The Sphinx, the Great Pyramid and two lesser Pyramids (Ghizeh, Egypt: Francis Bedford,1862) source |
Seminário Nacional
sobre Geografia e Fenomenologia
Unicamp, Limeira, 25-26 octobre
2016
La cosmophanie des réalités géographiques
par Augustin Berque
Résumé –
On interprète ici le « litige » (Streit)
que Heidegger voit entre la Terre et le Monde, dans L’Origine de l’œuvre d’art, comme l’en-tant-que (als) qui fait sortir la substance
terrestre de son identité de gisant-dessous (hupokeimenon, subjectum) pour déployer son être vers un prédicat
insubstantiel qui est un certain monde – le
Monde, pour nous autres dont c’est le monde. Cette assomption du sujet (la
Terre) en tant qu’un certain prédicat – un monde, qu’elle ouvre de ce fait même
– produit les réalités géographiques. L’œuvre d’art y joue un rôle d’éclaireur.
La science en revanche n’a de cesse qu’elle ne saisisse l’identité du sujet
(celui du logicien, qui n’est autre que l’objet du physicien). L’on peut ainsi
tracer une triple homologie dans le Streit :
il y a litige entre Terre et Monde comme entre science et art, ainsi qu’entre
sujet et prédicat, litige qui engendre indéfiniment la mouvante réalité d’un
certain milieu.
Mots clefs :
art, en-tant-que, milieu, monde, prédicat, réalité, science, sujet, Terre.
Abstract
– “The cosmophany of geographical
realities”. The « dispute »
(Streit) which Heidegger sees between
Earth and World in The Origin of the Work
of Art is here interpreted as the “as” (als)
which makes earthly substance come out of its identity as that-which-lies-beneath
(hupokeimenon, subjectum) by
deploying its Being toward an unsubstantial predicate, which is a certain world
– the World, for us whose world it
is. This assumption of the subject (the Earth) as a certain predicate – a
world, which by the same token is opened up – produces geographical realities.
The work of art plays here the role of a scout. Science, on the other hand,
will have no rest until it grasps the identity of the subject (that of the
logician, which is none other than the physicist’s object). We can thus find a
triple homology in the Streit: it is
at the same time a dispute between Earth and World, between science and art,
and between subject and predicate, a dispute which indefinitely begets the
moving reality of a certain milieu (Umwelt).
Key words
: art, as, Earth, milieu, predicate, reality, science, subject, world.
§ 1. De la
géographie à Heidegger, ou l’inverse ?
Voici bientôt une vingtaine d’années, en commençant
à écrire Écoumène. Introduction à l’étude
des milieux humains[1],
je partais du constat qu’ « il manque à l’ontologie une géographie,
et à la géographie une ontologie »[2],
et me donnais donc pour tâche d’apporter cette ontologie manquante à la
géographie. Je l’ai fait dans le sillage de la mésologie – l’étude des milieux
– à laquelle m’avait initié l’essai fameux de Watsuji Tetsurô[3]
Fûdo. Le milieu humain[4]
(1935), mésologie que Watsuji avait
lui-même baptisée fûdogaku 風土学 ou fûdoron 風土論, en
la définissant comme une phénoménologie herméneutique de l’environnement ;
autrement dit, comme une géographie phénoménologique.
L’essai
de Watsuji datant de 1935, on peut le considérer comme l’une des premières,
voire la première manifestation de la phénoménologie en géographie. Toutefois,
Watsuji n’était pas géographe ; il était philosophe, et la première
référence qu’il invoque (du reste pour la critiquer) n’est pas
géographique ; c’est la phénoménologie herméneutique de Heidegger. Sa démarche était en somme l’inverse de celle
d’un Éric Dardel (L’Homme et la Terre.
Nature de la réalité géographique,
1952) : aller non pas de la géographie vers Heidegger, mais de Heidegger
vers la géographie.
Géographe
de formation pour ma part, ma démarche fut analogue à celle de Dardel, et c’est
via la mésologie de Watsuji que j’en suis venu à lire Heidegger. Or je
considère aujourd’hui cette lecture comme indispensable pour peu que l’on
s’interroge sur la « nature de la réalité géographique », ainsi que
l’écrit Dardel ; et c’est tout particulièrement L’Origine de l’œuvre d’art (Der Ursprung des Kunstwerkes,)[5]
qui me semble suggérer l’ontologie dont, à mon sens, la géographie ne peut se
passer pour comprendre ce qui engendre cette réalité. Je vais tenter ici de
montrer pourquoi.
Der Ursprung des Kunstwerkes est
certainement l’écrit sur l’art le plus célèbre de Martin Heidegger (1889-1976).
Il y est question d’un « litige » (Streit) entre « la Terre » (die Erde) et « le monde » (die Welt), en de ces termes hiératiques et sibyllins dont Heidegger
est coutumier, lesquels, de propos délibéré, en rendent l’interprétation
nécessairement incertaine. Ce « de propos délibéré » que je viens
d’écrire n’est en rien péjoratif ; je l’entends au contraire comme une
invite à penser hors des chemins battus, c’est-à-dire, tout simplement, à
penser ; car en philosophie au moins, il est clair que « des concepts
absolument précis bloqueraient la pensée et qu’un développement conceptuel
présuppose de l’ambiguïté[6] »
– nous en verrons plus loin la raison.
Le
chemin non battu, en l’occurrence, ce sera une approche de ce texte à partir de
la géographie, de la pensée japonaise, et de la mésologie dans la filiation de
la mésologie (Umweltlehre) de Jakob
von Uexküll (1864-1944). La raison en est triple : d’abord, la Terre (avec
une majuscule, car c’est concrètement de la planète Terre qu’il s’agit[7],
elle qui supporte tout le reste), ainsi que le monde, sont traditionnellement
l’objet de la géographie ; ensuite, quoi que Heidegger en ait dit ou
plutôt n’en ait pas dit, la philosophie japonaise a été l’une des sources de sa
pensée[8] ;
enfin, la pensée d’Uexküll aussi l’a profondément influencé[9]
dans les années précédant immédiatement la rédaction de L’Origine de l’œuvre d’art, qui en porte indubitablement la marque.
Ces
trois raisons me conduiront à voir, dans L’Origine
de l’œuvre d’art, une majestueuse allégorie de la trajection qui, à partir
de ce qu’Uexküll appelle Umgebung (le
donné environnemental brut), déploie sur la Terre cette « demeure
humaine » qu’est l’écoumène (du grec oikoumenê
ou oikoumenê gê, la terre
humainement habitée) ; processus dans lequel l’art joue le rôle d’un
éclaireur, et qui peut se comprendre en référence à la « logique du
prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論理)
mise en avant par Nishida Kitarô (1870-1945).
Pour
commencer, définissons le sens qu’ont les termes écoumène et trajection pour
la mésologie[10]. L’écoumène (au féminin, qui est celui
d’oikoumenê comme de la maternalité
de Gê, la Terre), c’est la relation du genre humain avec la Terre, autrement
dit l’ensemble des milieux humains, dont chacun est la relation particulière
d’une société avec le donné environnemental (l’Umgebung). Le milieu correspond à ce qu’Uexküll appelle Umwelt, et qu’il distingue catégoriquement
de l’Umgebung, l’environnement[11].
Il est singulier, propre à une espèce ou à une société, tandis que
l’environnement est universel, donné tel quel à tous. Et de même, à une autre
échelle, l’écoumène est propre à l’humanité ; ce n’est pas la biosphère,
qui est universelle. En effet, l’écoumène est éco-techno-symbolique, tandis que
la biosphère est seulement écologique.
La
trajection, quant à elle, est le processus évolutif dans lequel l’environnement
est anthropisé par la technique et
humanisé par le symbole, ce qui en fait un milieu humain, et où simultanément,
par effet en retour, ce milieu conditionne l’humain lui-même pour,
indéfiniment, l’humaniser davantage ; et ainsi de suite. Sans
conceptualiser la trajection comme telle, André Leroi-Gourhan (1911-1986) en a
livré l’essence à propos de l’émergence d’Homo
sapiens, dans une thèse que l’on peut résumer par la corrélation entre
hominisation, anthropisation et humanisation[12].
Mutatis mutandis, à propos du vivant
en général, le naturaliste Imanishi Kinji (1902-1992) a exprimé la même idée
par une formule récurrente à travers son œuvre, « subjectivation de
l’environnement, environnementalisation du sujet » (kankyô no shutaika, shutai no kankyôka 環境の主体化、主体の環境化)[13].
En
somme, la réalité du milieu n’est ni proprement objective (car elle présuppose
une interprétation), ni proprement subjective (car elle présuppose
l’environnement) ; elle est trajective.
Or
ce processus, la trajection, est analogue à ce qui en logique est une
prédication, dans laquelle, en l’occurrence, le donné environnemental (l’Umgebung) se trouve en position de sujet
logique : c’est ce dont il s’agit, et qui est saisi en tant que quelque chose par les sens, par l’action, par la
pensée et par la parole, ce qui en fait la réalité trajective d’un certain
milieu.
Sachant
par ailleurs que, dans l’histoire de la pensée européenne, la relation
sujet/prédicat en logique est homologue à la relation substance/accident en
métaphysique[14], voyons
maintenant à quoi la trajectivité correspond en termes à la fois logiques et
ontologiques. Le sujet comme la substance, c’est « ce qui gît
dessous » (hupokeimenon, subjectum),
le « se-tenir-dessous » (hupostasis,
substantia). Le prédicat, c’est « ce qui est dit » (dicatum) « là-devant » (prae), i.e. devant le sujet, et
l’accident, c’est « ce qui tombe » (cadere) « là-dessus » (ad), i.e. sur la substance. Ajoutons-y que, pour Nishida comme pour
Aristote[15], le
sujet est substantiel (u 有),
tandis que le prédicat est insubstantiel (mu
無) ;
puis en outre que, pour Nishida, le monde est prédicatif[16]
– c’est un « monde-prédicat », jutsugo
sekai 述語世界 –, et nous aurons les ingrédients principaux de
l’hypothèse suivante : le litige entre Terre et Monde, dans L’Origine de l’œuvre d’art, ce n’est
autre que le rapport entre substance et accident, sujet et prédicat dans la
trajection de la réalité en général, comme des réalités géographiques en
particulier.
Voilà
ce qu’il nous faut maintenant argumenter.
§ 2.
L’en-tant-que de la réalité
Si Nishida parvient à poser que le monde est
prédicatif et insubstantiel, c’est dans une perspective dérivée du bouddhisme
zen, laquelle ne nous concernera pas ici. Le monde, entendons-le plutôt comme
en géographie, à savoir ce qui fait apparaître le donné terrestre comme ce
complexe de ressources, de contraintes, de risques et d’agréments que les
diverses sociétés humaines, au cours de l’histoire, agencent selon des
configurations qui dépendent de leurs cultures respectives, et ne sont donc pas
universelles mais casuelles, contingentes. Cette contingence, c’est ce que
l’école française de géographie – celle de Paul Vidal de la Blache (1845-1918)
et de ses disciples – a mis en avant, dans ce que l’historien Lucien Febvre
(1878-1956) a qualifié de possibilisme ;
à savoir l’idée que le donné environnemental serait-il le même, il sera utilisé
différemment selon les sociétés[17].
Il n’y a donc pas déterminisme – l’environnement ne détermine pas les formes de
civilisation –, mais bien possibilisme : la relation entre les deux termes
est contingente. Elle n’est pas mécanique, elle est historique.
Poursuivant
cette idée sous une autre forme, j’ai argumenté plus tard que l’objet de la
géographie serait l’écoumène, c’est-à-dire « la Terre en tant qu’elle est humanisée », et que le propre du géographe
serait donc de « poser la question de cet ‘en-tant-que’, où le physique et
le social ne valent qu’en relation l’un avec l’autre », générant ainsi des
« prises, qui sont les
ressources, contraintes, risques et agréments constitutifs de l’écoumène »[18] ;
autrement dit, ce qui fait apparaître (phainein)
la réalité géographique comme telle, dans un certain ordre (kosmos). C’est la cosmophanie de notre monde (kosmos).
Lesdites prises étant trajectives, elles n’existent pas en soi. Par exemple (en
schématisant à outrance), le pétrole n’est une ressource en tant que carburant
que si vous avez inventé le moteur à explosion ; sinon, ce n’est qu’une
donnée de la géologie – le donné brut de l’Umgebung,
qui en soi n’est pas une ressource, et à la limite n’existe pas pour la société
concernée. Le pétrole de l’Arctique, par exemple, pendant des millénaires, n’a
pas existé pour les Inuit. En somme, il
était là pour rien.
À
l’époque, n’ayant pas encore lu Uexküll, je ne savais pas que j’allais
retrouver chez lui la même idée quasi à la lettre près, mais à propos des
animaux, et professée un demi-siècle plus tôt. Mon concept de
« prise » m’avait plutôt été inspiré par celui d’affordance chez James Gibson (1904-1979)[19].
Celui-ci, toutefois, ne parlait pas d’en-tant-que, et son propos n’invoquait
pas la phénoménologie herméneutique, dont cependant, à travers Watsuji Tetsurô
(1889-1960), j’avais découvert le lien avec la question de l’écoumène.
Dans
son essai Fûdo, Watsuji introduit le
concept de fûdosei 風土性,
qu’il définit dès la première ligne comme « le moment structurel de
l’existence humaine » (ningen sonzai
no kôzô keiki 人間存在の構造契機). L’expression kôzô
keiki (moment structurel) traduit l’allemand Strukturmoment, notion familière à la philosophie germanique, en
particulier chez Heidegger. Il s’agit ici du couplage dynamique des deux
versants de l’être humain, l’individu (hito
人)
et son milieu relationnel (aida 間),
couplage qui produit l’humain dans son unité plénière (ningen 人間, terme courant au sens d’« être
humain », mais qui chez Watsuji en arrive à prendre le sens particulier
d’« entrelien humain »). Watsuji critique Heidegger pour avoir
méconnu ce couplage, ce qui en fin de compte ferait du Dasein un simple hito et non pas un véritable ningen[20].
Pour rendre ce Strukturmoment, j’ai
donc traduit fûdosei par
« médiance », à partir du latin medietas,
qui signifie « moitié ». L’humain dans sa plénitude est en effet
composé de deux moitiés complémentaires et indissociables : l’individu et
son milieu, lequel, s’agissant de l’écoumène, est éco-techno-symbolique.
Or
ce concept de médiance (le couplage individu/milieu), Watsuji l’accompagne de
l’affirmation que le milieu (fûdo 風土) ne
doit pas être confondu avec l’environnement naturel (shizen kankyô 自然環境). L’environnement est un objet (celui de la
science écologique), alors que le milieu est vécu par un sujet, individuel ou
collectif, dont la subjectité (shutaisei 主体性)
se trouve donc être le présupposé de la médiance, ce « sol concret »
(gutaiteki jiban 具体的地盤)
de l’existence humaine, alors que l’environnement en a au contraire été
abstrait en tant qu’objet de science.
Cette
position de Watsuji diffère ainsi du point de vue scientifique. Elle se
revendique de la phénoménologie herméneutique, mais le fait est pourtant
qu’elle a probablement été inspirée à Watsuji par les sciences de la nature, en
l’occurrence par la mésologie (Umweltlehre)
d’Uexküll, dont il a sans doute entendu parler lors d’un séjour qu’il fit en
Allemagne en 1927-1928. Il est difficile autrement de s’expliquer la parfaite
homologie des principes qui fondent sa mésologie (fûdoron 風土論) tout comme celle d’Uexküll, la seule différence
étant que la première ne porte que sur les milieux humains (l’écoumène) en
particulier, tandis que la seconde porte sur les milieux vivants en général.
Uexküll aussi, en effet, postule que l’animal n’est pas un objet mais un sujet
– c’est un « mécanicien » (Maschinist),
pas une machine – , et que pour cette raison l’Umwelt ne doit pas être confondue avec l’Umgebung, cet environnement objet.
Il est vrai qu’Uexküll n’a pas créé de concept résumant ces principes,
tel que celui de la médiance. En revanche, il a créé une riche terminologie que
l’on peut rapprocher de l’en-tant-que écouménal, donc de la trajection et
corrélativement de la médiance (laquelle, pour la mésologie, est l’état que
produit le processus de la trajection). Uexküll montre en effet, par la méthode
expérimentale des sciences modernes, que le donné environnemental n’existe
jamais en soi pour l’animal concerné, mais toujours en tant que quelque chose
de spécifique, propre à telle espèce et non aux autres. Ce quelque chose n’est
donc jamais un objet – « un animal ne peut entrer en relation avec un objet comme tel[21] »
–, mais un « porteur de signification » (Bedeutungsträger), un « rôle » (Rolle) que le sujet animal confère à tel ou tel trait de l’environnement,
faisant exister ce dernier selon un certain « ton » (Ton). Par conséquent, selon l’espèce,
les traits objectifs de l’environnement n’existent jamais selon le même rôle –
la même réalité – dans le milieu animal. Ce sont des choses différentes. Par
exemple, la même herbe existera en tant que nourriture (Esston) pour la vache, en tant qu’obstacle (Hinderniston) pour le scarabée, en tant que boisson (Trinkton) pour la larve de la cigale,
etc..
À
partir d’une même et identique Umgebung,
ce « faire-exister-en-tant-que », soit la distribution des rôles dans
le théâtre respectif des diverses Umwelten,
Uexküll l’appelle « tonation » (Tönung).
Cela n’est autre qu’une trajection, autrement dit une prédication du donné
environnemental (qui est là en position de sujet logique S) en tant que le rôle
(qui est là en position de prédicat P) que l’animal confère à ce donné ;
ce que l’on peut résumer par une formule : la réalité r, c’est S en tant que P ; soit r = S/P ; principe valable pour
toutes les réalités, entre autres pour les réalités géographiques. Toutefois,
Uexküll n’étant pas spécialement logicien ni métaphysicien, il n’a pas
développé sa mésologie en ce sens. Heidegger, en revanche, a bien saisi cet
en-tant-que (als) comme un problème à
la fois logique et ontologique.
§ 3. De la Tönung uexküllienne au als heideggérien
Cette Tönung qui
est une trajection du point de vue écouménal a si profondément inspiré
Heidegger qu’il y a consacré une bonne partie de son séminaire de 1929-1930,
dont le texte a été repris après sa mort sous le titre Les Concepts fondamentaux de la métaphysique (Die Grundbegriffe der
Metaphysik)[22]. Il
est vrai que, par un subtil décalage, il y est question de Grundstimmung plutôt que de Ton
et de Tönung ; subtilité qui
néanmoins échappe aux traductions françaises, où l’on parle dans les deux cas
de « tonalité » (ici « fondamentale »). L’idée reste la
même, sauf que Heidegger précise les choses. Par exemple, la démonstration
uexküllienne selon laquelle
« Toute
la richesse du monde environnant la tique (die
Zecke umgebende Welt) rétrécit (schnurrt
zusammen) et se transforme en une pauvre mise en forme (ein ärmliches Gebilde), composée pour
l’essentiel de seulement trois signes sensibles (Merkmalen) et trois signes agibles (Wirkmalen) : c’est son milieu (ihre Umwelt). La pauvreté (Ärmlichkeit)
du milieu conditionne cependant la certitude de l’activité, et la certitude est
plus importante que la richesse »[23]
se déploie chez Heidegger dans la thèse célèbre qui
veut que la pierre soit « sans monde » (weltlos), l’animal « pauvre en monde » (weltarm), et l’homme « formateur de
monde » (weltbildend)[24].
L’on ne manquera pas de remarquer du reste que, chez Uexküll, parler de
« pauvreté » du monde de la tique est contradictoire, car ce n’est
que par rapport à l’Umgebung (i.e. l’Umwelt de notre science) que ce monde
peut être jugé pauvre et réduit à une simple image. Du point de vue de la tique
en revanche, son Umwelt est tout
aussi complète et réelle que Platon, de son point de vue d’humain, l’a jugé du kosmos (c’est-à-dire de son Umwelt) dans les dernières lignes du
Timée[25].
Heidegger quant à lui, d’un point de vue carrément anthropocentrique (et plus
précisément logocentrique), verra « la pauvreté en monde comme privation
de monde » (Weltarmut als Entbehren
von Welt)[26].
Là
où Heidegger innove, c’est bien en considérant la chose d’un point de vue
logique et ontologique. Commentant la proposition énonciative chez Aristote, il
montre que celui-ci, en parlant de σύνθεσις,
« (…)
veut dire ce que nous appelons la structure d’« en tant que ». C’est
ce qu’il veut dire, sans vraiment s’avancer expressément dans la dimension de
ce problème. La structure d’« en
tant que », la perception par
avance unifiante (vorgängige einheitbildende Vernehmen) de quelque chose en tant que quelque chose (etwas als etwas), est
la condition de possibilité de la vérité ou de la fausseté du λόγος »[27].
Cette
« perception par avance unifiante », Heidegger l’assimile[28]
à la prédication de a en tant que b, qui fait que « a est b ». C’est
le « moment structurel de l’évidence » (Strukturmoment der Offenbarkeit) par laquelle les choses
apparaissent en tant que quelque chose. C’est l’en-tant-que de l’étant en tant
que tel (das Seiende als solches), en
somme le qua du ens qua ens, le ᾗ du ὄν ᾗ ὄν.
Dans
le propos de Heidegger, « cet ‘en-tant-que’ fort élémentaire, c’est (…) ce
qui est refusé à l’animal »[29].
Ce propos est clairement logocentrique, et c’est là qu’il va diverger de celui
d’Uexküll. En effet, pour Heidegger, tout en étant admis qu’un lézard n’est pas
une simple matière, à la différence de la roche sur laquelle il se chauffe au
soleil,
« Quand
nous disons que le lézard est allongé sur la roche, nous devrions biffer le mot
‘roche’, pour indiquer que cela sur quoi il gît lui est certes connu de quelque
façon, mais pas en tant que roche (nicht als Felsplatte). La biffure ne signifie pas seulement : quelque
chose d’autre et saisi en tant qu’autre chose, mais encore tout à fait
inaccessible en tant qu’étant (uberhaupt
nicht als Seiendes zugänglich) »[30].
Ainsi
l’animal est « forclos de l’évidence de l’étant » (ausgeschlossen aus der Offenbarkeit vom
Seiendem)[31],
laquelle est indissociable du dire et de l’agir humains, qui médiatisent
spécifiquement le donné environnemental (on se rappellera ici le possibilisme
vidalien, voire le libre arbitre augustinien). L’animal, lui, est incapable de
se distancier de son milieu, car il est « empris » (benommen) dans l’emprise même qu’il a
dessus, et qu’ainsi, son comportement (benehmen)
lui est impulsivement dicté par son milieu[32].
Dans
le manque de recul de cette « emprise » (Benommenheit), il ne peut y avoir à proprement parler d’ouverture
de monde ; il y a seulement ce que Heidegger appelle « l’être-ouvert
dans l’emprise » (das Offensein in der
Benommenheit). Pour en revenir à Uexküll, cela correspond à ce que celui-ci
appelle Umwelt (milieu), et que
Heidegger tient à distinguer de Welt,
le monde proprement dit, lequel en somme ne peut véritablement s’ouvrir, donc
l’étant n’être en tant que tel, que par la grâce des systèmes symboliques (le
dire) et des systèmes techniques (l’agir) propres à l’humanité.
Les
Grundbegriffe en arrivent ainsi à la
thèse – fort analogue à l’émergence de l’écoumène à partir de la biosphère – de
« la formation de monde en tant que ce qui se passe fondamentalement dans
le Dasein » (Weltbildung als
Grundgeschehen im Dasein) et de « l’essence en tant que règne du
monde » (das Wesen als das Walten
der Welt). Et, cette fois, pour en revenir à l’idée nishidienne que le monde
est prédicatif, cela signifie que, dans ce qui est pour nous la réalité (r = S/P), l’essence des choses nous est
dictée par le prédicat, autrement dit par la manière P que nous avons de saisir
S – le donné brut de l’environnement, i.e. l’en-soi de l’Umgebung terrestre.
Il est temps à présent d’en venir plus directement à L’Origine de l’œuvre d’art.
§ 4. De
l’en-tant-que écouménal à l’Ursprung
de l’œuvre d’art
Si « origine » traduit bien Ursprung, le français n’évoque pas
l’image qu’exprime ici l’allemand ; à savoir le jaillissement (Sprung) premier (ur) de quelque chose qui va exister – ek-sister en jaillissant-hors de quelque chose d’autre. Pour aller
directement à la conclusion que je voudrais ici tirer, c’est la naissance de la
réalité (S/P) à partir de la Terre (S), par l’effet de l’en-tant-que mondain
(P) mis en œuvre par l’art. C’est la
Terre saisie en tant que monde, et l’œuvre de l’art est dans cet
en-tant-que.
Est-ce
bien là ce que Heidegger veut dire ? Certes, l’obscurité voulue de son
texte permettrait d’en discuter à l’infini, mais ce que nous venons de voir
(§1-§3) oblige néanmoins à cadrer la chose dans un certain sens. L’auteur qui
s’exprime dans L’Origine de l’œuvre d’art
n’est pas un autre homme que celui qui, cinq ans auparavant, a écrit les Grundbegriffe, et il n’est pas sorti,
comme par mutation, de la Grundstimmung qu’il
y professe ; il n’a pas changé de sol (Grund).
En outre, il ne s’agit pas là que de présomptions, et il ne s’agit pas du seul
Heidegger. Alors, quand celui-ci écrit les lignes hiératiques
« Debout
sur le roc, l’œuvre qu’est le temple ouvre un monde et, en retour, l’établit
sur la Terre, qui, alors seulement, fait apparition comme le sol natal (heimatlicher Grund). Car jamais les
hommes et les animaux, les hommes et les choses ne sont donnés et connus en
tant qu’objets invariables (…). C’est le temple qui, par son instance (Dastehen), donne aux choses leur visage,
et aux hommes la vue sur eux-mêmes » [33],
il
faut se souvenir qu’avant lui Uexküll avait déjà montré qu’ « un animal ne
peut entrer en relation avec un objet
comme tel » [34] ,
parce que ce n’est pas avec les objets abstraits de l’Umgebung qu’il est en relation, mais avec les choses concrètes de
sa propre Umwelt.
Or ces choses-là sont
« concrètes » de par leur croître-ensemble – leur cum-crescere, d’où concretus – avec ce que Platon eût appelé la genesis de l’animal lui-même dans le monde sensible, c’est-à-dire,
en l’occurrence, dans ce milieu-là. Dans la réalité concrète de l’Umwelt (soit r = S/P), en effet, les êtres et les choses vont ensemble, parce
que la vie des êtres saisit les choses en tant que quelque chose qui est en
adéquation trajective avec leur être même, donc leur propre saisie de soi.
Certes, ce n’est pas là le
vocabulaire d’Uexküll, mais c’est ce qu’il montre en parlant de
« contrepoint comme motif de la morphogenèse » (Kontrapunkt als Motiv der Formbildung)[35]
dans le monde vivant, et lorsqu’il pose que
« La règle
technique fondamentale qui s’exprime dans la floralité (Blumenhaftigkeit)[36]
de l’abeille et dans l’apicité (Bienenhaftigkeit)
de la fleur, nous pouvons l’appliquer aux autres exemples cités. Assurément, la
toile d’araignée se conforme muscalement[37],
parce que l’araignée elle-même est muscale. Être muscale signifie que
l’araignée, dans sa constitution, a incorporé certains éléments de la mouche.
Non pas à partir d’une mouche déterminée, mais à partir de l’archétype (Urbild) de la mouche. Mieux dit, la
muscalité de l’araignée signifie qu’elle a incorporé, dans sa composition
corporelle, certains motifs de la mélodie muscale (Fliegenmelodie) »[38].
C’est
qu’en effet, pour Uexküll, la « technique de la nature » (die Naturtechnik) fonctionne comme une
symphonie, dont les divers éléments sont dans des « rapports
contrapuntiques » (kontrapunktischen
Beziehungen)[39]. En
se formant, chacun forme les autres. C’est dire que l’en-tant-que dont ressort
un milieu, à partir de l’environnement, modifie l’environnement lui-même. En
somme, il exerce une fonction non seulement cosmogénétique, mais ontogénétique.
Or dans un monde humain, c’est
l’œuvre humaine qui exerce cette fonction, mais spécialement par la technique
et par le symbole, l’agir et le dire. C’est donc en l’occurrence, dans
l’exemple choisi par Heidegger, le temple qui fait exister les choses alentour
en tant que ce qu’elles sont :
« Sur le roc, le
temple repose sa constance. Ce ‘reposer sur’ fait ressortir l’obscur de son
support brut et qui pourtant n’est là pour rien. Dans sa constance, l’œuvre
bâtie tient tête à la tempête passant au-dessus d’elle, démontrant ainsi la
tempête elle-même dans toute sa violence. L’éclat et la lumière de sa pierre,
qu’apparemment elle ne tient que de la grâce du soleil, font ressortir la
clarté du jour, l’immensité du ciel, les ténèbres de la nuit »[40].
Et
que veut dire ce mystérieux « et qui pourtant n’est là pour rien »[41] ?
Il s’éclaire si l’on se rappelle qu’Uexküll a montré que ce qui, dans l’Umgebung, ne relève pas de l’Umwelt d’un certain animal, n’existe pas
pour celui-ci. Pour l’animal, ce qui existe, ce n’est que ce qui entre dans le
« cercle fonctionnel » (Funktionskreis)
entre son « monde agible » (Wirkwelt)
et son « monde sensible » (Merkwelt)[42] ;
car « autant de performances (Leistungen)
un animal est capable d’accomplir, autant d’objets (Gegenstände) il est capable de distinguer dans son milieu »[43] ;
mais quant au reste du donné environnemental, il n’en a cure, et c’est
littéralement là pour rien. Tout comme, naguère, le pétrole pour les Inuit.
Ce support brut qui est là pour rien
– soit ce qui, dans l’Umgebung, n’est
pas découvert, ouvert en tant que quelque chose –, c’est le gisant-dessous (hupokeimenon) qui reste confit dans son
en-soi de sujet (S), identique à soi-même et inaccessible tant qu’il n’est pas
prédiqué en un certain monde (P). Mais même ce qui, en tant qu’un certain
prédicat (P), est découvert et devient réalité (S/P), ne cesse pas pour autant
d’exister en soi (S). Cette matière première qui à la fois se donne en tant que
monde et se retire en soi, autrement dit
« Ce vers où
l’œuvre se retire, et ce qu’elle fait ressortir par ce retrait, nous l’avons
nommé la Terre. Elle est ce qui, ressortant, reprend en son sein (das Hervorkommend-Bergende). La Terre
est l’afflux infatigué et inlassable de ce qui est là pour rien. Sur la Terre
et en elle, l’homme historial fonde son séjour dans le monde. Installant un
monde, l’œuvre fait venir la Terre (Indem
das Werk eine Welt aufstellt, stellt es die Erde her). Ce faire-venir doit
être pensé en un sens rigoureux. L’œuvre porte et maintient la Terre elle-même
dans l’ouvert d’un monde. L’œuvre libère
la Terre pour qu’elle soit une terre »[44].
De quoi donc l’en-tant-que (l’œuvre)
libérerait-il la Terre ? Du carcan de son identité de S, pour en faire la
réalité d’une véritable terre (S/P), c’est-à-dire la faire venir (la
pro-duire : herstellen) en tant
qu’un certain monde (P). Heidegger dit certes que « ce faire-venir doit
être pensé en un sens rigoureux » (das
Herstellen ist hier im strengen Sinne des Worts zu denken), mais il eût
failli à son destin de « mage de la Forêt Noire »[45]
s’il avait clarifié ledit sens, en le rapprochant du als dont parlaient naguère explicitement ses Grundbegriffe ; à savoir l’assomption de S en tant que P, qui
produit (stellt her) la réalité S/P.
Ce qui est explicite en revanche,
c’est que pour Heidegger, cette assomption est le dé-voilement (ἀ-λήθεια) de la
vérité (ἀλήθεια), à partir de l’obscurité de son support brut (la Terre). Cette
opération, c’est bien celle où S, découvert et déployé en tant que P, devient
S/P, c’est-à-dire réalité ; mais elle n’est pas simple, car
« L’être
à découvert de l’étant, ce n’est jamais un état qui serait déjà là, mais
toujours un avènement. Être à découvert (vérité) est aussi peu une qualité des
choses – au sens de l’étant – qu’il n’est une qualité des énoncés. (…) Il appartient à l’essence de la vérité comme
être à découvert de se suspendre sur le mode de la double réserve. La
vérité est, en son essence, non-vérité »[46].
Que
la vérité serait non-vérité, voilà qui fait remarquablement zen ; mais il
est clair que, dans la mesure où elle est l’en-tant-que de l’ἀ-λήθεια, la
vérité n’est ni l’en-soi de S, ni le pour-soi de P (ce en tant que quoi S
existe – ek-siste, ur-springt [prime-jaillit] – aux yeux d’un certain être).
« Sur le mode de la double réserve » (in der Weise des zwiefachen Verbergens)[47],
elle n’est ni l’un ni l’autre, ni S ni P mais, entre les deux, S en tant que P
– et relève donc d’une méso-logique qui n’est ni la logique de
l’identité du sujet (celle d’Aristote, qui a fondé le rationalisme scientifique
sur l’absolutisation de S)[48],
ni la logique de l’identité du prédicat (celle de Nishida, jutsugo no ronri 述語の論理, qui est d’essence religieuse par son
absolutisation de P)[49].
Autrement dit, elle advient justement dans le « litige » (Streit) entre la Terre (S) et le monde
(P).
Alors,
la vérité en question relèverait-elle de l’art plutôt que de la science ?
C’est ce que nous dit Heidegger, pour qui
« L’institution
de la vérité dans l’œuvre, c’est la production d’un étant qui n’était point
auparavant, et n’adviendra jamais plus par la suite. (…) La vérité s’institue
dans l’œuvre. La vérité ne déploie son être que comme combat entre éclaircie et
réserve, dans l’adversité du monde et de la Terre »[50],
tandis que
« La
science, au contraire, n’est pas un avènement inaugural de la vérité, mais
toujours l’exploitation d’une région du vrai déjà ouverte »[51],
ce qui mène Heidegger à cette conclusion :
« L’essence
de l’art, c’est le Poème. L’essence du Poème, c’est l’instauration de la
vérité »[52].
Or
du point de vue mésologique, l’assomption de S en tant que P, c’est la réalité
(r = S/P) plutôt que la vérité,
laquelle en principe est l’adéquation de P à S. Cela, du moins, c’est la vérité
au sens de la science – mais ce sens est idéal et abstrait, car le fait
même d’atteindre S est le prédiquer en tant que P ; autrement dit, concrètement,
le faire exister en tant que quelque chose, donc, en fait, découvrir une
nouvelle réalité (S/P)[53].
En fin de compte, les deux vérités se rejoindraient donc à mi-chemin dans une
démarche inverse ; car, alors que le poème (l’art) libère la Terre de son
identité à soi pour l’ouvrir en de nouveaux mondes, la science dissèque le
monde pour retrouver la Terre. Et ainsi donc advient, dans un litige
indéfiniment recommencé, en ourobore ou plutôt en spirale, mouvante et toujours
nouvelle, la réalité des milieux humains. Cela n’est autre effectivement que la
vérité, laquelle, concrètement sinon dans l’abstrait, n’est ni S ni P, mais S en tant que P
– : la mise en ordre (kosmos) de
la Terre en tant qu’un certain monde (kosmos).
En somme, la cosmophanie de la Terre,
dans cette trajection par les sens, l’action, la pensée et la parole.
Dans
leur principe ontologique, tel est le dévoilement, telle est la cosmophanie des
réalités géographiques ; et d’ailleurs, c’est bien là au fond ce que
montre aussi un physicien comme Bernard d’Espagnat quand il parle de
« réel voilé » – expression quasi heideggérienne, et en tout cas
mésologique, puisque le « réel », c’est S, qui est toujours
« voilé » en tant que P lorsqu’il devient réalité (S/P) ; hormis
que la démarche de la science est bien l’inverse de celle de l’art, puisque là
où Heidegger parle de dévoilement (ἀ-λήθεια), d’Espagnat parle de voilement !
Palaiseau, 22 juillet 2016.
Né en 1942 à Rabat, géographe,
orientaliste et philosophe, Augustin Berque est directeur d’études à l’École
des hautes études en sciences sociales (Paris), où il enseigne la mésologie.
Membre de l’Academia europaea, il a été en 2009 le premier occidental à
recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie. Courriel : berque@ehess.fr.
[1] Paris, Belin, 2000.
[2] Op. cit.,
p. 9.
[3] Dans tout cet article, les anthroponymes d’Asie
orientale sont donnés dans leur ordre normal, patronyme (Watsuji, Imanishi,
Nishida…) avant le prénom (Tetsurô, Kinji, Kitarô…).
[4] C’est ici le titre de la traduction française, par
Augustin Berque, Paris, CNRS, 2011. Le titre japonais original est Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu (Milieu. Étude
de l’entrelien humain).
[5] Texte initialement écrit en 1935, et légèrement
remanié plus tard. Je me réfère ici à la traduction française par Wolfgang
Brokmeier, parue dans l’édition française de Chemins qui ne mènent nulle part (Holzwege, 1949), Paris,
Gallimard, 1962, p. 13-98, qui du reste traduit Streit par « combat » et non par « litige ».
Pour le texte original, je me réfère à la Gesamtausgabe,
V : Holzwege, Francfort-sur-le-Main, Vittorio Klostermann, 1977.
[6] Paul FEYERABEND, La Tyrannie de la science, Paris, Seuil, 2014 (Ambiguità e armonia : lezioni trentine, 2011), p. 145.
[7] Certes, Heidegger écrit (Chemins…, op. cit., p. 45, et Gesamtausgabe,
op. cit., p. 28) « De ce que ce mot [die Erde] dit ici, il faut écarter aussi bien l’image d’une masse
matérielle déposée en couches que celle, purement astronomique, d’une planète.
La terre, c’est le sein dans lequel l’épanouissement reprend, en tant que tel,
tout ce qui s’épanouit. En tout ce qui s’épanouit, la terre est présente en
tant que ce qui héberge (Die Erde ist
das, wohin das Aufgehen alles Aufgehende und zwar als ein solches zurückbirgt.
Im Aufgehenden west die Erde als das Bergende) » ; mais j’espère
montrer que cette allégorie, à l’inverse d’une ἀ-λήθεια, voile (λήθει) au
contraire délibérément ce qui, concrètement, est bien en fait la Terre à la
fois comme planète, environnement (Umgebung),
sol (Boden) et sujet (hupokeimenon) fondant tout monde humain.
[8] Ce thème a été développé par Reinhard MAY, Ex oriente lux. Heideggers Werk unter
ostasiatischem Einfluss, Stuttgart, F. Steiner Verlag, 1989 ; ouvrage que
Graham Parkes a traduit sous le titre Heidegger’s
hidden sources. East Asian influences on his work, Abingdon, Routledge,
1996.
[9] La chose a été soulignée, entre autres, par
Giorgio AGAMBEN, L’Ouvert : de
l’homme et de l’animal, Paris, Payot et Rivages, 2002.
[10] Pour plus de détails, v. Augustin BERQUE, La mésologie, pourquoi et pour quoi
faire ?, Nanterre La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest,
2014 ; ainsi qu’Écoumène, op. cit..
J’ai introduit le terme de trajection dans Le
Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard,
1986.
[11] Jakob von UEXKÜLL, Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans
les milieux d’animaux et d’humains), Hambourg, Rowohlt, 1956 (1934). Il en
existe deux traductions françaises : par Philippe Müller, Mondes animaux et monde humain, Paris,
Denoël, 1965 ; et par Charles Martin-Fréville, Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010.
[12] André LEROI-GOURHAN, Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
[13] Cette formule se retrouve aussi bien dans son
premier livre (Seibutsu no sekai [Le monde du vivant], 1941) que dans l’un
des derniers (Shutaisei no shinkaron [La subjectité dans l’évolution], 1980).
Tous deux ont été traduit en français : Kinji IMANISHI, Le monde des êtres vivants, une théorie
écologique de l’évolution (trad. par Anne-Yvonne Gouzard), Marseille,
Wildproject, 2011 ; La Liberté dans
l’évolution. Le vivant comme sujet (trad. par Augustin Berque), Marseille,
Wildproject, 2015.
[14] Comme le rappelle le Concise Oxford Dictionary (5e édition, 1964) à l’article
substance (p. 1287) :
« substance & accidents in metaphysics correspond to subject and predicate
in logic ».
[15] À ce sujet, v. Robert BLANCHÉ et Jacques DUBUCS, La Logique et son histoire, Paris,
Armand Colin, 1996 (1970), chap. II.
[16] V. NISHIDA Kitarô, Basho (Le lieu, 1926)
dans les œuvres complètes Nishida Kitarô
zenshû, Tokyo, Iwanami, 1966, vol. IV.
[17] Lucien FEBVRE, La
Terre et l’évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire,
Paris, Albin Michel, 1922.
[18] Augustin BERQUE, « Espace, milieu, paysage,
environnement », p. 352-369 dans
Antoine BAILLY, Robert FERRAS, Denise PUMAIN (dir.) Encyclopédie
de géographie, Paris, Economica, 1992, p. 367 et 368.
[19] James GIBSON, The Ecological approach to visual perception,
Boston, Houghton & Mifflin, 1979. J’ai
commenté cette source dans Médiance, de
milieux en paysages, Paris, Belin/RECLUS, 1990 ; ainsi que dans Écoumène, op. cit.
[20] L’une des preuves en étant que le Dasein, tout Mitsein (être-avec) qu’il puisse être,
est en fin de compte un « être vers la mort » (Sein zum Tode), alors que l’humain véritable est pour Watsuji un
« être vers la vie » (sei e no
sonzai 生への存在) dont l’existence sociale se poursuit au delà de
la mort du corps individuel. Par une convergence d’approches diverses, j’ai
montré dans Poétique de la Terre.
Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin,
2014, qu’en l’affaire il y a une contradiction interne dans le propos
heideggérien, et que c’est Watsuji qui a raison.
[21] P. 94 dans la traduction Müller. L’original dit
ici (p. 105), plus fortement encore, « avec un objet » (mit einem Gegenstand).
[22] Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1983.
Traduction française par Daniel Panis, Paris, Gallimard, 1993.
[23] Streifzüge…, op. cit. p.
29. Trad. A.B.
[24] Die Grundbegriffe…, § 42.
[25] Où il est dit que le kosmos est « très grand, très bon, très beau et très
achevé » (megistos kai aristos
kallistos te kai teleôtatos).
[26] Die Grundbegriffe…, § 46.
[27] Die Grundbegriffe…, p.
466. Italiques de Heidegger.
Trad. A.B.
[28] Je ramasse ici le propos du § 69.
[29] Op. cit.,
p. 416.
[30] Op. cit.,
p. 291-292.
[31] Op. cit.,
p. 358.
[32] Heidegger joue ici (op. cit., § 46) sur la parenté entre benommen (« étourdi, obnubilé », mais aussi participe
passé de benehmen) et benehmen (« comportement »,
mais aussi « enlever, priver de »), tous deux dérivés de nehmen (prendre) avec la particule be, qui transitive pour rendre tel ou
tel (cf. en français en dans enrichir). En somme, l’animal est « empris » dans son
milieu.
[33] Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962 (Holzwege, 1949), p. 45. Traduction de
Wolfgang Brokmeier, modifiée par la graphie « Terre » au lieu de
« terre ».
[34] P. 94 dans la traduction Müller des Streifzüge, citée plus haut.
[35] Streifzüge…,
op. cit., p. 145.
[36] Müller (Mondes
animaux…, op. cit., p. 152)
traduit ce néologisme par « le fait que la fleur est ‘pour
l’abeille’ », et ajoute cette note : « L’allemand construit ici
un adjectif, ‘bienenhaft’, appliquant à la fleur une qualité d’abeille, et à
l’abeille une qualité florale. Dans ce qui suit, on aura dans chaque exemple un
procédé verbal analogue. Nous l’avons rendu en français par la tournure ‘pour…’
(…) ». J’ai préféré le rendre par un néologisme homologue (apis = abeille en latin, comme plus loin
musca = mouche).
[37] En fonction des mouches.
[38] Streifzüge…,
op. cit., p. 145. Trad. A.B.
[39] Streifzüge…, op. cit., p. 142.
[40] Chemins…,
op. cit., p. 44.
[41] Cette traduction de Brokmeier est excellente, mais
assez cavalière. Le texte allemand dit ici : doch zu nichts gedrängten, soit « pourtant forcé à
rien ». En termes géographiques, cela signifie que cette terre est
inexploitée, laissée à elle-même, en friche.
[42] V. la fig. 3 dans Streifzüge…, op. cit., p.
27.
[43] Streifzüge…,
op. cit., p. 68.
[44] Chemins…,
op. cit., p. 49-50. Trad. Brokmeier, seulement modifiée par la graphie
« Terre » au lieu de « terre ». L’allemand Erde, quant à lui, ne fait pas la
distinction. NB : le texte de la Gesamtausgabe
dit ici, en italiques (p. 32) « Das
Werk läßt die Erde eine Erde sein », soit « L’œuvre laisse la
Terre être une terre », ce qui, à moins d’y voir une simple tautologie,
implique que la Terre elle-même aspirerait à être ce qu’en a fait l’histoire
humaine – vision destinale (pour dire le moins) que je ne discuterai pas
ici.
[45] L’expression est de Jean-Claude Beaune.
[46] Chemins…, op. cit., p. 59.
Trad. Brokmeier.
[47] Gesamtausgabe, op. cit.,
p. 41. Verbergen,
c’est cacher, celer, receler ; en somme λήθειν…
[48] Rappelons que le sujet du logicien, c’est l’objet
du physicien : ce dont il s’agit, S.
[49] Sur ce thème, v. Augustin BERQUE,
La mésologie, pourquoi et pour quoi
faire ?, Nanterre La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest,
2014 ; plus spécialement « La logique du lieu
dépasse-t-elle la modernité ? », p. 41-52, et « Du prédicat sans base
: entre mundus et baburu, la modernité », p. 53-62
dans Livia MONNET (dir.) Approches
critiques de la pensée japonaise au XXe siècle, Montréal,
Presses de l'Université de Montréal, 2002. NB : Nishida parle
indifféremment de « logique du prédicat » et de « logique du
lieu » (basho no ronri 場所の論理).
Sur la « méso-logique » de la mésologie, v. mes articles
« Mesology (風土論) in the light of Yamauchi Tokuryû’s Logos and lemma », APF Series 1, Philosophizing in Asia, UTCP (The
University of Tokyo Center for Philosophy), Uehiro Booklet 3, 2013, p. 9-25, et
sur le site mesologiques.fr, « La méso-logique des milieux / 環世界と風土の中論的論理 »
(décembre 2013).
[50] Chemins…,
op. cit., p. 69 et 70. Trad. Brokmeier, modifiée seulement par la graphie
« Terre » au lieu de « terre ». NB : Brokmeier traduit
Streit par « combat »,
tandis que je le rends par « litige ».
[51] Chemins…,
op. cit., p. 69. Trad. Brokmeier.
[52] Op. cit.,
p. 84.
[53] Bernard d’ESPAGNAT, À la recherche du réel. Le regard d’un physicien, Paris, Dunod,
2015 (1979) ; Le réel voilé :
analyse des concepts quantiques, Paris, Fayard, 1994 ; Traité de physique et de philosophie,
Paris, Fayard, 2002, 590 p..