion de métaphore vive chez Paul Ricoeur)[25]. Il
s’agira par exemple de voir tel paysage comme si c’en était un autre, célèbre
en littérature ou en peinture. Dans toute l’Asie orientale se sont ainsi
retrouvés les « huit paysages » (ba
jing 八景) de la
Xiang et de la Xiao, qui sont des affluents du lac Dongting, au Hunan. Dans ces
parages, depuis les Song du Nord (960-1127), la tradition chinoise avait institué
huit scènes locales en modèles de paysage : « lune d’automne sur le
lac Dongting », « pluie nocturne sur la Xiao et la Xiang »,
« cloche du soir au monastère dans la brume », « village de
pêcheurs au soleil couchant », « oies sauvages descendant sur un banc
de sable », « voiles revenant d’un rivage éloigné »,
« village de montagne après l’orage », et « neige sur le fleuve
au crépuscule ». Les pays voisins, à la suite, se sont découvert des vues
comparables, et ont démultiplié ces mitate
– ces en-tant-que.
N’était-ce là qu’un jeu de
lettrés ? Certes, mais nous savons que le jeu est symbole de monde[26]. Il
est symbole de l’en-tant-que (als)
qui instaure une Umwelt à partir de
cette matière première qu’est l’Umgebung.
Le voir-comme du mitate, c’était
bien cet en-tant-que, instituteur de mondes. Mais encore ?
4. Méso-logique
de la ternarité perceptive
Dans ses Streifzüge,
Uexküll utilise bien la conjonction als (en
tant que), mais il n’en fait pas un concept. Il parle, lui, de Ton, ce qui signifie ton, timbre, son,
accent, genre, coloris ; mais ce terme, il l’emploie exactement dans le
sens où je parle ici d’en-tant-que. Il montre que, selon l’animal concerné, un
même objet de l’environnement existera selon des en-tant-que différents : en
tant qu’abri (Schutzton), en tant
qu’aliment (Fresston), en tant
qu’obstacle (Hinderniston), en tant
que logis (Wohnton), etc.
C’est en
traitant d’Uexküll que Heidegger, dans ses Grundbegriffe,
a centré son examen sur le als au
point d’en faire un « concept fondamental » (Grundbegriff) de la métaphysique. Il le rapproche également de la
logique, dans la relation prédicative « a est b ». Effectivement, la
« tonation » (Tönung) dont
parle Uexküll revient à poser que tel objet de l’environnement (a) est telle réalité du milieu (b) d’un
certain animal ; par exemple, selon l’espèce, un abri ou un aliment.
Quelques années plus tard, et du reste sans plus parler de als ni d’Uexküll, Heidegger poursuivra la même idée dans L’Origine de l’œuvre d’art (Der Ursprung des
Kunstwerkes, 1935), où le als
devient un « litige » (Streit)
entre « la Terre » (die Erde)
et un certain monde (eine Welt).
Quoique Heidegger ait cultivé l’obscurité de ces images, il est clair en effet,
du point de vue de la mésologie, que « la Terre » n’est autre que l’Umgebung d’Uexküll, et « un
monde » l’Umwelt qui existe pour
un certain animal. Heidegger écrira par exemple :
« Ce vers où
l’œuvre se retire, et ce qu’elle fait ressortir par ce retrait, nous l’avons
nommé la Terre. Elle est ce qui, ressortant, reprend en son sein (das Hervorkommend-Bergende). La Terre
est l’afflux infatigué et inlassable de ce qui est là pour rien. Sur la Terre
et en elle, l’homme historial fonde son séjour dans le monde »[27].
Ce passage
combine trois métaphores sibyllines. D’abord, qu’est-ce « la Terre »
(die Erde) ? Et qu’est-ce qui
« est là pour rien » ? Enfin, qu’est-ce que « ressortant,
reprendre en son sein » ? Mais surtout, quelle est la nature de
l’opération en question, ce « jaillissement premier » (Ursprung) que Heidegger attribue à
l’œuvre d’art, et pour finir à la poésie ?
Ce n’est
pas en commentateur de Heidegger que je répondrai ici à ces questions, mais du
point de vue de la mésologie, et plus particulièrement de la relation
perceptive. Autrement dit, du point de vue même de l’en-tant-que d’où
« prime-jaillit » (urspringt)
la réalité perçue.
De ce
point de vue, il est d’abord évident que « ce qui est là pour rien[28] »,
c’est l’Umgebung tant que ses objets –
« the unlimited information available from the environment »,
dirait Raichle – ne sont pas sélectionnés, traités et
« pro-duits » (hergestellt)
en choses de l’Umwelt par
l’en-tant-que : le als : le
« litige » (Streit) entre
Terre et monde qui s’incarne dans l’oeuvre[29].
En
tant que als ou que Streit, qu’est-ce alors que
« l’œuvre » (das Werk) ?
Voyons d’abord ce que Heidegger en a préfiguré d’un point de vue logique dans
les Grundbegriffe. Il en parle
là en effet dans des termes on ne peut plus explicites, à la différence de l’Ursprung, ce texte poétique et sciemment
obscur. Ainsi le als est-il
défini, p. 416, comme « moment structurel de l’apparaître » (Strukturmoment der Offenbarkeit) et
comme « articulation de la
structure relationnelle et des membres de la relation avec l’énoncé » (Zusammenhang des Gefüges der Beziehung und
Beziehungglieder mit dem Aussagesatz). L’approche est ici grammaticale et
logique, mais sachant que le propos des Grundbegriffe
est en grande partie une exploitation métaphysique de la mésologie
d’Uexküll, on ne refusera pas de voir que le « tenir-ensemble » (Zusammenhang) en question traduit le
« contre-assemblage » (Gegengefüge)
de l’être et de son milieu chez Uexküll, et équivaut de ce fait au moment
structurel de l’existence humaine chez Watsuji. C’est bien l’en-tant-que du als qui fait apparaître avec évidence (offenbar) les étants du monde sensible
en tant que tels, i.e. en tant que quelque chose (das Seiende als solches, etwas als etwas, p. 416), à partir du
donné brut de l’Umgebung. Autrement
dit, c’est l’opération qui fait passer de l’environnement brut au milieu perçu,
et de l’information à la signification.
Heidegger ne poussera guère plus
loin l’exploitation logique de ce als,
mais c’est ce qu’aujourd’hui la mésologie permet justement de faire, et du même
pas de rendre clairement compte de ce mystérieux Hervorkommend-Bergende dont parle l’Ursprung. Il s’agit du processus qui produit la médiance : la trajection[30]. Ce
processus est analogue à la prédication « S en tant que P », i.e.
« le sujet S est le prédicat P » ; par exemple « Socrate
(S) est mortel (P) », mais il est bien plus général, car il équivaut à la
saisie de S (l’hupokeimenon : l’Umgebung : la Terre) par les sens,
par l’action, par la pensée, par la parole, ce qui en fait la réalité des
choses propres à un certain milieu.
Dans les milieux concrets du monde
sensible, la réalité r se définit en
effet par la formule r = S/P, « S
en tant que P ». Cela veut dire qu’elle n’est ni proprement objective
(l’en-soi de S), ni proprement subjective (un pur prédicat P), mais trajective : S saisi en tant que P
par un certain être I (l’interprète
de S en tant que P) ; ce qui fait que, concrètement, il s’agit de la relation ternaire S/I/P (« S est P
pour I »), non de la binarité abstraite S/P (« S est P ») à quoi
s’en tient la logique proprement dite. Par exemple, la même longueur d’onde
électro-magnétique λ = 700 nm (S) est perçue en tant que couleur rouge (P) par l’œil humain (I), mais pas par l’œil bovin
(I’), les bovins ne percevant pas le rouge. Le rouge est une réalité
trajective, car ce n’est ni l’en-soi de S, ni un fantasme (P sans S), mais la
relation concrètement ternaire S/I/P.
Cette ternarité propre à la
trajectivité des milieux concrets fait bien de celle-ci le triton allo genos dont Platon parlait à propos de la chôra. La logique aristotélicienne a
forclos pour deux millénaires ce « troisième et autre genre », qui
n’est ni A (la substance de S) ni non-A (l’insubstance de P) [31] ,
mais leur trajection en S/P, c’est-à-dire à
la fois A et non-A. Or ce « ni..ni » et cet « à la
fois » sont au beau milieu de la méso-logique des réalités concrètement perçues
dans une Umwelt. Il s’agit des
troisième et quatrième lemmes du tétralemme (A ; non A ; ni A ni
non-A ; à la fois A et non-A), et plus particulièrement du syllemme (le « prendre
ensemble », sullambanein) qu’est
le 4e lemme (à la fois A et non-A)[32]. Par
exemple, le rouge n’est ni l’en-soi
de λ = 700 nm ni un fantasme (3e
lemme), mais leur trajection dans la réalité
contingente de l’en-tant-que-rouge (4e lemme, à la fois A et
non-A : c’est rouge pour nous, ce n’est pas rouge pour une vache). La même
herbe (S) existe – ek-siste ou se
manifeste (kommt hervor) hors de l’Umgebung – sur le mode de l’obstacle (Hinderniston : S/P) pour la fourmi
(I), mais sur le mode de l’aliment (Fresston :
S/P’) pour la vache (I’). Mais dans le moment structurel (Strukturmoment) même qu’est le als de cette ek-sistance (Hervorkommen) en tant que quelque chose,
elle se « garde » (birgt)
en son en-soi, celui de l’herbe qu’elle reste néanmoins. De même que, dans la
trajection paysagère, la substance (zhi 質) des monts et des eaux (shan-shui) « garde » bien l’identité
de ce qu’elle est en soi (la Terre, S), tout en (er 而: le
syllemme du 4e lemme) « allant prendre » (qu 趣)[33] la
signification selon quoi (als) elle
est perçue : le paysage (shanshui)
propre à un certain monde humain (P). Ailleurs ou en d’autres temps, c’eût été une
autre réalité (S/P’) ; car s’il y a toujours eu des monts et des eaux, ce
n’est qu’à un certain moment de l’histoire (au IVe siècle en Chine
du Sud) qu’ils sont advenus en tant que « paysage ». Voilà bien la
méso-logique du Hervorkommend-Bergende,
qui revient en somme au principe de Zong Bing. À la fois information (Umgebung, shan-shui) et signification (Umwelt, shanshui), la relation
perceptive, pour être comprise, suppose donc le triton allo genos de la chôra,
autrement dit le tétralemme.
5. Conclusion : milieu, perception et
mythe
On
se souviendra sans doute que Jacques Derrida (1930-2004), à propos de la chôra, a rapproché le texte platonicien
de la notion de mythe[34]. Il
l’a fait dans le sens d’un métabasisme (le sans-base d’une clôture de la chôra sur elle-même) que la mésologie
récuse radicalement, puisqu’elle suppose nécessairement la Terre (S) comme base
de toute œuvre humaine (S/P). Le fait
est cependant que la réalité S/P tient non moins nécessairement du mythe. C’est
en ce sens que j’interpréterai ce mystérieux « ce vers où l’œuvre se
retire » que Heidegger, comme on l’a vu plus haut, a nommé « la
Terre ». Or si l’œuvre est bien une saisie de la Terre (S) en tant qu’un
certain monde (P), produisant la réalité trajective S/P, comment cette
trajection peut-elle s’hypostasier (se substantialiser) derechef en
Terre ?
S’agissant d’un rapport avec le
mythe, il ne sera pas inutile de revenir aux Mythologies[35] de
Roland Barthes (1915-1980). Il y est question, comme on le sait, d’une
« chaîne sémiologique », où Barthes interprète le signe comme
relation entre signifiant et signifié, selon la formule « Sã/Sé
= signe », et montre que, dans le mythe, cette relation est
« doublée » :
« Le mythe se constitue à
partir d’une chaîne pré-existante : le signe de la première chaîne devient
le signifiant du second […ce que Barthes illustre par] une phrase figurant
comme exemple d’une grammaire : c’est un signe composé de signifiant et de
signifié, mais qui devient dans son contexte de grammaire un nouveau signifiant
dont le signifié est : ‘je suis ici comme exemple d’une règle
grammaticale’ »[36].
L’effet de ces chaînes sémiologiques
est, selon Barthes, que ce qui est historique se trouve mythiquement
déshistoricisé et, de ce fait, naturalisé. Tel est le mythe : une histoire
travestie en nature. Au lu de ce qui précède, on comprendra : un prédicat
P travesti en sujet S, un accident travesti en substance ; et c’est effectivement
ce qui se passe dans l’histoire des milieux humains, tout comme dans l’évolution
des milieux vivants[37], où
il y a, par « calage trajectif »[38],
indéfiniment hypostase (substantialisation) de S/P en S’ par rapport à un
prédicat postérieur P’, puis de cet (S/P)/P’ en S’’ par rapport à un prédicat
ultérieur P’’, et ainsi de suite, selon la formule (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’…,
indéfiniment. Et de fait, on peut représenter les chaînes sémiologiques
barthésiennes exactement de la même façon : (((Sã/Sé)/
Sé’)/ Sé’’) / Sé’’’… et ainsi de suite,
indéfiniment.
Plus simplement dit, cela signifie
que dans les chaînes sémiologiques, tout comme dans les chaînes trajectives, il
y a toujours interprétation d’interprétations, on-dit d’on-a-dit, perçu de
perceptions, etc. ; d’où, indéfiniment, naturalisation de l’artifice, hypostase
des prédicats, autrement dit ce que Heidegger appelle le retrait de l’œuvre
dans la Terre. Du point de vue de la mésologie, cela conduit certes à admettre
que la réalité des milieux est toujours quelque peu mythique[39],
mais n’équivaut pas pour autant au métabasisme, car le zhi 質, le S ou le
Sã initial, la Terre, gît toujours néanmoins (er 而, 4e lemme)
là, sous nos pieds comme devant nos yeux.
Palaiseau, 11 novembre 2015.
Né en 1942 à Rabat, géographe, orientaliste et philosophe,
Augustin Berque est directeur d’études à l’EHESS (École des hautes études en
sciences sociales, Paris), où il enseigne la mésologie. Membre de l’Académie
européenne, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand prix de
Fukuoka pour les cultures d’Asie.
[1] Dans Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais
devant la nature, Paris, Gallimard, 1986.
[2] Dans Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und
Menschen. Bedeutungslehre (Incursions dans les milieux d’animaux et d’humains, suivi
d’Étude de la signification),
Hambourg, Rowohlt, 1956 (1934). Traduit
par Philippe Muller, Mondes
animaux et monde humain, suivi de La
Théorie de la signification, Paris, Denoël, 1965 ; et par Charles
Martin-Freville, Milieu animal et milieu
humain, Paris, Payot & Rivages, 2010 (NB : cette dernière traduction
ne comporte pas la Bedeutungslehre).
[3] Dans Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu (Milieux. Étude
de l’entrelien humain), Tokyo, Iwanami, 1979 (1935). Traduit par Augustin
Berque, Fûdo. Le milieu humain,
Paris, CNRS, 2011. NB : dans l’anthroponymie
d’Asie orientale, le patronyme précède le prénom.
[4] Il
est vraisemblable que Watsuji a entendu parler d’Uexküll lors d’un séjour qu’il
fit en Allemagne en 1927-1928, mais ce n’est là qu’une supposition.
[5]
Muller et Martin-Freville traduisent ici « milieu », ce qui est
logique mais affaiblit l’idée de Gegengefüge.
[6] V. fig. 3, op. cit. p. 27.
[7] Discours de la méthode, p. 38-39 dans
l’édition Flammarion 2008 [1637]).
[8]
Uexküll, ibid.
[9]
Watsuji, op. cit. p. 3, première
ligne de l’ouvrage.
[10] J’ai
argumenté cette interprétation dans le premier chapitre d’Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin,
2000, et plus en détail dans « La chôra
chez Platon », p. 13-27 dans Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.) Espace et lieu dans la pensée occidentale, Paris, La Découverte,
2012.
[11]
« Mère ».
[12]
« Nourrice » (ce mot est de même racine que le français téter ou que l’anglais tit, nichon).
[13] Je
schématise, bien entendu. Pour plus de précisions sur l’histoire de la notion
de milieu, v. Georges CANGUILHEM, « Le vivant et son milieu », p.
165-198 dans La Connaissance de la vie,
Paris, Vrin, 2009 (1965).
[14]
Fondée par Paul Vidal de la Blache (1845-1918). Le terme de
« possibilisme » est dû à l’historien Lucien FEBVRE, La Terre et l’évolution humaine,
introduction géographique à l’histoire, Paris, Albin Michel, 1922.
[15] Avant que je ne découvre au printemps 1985 le terme
« mésologie » dans le Larousse, Grand
dictionnaire universel du XIXe siècle, ce fut du reste aussi mon cas :
j’ai organisé à l’EHESS, en 1983-1984, un séminaire sur le thème de
l’empreinte-matrice dans la relation paysagère, dont j’ai publié
l’argument : « Paysage-empreinte,
paysage-matrice. Éléments de problématique pour une géographie
culturelle », l'Espace géographique, XIII, 1, p. 33-34, 1984.
[16]
Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
[17] Mais
c’est là diverger de Leroi-Gourhan sur un point capital : pour celui-ci,
les systèmes symboliques sont comme les systèmes techniques une extériorisation
des fonctions du corps animal, alors que pour la mésologie, ils sont au
contraire une rétrojection du corps médial (ou social, comme dit Leroi-Gourhan)
dans le corps animal, d’abord sous forme de connexions neuronales. Sans cette
rétrojection, le corps médial, pure extériorisation, se détacherait
indéfiniment du corps animal, et nous n’aurions donc pas de monde où ek-sister, justement. Ce va-et-vient,
qui produit la médiance, est la trajection
(v. plus bas).
[18]
Entomologiste, écologue, primatologue, anthropologue et grand alpiniste,
Imanishi est peu connu en Occident, bien qu’un Frans DE WAAL (The Ape and the Sushi Master, New York,
Basic Books, 2001, p. 119) ait reconnu les « enormous accomplishments of
(his) approach to primate behavior, which amount to a paradigm shift adopted by
all of primatology and beyond », paradigme qui, en primatologie, est « now all but taken for granted »,
si bien que les jeunes primatologues occidentaux ignorent jusqu’au nom d’Imanishi.
De celui-ci, l’on pourra lire en français Le
Monde des êtres vivants, Marseille, Wildproject, 2011 (Seibutsu no sekai, 1941) et La
Liberté dans l’évolution. Le vivant comme sujet, Marseille, Wildproject,
2015 (Shutaisei no shinkaron, 1981).
[19] Seibutsu no sekai, Tokyo, Kôdansha bunko, 1972 (1941), p. 98.
[20] Marcus E. RAICHLE,
Two views of brain function, Trends in
cognitive sciences, XIV (2010), 4, p. 180-190, p. 181.
[21] Soit en moyenne de 1550 à
1350 cm3. Science & Vie,
avril 2011, p. 20.
[22] On
trouvera le texte chinois complet, avec traduction et commentaires, dans Hubert
DELAHAYE, Les Premières peintures de
paysage en Chine, aspects religieux, Paris, École française
d’Extrême-Orient, 1981. NB : je ne reprends pas ici la traduction de
Delahaye.
[23] J’ai
détaillé ce processus, son contexte historique et ses suites dans Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient
vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010, ainsi que dans Thinking through landscape, Abingdon, Routledge, 2013.
[24] Ultérieurement
publié sous le titre Die Grundbegriffe
der Metaphysik, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1983. Traduction
française par Daniel Panis Les Concepts
fondamentaux de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1993.
[25] Paul
RICOEUR, La Métaphore vive, Paris,
Seuil, 1973, partic. p. 269 sqq. Pour
le mitate, v. mon Le Sauvage…, op. cit., p. 81 sqq., ou
plus particulièrement mon Les Raisons du
paysage, de la Chine antique aux environnements de synthèse, Paris, Hazan, 1995,
p. 91 sqq.
[26] Eugen FINK, Le Jeu comme symbole du monde, Paris,
Minuit, 1966 (Spiel als Weltsymbol,
1960).
[27] L’Origine de l’œuvre d’art, in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris,
Gallimard, 1962 (Holzwege, 1949), p.
49. Traduction Wolfgang Brokmeier, modifiée sur un point : je n’écris pas
« la terre » mais « la Terre », car du point de vue de la
mésologie, c’est bien de notre propre planète-biosphère-écoumène qu’il s’agit.
Sur cette triplicité onto-géographique, v. Écoumène,
op. cit.
[28] Cette
traduction de Brokmeier est excellente, mais assez cavalière. Le texte allemand
dit ici : doch zu nichts gedrängten,
soit « pourtant forcé à rien ». En termes géographiques, cela
signifie que cette terre est inexploitée, laissée à elle-même, en friche. Bref,
c’est bien l’en-soi de l’environnement tant qu’il n’est pas médié en un milieu
par l’existence humaine.
[29] On sait, il est vrai, que Heidegger a du même pas distingué
l’Umwelt – propre à l’animal qui
selon lui est « pauvre en monde » (weltarm) – de la Welt (le monde) – propre à l’humain, qui
selon lui est « formateur de monde » (weltbildend) – ; mais cela ne change rien au principe du als (ou du Streit), qui fait qu’en ek-sistant
hors de l’environnement vers un certain milieu, un objet universel et abstrait
devient une chose concrète et singulière, perçue ou agie, donc existant en tant que quelque chose (als
etwas, comme Heidegger l’écrit dans les Grundbegriffe,
op. cit., p. 416).
[30] J’ai
introduit ce concept à propos du milieu nippon dans Le Sauvage et l’artifice, op.
cit., mais ne l’ai pleinement déployé que trente ans plus tard dans Poétique de la Terre. Histoire naturelle et
histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014.
[31]
Rappelons que, dans l’histoire de la pensée occidentale, le rapport
sujet-prédicat en logique est homologue au rapport substance-accident en
métaphysique ; et que pour Aristote, le prédicat n’est pas une substance (ousia ou
« le se-tenir-dessous », hupostasis),
ce qu’est en revanche le sujet, ce « gisant-dessous » (hupokeimenon) des prédicats, i.e. des
interprétations auquel il peut accidentellement être soumis.
[32] Sur
le tétralemme et son usage dans le bouddhisme du Grand Véhicule, v. YAMAUCHI
Tokuryû, Rogosu to renma (Logos et lemme), Tokyo, Iwanami, 1974.
Contrairement à l’usage dominant, qui place « ni A ni non-A » en 4e
position et ne mène donc littéralement à rien, Yamauchi le place en 3e et
en fait donc l’articulation menant à tous les possibles du 4e lemme
(à la fois A et non-A). J’adhère pleinement à cette interprétation, et y vois
l’essence logique de la mésologie, entre autres celle du possibilisme
géographique.
[33] L’étymologie du
sinogramme qu 趣
combine en effet l’élément zou 走,
aller, et l’élément qu 取, prendre.
[34] Dans Khôra, Paris, Galilée, 1993.
[35] Paris, Seuil, 1957.
[36] Mythologies, op. cit., p.
222-223.
[37] Plus
de détails sur ce point dans Poétique de
la Terre, op. cit., partic. le chap. X : « Histoire, évolution,
trajection ».
[38]
Cette expression m’a été inspirée par une notion bouddhique (sk niśraya, jp eji 依止, lu
également eshi) dont Frédéric GIRARD,
Vocabulaire du bouddhisme japonais,
Genève, Droz, 2008, vol. I, p. 212, donne les traductions suivantes :
appui ; prendre appui sur un maître, une personne vertueuse ; résider
chez un maître. Il ajoute cette citation du Mahāyānasūtrālamkāra :
« C’est parce qu’ils sont sans nature propre que [tous les dharma] s’érigent / L’antérieur est le
point d’appui du postérieur (qian wei hou
yizhi前為後依止 ) ». En somme, pour s’établir, une relation se
cale sur une autre, qui la précède, et toutes se calent mutuellement, indéfiniment
et sans qu’il y ait besoin d’en substantifier les termes. Du point de vue des
chaînes trajectives, en revanche, il y a bien substantification, mais toujours
relative.
[39] Du
point de vue de la physique, c’est admettre avec Bernard d’ESPAGNAT (À la recherche du réel. Le regard d’un
physicien, Paris, Dunod, 1979 ; et Le
réel voilé : analyse des concepts quantiques, Paris, Fayard, 1994) que
nous n’atteignons jamais au Réel (l’en-soi pur de l’objet), mais seulement à un
« réel voilé », c’est-à-dire entaché par la relation de la méthode
avec l’objet, comme l’avait déjà montré Werner HEISENBERG, La nature dans la physique contemporaine, Paris, Gallimard, 1962 (Das Naturbild der heutigen Physik, 1955).