Andy Warhol, Marilyn Diptych (1962, détail) |
Cher M. Berque,
Avant toute chose, je vous informe avoir eu connaissance de cette adresse email par le biais du site Écoumène. De ce fait, j'espère que l'adresse en question est destinée aux échanges publics et non privés, si tel n'est pas le cas alors je m'excuse pour cette prise de contact.
Deuxièmement et avant d'exprimer ma question, je tenais très sincèrement à vous remercier pour vos ouvrages, articles et conférences qui m'ont été d'une richesse indispensable tant sur le plan esthétique que sur le plan éthique et aussi j'ose le mot, sur le plan spirituel. L'approche trajective des phénomènes nous enseigne à être au monde, en cela je vous en suis tout à fait reconnaissant.
Je m'appelle Camille Ringuet, je suis étudiant en deuxième année de maitrise de recherches cinématographiques. Je rédige depuis maintenant deux années un mémoire sur une approche du cinéma par les notions de Mujo et de Ku, je me questionne sur l'apparente permanence des rapports que nous entretenons avec les images de cinéma, ainsi que la capacité de ces dernières à se fondre dans les phénomènes, à "retourner à la terre" afin d'éviter de perpétuer l'illusion paradigmatique de l'image en tant qu'image, le "monde du cinéma" ayant "dépassé la réalité en beauté", selon les mots de Warhol suite à la projection de son film "****(four stars)".
J'aimerais vous poser une question quant à la trajection, un élément n'a pas été très clair à ma compréhension.
Lorsque le sujet se voit saisi en tant que prédicat, je comprends bien que le sujet en tant que tel n'est pas saisissable. Cela dit, n'est-il pas saisissable car au-delà de nos perceptions, est-il nouménal donc inatteignable ? Ou alors, dans une vue peut-être plus orientale, est-ce que le sujet en-tant-que-tel ne correspond tout simplement à aucune réalité possible, que cette "chose en soi" Kantienne se révèle alors n'être qu'illusion ? Comme l'interdépendance bouddhique renie justement la chose en tant que telle, je me demandais si du point de vue mésologique, il en va de même du sujet en tant que prédicat qui ne peut être autre chose, non pas seulement pour nos sens, mais pour tout type d'interaction.
En vous remerciant pour votre temps et votre attention, et au plaisir de continuer de vous lire.
Respectueusement,
Camille Ringuet
Sujet : Re: Questionnement au sujet de S/P
Date : Tue, 28 Jul 2020 19:34:31 +0200
De : Augustin Berque Pour : Camille Ringuet
Cher Monsieur,
D'abord, soyez remercié pour l'intérêt que vous portez à la mésologie. Cela me fait grand plaisir.
Quant à votre question, il faudrait d'abord être sûrs que nous entendons la même chose par le mot "sujet". Lorsque vous écrivez "Lorsque le sujet se voit saisi en tant que prédicat", on pourrait penser que vous comprenez "sujet" au sens psychologique (i.e. le sujet qui perçoit et pense, Descartes dirait la res cogitans). Dans le rapport S/P, S est le sujet du logicien, qui est l'objet du physicien: ce dont il s'agit concrètement pour I dans le rapport ternaire S-I-P, I étant l'être qui interprète S en tant que P. Cet I peut donc être le logicien, le physicien, un être vivant quelconque, voire un dispositif matériel dans l'expérience quantique.
Il faut rappeler, by the way, que pour la mésologie, i.e. onto/logiquement (à la fois logiquement et ontologiquement), et du reste de manière tout à fait orthodoxe, S est à la fois ontologiquement la substance et logiquement le sujet, tandis P est ontologiquement l'accident et logiquement le prédicat.
Pour la mésologie, l'en-soi de S est inatteignable, puisque le fait même de l'atteindre est le saisir en tant que quelque chose (als etwas, dit Heidegger), soit S/P et non pas S. Cela correspond à ce que le physicien Bernard d'Espagnat appelle "le réel voilé". Autrement dit, c'est une chose (concrète, i.e. S/P), et non pas, abstraitement, un pur objet (S).
Le bouddhisme, qui est une religion, absolutise ce rapport en posant que les choses n'ont pas de nature propre. Autrement dit, qu'elles sont toujours et à jamais S/P, ou plus exactement, qu'il n'y a pas de S, donc qu'il y a en quelque sorte toujours et à jamais /P, ce qu'il y a à gauche de / étant vacuité (sunyata, 空), et ce qu'il y a à droite de / étant illusion (avidyā, "in-connaissance, nescience", jp mumyô 無明).
La mésologie en revanche, qui n'est pas une religion, ne peut absolutiser ni S/P ni /P. Elle équivaut à un agnosticisme, pour lequel on ne peut pas connaître S, mais qui pose que S est nécessaire pour qu'il y ait P. Concrètement, cela veut dire que nous en sommes toujours à un certain point d'une chaîne trajective dont nous pouvons certes remonter ou descendre divers enchaînements, mais jamais revenir au point de départ, ni bien entendu connaître l'aboutissement.
Je vais proposer à Yoann Moreau (le créateur du site https://ecoumene.blogspot.com/) de mettre notre échange en ligne, parce que vous avez mis le doigt sur une question essentielle à la mésologie. Vous n'avez rien contre?
Bien cordialement,
Augustin Berque