"Chapelle du Mont Rokkō d'Andō Tadao", à Kōbe, Japon ((cc) Patricia Marmignon, 1992) |
VALEURS HUMAINES ET COSMICITÉ
Recosmiser l’aménagement, l’urbanisme et l’architecture
par Augustin BERQUE
Voilà
près d’un demi-siècle maintenant, à l’automne 1967, je faisais mes premières
armes d’enseignant, comme assistant en sciences humaines à l’École des
Beaux-Arts, quai Malaquais à Paris, côté architecture. C’était aussi la
première fois que des enseignements de sciences humaines, à l’instigation de
Michel Écochard, étaient introduits dans la vénérable institution, qui allait
éclater un an plus tard. Jusque-là, en France, les architectes avaient été
formés à construire des édifices de diverses échelles, de la maison à la ville,
sans apprendre ce qu’on mettait dedans, à savoir une société humaine. J’étais
géographe, mais inclus dans une fournée où l’on trouvait aussi deux ou trois
sociologues, une psychologue, un économiste et même un philosophe, ainsi que
quelques autres géographes. Écochard,
qui avait une longue expérience d’architecte et d’urbaniste hors de France, à Casablanca notamment, avait en effet de l’estime pour la géographie, qu’il trouvait plus concrète que la sociologie, et plus ouverte en somme aux problèmes que doit résoudre un architecte. Je le croyais volontiers, mais à vrai dire, l’enseignement que j’avais reçu comme géographe ne m’avait jamais rien fait savoir de ces problèmes. Pour moi, le mot architecture n’évoquait pas autre chose que des monuments, des colonnes et des moulures, bref, des histoires de beaux-arts. L’école française de géographie humaine, encore sûre de son paradigme vidalien[1], étudiait certes minutieusement les formes d’habitat, mais jamais sous l’angle de l’architecture. On apprenait tous les détails de la maison rurale, mais comme élément fonctionnel d’un tout qui était la vie agricole dans une certaine région. De même pour les villes : on en étudiait la localisation, la population, la formation, les activités, mais l’allure des bâtiments, le paysage urbain étaient encore des questions à venir. J’avais certes eu l’occasion de travailler sur une ville pour mon DES (diplôme d’études supérieures, ce qui plus tard est devenu la maîtrise), que j’avais préparé à l’université d’Oxford en 1963-1964, et j’avais donc écrit mon mémoire à propos de cette ville, ce qui m’avait permis de rencontrer quelques unes des premières occurrences du terme townscape, que l’on commençait à problématiser en Grande-Bretagne. Mais s’agissant d’Oxford, on parlait plutôt de ses dreaming spires, les « flèches rêveuses » de ses édifices anciens, ce qui n’avait nullement dérangé mon image beaux-artienne de l’architecture. Pour le reste, je m’étais occupé surtout de géographie économique : l’implantation et le développement des usines d’automobiles Austin à Cowley, et la croissance urbaine qui s’en était suivie, avec certains problèmes d’habitat, taudis ou ségrégation, mais sans pénétrer vraiment dans le domaine de l’architecture.
qui avait une longue expérience d’architecte et d’urbaniste hors de France, à Casablanca notamment, avait en effet de l’estime pour la géographie, qu’il trouvait plus concrète que la sociologie, et plus ouverte en somme aux problèmes que doit résoudre un architecte. Je le croyais volontiers, mais à vrai dire, l’enseignement que j’avais reçu comme géographe ne m’avait jamais rien fait savoir de ces problèmes. Pour moi, le mot architecture n’évoquait pas autre chose que des monuments, des colonnes et des moulures, bref, des histoires de beaux-arts. L’école française de géographie humaine, encore sûre de son paradigme vidalien[1], étudiait certes minutieusement les formes d’habitat, mais jamais sous l’angle de l’architecture. On apprenait tous les détails de la maison rurale, mais comme élément fonctionnel d’un tout qui était la vie agricole dans une certaine région. De même pour les villes : on en étudiait la localisation, la population, la formation, les activités, mais l’allure des bâtiments, le paysage urbain étaient encore des questions à venir. J’avais certes eu l’occasion de travailler sur une ville pour mon DES (diplôme d’études supérieures, ce qui plus tard est devenu la maîtrise), que j’avais préparé à l’université d’Oxford en 1963-1964, et j’avais donc écrit mon mémoire à propos de cette ville, ce qui m’avait permis de rencontrer quelques unes des premières occurrences du terme townscape, que l’on commençait à problématiser en Grande-Bretagne. Mais s’agissant d’Oxford, on parlait plutôt de ses dreaming spires, les « flèches rêveuses » de ses édifices anciens, ce qui n’avait nullement dérangé mon image beaux-artienne de l’architecture. Pour le reste, je m’étais occupé surtout de géographie économique : l’implantation et le développement des usines d’automobiles Austin à Cowley, et la croissance urbaine qui s’en était suivie, avec certains problèmes d’habitat, taudis ou ségrégation, mais sans pénétrer vraiment dans le domaine de l’architecture.
Je fus donc très surpris quand mes collègues
architectes, dans les premières discussions que j’eus avec eux, me parlèrent de
l’architecture dans un tout autre sens. Leur discours était dominé par la Charte
d’Athènes. Ces années soixante
étaient celles de l’apogée du fonctionnalisme, où l’on zonait à tour de bras,
multipliait les grands ensembles et allongeait au maximum le chemin de grue.
C’était loin des moulures et des modénatures. Même le sage Écochard, dont
l’agence se trouvait à Montparnasse et qui pestait contre le projet de mettre
une tour de bureaux à la place de l’ancienne gare, le faisait pour des raisons
fonctionnalistes : l’engorgement de la circulation à prévoir avec tous ces nouveaux bureaux. Lui, à
la place, il aurait plutôt mis un bel espace vert.
C’étaient là évidemment des questions
d’urbanisme, bien plus que d’architecture. Ce que c’est qu’une forme
architecturale, on ne se le demandait pas trop. La fonction d’abord ! Les
travaux d’étudiants reflétaient bien cet état d’esprit : quant à la forme,
pour l’essentiel et sous tous les angles, ils déclinaient des parallélépipèdes.
On avait trop honte du chemin des ânes ! Et moi non plus, je ne voulais
pas passer pour un âne. Je me souviens de cette gêne bizarre qui nous envahissait,
moi-même y compris, quand il s’agissait de donner son avis à propos du livre de
Bernard Rudofsky, paru en 1964, Architecture without architects, qui commençait à être connu en France.
Évidemment, d’abord, un tel titre ne pouvait que mettre mal à l’aise des
architectes, ou apprentis architectes. C’est toute la profession qui était mise
en cause, et plus particulièrement, bien entendu, le mouvement moderne. Mais ce
qui était pire, c’était le contenu. Les formes que montraient les superbes
images du livre de Rudofsky étaient cela même que les architectes étaient
censés ne pas faire. Le problème, c’est qu’elles étaient belles. Pas seulement
belles : elles étaient bonnes. Un pas de plus, et l’on aurait été jusqu’à
dire qu’elles étaient vraies. Mais alors là, ç’aurait été de l’hérésie
pure ! Impensable, vraiment. Dans les années soixante, la vérité ne
pouvait qu’être ailleurs.
"Les vagues de l'histoire", Seksawa, Haut-Atlas occidental ((cc) Francine Adam/ in La pensée paysagère d'Augustin Berque, 2008) |
Le
postmodernisme étant passé par là, ces choses aujourd’hui sont lointaines. Mais
y eut-il bien une révolution ? Une révolution qui, comme telle autre le 14
juillet 1789 à la Bastille, aurait commencé le 15 juillet 1972 à 15h32 avec la
démolition du grand ensemble de Pruitt Igoe, à Saint-Louis, Missouri ?
Vu du quai Malaquais, si révolution il y eut,
cela aurait plutôt commencé avec l’éclatement de l’école des Beaux-Arts,
autrement dit avec le mouvement de mai 68, ou peut-être du côté de Nanterre
avec celui du 22 mars. Peu importe. Le leader de ce dernier mouvement
s’appelait Daniel Cohn-Bendit, alors gauchiste, plus tard écologiste. Voilà un
indice qui rapproche la question de celle que pose l’intitulé de votre master,
« architecture et développement durable ». Dans ce qui couvait alors
à la faculté de Nanterre, ou bien quai Malaquais, y avait-il le germe de ce qui
vous occupe aujourd’hui ?
Plutôt que de focaliser la question sur cette
période, ce qui n’aurait d’intérêt que pour une histoire de l’enseignement de
l’architecture, je vais prendre du champ et la considérer sous un angle très
ouvert, celui de l’habiter humain sur la Terre, que résume le mot d’écoumène.
Comme vous le savez sans doute,
ce mot vient du grec oikoumenê,
qui est le participe passé
féminin du verbe oikeô,
habiter. Il est féminin parce qu’il qualifie en général gê, la Terre, mot féminin en grec comme en français,
dans l’expression oikoumenê gê,
la terre habitée ; mais le grec ancien peut aussi employer seul le
substantif hê oikoumenê, dans
le même sens. Oikeô est
évidemment parent d’oikos,
maison. Ces mots viennent d’une racine indo-européenne, weik-, qui signifie habitation ou village. La même racine a donné en grec non
seulement oikeô et oikos, d’où les nombreux termes plus ou moins savants
qui en dérivent directement en français (écoumène, économie, écologie,
écosystème…), mais également
toutes sortes de mots familiers dans notre langue : paroisse (de paroikia, groupement de voisins), perroquet (par l’italien parroco, curé), voisin (du latin vicinus, de vicus [= oikos], pâté de
maisons), ville, villa, village (de
weik-s-la par le latin villa, domaine rural), etc.[2]
Hê oikoumenê, en somme, c’est « l’habitée »,
l’habitée humainement. Le mot a en grec une intéressante ambivalence. Dans un
sens, il désigne la partie des terres qui est habitée. Dans ce sens-là,
l’écoumène s’oppose à l’érème (du grec erêmos), la terre sauvage, qui n’est éventuellement
fréquentée que par l’ermite (erêmitês). Mais dans un autre sens, l’écoumène est la terre habitée par un
sujet collectif : nous autres. Dans ce sens-là, c’est la terre grecque,
opposée à celle des Barbares. Plus tard ce sera l’empire romain, puis byzantin, voire la chrétienté,
opposée aux pays infidèles ou païens.
La géographie moderne, quant à elle, a utilisé écoumène dans le premier sens, les terres habitées ou
utilisées, par distinction avec les terres sauvages, et du reste au masculin.
Mais aujourd’hui, cela ne veut plus dire grand chose, puisque toute la Terre
est sinon habitée, du moins fréquentée et utilisée, jusqu’au delà des limites
de notre planète.
J’ai repris le terme voici une trentaine
d’années dans une autre perspective, mais derechef avec son ambivalence et au
féminin, pour désigner l’ensemble des milieux humains, autrement dit la
relation humaine à l’étendue terrestre. Nous autres humains sommes le sujet
collectif que cela implique. Cette perspective est celle de la mésologie (l’étude du milieu humain) [3].
Elle concerne directement le thème de votre master. Il s’agit là en effet de
vivre et de bâtir sur la Terre à la fois en fonction de l’humanité,
c’est-à-dire humainement, et en fonction de la Terre, c’est-à-dire de manière
soutenable. Ce double aspect, ou cette ambivalence, est propre au point de vue
écouménal. Ce ne peut être ni la perspective de la seule économie, qui
jusqu’aujourd’hui s’avère antagoniste à l’écologie, ni celle de la seule
écologie, qui jusqu’aujourd’hui s’avère antagoniste à l’économie, ni l’une ni
l’autre, de surcroît, ne mettant l’humain au centre de leurs préoccupations. En
effet, le marché comme les écosystèmes sont en soi étrangers aux valeurs humaines.
Au contraire, les milieux humains, donc l’écoumène, sont chargés de ces
valeurs, tout en restant fondés dans la nature. C’est en cela même qu’ils sont
empreints de cosmicité, c’est-à-dire d’un sens cosmique, et c’est en cela que
la mésologie peut orienter un aménagement, un urbanisme et une architecture qui
respecteraient à la fois l’existence humaine et le cours de la nature.
"Espace de méditation d'Andō Tadao", UNESCO, Paris ((cc) Patricia Marmignon, 2001) |
Telle
est donc la perspective. Mais quel rapport peut-il bien y avoir entre nos
valeurs et le cosmos ?
Pour nous, habituellement, cosmos et univers
sont synonymes. Dans les deux cas, il s’agit de quelque chose de très éloigné
de notre existence, à la fois parce que c’est d’un ordre de grandeur
incommensurable, aussi bien dans l’espace que dans le temps, et parce que, plus
concrètement, cela commence au delà de notre atmosphère, avec le vide
intersidéral. Nous ne pouvons pas y vivre, sinon dans des habitacles qui nous
en isolent.
Il y a une autre raison à cette altérité
radicale, et celle-ci est ontologique : l’univers est par excellence le
lieu de la physique pure, comme l’exprime bien le terme
« astrophysique ». Autrement dit, c’est le lieu de l’objectivation
maximale, et, de pair, celui de la mathématisation maximale ; cela
justement du fait que notre existence en est absente. C’est à propos de cet
objet que la révolution scientifique a commencé, d’abord avec le décentrement
copernicien, puis sa radicalisation galiléenne, enfin l’espace et le temps
absolus de la cosmologie newtonienne, dont l’existence humaine est totalement
abstraite.
C’est ainsi que, pour la modernité, cosmos et
univers se sont détachés des valeurs humaines. Ils sont l’incarnation même du
dualisme moderne : devenus le pôle de l’objet, opposé à celui du sujet que
nous sommes, ils n’ont plus rien à voir avec l’être humain, sinon dans la
mesure où, objectivement, ils l’ont produit et le contiennent.
Cette opposition est proprement moderne. Avant
la modernité, dans toutes les sociétés humaines, univers ou cosmos allaient de
pair avec les valeurs humaines. C’est ce qu’exprime très bien le mot même de kosmos en grec. Comme son synonyme latin mundus, d’où est venu le français « monde »,
il veut triplement dire le bon ordre, le monde, et l’ornement du corps (il nous
en est resté le mot « cosmétique »). Ce qu’exprime cette trinité,
c’est justement la cosmicité qui
dans les sociétés prémodernes faisait que le soin du corps individuel répondait
à l’aménagement du monde (en particulier les villes) et aux raisons d’être de
tout cela, connaissance, valeurs et action unies dans une certaine tension, qui
n’était autre que le bon ordre de tout être et de toute chose dans un monde
humain.
Voilà ce qu’on peut lire dans les dernières
lignes du Timée, cette œuvre de Platon qui est à la fois une ontologie et une
cosmologie :
Ayant admis en
lui-même tous les êtres vivants mortels et immortels et entièrement rempli de
la sorte, vivant visible qui enveloppe tous les vivants visibles, dieu sensible
formé à la ressemblance du dieu intelligible, très grand, très bon, très beau
et très parfait (megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos), le monde (kosmos) est né (…)[4].
Que signifient ces superlatifs, en particulier
le dernier (« très parfait », teleôtatos) ? Que ce monde-là est en parfaite adéquation
avec le sujet qui profère ce discours, à savoir Timée, ici le porte-parole de
Platon. Cet être étant humain, c’est dire aussi que les valeurs humaines
s’incarnent dans la réalité du monde. Elles sont ici positives, mais elles
pourraient être négatives aussi ; l’essentiel est dans cette adéquation
qualitative entre l’être et le monde, qui est totalement étrangère à la
dichotomie instaurée par le paradigme moderne entre la subjectivité humaine et
l’environnement objectif.
Or, après trois siècles de règne sans partage,
ce paradigme dualiste a été remis en cause par la phénoménologie. C’est ce
qu’exprime le plus radicalement une expression de Husserl, qui prend l’exact
contre-pied de l’assertion galiléenne Eppur, si muove (Et pourtant, elle se meut, 1636) : die
Ur-Arche Erde bewegt sich nicht (la
Terre arché-originaire ne se meut pas, 1934)[5]. Bien entendu, Husserl ne se range pas
ici du côté de l’Inquisition à l’encontre de l’évidence scientifique, à savoir
que la Terre n’est ni immobile, ni au centre du monde ; ce qu’il veut
dire, c’est que la réalité phénoménale est première par rapport à l’abstraction
scientifique, et même, que c’est à partir de ce sol (Boden) que peut se construire la science.
Ce propos, en puissance au moins, culbute les
thèses du mouvement moderne en architecture, dont le fonctionnalisme et la
géométrie sont un placage de la mécanique céleste sur le sol terrestre. Pour ne
rien dire de l’apologie du mécanicisme par Le Corbusier, de l’espace universel
de Mies van der Rohe ni du style international de Philip Johnson, la production
standard qui a résulté de ces thèses peut se résumer par un mot d’ordre :
PARTOUT LA MÊME CHOSE ! Les mêmes parallélépipèdes aux quatre coins de la
planète, identiques à eux-mêmes et complètement hors-sol, hors-site, puisqu’ils
descendent du ciel comme la Jérusalem de l’Apocalypse. Quant à la réaction
postmoderne, elle n’y a rien changé. Au contraire même, dans la mesure où elle
s’est traduite par une libération paroxystique de la forme, elle a confirmé le
divorce entre l’architecture et le sol terrestre : N’IMPORTE QUOI
N’IMPORTE OÙ !, c’est la version ultime de la négation des lieux.
Or cette négation des lieux, ce n’est autre que
l’essence de l’être moderne, qui se trouve parfaitement formulée dans ce passage
du Discours de la méthode (1637) :
Je connus de là que j’étais une
substance dont toute l’essence n’est que de penser, et qui, pour être, n’a
besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle[6].
C’est précisément cette abstraction de l’être moderne
hors de tout milieu sensible, complètement hors-sol, que réfute la
phénoménologie. Toutefois, vue dans les termes du dualisme moderne, la
phénoménologie ne peut être qu’une apologie de la subjectivité, notamment parce
qu’elle ne permet pas la mesure. Ce serait en somme un retour en arrière, vers
un anthropocentrisme antécopernicien, sinon même un alibi pour le « moi,
je » postmoderne !
Or simultanément, les sciences de la nature
elles-mêmes administraient la preuve que la réalité des choses est bien
phénoménale ; autrement dit, que le monde n’est pas un objet neutre, mais
une chose que notre existence empreint de valeurs humaines.
4.
Milieu et environnement
L’année
même où Husserl écrit La Terre ne se meut pas (1934), le naturaliste Jakob von Uexküll publie Incursions
en monde animal et en monde humain – Théorie de la signification (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und
Menschen – Bedeutungslehre)[7].
Il y résume des décennies de recherche, qui ont fait de lui le pionnier de
l’éthologie. Ce qu’il y montre, c’est que la réalité, pour l’animal, est
irréductible au donné universel de l’environnement, qu’il appelle Umgebung ; au contraire, toujours singulière et spécifique
à une certaine espèce, la réalité constitue ce qu’il appelle Umwelt, c’est-à-dire le milieu ou le monde ambiant
propre à ladite espèce. Non seulement l’animal se comporte spécifiquement par
rapport à ce milieu, mais il est spécifiquement constitué de telle sorte que ce
milieu soit le seul qui lui convienne, serait-il mortel pour toute autre
espèce, en particulier selon nos critères.
Depuis les travaux d’Uexküll, les naturalistes
n’ont effectivement cessé de découvrir des formes de vie dites extrémophiles,
tel ce Pyrolobus fumarii qui
est à l’aise en eau hyperthermale (il se reproduit encore à 113°), ou ce Thermococcus
gammatolerans qui est non
seulement thermophile, mais supporte en outre de fortes radiations. Cela
concerne même des organismes pluricellulaires, tel le ver Alvinella
pompejana, qui vit dans des
cheminées hydrothermales à plus de 80°.
Ainsi n’a pas cessé de se confirmer la règle
qu’Uexküll a découverte : l’environnement (Umgebung) serait-il pessimal, le milieu (Umwelt) est optimal pour l’être concerné, car il y a une
convenance réciproque, une harmonie entre le milieu et l’espèce. Parler de
« réalité objective » en l’affaire n’est qu’une abstraction : il
est prouvé par les faits que, selon les termes d’Uexküll, « un animal ne
peut entrer en relation avec un objet comme tel »[8].
Ce avec quoi il entre en relation, c’est-à-dire ce qui est pour lui la réalité,
ce sont les choses propres à son milieu, pas les objets universels de
l’environnement.
Donnons-en un exemple précis. Une radiation
électromagnétique de λ = 700 nm (nanomètres) est une donnée physique
universelle. Dans notre espèce, Homo sapiens, cette longueur d’onde est perçue comme la
couleur rouge. Dans l’espèce Bos taurus (la vache), cette même longueur d’onde n’est pas perçue comme une
couleur. Pour un taureau, le rouge n’existe pas. Il ne peut donc pas entrer en
relation avec le rouge, comme dirait Uexküll. Ce qui l’excite, ce n’est pas la
couleur de la muleta, ce sont
les gesticulations du toréador. De même, l’œil humain ne perçoit pas les
infrarouges, que perçoit l’œil du serpent. Il ne perçoit pas les ultraviolets,
que perçoit l’œil du papillon. Etc. En outre, à cette spécification des choses
propre à l’espèce humaine, se greffe une spécification supplémentaire, propre à
chaque culture. Le rouge, par exemple, n’est pas la couleur des robes de
mariées en Europe ; mais il l’est au Japon. Il est le signal de l’arrêt
pour l’automobiliste moyen, mais pour les gardes rouges de la Révolution
culturelle, il voulait dire : en avant ! Etc.
Ainsi
les choses concrètes, comme telles et non pas comme des objets, ne sont jamais
ni universelles ni neutres ; dès le niveau physiologique, elles sont
toujours spécifiquement chargées de sens et de valeur, ce qu’Uexküll appelle Ton
(coloris, que je traduirai par pour-), et qu’il décline en diverses catégories : Esston (pour-manger), Schutzton (pour-se-défendre), Wohnton (pour-habiter), etc.
Or ce qu’Uexküll a mis là en lumière, avec la
méthode expérimentale des sciences modernes, revient exactement au principe de
cosmicité qui transparaît dans les dernières lignes du Timée. Pour s’en rendre
compte, il suffit de remplacer kosmos par Umwelt.
Effectivement, pour l’espèce concernée, son milieu est bien « très grand, très bon, très
beau et très parfait », et il l’est du fait même que c’est son propre
milieu.
Certes, Uexküll ne se réfère pas à Platon, et
du reste, son propos n’est pas exempt de contradiction. Il juge par exemple que
le milieu propre à la tique, dont il a fait une célèbre analyse, est fort
élémentaire par rapport au nôtre. Heidegger s’en est inspiré pour décréter que
l’animal serait « pauvre en monde » (Weltarm)[9].
C’est là mélanger l’Umgebung
et l’Umwelt, l’environnement
et le milieu. En termes de
mésologie, le monde de la tique, pour la tique, n’est ni plus ni moins riche
que le nôtre pour nous autres. C’est le principe même de la mondanité (Weltlichkeit), concept central dans l’œuvre de Heidegger, et
qui s’appuie justement sur l’œuvre d’Uexküll.
Pourquoi dis-je ici mondanité, au lieu de cosmicité comme il y a un instant ? Parce que nous ne
sommes plus au temps de Platon. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus dire, comme
il l’écrit à la dernière ligne du Timée, que notre monde (kosmos), c’est le ciel (ouranos), autrement dit l’univers ; parce
qu’entretemps, il y a eu au XVIIe siècle la révolution scientifique, qui a décentré l’univers
pour en faire un objet neutre, et au XXe siècle la révolution
phénoménologique, laquelle a recentré notre monde et l’a distingué de l’univers
pour en faire un milieu chargé de sens et de valeur[10].
Cette seconde révolution, c’est Uexküll qui l’a accomplie à propos des milieux
vivants, autrement dit de la biosphère ; mais qu’en fut-il à propos des
milieux humains, c’est-à-dire de l’écoumène ? Et comment, aujourd’hui,
pouvoir encore parler de cosmicité ?
Sans
rapport direct avec Uexküll, dont il ne connaissait pas l’œuvre, mais dans le
même esprit du temps et quasi au même moment, le philosophe japonais Watsuji
Tetsurô[11]
publie en 1935 Milieux, une étude de l’entrelien humain (Fûdo, ningengakuteki kôsatsu)[12].
Tout comme Uexküll, il établit une distinction révolutionnaire entre
l’environnement (kankyô 環境) et le milieu (fûdo 風土).
Toutefois, cette homologie s’exprime ici non au niveau du vivant en général,
comme chez Uexküll, mais à celui de l’humain en particulier, c’est-à-dire au
niveau culturel. Il s’agit donc de la convenance réciproque entre le sujet
humain et son milieu. Étant philosophe, Watsuji crée même un concept
ontologique pour désigner ce rapport : fûdosei (風土性), ce que j’ai traduit par médiance à partir du latin medietas, qui veut dire moitié. Il s’agit en effet du
couplage dynamique de deux « moitiés », l’une qui est le sujet
individuel, l’autre qui est son milieu, à savoir l’entrelien (aidagara 間柄)
de ce sujet avec les êtres et les choses qui l’entourent. C’est ce couplage qui
produit l’être humain dans sa plénitude, ningen 人間.
Pour
Watsuji, la médiance est le « sol concret » (gutaiteki jiban 具体的地盤) à partir duquel le dualisme moderne abstrait d’un côté le sujet, de
l’autre l’environnement comme objet. C’est donc ce sol qu’il veut retrouver.
L’expression « sol concret » fait évidemment penser au Boden de Husserl, de même que le terme fûdo, qui évoque un milieu local, peut faire penser à
ce que Heidegger appelle la « contrée », Gegend. Le concept de fûdosei pourrait donc être rendu aussi par
« solité » (Bodenheit)
ou par « contréité » (Gegendheit). Toutefois, la définition que Watsuji donne de la médiance,
« le moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no
kôzô keiki 人間存在の構造契機,) focalise bien la question sur le couplage
dynamique (le « moment », keiki) du sujet humain avec son milieu.
Il s’agit là de la structuration fondamentale
de l’être humain. Sous cet aspect, le concept de médiance pourrait être
appliqué à l’interprétation que Leroi-Gourhan a donnée de l’émergence de notre
espèce, à savoir le couplage entre un « corps animal » individuel et
un « corps social » collectif, formé par l’extériorisation
progressive, sous forme de systèmes techniques et symboliques, de certaines des
fonctions du corps animal[13].
Le « corps social » équivaut ici au milieu, qui est à la fois
anthropisé par la technique, et humanisé par le symbole. Leroi-Gourhan y ajoute
que, par effet en retour, cette action sur le milieu a hominisé le corps
animal.
Leroi-Gourhan ne se référait ni à Watsuji ni à
Uexküll, mais sa thèse converge avec les leurs pour montrer que la médiance a
non seulement pour effet de charger l’environnement de sens et de valeur, ce
qui en fait un milieu, mais que ce sens et ces valeurs sont inscrits dans notre
constitution même. C’est bien là le point de vue fondamental de la mésologie.
Il s’agit là, bien évidemment, de tout autre
chose que la vision moderne et postmoderne, selon laquelle le sens et la valeur
sont des projections arbitraires du sujet sur l’objet. Cette vision revient à
ce que j’appelle métabasisme,
à savoir un découplage radical entre le monde humain et sa base terrestre ou
naturelle. Ce métabasisme était, comme on l’a vu avec Descartes, inscrit dès le
départ dans l’ontologie du sujet moderne, qui prétend exister indépendamment de
tout lieu. Cependant, l’objectivisme de la science moderne l’a longtemps
refoulé derrière les constructions de son déterminisme, visant en fin de compte
à réduire l’humain aux mécanismes d’une nature totalement mathématisable. Ce
n’est qu’au vingtième siècle que l’illusion de ce déterminisme est devenue
patente, avec le doute introduit par la physique elle-même quant à la
substantialité de l’objet, d’une part, de l’autre en contrepoint à la
révolution phénoménologique. C’est alors enfin que l’humain a donc pu prétendre
se libérer complètement de sa base terrestre ; notoirement avec la
fermeture sur eux-mêmes des systèmes de signes chez un Derrida, mais plus
généralement sous l’empire qu’a exercé la linguistique saussurienne sur toutes
les sciences humaines. Le structuralisme lévi-straussien a ainsi pu prétendre
que
Quels qu’aient
été le moment et les circonstances de son apparition dans l’échelle de la vie
animale, le langage n’a pu naître que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu
se mettre à signifier progressivement. À la suite d’une transformation dont
l’étude ne relève pas des sciences sociales, mais de la biologie et de la
psychologie, un passage s’est effectué, d’un stade où rien n’avait de sens à un
autre où tout en possédait[14].
Ce subitisme, qui fait de l’humain une entité
souveraine absolument découplée du cours de la nature, et créatrice à elle
seule du sens que peuvent avoir les choses, n’exprimait pas seulement la même idée
que la définition cartésienne de l’être moderne comme indépendant de tout lieu
et de toute chose ; il a eu du même coup pour homologue ce que j’ai appelé
en anglais ET architecture[15], autrement dit l’architecture métabasique,
descendant du ciel par un acte souverain comme la Jérusalem céleste. En
détournant quelque peu un mot qui fut créé à propos de Frank Gehry, l’on
pourrait aussi l’appeler starchitecture, puisqu’elle nous vient directement des étoiles.
C’est ce métabasisme qui est incompatible avec
l’idée même de cosmicité. En effet, coupant l’humain du sol concret de sa
médiance, il le décosmise et aboutit à l’acosmie postmoderne, où le sens et la
valeur des choses n’ont plus d’autre fondement que les volatiles volitions du
sujet lui-même.
Cette volatilité ne prêterait pas à mal, si
elle n’impliquait en réalité un renversement et une troncature mortels du cours
de la nature. L’« effet Guggenheim » d’une œuvre singulière, comme
celle de Gehry à Bilbao, n’est certes ni plus ni moins appréciable en lui-même
que celui de toute œuvre d’art ; car c’est une œuvre d’art, plutôt que
d’architecture. C’est en cela justement qu’elle symbolise le métabasisme de la
modernité ; car, ouvrant son propre monde, l’œuvre d’art pourrait à la
limite se passer de tout environnement, ce qui n’est évidemment pas le cas de
l’architecture. Or, porté à l’échelle de toute une civilisation, la nôtre, ce
métabasisme est devenu insoutenable. Il se traduit par une empreinte écologique
disproportionnée, qui à l’heure actuelle dépasse de plus d’un tiers la
biocapacité de la planète. Voilà, concrètement, ce qu’a produit le métabasisme
moderne : un système mondial qui prétend se passer de sa base, la planète Terre ; et cela, ontologiquement,
parce que l’être qui l’anime prétend s’abstraire du sol concret de sa médiance.
Où sont le renversement et la troncature ?
En ce que le dualisme moderne, dont procède le
métabasisme, vise fondamentalement à réduire l’environnement à une mécanique,
c’est-à-dire à l’enchaînement purement quantitatif de la cause et de l’effet.
En contrepartie, le sujet s’absolutise, puisqu’il s’est fondé lui-même par le cogito cartésien. Corrélativement, la réduction du
vivant à une mécanique est explicite chez Descartes. Le même mécanicisme est
non moins explicite chez Le Corbusier à propos de l’habitat humain, autrement
dit à propos de notre milieu de vie. Or la révolution phénoménologique, y
compris dans les sciences de la nature comme on l’a vu avec Uexküll, a montré
que cette vision est radicalement fausse. Elle est fausse à propos des milieux
vivants, mais a fortiori à
propos du milieu humain. Non seulement elle est fausse, mais elle est
mortelle ; car elle tronque et renverse le cours de la nature. En effet,
ce réductionnisme renvoie l’humain au biologique, et le biologique au
physique ; alors qu’à l’inverse, le cours de la nature est allé du
physique au biologique, puis du biologique à l’humain (lequel ajoute au
biologique les systèmes techniques et symboliques propres à l’humanité). Du
même pas, la mécanique du marché ravage la diversité culturelle et la
biodiversité, déshumanisant l’écoumène et dévitalisant la biosphère, ce qui
oriente le cours des choses en direction des systèmes purement physiques de la
planète, hors vie et hors humanité.
Ce renversement a certes permis à notre
civilisation une maîtrise inégalée des systèmes physiques ; mais ce
faisant, il n’a pas seulement rendu cette civilisation acosmique, c’est-à-dire
vide de sens ; en décuplant les
effets matériels de notre existence, il l’a aussi rendue métabasique,
c’est-à-dire incapable de ménager sa propre base terrestre. C’est en cela qu’il
est mortel, parce qu’une telle existence est insoutenable.
6.
Conclusion : recosmiser l’aménagement, l’urbanisme et l’architecture
Qu’est-ce
que la mésologie, plus spécialement avec un concept comme la médiance, peut
proposer pour orienter l’aménagement, l’urbanisme et l’architecture vers un
monde plus soutenable ? D’abord, une certaine conception de la
soutenabilité, ou du développement durable. Ce que l’on entend généralement à
ce propos, c’est une meilleure prise en compte des écosystèmes et de la
biosphère, par un meilleur contrôle de notre consommation de matières
premières, d’espace et d’énergie, une moindre production de déchets, de gaz à
effet de serre, etc. Ces buts et ces moyens étant de mieux en mieux connus, il
s’agit de les appliquer, ce qui est une question politique. Sur ces divers
points, la mésologie n’a rien d’autre à dire que l’écologie elle-même.
Là où le point de vue diffère, c’est que la
mésologie ne considère pas seulement l’environnement, qui relève de la
biosphère, mais bien le milieu, qui relève de l’écoumène. C’est dire qu’elle
prend en compte l’humain comme tel, dans sa structure ontologique et dans les
valeurs humaines fondamentales dont cette structure, la médiance, empreint
notre milieu : le Bien, le Beau, le Vrai – ce qui implique évidemment
aussi leurs inverses : le Mal, le Laid, le Faux. C’est en ce sens qu’il
s’agit bien de cosmicité ; c’est-à-dire, contrairement à l’acosmie
métabasiste, de relier notre existence et nos valeurs à l’univers, en
commençant par la Terre ; et cela non pas du point de vue réductionniste
qui renverse le cours de la nature, soumettant l’humain aux écosystèmes, mais
au contraire dans le fil de la nature, laquelle, du physique au vivant, et du
vivant à l’humain, est allée vers toujours plus de complexité, toujours plus de
contingence, toujours plus de liberté. Toutefois, contrairement encore à
l’acosmie métabasiste, la liberté en ce sens ne signifie pas
l’arbitraire ; elle implique à l’inverse, en raison directe, notre
responsabilité dans les termes fondamentaux de l’axiologique humaine : le
Bien, le Beau, le Vrai.
C’est bien cette cosmicité-là qui transparaît
dans les dernières lignes du Timée : le monde humain, autrement dit notre
milieu, n’est pas seulement affaire de quantité (megistos : très grand), il est également affaire de
qualité morale (aristos :
très bon) et esthétique (kallistos : très beau). Pour tout dire, il doit tendre à la perfection (teleôtatos : parfait, ou suprêmement accompli).
Quel rapport cela peut-il avoir avec la
médiance ? Et n’est-ce pas là qu’une vision platonique, bien éloignée des
problèmes concrets que nous avons à résoudre aujourd’hui[16] ?
Pour terminer justement sur un exemple concret,
je prendrai le cas du nucléaire, qui est sans doute, entre tous, celui où
l’alternative entre l’économique et l’écologique se résout en un dialogue de
sourds. Quel éclairage peut y apporter la mésologie ? Celui de considérer
que notre responsabilité morale est ici engagée par notre structure
ontologique. Le couplage, par la médiance, de notre corps individuel et de
notre corps social, techno-symbolique, n’est pas seulement une structure
spatiale ; c’est aussi une structure temporelle, car la vie du corps
social ne se termine pas avec la vie du corps animal, qui retourne à
l’écosystème. Par la technique et le symbole, elle continue dans notre nom,
notre image et nos œuvres, perpétuant ainsi l’être humain de génération en
génération.
À cet égard, Watsuji s’est frontalement opposé
à Heidegger. Celui-ci, dans Être et temps, considère que l’existence du Dasein est limitée absolument par
l’horizon de sa propre mort. Ainsi, le Dasein est un « être vers la
mort » (Sein zum Tode).
Watsuji a été le premier à remarquer qu’une telle conception implique que le
Dasein n’est qu’un être individuel ; et à cet « être vers la
mort », il a opposé ce qu’il appelle « l’être vers la vie (sei e
no sonzai 生への存在) » de l’être humain dans sa plénitude :
Aucune structure sociale n’est possible sinon fondée dans la
structure spatiale de l’humain subjectif ; et la temporalité, si elle ne
se fonde pas dans l’existence sociale, ne devient pas historicité.
L’historicité, c’est la structure de l’être social. Ici apparaîtra aussi clairement le caractère
duel, fini-infini de l’existence humaine. L’individu meurt, le lien entre les
individus change, mais tout en mourant et en changeant sans cesse, les
individus vivent et leur entrelien continue. C’est dans le fait de finir sans cesse que celui-ci continue sans cesse. Ce qui, du point de vue de
l’individu, est « être vers la mort », est « être vers la
vie » du point de vue de la société. Ainsi, l’existence humaine est
individuelle-sociale. Toutefois, ce n’est pas seulement l’historicité qui
structure l’être social. La médiance également structure l’être social, et elle est donc indissociable de l’historicité.
Dans l’union de l’historicité et de la médiance, pour ainsi dire, l’histoire
prend chair[17].
Or dans le cas du nucléaire, la génération
présente, qui est strictement incapable d’éliminer la radioactivité de ses
déchets, lègue ceux-ci en quantités toujours croissantes et donc toujours plus
mortelles aux générations futures, pour des durées pouvant dépasser le temps
depuis lequel existe notre espèce. Il y a là un déni de responsabilité, une
forclusion[18] radicale du
corps social qui est la moitié de notre être. C’est bien l’être vers la mort de
l’individu moderne, oublieux de l’être vers la vie qui est celui de l’humain
dans sa plénitude.
Je vous laisse deviner quelle peut être la
conclusion de la mésologie quant à l’exemple particulier des centrales
nucléaires, et vous remercie de votre attention.
Palaiseau, 11 septembre 2012.
Augustin Berque, EHESS, 2011 |
[1] Celui élaboré par Paul Vidal de la Blache
(1945-1918), fondateur des Annales de géographie (1898) et de l’école française de géographie.
[2] V. le Dictionnaires des racines des langues
européennes de R. GRANSAIGNES
D’HAUTERIVE, Paris, Larousse, 1994 (1948).
[3] Le mot de mésologie a été créé par le médecin
Charles Robin, qui l’a présenté dans son discours d’ouverture lors de la séance
inaugurale de la Société de biologie, le 7 juin 1848 à Paris. J’ai actualisé
cette perspective dans Médiance, de milieux en paysages, Paris, Belin, 2000 (1990) ; Être humains
sur la Terre. Principes d’éthique de l’écoumène, Paris, Gallimard, 1996 ; Écoumène.
Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009 (2000) ; et s’agissant plus
particulièrement de l’habitat, dans Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient
vers l’Occident, Paris, Le Félin,
2010.
[4] PLATON, Timée, Critias, Paris, Les Belles Lettres, 1985 (1925), p. 228.
[5] Edmund HUSSERL, La Terre ne se meut pas, Paris, Minuit, 1989 (1934).
[6] René DESCARTES, Discours de la méthode.
Méditations métaphysiques, Paris,
Flammarion, 2008, p. 38-39.
[7] Traduit en français sous les titres Mondes
animaux et monde humain, suivi de
La théorie de la signification (Paris,
Denoël, 1965 ; réédition Pocket, 2004), puis Milieu animal et milieu
humain (Paris, Rivages, 2010).
[8] 2004, p. 94.
[9] Dans son cours de 1929/1930, en partie consacré à
Uexküll, repris dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde,
finitude, solitude, Paris,
Gallimard, 1992.
[10] Cette distinction est certes en germe chez
Platon, qui distingue le monde intelligible du monde sensible, distinction qui
est la lointaine origine de la révolution scientifique ; mais ce germe
n’est devenu réalité qu’avec la révolution scientifique, d’une part, et de
l’autre avec la révolution phénoménologique, qui renverse la priorité de
l’intelligible sur le sensible, jadis postulée par Platon, et réalisée par la
révolution scientifique.
[11] Dans l’ordre japonais, patronyme en premier.
[12] Traduction Fûdo. Le milieu humain,
Paris, CNRS, 2011.
[13] André LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
[14] Claude LÉVI-STRAUSS, Introduction à l’œuvre de
Marcel Mauss, Paris, PUF, 1968,
p. XLVII.
[15] P. ex. dans
The ontological structure of mediance as a ground of meaning in architecture,
p. 97-106 dans Tony ATKIN et Joseph RYKWERT, dir., Structure and meaning in
human settlements, Philadelphie, University of Pennsylvania Museum of
Archaeology and Anthropology, 2005.
[16] Pour des exemples plus détaillés concernant
l’architecture, l’urbanisme et l’aménagement, l’on pourra se rapporter aux
publications du programme de recherche décennal (2001-2010) « L’habitat
insoutenable ». On trouvera l’argument initial de ce programme dans A.
Berque, « Unsustainability in human settlements. General argument and
personal project : Research on the history of disurbanity. Hypotheses and
first data », p. 33-41 dans Gijs Wallis de Vries et Wim Nijenhuis (dir.), The
Global city and the territory, Eindhoven, Eindhoven University of
Technology, 2001. Dans le même
programme ont été publiés cinq ouvrages collectifs :
- A. Berque, Ph. Bonnin, C. Ghorra-Gobin (dir.) La ville
insoutenable, Paris, Belin, 2006.
- A. Berque, Ph. Bonnin, A. de Biase (dir.) L’habiter dans sa
poétique première, Paris, Donner lieu,
2008.
- A. Berque et S. Suzuki (dir)
Nihon no sumai ni okeru fûdosei to jizokusei (Médiance et soutenabilité dans l’habitation
japonaise, avec résumé anglais de
dix pages), Kyôto, Nichibunken, 2007.
- A. Berque, N. Frogneux, B. Stadelmann-Boutry et S. Suzuki (dir.) Être vers la vie / Sei e no sonzai, numéro spécial de la revue de la Maison
franco-japonaise Ebisu (n°
40-41, automne 2008 - été 2009).
- A. Berque, Ph. Bonnin, A. de Biase (dir.) Donner lieu au
monde : la poétique de l’habiter,
Paris, Donner lieu, 2012.
[17] Fûdo, op. cit. p. 50.
[18] Forclore (du latin foris, dehors, et claudere, fermer) : lock out, i.e. expulser hors de sa conscience et en fermer
la porte.