Jimbocho, Kanda, Tokyo CC : scripsisti |
Séminaire "Poétique de la Terre". Compte rendu de la séance du vendredi 5 novembre 2010
Pour illustrer la notion de contingence, A. Berque commence par une anecdote : l'histoire de ce livre du philosophe YAMAUCHI Tokuryû (1890-1982), Logos et lemme (山内得立著『ロゴスとレンマ』Tokyo, Iwanami, 1974) qu'il avait acheté à Sendai et commencé à lire en 1974, puis perdu, puis reçu par la poste en janvier 2010, envoyé par un ami japonais qui l'avait trouvé chez un bouquiniste de Kanda. Or le propos de ce livre peut éclairer des questions qu'A. Berque se pose actuellement, mais ne se posait pas en 1974.
Entre le hasard et la nécessité, il y a là quelque raison étrangère au calcul, et qui relève de la contingence. Dans la définition courante, est contingent ce qui pourrait être ou ne pas être.
Du point de vue de la mésologie, la réalité est contingente : elle aurait pu être autrement (elle ne relève pas de la nécessité), mais elle est telle qu'elle est en fonction d'un milieu et dans le fil d'une histoire (elle ne relève pas du hasard).
Cette voie moyenne entre le hasard et la nécessité, le logos occidental l'a négligée ; elle a été au contraire minutieusement approfondie dans la "pensée orientale", notamment dans le bouddhisme du Grand Véhicule et particulièrement dans le Traité du milieu (Madhyamakashastra) de Nagarjuna (c. 2e s. pC). Dans ce courant, l'une des idées centrales est celle de pratitya samutpada. Parmi les nombreuses traductions possibles de cette locution figure "contingence". En chinois, elle a été rendue par 縁起 yuanqi, ce qui se lit engi en japonais.
Sous réserve d'approfondissement en cours d'année, A. Berque est tenté de rendre ce yuanqi par "co-suscitation" (suscitation mutuelle). On pourrait interpréter en ce sens les prises écouménales (ou prises médiales, voire prises ex-sistentielles), i.e. ces réalités de l'écoumène (l'ensemble des milieux humains) que sont ressources, contraintes, risques et agréments. Ces réalités ne sont pas tant des substances que des en-tant-que. Exemple, pour schématiser : le pétrole n'est pas en soi une ressource ; il ne le devient que prédiqué en tant que carburant, pour des moteurs à explosion; lequels, à leur tour, supposent l'existence (l'ex-sistence) du pétrole en tant que carburant. Dans la contingence historique de cette relation, il y a co-suscitation entre la matière première et la technique.
Cela revient aux rapports qui font la réalité trajective des choses de l'écoumène. Dans cette trajection, le donné environnemental (l'Umgebung d'Uexküll) n'existe jamais tel quel (en soi), mais toujours en fonction d'un existant quelconque (individu, société, espèce vivante...), i.e. en tant que milieu (l'Umwelt d'Uexküll) propre à cet existant. Il y aurait donc co-suscitation entre l'existant et son milieu.
A. Berque fait l'hypothèse que ce n'est là pas seulement la logique dont procède la réalité humaine (ce qu'il représente par la formule r = S/P), mais que c'est également la logique de l'évolution des espèces : il y aurait co-suscitation (évolution mutuelle) entre l'espèce et son milieu. Telle serait donc - c'est ce que le séminaire va chercher à éclairer cette année - la "poétique de la Terre" : une trajection où il y aurait indéfiniment assomption de S en P, hypostase de P en S', assomption de S' en P', hypostase de P' en S", et ainsi de suite ; ce qui peut se représenter par la formule é (évolution) = (((S/P)/P')/P'')/P''' ...
Lectures conseillées
- Augustin BERQUE, Milieu et identité humaine. Notes pour un dépassement de la modernité, Paris, Donner lieu, 2010.
- Jacob von UEXKÜLL, Mondes animaux et monde humain suivi de Théorie de la signification, Paris, Denoël, 1965 (éd. Pocket 2004).
- YAMAUCHI Tokuryû 山内得立著『ロゴスとレンマ』(Logos et lemme), Tokyo, Iwanami, 1974.