Circular forms. Sun and Moon (Robert Delaunay1912 - 1931)Kunsthaus Zürich |
No
transition. Design en situation de crise
École supérieure d’art et de design de Valenciennes, 19
mai 2016
Cosmiser à nouveau les formes ?
– plastie, architecture, mésologie –
par Augustin BERQUE
Résumé - Il fut un temps où un certain ordre
régnait sur les formes, quelles qu’elles fussent, matérielles ou immatérielles,
morales ou techniques. Cet ordre, kosmos, donnait un sens unitaire à un certain
monde, kosmos, sens qui gouvernait
les collectivités, mais que tout un chacun pouvait ressentir, et que toute
forme exprimait à sa manière. Cette unité de sens a éclaté avec la
modernité : aux mondes clos a succédé un univers infini, et les libertés
individuelles se sont affranchies des contraintes communautaires. Progressivement,
certes ; car entre l’instauration du paradigme occidental moderne
classique (celui de l’ontologie cartésienne et de la physique
galiléo-newtonienne) et le présent constat d’une « désorientation
générale, qui est avant tout une absence de sens », il s’est écoulé près de quatre
siècles. L’objet de cette communication est double : d’une part, montrer
le lien qui existe entre le paradigme occidental moderne classique et la
décosmisation qui justifie ledit constat ; d’autre part, tenter de définir,
à partir de la notion de milieu, les principes d’une possible recosmisation des
formes.
1. Au temps des cosmicités
Il
fut un temps où les formes étaient empreintes d’une cosmicité certaine,
explicitée par une cosmologie unitaire. Une cosmologie est, dans la définition
la plus générale, un discours (logos)
sur le monde (kosmos) [1]. À ce
titre, il peut s’agir d’une branche de l’astrophysique aussi bien que d’une
discussion au Café du Commerce ; mais on ne parle pas dans ces deux cas du
même objet, ni de la même façon. Il faut donc savoir d’abord qui parle, de quoi
et dans quel cadre. Pour l’anthropologue, la cosmologie est l’ensemble articulé des raisons d’être qu’a
le monde pour une certaine culture. Quand il s’agit des cultures dites
exotiques ou traditionnelles, l’exposé de ces raisons est en général appelé mythologie ; ce qui veut dire qu’on
les oppose au point de vue scientifique de l’observateur, dont le monde propre
est supposé universel. Cependant, les progrès mêmes de ce point de vue ont
montré qu’une telle universalité n’était que putative. S’agissant de l’humain,
il n’y a pas qu’un monde mais des
mondes, avec chacun sa cosmologie, qui est une construction historique. On ne
peut toutefois raisonnablement ranger sur le même plan l’astrophysique et les
multiples « poèmes du monde » (carmina
mundi) que recensent anthropologues ou historiens ; la différence
étant que l’une, en principe (il est des exceptions), ne suppose pas
l’existence humaine, tandis que les seconds en procèdent. C’est pourquoi
justement ils parlent de mondes divers,
et non pas de l’univers. Parlant quant à nous des formes
plastiques, aussi bien celles de l’architecture et des villes que celles des
objets d’art, nous sommes nécessairement dans un certain poème du monde ;
mais le fait est qu’en ce domaine, la mythologie propre aux modernes a prétendu
soit à une universalité, soit à une singularité toutes deux transcendantales, alors
que, l’histoire le montre, elle n’a jamais été que mondaine (au sens
philosophique, i.e. relevant d’un certain monde).
À ce genre de questions s’est greffé
le problème de la mondialisation, qui à plus d’un égard signifie l’hégémonie
d’un certain monde – celui dont le nombril est à Wall Street – aux dépens de
tous les autres, voire entraîne une acosmie
(un manque de monde) généralisée. Il s’impose donc plus que jamais de
savoir ce qu’il faut entendre par « monde » ; en d’autres
termes, d’avoir au moins quelques notions de cosmologie.
Le premier philosophe qui ait
véritablement traité de cette chose est Platon dans le Timée ; lequel s’achève sur ces mots : « Et
maintenant déclarons que nous avons atteint le terme de notre discours (τὸν λόγον ἡμῖν) sur le Tout. […] Très
grand, très bon, très beau et très complet, le monde (ὁ κόσμος) est né : c’est le ciel (οὐρανὸς) qui est un (εἷς)
et seul de sa race (μονογενὴς) ».
Platon révèle ici, sans le vouloir,
la faille de toute cosmologie : c’est « notre » discours – celui
d’un sujet collectif –, discours qui porte un jugement sur son propre monde
tout en affirmant que ce monde est unique ; d’où il s’ensuit logiquement
que, faute de point de comparaison, il ne peut pas porter un tel jugement.
Celui-ci, en vertu des théorèmes de Gödel, est nécessairement inconsistant. Ne
pouvant prouver ce qu’il affirme, il est justement ce qu’on appelle mondain : clos par un horizon, au
delà duquel il est sans valeur.
En deçà de cet horizon, en revanche,
ce discours fait autorité ; du moins pour un certain temps, celui d’une
mode, d’un paradigme, d’un régime, d’un empire, bref d’un monde quelconque.
Cette contingence, toutefois, revêt chaque fois les habits de la nécessité. Vue
du dedans, c’est toujours un must, qui
ordonne (cosmise) l’espace, le temps, les formes et les conduites propres à ce
monde-là, y faisant naître ce qui est sa réalité. L’histoire se charge alors de
répandre celle-ci, ou non.
C’est ainsi que pour le monde
romain, l’histoire commençait à la fondation de Rome (ab urbe condita). Plus tard on ajouta que tous les chemins mènent à
Rome, ce qui n’était que poursuivre le thème ancien de l’omphalos : ce nombril (du monde) qu’est aussi la ville. Quelle
ville ? Celle de « nous autres », dans son principe même ;
car le rite étrusque voulait que chaque fondation de ville fût la fondation du
monde et le début de l’histoire. Les vicissitudes de celle-ci ont fait qu’en
fin de compte, c’est la cité romaine qui imposa son monde et son histoire à toutes
les autres, au moins dans le bassin méditerranéen et sur ses marges ; mais
en principe, chaque ville avait creusé son propre mundus, trou circulaire (comme l’orbis terrarum, l’univers) symbolisant à la fois le centre du monde
(dans l’espace) et son origine (dans le temps).
Comme le grec kosmos, le latin mundus
veut triplement dire l’ordre, le monde, et l’ornement du corps. Ce qu’exprime
cette triplicité, c’est justement la cosmicité
qui dans les sociétés prémodernes faisait que le soin du corps individuel
répondait à l’aménagement du monde (villes et campagnes) et aux raisons d’être
de tout cela, morale et savoir unis dans une tension vers ce que Platon
qualifie de μέγιστος καὶ ἄριστος κάλλιστός
τε καὶ τελεώτατος, formes superlatives de grand, bon, beau et complet :
ce que doit être le monde, plutôt que
ce qu’il est. Ici, l’axiologique (l’éthique et l’esthétique) empreint de part
en part l’ontologique et le cosmologique.
Toutes les formes de l’existence
humaine sur la Terre – l’écoumène, autrement dit la réalité humaine - exprimaient symboliquement cette tension
commune, ce sens commun, par exemple dans le hiéroglyphe égyptien qui,
inscrivant une croix dans un cercle, signifiait la ville, et qui était
peut-être aussi la forme, quadripartie plutôt que quadrangulaire, de la Roma quadrata des origines. L’exprimait
aussi le vêtement, et spécialement la parure féminine, mundus muliebris ; ce dont il nous reste le terme cosmétique : « adéquat au kosmos », étymologiquement. Perdue
dans notre monde, cette adéquation se lit encore dans les peintures corporelles
des Aborigènes d’Australie, et de bien d’autres peuples. Ces appareils
symboliques sont aussi nombreux qu’il y a de cultures, mais avec certains
recoupements qui font les délices des chasseurs d’universaux. Par exemple,
comment se fait-il que la ville idéale de la cosmologie chinoise, un carré aux
côtés percés de quatre fois trois portes orientées cardinalement, ait le même
plan que la Jérusalem de l’Apocalypse ?
Mais inversement, pourquoi l’orbe terrestre des Romains est-il rond comme un mundus, et quadrangulaire leur templum (forme découpée dans le ciel par
le bâton du prêtre, puis rabattue sur le sol), tandis qu’en Chine « le
ciel est rond, et la terre carrée » (tian
yuan di fang 天圓地方) ?
Et pourquoi en Perse fallait-il un « jardin quadriparti » (chahar bagh) dans une ville irrégulière,
mais en Chine un jardin irrégulier dans une ville orthogonale ? Etc.
Pour trouver la réponse à ce genre
de questions, il faut inventorier les mondes passés et présents, ce que font
traditionnellement les sciences sociales ; mais cela ne suffit pas. Il
faut aussi les replacer dans un cadre plus général, celui justement d’une
cosmologie qui soit adéquate à notre temps, et qui explique en particulier pourquoi
cette cosmicité s’est perdue dans le monde moderne.
La raison de cette perte – de cette décosmisation menant à l’acosmie –, c’est fondamentalement que le
dualisme de la science moderne, analytiquement, a séparé le fait de la valeur,
l’ontologique de l’axiologique, le is du ought, le quantitatif du qualitatif, le
descriptif du prescriptif, etc. Plus question que le monde doive être superlativement ceci ou cela ; il est ce qu’il est, point. Ce faisant, il
est devenu l’univers, dont l’ordre
est étranger aux valeurs humaines et qui n’est donc plus un kosmos. La cosmologie des
astrophysiciens, qui s’occupe de l’univers, n’a rien à voir avec la morale,
sinon abusivement. Jadis en revanche, il était normal de chercher dans le ciel
les raisons de se conduire de telle ou telle façon, de former telle ou telle
forme ; raisons que connaissaient tant les prêtres que les peintres ou les
architectes. On pouvait, de ce fait, fonder et construire sur la terre des
villes en accord avec le ciel, et dessiner des choses qui avaient un sens à la
fois éthique et esthétique.
Des formes à la fois belles et
bonnes, des villes qui sur la terre soient en accord avec le ciel, voilà ce que
nous ne savons plus faire. C’est abusivement que l’architecture moderne, au XXe
siècle, a cherché à rabattre sur la terre la mathesis universalis que, depuis Galilée, la science a trouvée dans
le ciel. Cette géométrie a produit des objets auxquels on ne saurait
aujourd’hui reconnaître les qualités que Platon voit dans le kosmos ; pour la bonne raison
qu’elle avait pour principe la mécanicité de l’univers moderne, et non
l’habitabilité de la terre humaine. Rabattre le ciel en templum sur la terre, cela exigeait en effet que l’ouranos en même temps fût kosmos ; à savoir que, pour être
aussi un monde humain, il eût un lien axiologique, éthique et esthétique avec
la « terre habitée » (ὀικουμένη γῆ), l’écoumène ; mais ce lien,
la modernité l’a coupé.
2. Du mont Horeb à l’acosmie plastique
Dans
le vocabulaire de la philosophie[2], contingence est opposé à nécessité[3]. L’aristotélisme a défini comme
contingent ce qui est conçu comme pouvant être ou ne pas être. Les événements
futurs sont contingents, par exemple. « Un fait est contingent par rapport à une certaine loi générale,
ou à un certain type, lorsqu’il consiste non dans l’application de cette loi,
ou de ce type, mais dans quelque circonstance particulière à tel ou tel objet
individuel »[4]. Pour la logique,
« une proposition est dite contingente
si la vérité ou la fausseté du rapport qu’elle énonce est connue par
l’expérience seule, et non par la raison »[5].
Comme Émile Boutroux l’avait montré dans De la contingence des lois de la nature (1874),
ces lois sont inégalement déterminantes :
elles ne le sont rigoureusement que dans l’ordre physique, mais « le sont
de moins en moins, à mesure que l’on va de l’ordre purement physique à l’ordre
biologique et à l’ordre humain, en sorte que leur application laisse place de
plus en plus à la finalité, et à la liberté, qui en est la condition »[6].
S’agissant concrètement des formes
de l’écoumène, cette gradation qui va de la nécessité vers la contingence
correspond à une échelle ontologique allant du niveau d’être de la planète
(l’ordre mécanique, i.e. celui des systèmes physicochimiques) à celui de la
biosphère (l’ordre écologique, i.e. celui des écosystèmes) puis à celui de
l’écoumène (l’ordre mésologique, i.e. celui des milieux humains, qui sont
éco-techno-symboliques)[7].
Cette échelle va également du simple vers le complexe, et de l’universel vers
le singulier. Au niveau ontologique de la planète, les lois de la physique
s’appliquent nécessairement et universellement ; mais moins rigoureusement
au niveau de la biosphère, et moins encore au niveau de l’écoumène, tandis
qu’augmente au contraire le degré de contingence et de complexité. Autrement
dit, le degré de liberté[8].
Cette échelle ontologique est
également cosmologique. Elle correspond à l’évolution qui est allée d’une
simple planète à une biosphère habitée par la vie, puis à une écoumène habitée
humainement. L’ordre purement mécanique de la planète – tel celui de la Lune
aujourd’hui – n’est ni habité ni habitable, sinon au sein d’habitacles
artificiels. Ce qui a rendu la planète habitable, c’est l’apparition de la vie.
Or celle-ci était dès le départ contingente et circonstancielle, à telle
enseigne qu’on ne sait pas la recréer en appliquant mécaniquement les lois
universelles de la physique. Elle est en outre devenue de plus en plus
contingente et circonstancielle – autrement dit de moins en moins mécanique –
au fur et à mesure de l’évolution qui a conduit à l’émergence de
« l’habitée » par excellence : ἡ οἰκουμένη, l’écoumène – la demeure humaine.
C’est dire le contresens abyssal, onto-cosmologique de Le Corbusier
lorsqu’il a prétendu réduire l’habiter aux lois universelles de la mécanique.
Professer en effet qu’une maison est une machine à habiter, et que,
parallèlement,
« Rechercher l’échelle humaine, la fonction humaine, c’est définir les
besoins humains. Ils sont peu nombreux ; ils sont très identiques
entre tous les hommes, les hommes étant tous faits sur le même moule depuis les
époques les plus lointaines (…) ; toute la machine est là, carcasse,
système nerveux, système sanguin ; et il s’agit de chacun de nous, exactement
et sans exception »[9],
c’est exactement inverser le processus, ontogénétique et
cosmogénétique à la fois, qui en quelque quatre milliards d’années a conduit,
sur la Terre, à l’émergence de l’écoumène. Comment une telle inversion, une
telle décosmisation a-t-elle été
possible ? Elle est proprement moderne, mais elle a des racines
lointaines, que je fais remonter au principe
du mont Horeb. Qu’est-ce que le mont Horeb ? Cette montagne au désert
du Sinaï, sur le sommet de laquelle, nous dit la Bible (Exode, 3, 15),
« Moïse dit à Dieu :
“ Voici, je vais trouver les Israélites et je leur dis : ‘Le Dieu de vos
pères m’a envoyé vers vous’. Mais s’ils me disent ‘Quel est son nom ?’,
que leur dirai-je ?” Dieu dit à Moïse : “Je suis celui qui suis [sum qui sum, אהיה אשר אהיה (ehyeh ascher ehyeh)] ”. Et il dit : “Voici ce que tu diras aux
Israélites : ‘Je suis’ m’a envoyé vers vous” ».
Quel rapport
ce « principe du mont Horeb » a-t-il avec la question des formes de
l’écoumène ? Voilà qui apparaîtra si l’on rapproche le passage de la Bible
cité plus haut des deux citations suivantes. J’extrais la première du Discours de la méthode (p. 38 et 39
dans l’édition Flammarion de 2008) :
« Puis, examinant avec
attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun
corps, et qu’il n’y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse (…) je connus
de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de
penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose
matérielle ».
Quant à la seconde, je l’extrais du Cyborg Handbook de Chris Hable Gray
(Routledge, 1995, p. 47) :
« I thought it would be good to have a new concept, a concept of
persons who can free themselves from the constraints of the environment to the
extent that they wished. And I coined this word Cyborg. (…) The main idea was
to liberate man (…) to give him the bodily freedom to exist in other parts of
the universe without the constraints that having evolved on Earth made him
subject to ».
La personne qui s’exprime ici
est Manfred Clynes (1925-, inventeur et musicien, l’un des pères du scanner),
co-auteur avec Nathan Kline (1916-1983, pionnier de la psychopharmacologie)
d’un article qui parut dans le numéro de septembre 1960 de la revue Astronautics – Clynes travaillait alors
pour la NASA, la chose est significative –, « Cyborgs and space », où
fut effectivement employé pour la première fois le mot cyborg.
Ce que les trois citations susdites ont en commun,
c’est l’affirmation d’un être transcendantal. La Bible en fait le dieu unique,
l’être absolu, Yahveh – de l’hébreu יהוה (yhwh) –, qui est à la fois sujet et prédicat
de soi-même : il institue son être en se disant soi-même. Descartes, avec
le Discours de la méthode, et plus particulièrement avec le fameux cogito, ergo sum des Principia
philosophiae, reprend la même auto-fondation transcendantale, donnant par
là naissance au sujet moderne, lequel, pour être, n’a plus besoin du milieu
terrestre, puisque, comme Yahveh, il est sujet/prédicat de soi-même[10] :
il institue son être en se pensant lui-même. C’est dire que le sujet moderne
s’affranchit ipso facto de toute
cosmicité. Virtuellement et conceptuellement, du moins. Quant à Cyborg, il
prétend carrément s’en donner les moyens techniques.
Telles furent l’origine,
puis l’affirmation, puis la réalisation de la modernité : le mode
existentiel d’un être qui, transcendant l’étendue alentour du haut de sa
montagne – c’est le principe du mont Horeb – , n’a besoin d’aucun lieu, et
renie donc son appartenance au milieu terrestre. La Terre, il l’a réduite
à l’arène de son arbitraire, se donnant toute liberté d’y inscrire n’importe
quelle forme, dans l’acosmie du
n’importe quoi n’importe où.
On sait ce qu’il en est résulté : pour l’avoir réduite à une simple
étendue objectale, exploitable à merci, cet être a ravagé la Terre. Déclenchant
la Sixième Extinction, il a décimé les autres espèces vivantes, déréglé
l’homéostasie climatique de toute une planète, et il se targue même aujourd’hui
d’atteindre aux échelles géologiques avec son anthropocène, ce new age (καινός, nouveau, d’où le
–cène d’anthropocène) dû au seul humain (ἄνθρωπος).
Or ledit anthropocène pourrait bien être bref[11] ; car il suffira de
renverser ce même mot pour se rendre compte que l’humain n’est qu’un parvenu,
un καινός ἄνθρωπος ou un homo novus, comme on disait encore voici deux ou trois
nanosecondes (à l’échelle des temps géologiques). La Terre en a vu d’autres, et
ce que l’humain lui fait, ce n’est que de scier la branchette sur quoi il s’est
juché.
À moins que nous ne voulions vraiment dégringoler aux
oubliettes de l’évolution, c’est donc un
renversement de perspective qui s’impose ; car ce n’est pas notre
appartenance terrestre, mais au contraire le principe du mont Horeb que nous
devons renier. Nous devons réapprendre notre appartenance au milieu terrestre, et
la manifester par des formes recosmisées. Voici donc le mot d’ordre :
Recosmisons les formes !
– Sans doute, mais comment faire ?
– Commençons par un contre-exemple : ce qu’il ne
faut plus faire :
En 1961, Le Corbusier présenta, sous la forme d’une barre
de grande hauteur, un projet d’hôtel et de palais des congrès devant prendre la
place de la gare d’Orsay, l’ancien terminus de la Compagnie du chemin de fer de
Paris à Orléans, bâtiment désaffecté après soixante ans d’existence (la gare,
construite par Victor Laloux, avait été inaugurée pour l’exposition universelle
de 1900). L’argument du projet (© FLC/ADAGP) exposait ce qui suit :
« Ce lieu géographique, cet élément extraordinaire du paysage parisien (…) c'est un régal de l'esprit et des yeux. L'histoire (…) – tout ceci peut devenir un immense spectacle offert aux Parisiens et aux visiteurs. Il s'agit, en effet, d'un Centre de Culture, Congrès, Expositions, Musique, Spectacles, Conférences, muni de tous les équipements contemporains (…). Et ceci sans une bavure, sans un hiatus; ceci apporté par le temps, par l'esprit à travers les siècles. La bâtisse des temps modernes permet de créer un instrument prodigieux d'émotion. Telle est la chance donnée à Paris si Paris se sent le goût de "continuer" et de ne pas sacrifier à la sottise l'immense paysage historique existant en ce lieu. C'est par un amour fervent voué à Paris par les promoteurs de ce projet, qu'un but aussi accessible d'une part, mais aussi élevé d'autre part, peut être atteint. La présente étude (…) a été conduite avec un esprit de loyauté absolue, de rigueur totale, constructive, organique, et avec le désir d'apporter une manifestation décisive d'architecture à l'heure où Paris doit être arraché aux mercantis ou aux gens trop légers d'esprit ».
Ici, le principe du mont Horeb se
livre à l’état pur : abstrayant son regard
de nulle part du lieu même où elle s’insère physiquement, la
« manifestation décisive d’architecture » prétend jouir
transcendantalement du paysage alentour, alors que, concrètement, la plastique
de cette barre de grande hauteur plantée en plein cœur de Paris aurait ipso facto ravagé ledit paysage. C’eût
été littéralement ce que Li Shangyin, poète chinois du IXe siècle,
qualifiait de shafengjing 殺風景 : du tue-paysage.
Le
principe du mont Horeb, avec son corollaire le tue-paysage, a fini par
engendrer ce qu’un autre pape de l’architecture moderne, Rem Koolhaas, a
qualifié d’« espace foutoir » (junkspace),
non certes pour le répudier, mais au contraire pour en rajouter à la louche. Nous
sommes présentement dans une école d’art, et dans les écoles d’art, on pense
peut-être que l’architecture est une autre affaire, une affaire d’architectes. En
effet, entre un objet d’art et un immeuble, il y a non seulement une différence
d’échelle métrique, mais une différence d’échelle morale : un bibelot, un
tableau peuvent être une affaire purement personnelle, ou privée, tandis qu’un
immeuble, et a fortiori une ville,
impliquent inévitablement le rapport éthique à autrui, à une société humaine.
La plastie d’une forme privée ne concerne que moi, celle d’une forme publique a
une incidence sociale et écologique.
Certes, mais ce qui est
fondamentalement en jeu, indépendamment de l’échelle, c’est le rapport de
Cyborg – le rapport du sujet contemporain[12] – à
la plastie de toute forme, quelle que soit sa taille. Pour Cyborg, dans tous
les cas, c’est du rapport à un objet qu’il s’agit. Or les formes ne sont jamais
de simple objets. Constituant un milieu, le nôtre, elles sont toujours, tant
soit peu, à la fois l’empreinte et la matrice de notre existence[13]. En outre, l’un des effets de l’acosmie moderne
est justement de confondre les échelles, à la fois métriques et morales. Dans
l’acosmie de l’espace foutoir, par exemple, un plasticien comme Philippe Starck
a pu dessiner un immeuble – l’Asahi Beer
Hall, réalisé en 1989 à Tokyo – comme s’il avait dessiné un bibelot, avec
une sorte de toupet délibérément anarchitectural. Or si de telles choses sont
aujourd’hui possibles, au mépris de tout usage et de toute composition urbaine,
c’est bien parce que, tel Cyborg, le sujet moderne, avec les formes qui sont
l’empreinte de son être, s’est affranchi de tout milieu terrestre. Prétendument,
du moins.
3. Recosmiser les formes, en commençant par
le milieu
Le biologiste balte Jakob von Uexküll (1864-1944), par la
méthode expérimentale des sciences de la nature modernes, a démontré le
« contre-assemblage » (Gegengefüge)
de tout animal – considéré comme un sujet et non plus comme une mécanique
objectale – avec son milieu propre (Umwelt),
en distinguant celui-ci du donné environnemental brut (Umgebung). Le milieu et le sujet s’élaborent réciproquement dans ce
contre-assemblage ; ils sont interdépendants, matrice et empreinte l’un de
l’autre. Un peu plus tard, le philosophe japonais Watsuji Tetsurô[14]
(1889-1960) arrivait aux même conclusions en ce qui concerne les milieux
humains, distinguant lui aussi le milieu (fûdo
風土) de l’environnement (kankyô 環境), et mettant en avant le
concept de « médiance » (fûdosei
風土性). Ce concept, Watsuji le définit comme le moment structurel de l’existence humaine (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機);
ce qui est en somme le couplage dynamique, le Gegengefüge de tout être et de son milieu. Partant de ce principe,
Uexküll et Watsuji ont fondé la mésologie (Umweltlehre,
fûdoron 風土論) au sens actuel[15], qui
est celui d’une éco-phénoménologie et d’une bioherméneutique, science des
milieux et non pas science de l’environnement – cela qu’est en revanche
l’écologie. L’écologie, science moderne, s’occupe de relations objectales (des
relations entre objets) ; la mésologie, science transmoderne, reconnaît comme
sujets les êtres en cause. Watsuji le pose d’emblée dans les premières lignes
de Fûdo :
« Ce que vise ce livre, c’est à élucider la médiance
comme moment structurel de l’existence humaine. La question n’est donc pas ici
de savoir en quoi l’environnement naturel détermine la vie humaine. Ce qu’on entend
généralement par environnement naturel est une chose que, pour en faire un
objet, l’on a abstraite de son sol concret, la médiance humaine. Quand on pense
la relation entre cette chose et la vie humaine, celle-ci est elle-même déjà
objectifiée. Cette position consiste donc à examiner le rapport entre deux
objets ; elle ne concerne pas l’existence humaine dans sa subjectité.
C’est celle-ci en revanche qui est pour nous la question »[16].
Cette médiance, c’est cela même que
le principe du mont Horeb a forclos. La thèse de la médiance, dans l’œuvre de
Watsuji, partait de sa conception de l’humain (ningen 人間) comme duel, i.e. à la fois
individuel en tant que hito (人)
et social en tant qu’aidagara (間柄).
Ce second terme correspond à ce que j’appelle notre « corps médial »[17],
autrement dit notre milieu. Le déploiement progressif de celui-ci à partir de
notre corps animal et de la matière première qu’est l’environnement (l’Umgebung d’Uexküll), dans l’évolution
qui a conduit à l’émergence d’Homo
sapiens, est ce qui a établi l’écoumène,
la véritable demeure de l’être humain.
Pourquoi ce
« véritable » ? Pour distinguer la mésologie du positivisme
étroit qui réduit les milieux humain aux écosystèmes de l’environnement, alors
que le milieu humain n’est pas seulement écologique, il est
éco-techno-symbolique, onto-cosmogénétique. À la fois empreinte et matrice de
notre être, le milieu n’est ni seulement objectif, ni seulement
subjectif ; il est trajectif. Il
s’ensuit que les formes de notre milieu, elles aussi, sont trajectives. Ce ne
sont ni de simples objets, ni de simples fantasmes, ce sont les formes concrètes
de notre corps médial, qui est nécessairement social et terrestre à la fois. De
là s’ensuit le devoir du plasticien en
tant qu’être humain sur la Terre[18] :
créer de telles formes.
– Créer des
formes trajectives, des formes recosmisées, qu’est-ce que cela veut dire ?
– Cela se
définit d’abord négativement : ne pas suivre le principe du mont Horeb, ne
pas en rajouter à l’espace foutoir, mais au contraire chercher à exprimer, à
faire vivre les liens qui, de la Terre, ont fait l’écoumène – la demeure
humaine ; et ce à toute échelle, de l’objet d’art au territoire.
– Et moi, et
moi, et moi ? Que deviennent alors ma liberté d’artiste, mon droit de
faire ce que je veux ?
– Chacun de
nous a certes sa conscience individuelle, son cogito, mais ce « moi je », concrètement, est
éco-techno-symbolique. Cela veut dire qu’il n’existe pas, sinon émergeant à la
surface d’un « nous » plus profond, intersubjectif. Intersubjectif
non pas seulement parce qu’il est social et culturel (linguistique, notamment),
mais, plus profondément encore, parce qu’il est vivant. Détacher notre
« moi je » de ce « nous » qui est notre corps médial, ce
n’est qu’une abstraction. C’est le principe du mont Horeb, qui a fait de nous
des êtres inauthentiques, forclosant leur médiance alors que, ne serait-ce que
technologiquement, ils dépendent chaque jour davantage d’autrui, davantage de
leur corps médial. Non moins inauthentiques que l’était Le Corbusier quand il
prétendait jouir du paysage parisien tout en s’en abstrayant, donc en le tuant,
car, aux antipodes de l’abstraction, le paysage n’est que lien, lien concret,
trajectif entre les êtres et les choses[19]. Et
s’agissant de formes concrètes, il en va de même à toute échelle, de bibelots
en territoires.
Dans la
vision relationnelle qui est celle de la mésologie, la liberté ne veut rien
dire sans la contrainte, le droit ne veut rien dire sans le devoir ; et
réciproquement. Dire qu’un plasticien a le devoir de créer des formes
trajectives, c’est dire que son droit de créateur n’est pas absolu ; il a
le devoir de tenir compte des systèmes écologiques, techniques et symboliques
qui lui permettent d’exister lui-même, lesquels sont nécessairement collectifs,
et ne peuvent pas non plus être abstraits les uns des autres.
En outre, il y a dans tout cela des
échelles. Plus la taille est grande, et plus s’impose le devoir de respecter le
corps médial, qui au plus profond est terrestre. Un bibelot est un bien meuble,
on peut le lancer en l’air et l’emporter n’importe où, une œuvre architecturale
est un bien immeuble, qui est là, en un certain lieu où il voisine avec
d’autres immeubles, un lieu que le plasticien a le devoir de respecter comme
tel, parce qu’il n’y est pas seul mais avec autrui. Cela veut dire qu’on ne
peut pas dessiner un immeuble comme on dessine un bibelot, même si la technique
le permet. C’est dire aussi qu’il faut que l’œuvre monte de la Terre, monte de
la vie, plutôt que de se complaire à les bafouer en descendant du ciel de
l’arbitraire individuel – toujours le principe du mont Horeb –, comme le fait ce
que j’appelle ET architecture, l’architecture
extra-terrestre, dont résulte immanquablement la prolifération de l’espace
foutoir.
Le plus bel exemple de ces objets
extraterrestres[20], ce fut sans doute
l’immeuble Syntax, de Takamatsu Shin,
à Kyôto (aujourd’hui démoli). Takamatsu y a en effet exprimé jusqu’à
l’expressionisme le principe de sa pratique : ne pas mettre les pieds sur
le site avant la construction, en faisant prendre les mesures nécessaires par
des sous-fifres pendant que lui concevait la forme sur feuille blanche, dans
son atelier [21]. « Syntax », ce
nom dérisoire et cynique fut donné à une forme qui sautait arbitrairement de
l’échelle du jouet à celle de l’immeuble, sans aucun lien d’aucune sorte avec
les formes avoisinantes, mais qui au contraire évoquait furieusement un robot
volant librement dans le vide intersidéral – la grande vedette des séries
télévisées pour enfants à l’époque, Great Mazinger[22]…
Ainsi abstrait de toute syntaxe, de toute localité, cet objet eut en outre le
culot de se faire appeler Syntax lorsqu’il
atterrit un beau jour dans un quartier de Kyôto, comme il aurait pu le faire
n’importe où ailleurs.
– Mais
comment juger de l’échelle qui convient, la soi-disant échelle humaine, à
l’heure des nanotechnologies d’une part, des mégastructures de l’autre, bref, à
l’heure de l’anthropocène et du transhumanisme ?
– Eh bien, à l’aune du pas humain sur la Terre. « Le pas humain »,
cela veut dire la vie de notre corps animal, avant toute prothèse mécanique
(l’automobile et l’ascenseur, en particulier). « Sur la Terre », cela
veut dire dans le respect de ce qui vit autour de nous, et sans jouer
systématiquement à se moquer (en apparence) des lois de la physique, comme le
fait voluptueusement l’ET architecture
– par exemple celle de Rem Koolhaas, qui surenchérit même sur l’architecture E.T. par une architecture toujours plus Alien, ridiculisant les repères les plus
fondamentaux de la condition terrestre, comme la gravité ; d’où ces formes
délibérément inquiétantes, cyniquement dérangeantes (décosmisantes) que sont
par exemple l’énorme De Rotterdam,
qui évoque un jeu de quilles sur le point de crouler, ou cet OVNI que les Pékinois
ont surnommé « le Grand Calebar » (Dà Kùchǎ 大裤衩), le siège de la
télévision nationale chinoise CCTV, ce à juste raison car il évoque une paire
de caleçons longs remplie par un gros derrière en surplomb, derechef sur le
point de choir.
– Ne pas oublier
l’aune du pas humain sur la Terre, OK, en principe. Le sens de la mesure, quoi.
Rien de neuf sous le ciel, c’était déjà le principe de la « médiété »
(μεσότης) aristotélicienne. Et les cathédrales, alors,
elles étaient à l’échelle ?
– Les cathédrales,
c’était au temps des cosmicités. Elles avaient du sens, elles étaient portées
par la foi de tout un peuple. Comme toute réalité humaine, elles étaient
éco-techno-symboliques, et dans l’interrelation de ces trois dimensions[23], c’est le symbole qui les a tirées vers le haut. Belles et bonnes à
la fois, leur taille même donnait du sens au paysage, alors que la taille de la
tour Montparnasse, purement acosmique, ne fait que tuer le paysage de Paris.
– Alors, aujourd’hui,
comment faire ?
– Posons
d’abord qu’il n’existe pas de recette formelle pour résoudre ce problème comme
une panacée, parce que c’est justement un problème de convenance à résoudre cas
par cas, lieu par lieu, et que ce n’est pas seulement une question de formes. L’acosmie
formelle n’est ici que l’expression d’un désarroi plus vaste et plus profond. À
la base, le problème est ontologique, et il sous-tend tous les aspects de la
civilisation actuelle. De même qu’il a fallu trois siècles pour que le
mouvement moderne en architecture en vienne à exprimer enfin pleinement le
principe du dualisme et du divorce entre l’être et le lieu, beaucoup de temps
pourra s’écouler avant que nous ne surmontions l’espace foutoir que ce principe
a fini par engendrer. Ce qui paraît certain, c’est que si nous nous en tenons à
ce principe ontologique – le principe du mont Horeb –, qui a été celui de la
modernité dans son ensemble, les choses ne pourront qu’empirer, pour finir dans
un chaos général. Pour autant, nous ne pouvons pas revenir à la pré-modernité,
en nous contentant de rejeter ce principe ; il nous faut le dépasser, car le paradigme moderne est
à bout de souffle (et c’est pourquoi notre époque mérite – clin d’œil au Bas
Empire – de s’appeler la Basse Modernité).
« Dépasser la modernité »
(kindai no chôkoku 近代の超克),
ce fut un mot d’ordre que se donna l’école philosophique dite de Kyôto, née
autour de Nishida Kitarô (1870-1945) dans l’entre-deux-guerres. Dépassa-t-elle
vraiment le principe ontologique de la modernité ? Je pense que non. Elle
se contenta de renverser le paradigme
occidental moderne, fondé sur le double principe de l’être substantiel et de la
logique aristotélicienne (la logique de l’identité du sujet, shugo no ronri 主語の論理),
pour mettre à la place son opposé, un paradigme fondé sur le double principe du
néant absolu (zettai mu 絶対無)
et d’une « logique du prédicat » (jutsugo
no ronri 述語の論), dite également « logique du lieu » (basho no ronri 場所の論理).
Corrélativement, ce paradigme faisait du monde historique un prédicat, donc un
néant absolu[24]. C’est dire qu’il
absolutisait sa propre mondanité. Concrètement, mais très logiquement aussi,
cela revint historiquement à un pur ethnocentrisme, absolutisant le monde
japonais sous la forme de l’ultranationalisme. Loin de dépasser la modernité,
tout cela se termina par la guerre, la défaite, l’occupation et
l’américanisation[25].
L’histoire nous enseigne donc que
retourner les principes de la modernité à l’envers, autrement dit retourner au
passé, n’est pas la bonne solution. D’un autre côté, comme on l’a vu, ces mêmes
principes ont engendré l’espace foutoir, et nous mènent au chaos. Or une
troisième voie est possible, au delà de cette stérile alternative. Pour la
mésologie (Umweltlehre, fûdoron), la
réalité n’est ni du côté du sujet ontologique (le cogito cartésien) ni du côté de l’objet, mais entre les deux (elle
est trajective) ; ni non plus du côté du sujet logique (S, ce dont il est
question, le ὑποκείμενον d’Aristote)
ni de celui du prédicat (P, ce que l’on dit à propos du sujet S), mais dans
leur combinaison. C’est ce que j’ai appelé la trajection[26], laquelle peut se
représenter par la formule r = S/P,
ce qui se lit : la réalité, c’est S
en tant que P.
Cela
peut évoquer à première vue la prédication classique « S est P » en
logique ; mais il s’agit de quelque chose de beaucoup plus général, car
dans ce processus, S (quelque chose) n’est pas seulement « prédiqué »
verbalement en tant que P ; il est saisi
en tant que P par les sens, par l’action, par la pensée et – enfin
seulement, et dans l’écoumène uniquement – par la parole, qui n’est pas
simplement de la biosémiotique, même si elle en procède.
La trajection équivaut au processus
qu’Uexküll appelait Tönung :
cela qui produit un Ton (un
« ton », ce que je rendrai en l’occurrence par « en tant
que »), le Ton propre à chacun
des divers aspects de son milieu pour un certain être vivant (ainsi Esston, en tant qu’aliment, Wohnton, en tant qu’habitat, Hinderniston, en tant qu’obstacle, etc.) ;
autrement dit, c’est la réalité (S/P) d’une certaine Umwelt pour l’être que cela concerne. Par exemple, dans le milieu
d’une vache, la trajection fait exister l’herbe sous le Ton de l’aliment (Esston,
comme dirait Uexküll), ce qui n’est pas le cas dans le milieu d’un chien bien
qu’il s’agisse exactement de la même herbe (S) du point de vue de la science moderne
classique. L’herbe en soi n’est pas un aliment (c’est seulement de l’herbe),
mais dans le milieu d’une vache, elle est trajectée en tant qu’aliment ;
c’est-à-dire qu’au-delà de son identité d’herbe (S), elle existe – ek-siste – en tant que cet aliment (P) ; soit la
réalité S/P.
C’est bien dire que, dans un milieu
concret (Umwelt, fûdo), la réalité
est trajective (S/P). Et comme cette
trajection de S en tant que P suppose nécessairement un interprète (I), qui est
l’être concerné – l’être en couplage dynamique avec ce milieu-là –, c’est dire
aussi que la réalité ne se réduit pas à la binarité S-P (comme ce serait le cas
en logique formelle), mais qu’elle est concrètement ternaire : S-I-P.
Concrètement, ni S ni P n’existent jamais en eux-mêmes, mais toujours en
fonction de I, lequel est lui-même toujours fonction de S/P. Telle est la
concrescence (le croître-ensemble)
des milieux réels, dans le couplage dynamique – la médiance : le rapport
d’empreinte-matrice – de l’être et de son milieu.
Que devons-nous en conclure pour le
devoir du plasticien, qu’il soit artiste, architecte, urbaniste ou aménageur ?
C’est de systématiquement prendre en compte la ternarité S-I-P : la
demeure concrète et trajective de l’humanité sur la Terre, qui est l’écoumène.
Fondamentalement, S est la Terre ou la nature ; P est notre monde,
c’est-à-dire la manière dont nous saisissons S ; et nous (par exemple
l’architecte, ou l’habitant), nous sommes I, dans la ternarité S-I-P. Il
devrait être clair, ainsi, que la fonction essentielle du plasticien n’est rien
d’autre que ce qu’Uexküll appelait Tönung ;
à savoir la trajection de la Terre (S) en tant que notre monde (P), faisant
ainsi apparaître à nos yeux (I) la réalité de notre milieu (S/P). On
rapprochera ce propos de celui d’Alain Roger lorsqu’il parle d’artialisation[27].
De cela suivent deux
principes :
-
D’abord, que toute plastie – toute création de formes – doit nécessairement se
référer à la Terre (S). Pour créer les formes d’un monde humain (P), l’œuvre
doit monter du sol (S) d’un milieu
concret, non pas descendre des étoiles d’une simple représentation (P), comme
l’architecture E.T. le pratique arbitrairement et en toute irresponsabilité.
Toutefois, fonder sur (fonder P sur
S), ce n’est pas réduire à (réduire P
à S) ; c’est au contraire une assomption
de S en P. Si, ultimement, le plasticien doit se référer à la Terre, cela
ne signifie pas qu’il doive devenir esclave de l’écologie (la science de l’Umgebung, S). Tout comme l’évolution et
l’histoire l’ont fait elles-mêmes, engendrant ainsi l’écoumène, la plastie doit
créativement et systématiquement combiner les écosystèmes de la nature avec les
systèmes techniques et symboliques propres à l’humanité – systèmes qui sont,
par essence, des manières (P) d’interpréter l’environnement (l’Umgebung : S) pour en faire la
réalité d’un certain milieu (l’Umwelt :
S/P).
-
Ensuite, qu’aucune plastie, a fortiori à
l’échelle de l’architecture, ne peut prétendre se limiter à un pur jeu formel
(P). À la différence du poststructuralisme et de son métabasisme (prétendre
qu’« on en a fini avec la base », autrement dit avec S), la mésologie
recommande la référence (de P à S),
et pas seulement la différence[28] (entre P et P’, P’’ etc.). Cosmiser,
c’est faire convenir au milieu, et non pas, au contraire, y détoner (dé-toner, ent-tönen, comme eût pu dire Uexküll). Autrement
dit, le plasticien ne doit pas se satisfaire de formes singulières, il doit les
fonder dans certains types, héritiers d’une certaine histoire dans un certain
milieu, avec leurs propres valeurs éthiques
et esthétiques, et il doit fonder ces types dans un certain milieu (Umwelt, fûdo), lui-même fondé sur la
Terre (la nature). L’architecture E.T. – l’architecture de l’espace foutoir –
fait exactement le contraire. Elle se plaque sur la Terre, au lieu d’en croître
dans le fil d’une histoire.
Les deux principes ci-dessus ne sont
en réalité rien d’autre que deux expressions différentes du même principe de
réalité (S/P). La réalité a besoin à la fois de S comme sol et de P comme ouverture.
Ce n’est qu’en combinant créativement le sol
et l’ouverture que nous pouvons espérer dépasser un jour le désarroi d’une
vaine alternative entre l’exaltation de S (la modernité avec son réductionnisme)
et celle de P (le postmodernisme, le poststructuralisme et consorts, bref le
bas-modernisme). Par une combinaison créative entre S et P, entre la Terre et
notre monde, nous pouvons espérer recosmiser les formes, petit à petit mais
durablement – durablement au double sens de longtemps et de vivable
écologiquement. Et nous devons le
faire, car – les sciences modernes de la nature nous l’ont appris tout comme
l’histoire, l’éthique et l’esthétique – il n’y a pas de sens, pas de bonheur et
même pas de vie possible sur le long terme, sinon dans la médiance d’un milieu
approprié.
Palaiseau, 17 mai 2016.
Né en 1942 à Rabat, géographe, orientaliste et
philosophe, Augustin Berque est directeur d’études à l’École des hautes études
en sciences sociales, où il enseigne la mésologie. Membre de l’Académie
européenne, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de
Fukuoka pour les cultures d’Asie. Site : mesologiques.fr.
[1] Je reprends ici des passages de mon article « C
comme cosmologie », paru p. 56-59 dans Les
Cahiers de la recherche architecturale et urbaine XX/XXI : L'Espace
anthropologique, Paris, Éditions du Patrimoine, mars 2007.
[2] Je
reprends ici des éléments de ma conférence
« Qu’est-ce qu’habiter la Terre à l’anthropocène ? »,
École normale supérieure (Ulm), 23 février 2016.
[3] Pour
les lignes qui suivent, je me réfère au Vocabulaire
technique et critique de la philosophie d’André Lalande, 7e éd.,
Paris, PUF, 1956, art. contingence.
[4] Lalande, op. cit., p. 182.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Pour
plus d’éclaircissements sur ce thème, v. mes livres Médiance, de milieux en paysages, Paris, Belin/RECLUS, 2000 (1990),
Écoumène. Introduction à l’étude des
milieux humains, Paris, Belin, 2000, 2008, et Poétique de la Terre.
Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin,
2014. « Ordre mésologique » est ici rapporté à l’écoumène seule, non
parce que les vivants non humains n’auraient pas leurs propres milieux, mais
parce que ce que nous pouvons en connaître en passe nécessairement par nos
propres systèmes éco-techno-symboliques, i.e. par l’écoumène. C’est pour la
même raison que, trois siècles après Galilée, Husserl a pu soutenir que
« la Terre ne se meut pas ».
[8] La
tradition occidentale, en particulier dans le dualisme mécaniciste, tend à
n’envisager la liberté que dans le cas de l’humain (avec son libre arbitre,
opposé à l’instinct), mais en toute rigueur, la liberté, avec la contingence,
commence avec la vie. On pourra lire à ce sujet Imanishi Kinji, La liberté dans l’évolution. Le vivant comme
sujet (Shutaisei no shinkaron, 1981), trad. par Augustin Berque, Marseille,
Wildproject, 2015 ; et Jordi Pigem, Inteligencia
vital. Una visión postmaterialista de la vida y de la conciencia, Barcelone,
Kairós, 2016.
[9]
Reproduit dans l’anthologie de Françoise CHOAY, L’urbanisme, utopies et réalités, Seuil, coll. Points, 1965, p.
235-237. Italiques de Le Corbusier.
[10] Sur
ce thème, v. Écoumène, op. cit., §
42, « Le sujet-prédicat de soi-même ».
[11] Je
reprends ici quelques passages de mon texte « De lieu en milieu :
réhabiter la Terre à l’anthropocène », contribution au projet de design
d’Isabelle Daëron, Topiques ou l’utopique
désir d’habiter les flux, 2016.
[12]
L’idée de nous comparer à des cyborgs (du fait de la mécanisation de notre vie
quotidienne) revient à Antoine Picon, La
Ville territoire des cyborgs, Besançon, Les éditions de l’Imprimeur,
1998 ; mais je l’ai reprise sous un angle onto-cosmologique dans Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient
vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010.
[13] Cette
idée remonte au Timée de Platon, pour
le rapport entre γένεσις (l’être relatif) et χώρα (le milieu), que je commente
au début d’Écoumène, op. cit..
S’agissant de formes, j’ai développé ce thème dans Formes empreintes, formes
matrices, Asie orientale, Le Havre, Franciscopolis éditions, Les presses du
réel, 2015.
[14]
NB : en japonais (comme en chinois, en coréen etc.), le patronyme précède
le prénom.
[15] Le
mot même de mésologie a été créé en
1848 par un disciple d’Auguste Comte, le médecin Charles Robin, mais cela dans
une optique purement positiviste, celle-là même qu’a radicalement dépassée la
mésologie d’Uexküll et de Watsuji.
[16]
Watsuji Tetsurô, Fûdo, le milieu humain,
trad. par Augustin Berque, Paris, CNRS, 2011 (1935), p. 35.
« Subjectité » (shutaisei 主体性,
subjecthood ou selfhood, non pas subjectiveness
ou subjectivité), c’est le fait d’être un sujet, pas un objet.
[17]
L’expression est inspirée de Leroi-Gourhan (Le
Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.), lequel parlait de
« corps social » à propos des systèmes techniques et symboliques,
forcément collectifs, qui sont évolutionnairement issus du « corps
animal » individuel et le complémentent nécessairement. Je parle plutôt de
« corps médial » parce que celui-ci n’est pas seulement techno-symbolique,
mais éco-techno-symbolique.
[18] Sur
cette notion, du point de vue éthique, v. mon Être humains sur la Terre. Principes d’éthique de l’écoumène,
Paris, Gallimard, 1996.
[19]
C’est du moins la thèse que je soutiens dans Thinking through landscape, Abingdon, Routledge, 2013 ; ainsi
que dans « La relation perceptive en mésologie : du cercle
fonctionnel d’Uexküll à la trajection paysagère », p. 79-96 dans Au commencement était la relation, mais
après ?, Revue du MAUSS semestrielle, Paris, La Découverte, 2016.
[20] Je reprends ci-après quelques passages de ma
conférence « Pouvons-nous dépasser l’espace foutoir (junkspace) de la Basse Modernité ? », École supérieure
d’art et de design d’Orléans, 7 janvier 2015.
[21] Ce
parti a été analysé en détail par Yann NUSSAUME dans sa thèse soutenue en 1997
à l’EHESS, Tadao Ando et Shin Takamatsu
face au désordre de la ville japonaise : sens de leur architecture,
relation à la ville et à la tradition. Réflexion sur l’importance du milieu en
architecture.
[22]
Connu plus tard sous le nom de Goldorak en France.
[23] Interrelation qu’a
excellemment mise en lumière l’architecte, historien et géographe Roland
Bechmann, Les racines des cathédrales.
L’architecture gothique, expression des conditions du milieu, Paris, Payot,
1981.
[24] Il
va sans dire que cette façon de voir était profondément influencée par la
tradition bouddhique, plus particulièrement par le zen. Le « néant »
(mu 無) de
l’école de Kyôto est très proche du « vide » (kû 空) du bouddhisme du Grand Véhicule. On se rappellera
du reste que, pour Aristote aussi, le prédicat est insubstantiel.
[25] Sur
ces questions, v. Augustin Berque (dir.) Logique
du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2 vol., 2000.
[26]
Initialement dans Le Sauvage et
l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986. J’ai
plus tard développé cette notion en celle de chaîne trajective (dans Histoire
de l’habitat idéal, op. cit., puis plus systématiquement dans Poétique de la Terre, op. cit. et dans La Mésologie, pourquoi et pour quoi
faire ?, Nanterre La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest,
2014) en montrant que, dans le déroulement de l’évolution et de l’histoire, il
y a indéfiniment assomption de S en P, soit S/P, et hypostase (substantialisation)
de S/P en S’ par rapport à P’, et ainsi de suite, selon la formule
(((S/P)/P’)/P’’)/P’’’… et ainsi de suite. Notons toutefois que dans cette
formule, par simplification graphique, I ne figure pas.
[27] Alain Roger, Nus et paysages. Essai sur la fonction de
l’art, Paris, Aubier, 1978.
[28] Sur ce thème, v. Catherine BELSEY, Poststructuralism. A very short introduction,
Oxford University Press, 2002, p. 10