lundi 10 janvier 2011

Comment pénétrer la subjectité japonaise ?

Compte rendu de l'exposé d'Augustin Berque au séminaire du CRJ du 6 janvier 2011 :

La subjectité (shutaisei 主体性, subjecthood) n'est pas la subjectivité (shukansei 主観性, subjectiveness). C'est le fait d'être sujet (souverain de soi-même), pas le fait d'être subjectif (soumis à ses passions). Il y a certes des chevauchements entre les deux concepts. Le problème vient de l'ambivalence du terme "sujet" dans les langues européennes (pour y voir clair dans cette question complexe, v. l'article "sujet" dans le Vocabulaire européen des philosophies dirigé par Barbara Cassin, Seuil / Le Robert, 2004, p. 1233-1254). En revanche, lorsqu'ils ont introduit la philosophie occidentale, les Japonais ont distingué, dans ce même terme "sujet" (hupokeimenon, subjectum, Subjekt, subject, sujeto, sogetto...), le sujet existant (shutai 主体), le regard subjectif (shukan 主観), le sujet grammatical (shugo 主語), le sujet logique (shudai 主題), etc.

Du point de vue mésologique (l'étude des milieux), il y a corrélation, voire co-suscitation (pratitya samutpada, yuanqi 縁起) entre le sujet et son milieu. La subjectité est une condition de l'être, qui apparaît avec la vie, se développe au cours de l'histoire naturelle, et va culminant en subjectivité au cours de l'histoire humaine. L'être humain est particulièrement subjectif, parce que c'est l'être dont la réflexivité - permise par ses systèmes symboliques et techniques - fait à la fois le sujet et le prédicat de soi-même (sur ce thème, v. A. Berque, Ecoumène, section 42).

La question du sujet a hanté le Japon moderne, pour deux raisons principales. L'une, que cette question se pose dans sa culture (en particulier dans sa langue) de manière très différente du cas européen, qu'il avait entrepris d'imiter. L'autre, qu'en introduisant la civilisation occidentale moderne de son propre chef, pour préserver sa souveraineté, il s'est mis lui-même dans la situation paradoxale de réprimer son identité pour mieux l'affirmer. L'un des résultats, au plan philosophique, aura été l'émergence de l'école de Kyôto et du thème du "dépassement de la modernité" (kindai no chôkoku 近代の超克). Sur ce thème, v. A. Berque (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité (2 vol.), Bruxelles, Ousia, 2000).

La modernité occidentale a fait du sujet individuel (celui du cogito) un absolu, qui est donc en principe impénétrable. Corrélativement, la logique (héritée d'Aristote) de l'identité du sujet est absolument binaire : A ne peut pas être non-A, et il n'y a pas de tiers terme qui soit à la fois A et non-A.

En revanche, la subjectité a plusieurs échelles ontologiques, qui vont de la vie en général (la base la plus universelle, où la subjectité est la plus diffuse) jusqu'à la conscience individuelle du cogito (la pointe la plus singulière, où la subjectité est la plus focalisée). Entre cette base et ce point culminant, la subjectité est une affaire commune à divers degrés (l'intersubjectivité d'un groupe humain, la subjectité d'une espèce vivante, etc.). De ce fait, hormis la singularité absolue du cogito, l'on peut espérer pénétrer, dans une certaine mesure, cette subjectité plus ou moins commune, et ainsi comprendre quel sens le sujet concerné donne à son propre monde. C'est une affaire d'herméneutique.

A. Berque évoque ensuite brièvement et en vrac quelques exemples illustrant la question :
- les contradictions du propos d’Imanishi Kinji, dans『主体性の進化論』, envers son propre principe <主体の環境化、環境の主体化>.
- ce qui, relevant de la logique du prédicat 述語の論理、場所の論理, est incommunicable (au contraire de la science, qui relève de la logique de l'identité du sujet 主語の論理), serait-il plus accessible par le tétralemme (à ce propos, v. Yamauchi Tokuryû, 『ロゴスとレンマ』, Tokyo, Iwanami, 1974) ?
- dans les prises (ou affordances) du milieu, le corps est disposé-disposant, et le sujet-prédicat de soi-même est à la fois patient et agent (mais pas aux mêmes niveaux ontologiques).
- le temps démesurable de la subjectité (cf. la durée bergsonienne) relève de l'échelle (rapportée à l'existence du sujet), pas de la proportion (qui est affaire d'objets).
- pour singer Wittgenstein (Tractatus, 3.221) : Zwar nennen wir die Erde, mit unseren Zeichen ; aber es ist sie, die uns ausspricht : la Terre, nous la nommons, certes, avec nos signes ; mais c'est elle qui nous prononce (i.e. c'est l'histoire naturelle qui nous a créés et nous sous-tend à chaque instant. En somme, le sujet ultime, c'est la nature, mais il ne s'incarne que dans les subjectités singulières, dont celle de chacun de nous).
- la mésologie 風土論 de Watsuji Tetsurô fait de la subjectité humaine 人間の主体性 sa condition fondatrice, et il commence son  Ethique 『倫理学』en posant celle-ci comme <主体的な人間の学として>.
- qui est le 自de 自然 ? C'est à mieux le laisser s'exprimer que tendent aussi bien le jueju 絶句 de la poésie Tang que le haiku 俳句 nippon, en élidant l'expression du sujet 主語.
- la subjectité comprend subjectivité humaine, pas l’inverse.
- subjectité et liberté  (notamment pour le choix de P, qui déterminera l’identité de S), s'opposent à la nécessité mécanique, où l'identité de S est prédéterminée (par qui?).
- le « je » substantiel des langues européennes est tout autre chose que l'appellation circonstancielle du locuteur dans la langue japonaise, où il s'agit d'un "ambiant" plutôt que d'un "sujet" ; et cela a beaucoup à voir avec la mésologie watsujienne, aussi bien qu'avec la conception qu'Imanishi se fait du vivant et de l'évolution.
- la "conscience au fond de la conscience" 意識の底の意識 que suppose le renga 連歌 est tout autre chose que l'"inconscient" que supposent  les petits papiers surréalistes.
- etc.

Puis A. Berque livre quelques souvenirs de sa propre rencontre avec la subjectité nippone (v. le texte ci-joint, "Herméneutique et terrain au Japon").

Lectures conseillées

Augustin BERQUE, Le sauvage et l'artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1997 (1986).
- Le japonais, p. 240-250 dans Jean-François MATTÉI (dir.) Encyclopédie philosophique universelle, IV : le Discours philosophique, Paris, PUF, 1996.
- Ecoumène. Introduction à l'étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009 (2000).
- Le sens de l'espace au Japon. Vivre, penser, bâtir (avec Maurice Sauzet), Paris, Arguments, 2006.
- Milieu et identité humaine. Notes pour un dépassement de la modernité, Paris, Donner lieu, 2010.

Textes complémentaires