Scene from the Quaternary upper Paleolithic Period José María Velasc (XIXe, Museo Nacional de Arte) source |
Paru
dans Thérèse VIAN-MONTOVANI (dir.) Frans
Krajcberg. Destruction Destruição, Pau, Materia Prima, 2005, p. 31-43.
Feux et lieux de l’humanité sur la Terre
par Augustin BERQUE
Se combinant avec
l’oxygène, un atome perd des électrons. Hypnotisé par le phénomène, le héros de
La Guerre du feu, Naoh, prononce,
avec son bel accent paléolithique, le mot atrrr ;
et cela nous réchauffe le cœur, parce que nous autres tenons de nos ancêtres
latins la coutume de paver le lieu du feu : l’âtre, mot qui vient d’astracus, « carrelage ». Il
semble du reste qu’on se soit servi à l’origine de coquillages pour ce faire,
puisqu’astracus vient lui-même d’ostreum,
« huître ». Quant à nous, réunis devant l’âtre de génération
en génération, nous en avons gardé le sentiment qu’un foyer humain, cela
commence par un feu. Autrement dit, par
un phénomène d’oxydation : une combinaison avec l’oxygène dans laquelle
certains corps, tel le bois, dégagent simultanément chaleur, lumière et flamme.
Ils brûlent.
Beaucoup de bois, certes, avait déjà
brûlé avant que Naoh n’en conçût l’atrrr,
et n’en fondât un foyer. Ce phénomène existe dans la nature antérieurement à
l’Homme. Ce dernier apparu, toutefois, le feu devint une réalité
nouvelle : non plus simplement rapportée à tel ou tel primate parmi la
ribambelle des espèces vivantes, animales ou végétales, qui composent la
biosphère, mais une réalité à la manière humaine. À la manière humaine, la
réalité du feu s’exalte. Elle se déploie au delà du naturel, et là devient
bonne ou mauvaise. Pourtant, déjà, les autres espèces vivantes connaissent le
feu, sa brûlure, et l’interprètent à leur manière ; généralement pour s’en
protéger, mais aussi pour en tirer profit. Chacune ainsi donne au feu une
réalité singulière, sui generis, et
qui ne vaut pas pour les autres espèces, quoique la combinaison de tous ces
genres fasse l’universelle réalité du feu pour la vie sur la Terre : celle
d’exister en fonction de quelque chose, et non pas pour rien.
Par
exemple, pour une espèce pyrophyte comme Themeda
triandra (une graminée de la savane est-africaine), le feu existe comme ce
qui, périodiquement, dégage les lieux et permet d’étendre l’espace vital.
« Pyrophyte » est un terme d’écologie qui, dérivé des mots grecs pur (feu) et phuton (plante), signifie « plante adaptée au feu », soit
pour y résister, soit pour en tirer parti comme Themeda triandra dans la compétition interspécifique. Certes, ce
n’est pas Themeda triandra elle-même
qui se dit pyrophyte, puisqu’elle ignore le grec ; mais le fait est
qu’elle tire bel et bien parti du feu pour déployer son petit monde. Autrement
dit, elle interprète le feu à sa manière ; manière qui n’est pareille à
aucune autre : elle lui est propre. C’est ce qui, dans son rapport à la
Terre, construit la réalité de son propre monde ; et de cette réalité
singulière, combinée à beaucoup d’autres réalités de genres divers, procède la
réalité commune de la savane : celle d’une formation végétale à hautes
herbes aisément inflammables en saison sèche, caractéristique des régions
intertropicales ; comme par exemple au Kénya, où prospère Themeda triandra. Où également est apparue, jadis, la lignée qui
devint notre espèce : Homo sapiens.
Themeda triandra ne se limite pas au
Kenya. Pour un Japonais par exemple, elle ressemble furieusement à une graminée
qu’on appelle dans son pays megaru kaya. Aussi,
dans sa traduction japonaise (Kôdansha, 1998),
le dictionnaire d’écologie de Michael Allaby évoque-t-il cette plante à
l’entrée « taikasei shokubutsu » (pyrophytes). En effet, comme les
hautes graminées de la savane ont profité du feu pour lutter contre la forêt,
les Japonais ont utilisé les kaya en
guise de chaume, autrement dit pour garantir leurs foyers de la pluie et
d’autres intempéries. Biosphère ou écoumène, humains ou non humains, tout cela
est affaire de milieux de vie, et le feu y tient un rôle central. Un rôle de
foyer.
Commençons
par ce côté-ci de la Terre. D’où vient que l’on y parle de feu ? D’un radical indo-européen, bhogo-, qui exprime une idée de chaleur et de cuisson. D’où par exemple
le latin focus (et les mots français foyer ou feu, qui en descendent), le grec phôgô (griller, rôtir), l’espagnol fusil (arme à feu), l’allemand backen
(cuire, frire), l’anglais baker (boulanger),
etc. Quelle industrieuse, riche et belle famille ! Et pourtant, elle n’est
qu’une parmi bien d’autres, qui ont représenté autrement ce que nous appelons
et écrivons « feu ».
Pour
n’en prendre qu’un exemple, le mot chinois huo
(feu) se rend par un caractère (火) qui à l’origine est un pictogramme,
i.e. l’image simplifiée des flammes d’un feu réel, dansant vers le haut. Il s’y
attache une constellation de sens qui ne le cède en rien, et d’ailleurs est
souvent analogue, à ce qu’évoque pour nous le mot feu. Ce qui est spécifiquement chinois (ou emprunté à la Chine par
ses voisins), c’est évidemment le sinogramme 火, et les sinogrammes
qui en dérivent, où 火 est en position de
« clef » (racine sémantique). Cette clef, dans la classification
traditionnelle, porte le numéro 86. Le Grand
dictionnaire Ricci de la langue chinoise (Desclée de Brouwer, 2001) compte
plus de deux cents caractères qui la comportent, et qui tous, donc, renvoient à
un certain usage du feu ou de l’idée de feu. Par exemple des termes culinaires
tels que griller, frire, mijoter, sauter, mitonner, etc. ; tous
sinogrammes qui, pour peu que vous fassiez partie de ce monde-là (cela concerne
le quart de l’humanité), vous mettent l’eau à la bouche... Graphiquement,
certains sont très simples, n’ajoutant que quelques traits à ceux de la clef 火 elle-même; mais cela peut aller jusqu’aux
vingt-neuf traits de ce 爨 qui, au premier abord,
signifie pourtant quelque chose de bien courant : cuire du riz. C’est que
tout est affaire de nuances émanant d’une certaine histoire, dans laquelle ce
caractère, plutôt que d’autres de sens voisin (炊, 焚…), désigne aussi un certain fourneau,
et une certaine ethnie, et un certain genre de comédie…
Ces
alliances forment ce qu’on appelle un monde ; et cela ne se traduit pas
facilement : il y faut bien des gloses … Tout cela pour aboutir à un
horizon indépassable ; car un monde, toujours, cela se vit de l’intérieur
plutôt que de se dire, et cela se chante plutôt que de s’analyser. Il faut y
naître pour en être. Cela s’appelle donc « le Monde », comme s’il n’y en avait qu’un… Nonobstant
que, pour notre seule espèce – donc sans parler des autres, qui chacune ont le
leur –, il y en a autant que de cultures, avec chacune son histoire et sa
géographie. Telle cette expérience de l’automne qui est à l’origine de 愁 (souci, tristesse,
mélancolie), sinogramme composé des trois élements 禾 (céréale),
火 (feu)
- qui à eux deux, juxtaposés en 秋, veulent dire « automne » -,
et 心
(cœur), ici en position de clef : quelle traduction dira jamais vraiment ce
que c’est ?
Si
cette domination du cœur par l’automne, 愁, se rend mal en français, du moins est
assez claire l’étymologie de 秋 : c’est la saison où la moisson arrive
à maturité. L’on peut donc récolter les épis, qui sont alors secs ; d’où
l’idée de feu. Celui-ci n’intervient là que par métaphore ; mais il est
encore en bien des régions du monde associé directement au travail de la terre.
C’est ce dont garde la trace, en France, le toponyme « essart ». Dans
le Vocabulaire de géographie agraire de
Paul Fénelon (Imprimerie Louis Jean, 1970), on peut lire :
ESSARTAGE ou
ESSARTEMENT, s.m. Action d’essarter ; l’essartage fut pratiqué sans doute
dès le Néolithique, 3000 à 4000 ans avant notre ère, pour créer les premiers
champs (…). [Les essartages] s’effectuaient en arrachant les plantes qui
couvraient le sol, parfois en écobuant, puis en pratiquant des cultures pendant
deux ou trois ans. On livrait de nouveau la parcelle à la lande et à la forêt
pendant 15 à 20 ans avant de la remettre en culture. Ce procédé était encore
pratiqué au début du XXe siècle dans les Vosges, en Forêt Noire,
etc. (…).
ESSARTER, v.tr.
Défricher, créer un essart aux dépens de la lande ou de la forêt en recourant
au feu, en pratiquant un brûlis complet et parfois définitif. (…)
L’essartage
a été universellement utilisé dans les premiers temps de l’agriculture.
L’agronomie moderne l’a maudit, l’accusant des pires méfaits : ravager les
forêts, favoriser l’érosion, appauvrir les sols, ne donner que de piètres
rendements… Des études plus récentes ont relativisé la question : à
condition que les rotations soient suffisamment longues, c’est-à-dire que la
forêt puisse se régénérer avant d’être à nouveau défrichée, l’essartage ne
dégrade pas sensiblement les écosystèmes. Il peut être indéfiniment pratiqué.
C’est en outre une gestion rationnelle du rapport terre/capital/travail en
régions de basse densité, c’est-à-dire où la terre abonde ; car si les
rendements par unité de surface y sont faibles, en revanche ils sont élevés par
unité de travail, ce qui est la règle d’or de l’économie moderne ! De
telles situations sont il est vrai de plus en plus rares dans le monde actuel,
pour des raisons démographiques évidentes ; mais depuis la naissance de
l’agriculture, pendant des milliers d’années, il n’en a pas été ainsi…
Avant
même l’agriculture, du reste, l’utilisation du feu a étendu les écosystèmes
favorables à la subsistance humaine. Ç’a été le cas par exemple en Australie,
où le mode de vie des Aborigènes a ainsi pu se perpétuer pendant des dizaines
de milliers d’années sans appauvrir son milieu ; ce qui est un record
inégalé dans l’histoire humaine.
Cette
alliance entre le feu et l’humanité va plus loin encore ; l’existence même de
notre espèce en procède, si l’on en croit la théorie qui lie l’augmentation du
cerveau de nos ancêtres au fait que la cuisson des viandes, en rendant
celles-ci plus tendres, aurait entraîné la diminution des mâchoires, libérant
donc en proportion la boîte crânienne. Cette interprétation se rattache à la
logique par laquelle l’hominisation (l’évolution de certains primates en espèce
humaine) fut inséparable de l’anthropisation (la transformation des milieux par
la technique) et de l’humanisation (la sémantisation des milieux par le
symbole) ; triple processus qui, de la biosphère, a fait émerger
l’écoumène (du grec oikoumenê gê,
« terre habitée ») : la relation de l’humanité à la Terre.
Par
la technique et par le symbole, l’écoumène est une œuvre humaine. C’est l’œuvre
humaine par-dessus toutes, celle qui comprend l’ensemble des faits humains. Par
excellence, elle est ce qui ouvre la Terre en Monde (comme eût dit
Heidegger) ; et cela d’abord en ce qu’elle est habitation (oikos) : la demeure de notre
être.
Voilà
pourquoi, vers le milieu du siècle dernier, quelques enfants réunis sous un pin
y construisirent une ville (ce mot, comme oikos,
vient du radical indo-européen weik :
habiter). Ils la nommèrent Titisec pour une raison à eux connue, mais obscure
au monde des adultes. La ville en question n’était pas bien éloignée d’un
village de potiers, du nom de Tachmirrou, qu’on peut encore voir aujourd’hui en
amont de la cluse d’Imi-n-tanout, dans le Haut-Atlas occidental (fig. 1) :
fig.1 |
Le
travail des potiers, à Tachmirrou, consiste à fabriquer des récipients divers,
cuits au feu de bois une fois tournés dans la glaise et quelque peu séchés au
feu du soleil. Un tel travail s’appelle céramique.
Nul doute qu’il y ait eu des potiers aussi à Titisec, puisque c’était une œuvre
humaine et que la céramique en est le symbole même – le symbole de ce qui, à
partir de la Terre, met en forme le Monde ; à telle enseigne que Platon, dans
leTimée, dit ceci de l’œuvre du
Démiurge : « L’humidité [de la terre] fut arrachée par suite de la
vitesse du feu ; alors naquit ce que nous appelons céramique » (60d).
Ce qui vaut pour la naissance du monde, sous la main de l’enfant ou du
Démiurge, vaut en effet pour celle de la vaisselle ou de la muraille de Chine,
sous la main du potier ou du briquetier.
Mais suivons plutôt le
travail du potier, d’amont en
aval. En amont, il y a de la terre. Il y a la Terre, avec sa géologie dont
l’origine renvoie au feu interne. Les potiers de Tachmirrou, quant à eux,
utilisent l’argile des formations liasiques reconnaissables, dans la région, à
leur couleur blanche ou verdâtre intercalée entre les crêtes rousses du
jurassique et le stéphano-trias violacé (fig. 2) :
À
partir de là s’entrelacent le feu et l’existence humaine. Pour la céramique,
d’abord. Celle-ci, des premières vaisselles paléolithiques du Jômon japonais
aux briques de la cathédrale Sainte-Cécile (Albi), aux tuiles réfractaires des
navettes spatiales ou aux supraconducteurs polycristallins découverts en 1986,
a connu mille formes et mille usages d’une culture à l’autre, d’une époque à la
suivante. Sa destination première, cependant, reste l’une des plus
importantes : fabriquer des récipients pour la cuisine. La terre cuite, en
effet, résiste au feu ; elle permet donc de cuire à leur tour les aliments
qui nécessitent un vaisseau. Les mets ainsi apprêtés sont alors – sauf si l’on
fait pot commun – transvasés dans une autre série de récipients : plats,
puis assiettes. Pour, tout en aval, rejoindre notre corps. Il n’est pas
jusqu’aux cuillers qui ne soient, en Chine, faites de porcelaine… Et
seraient-ils de métal, cuillers, fourchettes et couteaux ne sont-ils pas du
minerai tiré du sous-sol et transformé par le feu ?
D’un
maillon à l’autre de cette chaîne alimentaire, chaque fois, s’entrecomposent
indissolublement la terre, le feu et le travail humain. Pour ne rien dire de
leurs mille et une autres applications… ni de notre enterrement final !
C’est
ainsi que, notre vie durant et cela depuis des milliers de siècles, le feu nous
permet d’exister sur la Terre, d’en utiliser les ressources et de la
transformer pour en faire notre écoumène. Des feux de savane pléistocènes, qui
aidèrent à la naissance de notre espèce, jusqu’au feu thermonucléaire, qui
peut-être sera pour nous le dernier, la réalité du feu n’a cependant jamais
cessé d’être ambivalente. Comme toute réalité humaine, il peut être la
meilleure comme la pire des choses. Il peut construire, il peut détruire. Il
aura ainsi par excellence été le moyen par lequel, à la surface de la Terre (Gê ), s’est gravée (graphein) la contingente écriture de l’existence humaine. Le moyen,
par excellence, de sa géographie. Mauvaise
ou bonne, c’est selon l’histoire, la nôtre ; à nous d’en juger et d’agir
en conséquence.
Maurepas, 28 janvier 2005.