La nature d'un point de vue moral : co-suscitation (yuanqi 縁起)

L'été

Giuseppe Arcimboldo (vers 1527-1593)

Huile sur toile

© Musée du Louvre, Cliché G. Blot/RMN

Séminaire "Poétique de la Terre" : compte rendu de la séance du vendredi 7 janvier 2011.

Les dernières séances (jusqu'au 10 décembre) avaient tenté d'articuler la morale humaine à l'histoire naturelle (v. pour rappel "Sur la terre. Les fondements terrestres de l'éthique humaine", déjà distribué le 10 décembre). Il s'agit à présent, pour préciser l'embrayage nature/culture, de renverser le point de vue en essayant de prendre en compte la nature d'un point de vue moral, à commencer par la question de la biodiversité.

1. A. Berque met d'abord en évidence les impasses de l'objectivisme scientifique en la matière. La science moderne (en l'occurrence l'écologie), dont la condition fondatrice institue la nature en objet, exclut par principe de son champ la subjectité de l'existence humaine. Ontologiquement, elle ne peut donc pas prendre en compte l'écoumène, qu'elle dissout dans la biosphère. Autrement dit, elle dégrade l'humain au rang de non-sujet. D'où une série de contradictions : dériver une éthique de l'écologie en tant que science est indéfiniment soit immoral, soit incohérent.

Varuna sur sa monture, un makara (peinture, vers 1820)

2. Inversement (et dans une symétrie qui découle du dualisme moderne), les impasses du subjectivisme mystique (ou spiritualisme) sont tout aussi évidentes. Le spiritualisme en la matière est symétriquement nourri par le matérialisme de la science moderne. Par exemple, on divinisera Gaïa, à partir de l'hypothèse scientifique (biogéochimique) de Lovelock ; ou encore, dans le New Age, la connaissance des écosystèmes devient une communication subtile avec les devas de la nature. A. Berque prend l'exemple de la "logique du prédicat" ou "logique du lieu" ( jutsugo no ronri 述語の論理, ou basho no ronri  場所の論理) de Nishida pour montrer que ce mysticisme revient à culbuter la logique de l'identité du sujet (qui fonde l'esprit scientifique moderne en absolutisant l'objet - rappelons que l'objet du physicien, c'est le sujet du logicien : S) en son énantiomère (son inverse spéculaire), i.e. l'absolutisation du prédicat (P), c'est-à-dire, en fin de compte, de la subjectivité. Ce mysticisme, qui absolutise P et le prive donc de sa base logique S, ne peut pas plus fonder la morale que la science, car il tourne en rond en le privant de référent autre que lui-même. Autrement dit, on ne peut pas fonder la morale pour des raisons morales.

3. Du point de vue mésologique, on ne peut absolutiser ni le sujet (S), ni le prédicat (P). La réalité est nécessairement trajective, i.e. S/P ; ce qui exige une logique trajective, combinant S et P dans une dynamique ontogénique, i.e. créant poétiquement de l'être par le devenir, en associant plusieurs niveaux ontologiques. Dans cette poétique, il y a à la fois prédication (S est saisi en tant que P) et hypostase (substantialisation de P en S' etc.) : (((S/P)/P')/P'')/P''' etc. Cette poétique engendre aussi bien l'histoire naturelle (l'évolution des espèces) que l'histoire humaine (l'évolution des cultures). La voie est montrée par l'homologie entre les thèses d'Uexküll (au niveau ontologique de la biosphère) et celles de Watsuji (au niveau ontologique de l'écoumène) : tous deux distinguent le milieu (i.e. S/P ; ce qu'Uexküll appelle Umwelt, et Watsuji fûdo 風土 ) de l'environnement brut (i.e. S ; ce qu'Uexküll appelle Umgebung, et Watsuji shizen kankyô 自然環境 ) ; et tous deux couplent dynamiquement (autrement dit trajectivement) le milieu à la subjectité du sujet (animal chez Uexküll, humain chez Watsuji). On peut dire en ce sens qu'il y a co-suscitation (yuanqi 縁起) entre le sujet et son milieu.

(à suivre le vendredi 14 janvier) 

Lectures conseillées

BERQUE Augustin, Etre humains sur la Terre. Principes d'éthique de l'écoumène, Paris, Gallimard, 1996.

MARIS Virginie, Philosophie de la biodiversité. Petite éthique pour une nature en péril, Paris, Buchet-Chastel, 2010.

Deux textes proposés en compléments :