mercredi 4 septembre 2013

La puissance des formes / A. Berque

Chair, Carlo Bugatti
Chair, Carlo Bugatti (1902)
Musée d’Orsay, Paris
(source)
Colloque Les sciences des formes. Villa Arson, Nice, 8-10 avril 2013

La puissance des formes

par Augustin BERQUE


Résumé – Dans un milieu vivant, et a fortiori dans un milieu humain, la forme d'une chose n'est jamais réductible au contour d'un objet, contrairement au dogme géométrique abstrait que nous devons à la révolution scientifique du XVIIe siècle et à la topo-logique aristotélicienne, qui préfigure l'objet moderne avec l'idée que la chose est exactement délimitée par son topos, tout en étant séparable de celui-ci. La réalité d'une chose, et donc sa forme, se définit dans un tissu relationnel mouvant, qui engage concrètement le sujet comme l'objet, et où cette chose ek-siste nécessairement au delà de son contour matériel. Son être ne s'arrête pas à cette limite, il est toujours en devenir (genesis) dans un certain milieu, comme Platon l'avait pressenti avec la notion de chôra, et comme Heidegger le souligna en posant qu'au contraire, sein Wesen beginnt (son être commence) à partir de cette limite, au lieu de s'y borner. On rapproche ces façons de voir de certaines notions propres à l'Asie orientale, telles que "le grand symbole n'a pas de forme" (da xiang wu xing大象無形) en Chine, ou que les "biens culturels sans forme matérielle" (mukei bunkazai 無形文化財) au Japon.

1. Les formes de l’élevage laitier à Hokkaidô

Comme géographe, j’avais depuis le début de mes études été amené à observer des formes, les unes naturelles, comme les formes du relief qu’étudie la géomorphologie, les autres  culturelles, comme les formes de l’habitat humain. Géographie physique et géographie humaine sont également concernées par la forme des choses, à telle enseigne que le paysage a pu un certain temps être considéré comme l’objet premier de la géographie. L’analyse de ces formes se pratique à toute échelle. La géomorphologie par exemple pourra aussi bien considérer un massif montagneux dans son ensemble que des taffoni, ces cavités que l’érosion produit dans les granites en Corse, ou même la forme des grains de sable, en granulométrie.  De son côté, la géographie humaine considérera aussi bien la forme des villes que celle des maisons ou celle des outils aratoires. Le paysage est en géographie ce qui articule et intègre toutes ces formes en certains ensembles, qu’il s’agit d’expliquer.
            Pour ce qui me concerne, toutefois, la question des formes ne s’est véritablement posée que lorsque ma thèse sur la colonisation de Hokkaidô[1] m’a confronté à une autre culture. Cela commença devant une photographie datant des années 1870, où l’on voyait un homme en habit et haut de forme perché sur une herse tirée par un cheval. Il s’agissait d’une cérémonie marquant les débuts de l’école d’agronomie de Sapporo (Sapporo Nôgakkô), l’ancêtre de l’Université de Hokkaidô. La question que cela me posa fut de comprendre le lien entre ce haut de forme à l’occidentale et la fonction de cette herse non moins occidentale. En quoi la forme (l’habit à l’occidentale) concernait-elle la fonction (le hersage d’un champ à Hokkaidô) ? 
            Ce genre de phénomènes a longtemps fait se gausser, en Europe, des singeries nippones. L’époque où je préparais ma thèse n’en était plus là – le Japon, dépassant tous les pays européens, était désormais la seconde puissance du monde –, mais la question de la forme n’en était que plus présente. Pourquoi un tel formalisme, un tel respect des formes ?  La suite de ma thèse m’apporta certains éléments de réponse,  notamment par l’analyse des processus de l’implantation de l’élevage laitier, chose auparavant inconnue au Japon. La diffusion de l’élevage laitier à Hokkaidô fut un phénomène culturel au sens large, où le moindre rôle ne fut pas celui des convictions religieuses de ses promoteurs. Un grand nombre de ces derniers furent des chrétiens. Que les adeptes d’une religion aient été en même temps ceux de tout un corps de pratiques extra-religieuses ne doit pas surprendre, compte tenu du contexte de la société japonaise de l’époque : croire au Dieu des chrétiens, en effet, c’était aussi dans une large mesure croire à l’Occident, à ses valeurs et à ses techniques. De fait, si l’on met à part les experts des stations d’élevage publiques – dont beaucoup furent des étrangers, tels Edwin Dunn, William Brooks, etc. –, les pionniers de l’élevage laitier furent des individus ou des familles très fortement influencés par la culture occidentale.
            Tel fut exemplairement le cas d’Utsunomiya Sentarô, le père de l’« agronomie danoise » (Denmâku nôhô). Bien qu’il eût étudié aux États-Unis, c’est en effet du Danemark qu’il fit son modèle, en particulier pour l’idée que l’élevage laitier nécessite une solide organisation coopérative. Le médium de ce transfert avait sans doute été la vache Holstein, car c’est aux États-Unis qu’Utsunomiya apprit que celle-ci donne un lait plus abondant, quoique moins riche en matière grasse, que l’Ayrshire, d’abord introduite par l’administration et qui, avant la Première Guerre mondiale, représentait les deux tiers du cheptel hokkaïdois. Quoi qu’il en soit, dès son retour des États-Unis, Utsunomiya fonda en 1897 la première coopérative de Hokkaidô. Il construisit à la même époque le premier silo à fourrage, ce motif devenu par la suite l’emblème du paysage hokkaïdois. Plus tard, en 1921, il envoya son gendre étudier au Danemark, et invita deux experts danois en 1926. Ce courant d’échange allait être poursuivi et amplifié par le Dôchô (la préfecture de Hokkaidô). Et ce sont des machines danoises que je pus admirer en juillet 1970 lors de ma première visite à une laiterie hokkaïdoise, celles de la société Yotsuba (« Trèfle à quatre feuilles »), née d’une coopérative à Otofuke, près d’Obihiro.
            Dans l’esprit d’Utsunomiya, chrétien de tendance puritaine, il ne s’agissait pas seulement de se former aux techniques danoises ; mais de se convertir jusqu’au tréfonds à tout un mode d’existence, plus individualiste et plus démocratique en particulier. Il avait fait l’un de ses maîtres-mots de la formule dokuritsu jison 独立自尊(indépendance et respect de soi) de Fukuzawa Yukichi (1834-1901), le grand propagateur des idéaux de la modernité sous Meiji. Cela voulait dire, d’abord, que les éleveurs devaient compter sur leurs propres forces ; d’où les coopératives, qui se multiplièrent avant de se fédérer dans la Rakuren après 1926. Mais cela impliquait aussi toute une manière de vivre. Dans le règlement de la Rakuren, dont Utsunomiya fut le premier président, figuraient ainsi l’interdiction de l’alcool et du tabac, celle du maquillage pour les femmes, et même celle de se tondre le crâne, pour les hommes. En effet, ce signe d’appartenance à la paysannerie traditionnelle eût affaibli la motivation des éleveurs.
            Nous touchons là un point essentiel : c’est corps et âme, hygiène et religion, forme et fonction mêlées que ces éleveurs se sont lancés dans leur entreprise et y ont réussi. Bien d’autres, moins totalement motivés, ont échoué. D’où l’on peut augurer non seulement que c’est bien la totalité de l’humain qui s’engage dans un projet, mais que la totalité de cet engagement, sans oublier les formes, est sans doute la condition nécessaire des grandes entreprises. Élever des vaches ne se réduira jamais en termes de fonctions. Le succès d’Utsunomiya, ce ne fut pas autre chose que l’expression de sa propre existence, couvre-chef y compris, dans celle de l’élevage laitier à Hokkaidô.

2. Forme dans l’espace, forme dans le temps

Que le respect des formes entre pour quelque chose dans la réussite d’un projet humain fait soupçonner que les formes ont une certaine puissance, mais pour autant, cela ne dit pas en quoi consiste cette puissance. Tout ce que je pouvais en inférer à l’époque, c’est que le formalisme n’est justement pas qu’une simple affaire de forme. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard, à l’occasion d’un colloque sur La Qualité de la ville[2], à la Maison franco-japonaise, que j’ai commencé d’y voir plus clair. Cette occasion, ce fut un échange avec François Choay à propos du contraste entre les thermes de Cluny et le temple d’Ise[3]. Comme lycéen puis comme étudiant, au Quartier Latin, j’étais pendant des années passé quotidiennement devant les ruines des thermes de Julien dit l’Apostat (r. 361-363), au carrefour des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain. Avant la loi Malraux (1962), qui fit décrasser les monuments de Paris, tout ce qu’on pouvait y voir était une masse noirâtre, informe, un nondescript dont la monumentalité – la fonction mémorielle – se résumait à sa matière, du reste indéfinissable, mais qui était bien d’époque et m’évoquait chaque fois cet empereur qu’un livre de Merejkowsky[4] m’avait fait aimer. De son côté, le temple d’Ise (Ise Jingû), c’est ce temple dédié à la déesse du soleil Amaterasu, la divinité ancestrale de la maison impériale du Japon, que l’on rebâtit à neuf tous les vingt ans mais dans sa forme d’origine, laquelle remonte à la fin du Ve ou au début du VIe siècle. Ici, à l’inverse des thermes de Cluny, la monumentalité ne réside en rien dans la matière, qui est renouvelée tous les vingt ans, mais uniquement dans la forme, qui est immuable. Devant ce contraste, Mme Choay eut le jugement suivant :

Tant qu’existe ou que veut exister le groupe dont il mobilise la mémoire et préserve l’identité, le monument, comme sa préservation, sont des universels culturels. Mais pas plus que les types de monuments, les modalités de leur préservation ne sont identiques d’une société à l’autre. Ainsi, au Japon, la préservation doit assurer au monument un éternelle jeunesse que peut seule permettre une reconstruction périodique, tandis que pour les Occidentaux la ride [i.e. la marque du temps] signe son authenticité. Toutefois, que prévale la permanence symbolique de la forme dans l’espace ou celle de la matière dans le temps, dans l’un et l’autre cas, c’est du même genre de conservation, universelle et identificatoire qu’il s’agit[5] 

            Or s’agit-il bien seulement, à Ise, de « forme dans l’espace », autrement dit d’un simple objet là-devant ? Il me semblait que ce propos de la grande historienne était un peu court.  Pour moi, cette forme-là était d’abord une forme dans le temps. Je revins sur la question dans un livre ultérieur[6] :

À Ise, la forme spatiale n’est que l’issue éphémère d’une forme temporelle – le rite de la reconstruction qui, lui, se maintient à travers les siècles et sans lequel n’adviendrait pas la forme spatiale (…) le patrimoine n’est ici pas moins le sujet (les acteurs du rite) que l’objet (le temple). Voilà qui diffère radicalement du dualisme positiviste. Et tel est bien l’enjeu paradoxal des formes temporelles : c’est qu’en impliquant dans le même processus le sujet et l’objet, (…) [c]omme le mythe, elles tendent à abolir le temps, du moins le temps linéaire de la consécution historique. À Ise, l’archaïque et l’actuel se résolvent en effet cycliquement dans la même forme, tous les vingt ans.

            Effectivement, dans le rite de la reconstruction périodique (shikinen zôtai 式年造替) de certains temples[7], au Japon, la forme immuable – autant celle du geste constructeur que celle de la chose construite – a la puissance de faire revenir, cycliquement, l’ancestral au présent. C’est, indissolublement, une réincarnation du contrat social autant qu’un reconstruction du temple. Le rite, forme sociale accomplie dans le temps, est inséparable de la réalisation du temple, forme matérielle accomplie dans l’espace. Cette monumentalité-là n’a rien à voir avec celle du monument historique isolé par des grilles que sont les thermes de Cluny. Ce n’est pas celle d’un objet, dûment inscrit au patrimoine et conservé en soi dans un certain espace ; mais celle du corps social lui-même, dans le déploiement techno-symbolique et spatio-temporel de ses formes concrètes.
            Le même principe – l’inséparabilité concrète de l’acteur, de l’acte et de l’œuvre dans sa forme – s’est exprimé dans ce que le Japon moderne a institué en 1950 en « biens culturels sans forme (matérielle) », mukei bunkazai 無形文化財, tels qu’art théâtral, musique, techniques artisanales. On pourrait dire en effet qu’au sens large, le rite de la reconstruction du temple d’Ise relève de cette catégorie de biens culturels, où, au delà d’une forme matérielle, est en jeu un être collectif.

3. Forme close, forme en devenir

Certes, qu’il s’agît de « forme dans l’espace » ou de « matière dans le temps », Mme Choay reconnaissait dans les deux cas le « même genre de conservation, universelle et identificatoire » ; mais plus j’y repensais, plus il m’apparaissait que ce jugement alliait deux aspects contradictoires. D’un côté, la forme ou la matière étaient conservées en elles-mêmes, dans l’identité propre de l’objet (en l’occurrence un monument) ; mais d’un autre côté, l’être social, autrement dit un sujet collectif, s’identifiait à cet objet. D’un côté l’objet existait en lui-même (A), de l’autre il devenait le sujet (non-A). Qu’était-ce à dire, sinon que ce jugement enfreignait le principe du tiers exclu – exclu parce que ledit tiers, à la fois A et non-A, est un hybride que refuse la raison – ?
            Ce jugement soulevait donc un problème logique, mais ontologique aussi puisqu’il s’inscrivait d’un côté dans le cadre du dualisme sujet-objet, tout en le transgressant de l’autre. Effectivement, conserver une forme dans l’espace, ou une matière dans le temps, c’est conserver l’en-soi d’un objet ; c’est figer son identité en elle-même. Cela relève de l’arrêt sur objet moderne, qui abstrait celui-ci du mouvement existentiel par lequel, en réalité, les objets sont liés aux sujets, ce qui en fait concrètement des choses, et non plus justement des objets. La « conservation, universelle et identificatoire » dont parlait Mme Choay, c’était ce mouvement même, rendu plus évident par la monumentalité de la chose en question.
            Dans le cas d’Ise, ce mouvement existentiel est incarné par le rite, qui implique concrètement les corps individuels des acteurs du rite en un corps collectif dont la forme du temple fait partie intégrante. Ce cas illustre non seulement la concrétude, mais plutôt même la concrescence – le croître-ensemble – des choses et de l’existence humaine dans un certain milieu. Cette concrescence est plus difficile à déceler dans le cas des thermes de Cluny, parce que leur monumentalité même a été saisie, et figée, dans le cadre de l’arrêt sur objet moderne, et de l’individualisme corrélatif (cela que préfigure l’identité du cogito cartésien).
            Françoise Choay, justement, est l’historienne qui a mis en lumière comment la notion de monument a pris le sens qui est aujourd'hui principalement le sien[8], à savoir celui d'un bâtiment d'âge ou de taille remarquable par rapport à son entourage ; et montré comment ce n'est qu'au XXe siècle que des ensembles de bâtiments – par exemple un quartier dans une ville – ont acquis le statut de monuments historiques, à ce titre devant être protégés et conservés dans leur forme d'origine ; c'est-à-dire momifiés, tandis que pouvait continuer à évoluer leur entourage. Autrement dit, comment on en a fait des objets, abstraits de la vie du sujet collectif qu’est la société.
            Cette évolution moderne correspond au glissement ontologique, analysé par Heidegger dans Être et temps (1927), de la Geschichtlichkeit à la Historischkeit ; c'est-à-dire de l’historialité à l’historicité, ou de l'histoire vécue à l'histoire objectifiée. En d'autres termes, cela correspond à l'émergence du dualisme moderne. C'est ce glissement qui a rendu possible qu'apparaisse le respect des bâtiments anciens comme monuments historiques, et qui, par conséquent, a conduit aux politiques de conservation contemporaines comme celles qu'a promues la convention de l'UNESCO en 1972.
            Ce mouvement est complexe et contradictoire, puisque son moteur n’est autre que la pulsion identificatoire dont parlait Mme Choay, alors que les motifs qu’il se donne relèvent d’une objectification qui fétichise l’identité de l’objet comme telle, en l’abstrayant de l’identité des acteurs sociaux dont la subjectivité devient, au contraire, un danger menaçant l’authenticité objective du monument. C’est là un problème ontologique, et il est très ancien, car il remonte en Occident à la victoire du topos aristotélicien sur la chôraplatonicienne.
            Le Livre IV de la Physique d’Aristote[9]  définit le lieu (topos) d’une chose comme un « vase immobile » (aggeion ametakinêton, 212 a 15), et en définitive comme « la limite immobile immédiate de l’enveloppe [de la chose] »  (to tou periechontos peras akinêton prôton, 212 a 20). L’identité de la chose ne peut donc pas outrepasser cette enveloppe, principe qui s’accorde en tout point avec celui de la logique aristotélicienne, laquelle repose sur l’identité du sujet (hupokeimenon) qui se trouve aussi être la substance (ousia). Si elle outrepassait son topos, autrement dit son contour, la chose, ipso facto, contreviendrait au principe du tiers exclu. Elle aurait à la fois une forme et une autre forme, et serait donc à la fois A et non-A, puisque pour l’aristotélisme, forma dat esse rei : c’est la forme qui donne l’être à la chose. 
            Aristote souligne que le lieu n’est pas la forme de la chose, puisque celle-ci peut changer de lieu (car elle est mobile), alors que le lieu ne peut être ailleurs que là où il est (car il est immobile). Certes, quand la chose se trouve quelque part, son lieu et sa forme coïncident ; mais l’identité de la chose et celle du lieu sont distinctes. Notons en passant que cette dissociation du lieu et de la chose est le principe ontologique de ce qui, beaucoup plus tard, s’incarnera dans le style international en architecture, avec ses formes ubiquistes, indépendantes du lieu et du milieu, donc closes sur leur propre identité. Cela n’est pas un hasard ; car la logique aristotélicienne, qui allie le principe du tiers exclu et celui de l’identité du sujet, est justement ce qui fonde la discrétisation des en-soi dont procède le dualisme moderne, ainsi que l’atopie (le sans-lieu) que celui-ci a engendrée. Rappelons le Discours de la méthode : « je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle »[10]. Ce sans-lieu du sujet moderne, le cogito l’a symétriquement conféré à l’objet moderne, de part et d’autre de l’abîme ontologique du dualisme, qui les fonde l’un et l’autre comme tels.
            Or c’est cela même que contredit la notion de milieu, qui apparaît dans le Timée sous le nom de chôra[11]. Le mi-lieu, en effet, allie indissolublement, pour « moitié », lieu subjectif et lieu objectif dans la réalité des choses. Effectivement, la chôra participe de ce qui s’y trouve ; et c’est un milieu dynamique, à partir de quoi peut advenir l’être relatif (la genesis), tout au contraire du topos, qui enferme la chose dans l’identité de son être. Pour autant, Platon renierait-il le logos, qui exige le double principe d’identité du sujet[12] et d’exclusion du tiers ? Non ; car justement, il renonce à penser ce qu’il appelle le « troisième et autre genre » (triton allo genos, 48 e 3) de la chôra, qui n’est ni l’être absolu ni l’être relatif. Il n’essaie pas de définir celle-ci, car « en la voyant, on rêve » (oneiropoloumen blepontes, 52 b 3). Elle relève non du logos mais d’un « raisonnement bâtard » (logismô tini nothô, 52 b 2), ce qui est « difficilement croyable » (mogis piston, 52 b 2) et n’est finalement cerné que par des métaphores, lesquelles sont au demeurant contradictoires. En effet, la chôra est à la fois l’« empreinte » (ekmageion, 50 c 1) et la matrice, « mère » (mêtêr, 50 d 2) et « nourrice » (tithênê, 52 d 4) de la genesis.
            Empreinte et matrice à la fois, la chôra (le milieu) de l’être relatif contrevient frontalement au principe d’identité comme à celui du tiers exclu. Elle est à la fois A et non-A. Aussi bien le rationalisme occidental, pour plus de deux millénaires, allait-il se borner à penser le lieu, l’être et la forme des choses en termes de topos, non de chôra[13]. C’est de ce règne du topos que sont nées, entre autres, les formes sans lieu du « style international » en architecture.
           

4. La trajectivité des formes

Une « forme sans lieu » a, certes, une implantation matérielle dans un lieu quelconque ; mais c’est un objet qui n’a plus de milieu : il existe en soi, topos abstrait de sa chôra. Sa forme ab-solue (close sur sa propre solitude) « tue le paysage » (shafengjing 殺風景), si je puis emprunter ce terme au poète Li Shangyin (813-859). En effet, comme le posa d’emblée Zong Bing (375-443) – l’auteur du premier traité sur le paysage –, le principe en la matière, c’est que, bien au contraire, « quant au paysage, tout en possédant une forme matérielle, il tend vers l’esprit » (zhi yu shanshui, zhi you er qu ling 至於山水、質有而趣霊). Cela mérite quelques commentaires[14].
            Ce que, respectant une tradition bien établie, je traduis ici par « forme matérielle », c’est zhi , qui veut plutôt dire « substance » ; mais effectivement, il y a un rapport entre ces deux notions. Ce sur quoi insiste Zong Bing, c’est qu’au delà de la substance des formes intrinsèques, le paysage « tend » (qu ) vers autre chose, qu’il appelle « esprit » (ling ), mais peu importe ici ; l’essentiel, c’est cette « tension vers », qui déborde le topos des formes matérielles, en un tissu de relations existentielles (ek-sistentielles) qui ne débordent pas moins la substance des choses. Si le paysage existe, c’est justement du fait de cette ek-sistence, de ce débordement au delà de l’identité propre des substances.
           Ce n’est pas autre chose que, beaucoup plus tard, dira Heidegger en parlant de la « spaciation » (Räumung) qui, ek-sistentiellement, excède le contour des formes matérielles :
La limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais bien, comme les Grecs l’avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être (sein Wesen beginnt). […] Il s’ensuit que les espaces reçoivent leur être des lieux et non de « l’ » espace.[15]
            Cette ek-sistence hors de la limite d’une forme bouleverse la vision moderne, qui considère les choses comme des objets, chacun fermé dans son topos ; mais elle a en Asie orientale une très longue histoire. Aussi bien dans le taoïsme que dans le bouddhisme (qui s’alliaient dans la pensée de Zong Bing), celle-ci met l’accent sur la relation plutôt que sur la substance.  La relation relève de l’invisible, qui est « sans forme matérielle » : wuxing 無形, autrement dit insubstantiel ; mais elle est justement ce qui fait la puissance des formes matérielles, parce qu’elle engage et motive l’existence humaine, en « tension » (qu ) ou en concrescence avec les choses. De nombreuses notions ou préceptes s’y attachent, notamment celle de « Grand Symbole », Daxiang 大象, à savoir la réalité ultime, le Tao qui, contenant en puissance toutes les formes particulières, unit tous les êtres. Le Grand Symbole n’a donc pas de forme : Daxiang wuxing 大象無形[16], du moins pas de forme délimitable par un topos ; mais il est comme un champ de force, d’où toutes les formes tirent leur puissance. La puissance d’une forme excède en effet son contour : ce principe aura guidé la peinture chinoise tout au long de son histoire[17]. Il implique, entre autres, la place que celle-ci aura laissée au « blanc excédent », yubai , c’est-à-dire la marge non peinte qui, attisant la relation invisible au delà de la forme peinte, engage le spectateur dans l’image. C’est le même principe qui, en poésie, est à l’œuvre dans la « consonance excédente » (yuyun ), au delà de ce qui est formellement dit.
            Cette excédence de la relation au delà du contour des formes substantielles n’est autre que celle de la chôra au delà du topos. C’est un principe ontologique, auquel se rattachent tant le Dasein heideggérien que la fûdosei 風土性, cette médiance que Watsuji a définie comme « le moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki人間存在の構造契機)[18] ; c’est-à-dire le couplage dynamique (le « moment »), dans l’être humain, d’une « moitié » qui est son corps individuel, délimité par sa forme matérielle, et d’une autre « moitié » qui est son milieu : l’ensemble des relations éco-techno-symboliques dans l’abstraction desquelles ce néotène ne pourrait vivre. Du reste, comme déjà le reconnaissait Auguste Comte, le même principe vaut pour tout être vivant : l’organisme est indissociable de son milieu[19] ; mais, extériorisant et déployant les fonctions de son « corps animal » en systèmes techniques et symboliques qui ont rétroagi sur sa constitution même, comme l’a montré Leroi-Gourhan[20], c’est l’humain qui est le plus médial – le plus marqué par la médiance, donc le plus dépendant de son milieu  – parmi tous les êtres vivants, exactement à l’inverse de ce que se figure notre individualisme.  
            La médiance, ce moment structurel de l’existence humaine, implique que la réalité des choses ne peut être circonscrite par le contour de leur forme matérielle.  Elle enek-siste nécessairement, dans une Räumung où sont en concrescence le subjectif et l’objectif, notre existence et la leur. C’est dire qu’une chose ne peut se réduire à un objet. Sa réalité concrète est trajective, entre ces deux pôles abstraits que sont le subjectif et l’objectif. C’est là un principe ontologique, mais c’est aussi un principe logique. La trajectivité des choses dans un milieu concret, en effet, n’est autre que ce « troisième et autre genre », à la fois A et non-A, que le rationalisme platonicien a non seulement renoncé à penser, mais que la République (I, VIII, 609 b 3) a forclos en excluant de la cité les poètes, ces gens du symbole ; car, dit Platon, « la raison nous en faisait un devoir » (ho gar logos hêmas hêrei).
            Le logos, effectivement, n’admet pas le tiers ; il relève, lui, de la binarité du noir ou blanc, de l’alternative du « A ou bien non-A ». Il n’admet donc pas le symbole, qui est toujours clair-obscur, à la fois A et non-A[21]. Il ne peut donc pas non plus penser la trajectivité des formes concrètes, qui outrepasse toujours l’identité de leur topos. Il lui faut donc la forclore : halte au tiers, halte à l’ek-sistence, halte à la puissance des formes ! On ne peut pas être à la fois ici et ailleurs, une chose et autre chose, une substance et une relation : voilà le dogme qui s’est imposé à la raison occidentale depuis Platon et Aristote[22], et qui y a régné, notamment par l’illusoire soumission de la forme à la fonction dans l’architecture moderne, jusqu’à ce que la physique elle-même, avec le quantique, en vienne à l’ébranler. Mais la puissance des formes, en réalité, nul n’a jamais su la brider : c’est notre existence même.
Palaiseau, 2 avril 2013.


[1] Les grandes terres de Hokkaidô, étude de géographie culturelle, thèse de doctorat d’État soutenue en 1977 à l’Univ. Paris IV ; dont la version civile fut La rizière et la banquise. Colonisation et changement culturel à Hokkaidô, Paris, Publications orientalistes de France, 1980.
[2] Augustin BERQUE (dir.) La Qualité de la ville. Urbanité française, urbanité nippone, Tokyo, Maison franco-japonaise, 1987.
[3]Prononcer Icé.
[4] Dmitri MEREJKOWSKY, La Mort des dieux. Le roman de Julien l’Apostat, Paris, Calmann-Lévy, 1928.
[5] Françoise CHOAY, « Mémoire de la ville et monumentalité », dans La Qualité de la villeop. cit., p. 122.
[6] Du Geste à la cité. Formes urbaines et lien social au Japon, Paris, Gallimard, 1993, p. 28.
[7] Depuis l’époque Nara (710-784) la 20 e puis la 21e année pour l’Ise Jingû ; depuis le XIe s. la 21e puis la 50 e pour le Kamo Jinja (à Kyôto) ; la 33e pour l’Usa Hachimangû (à Tosa) ; la 21e ou la 30e pour le Kasuga Taisha (près de Nara) ; et la 20e pour les temples de Sumiyoshi (à Osaka), Katori et Kashima (aux environs de Tokyo). Ce sont tous des temples shintô, et tous sont construits en bois. Les temples bouddhiques ignorent ce rite de reconstruction périodique ; on ne fait que les réparer au besoin, ce qui permet par exemple au Hôryûji de Nara, la plus grande structure en bois du monde, d’excéder de plusieurs siècles l’âge de Notre-Dame de Paris.
[8] François CHOAY, L’Allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1992.
[9] J’utilise ici l’édition établie par Henri CARTERON, Paris, Les Belles Lettres, 1996 (1926).
[10] P. 38 et 39 dans l’édition Flammarion de 2008 [1637].
[11] J’utilise ici l’édition établie par Albert RIVAUD, Paris, Les Belles Lettres, 1985 (1925).
[12] « Sujet », ici, au sens du logicien, c’est-à-dire ce dont il s’agit… autrement dit l’objet au sens du physicien… objet qui est l’opposé du sujet cartésien, le cogito ! Mais qu’on se rassure : dans le dualisme, tant le sujet que l’objet sont abstraits, ab-solus dans leur identité respective, sans lieu et surtout sans milieu ; abstraction et absoluité qu’ils tiennent de l’être absolu platonicien, l’idea qui est un en-soi hors du temps et de l’espace. Effectivement le cogito, par sa définition même, n’est autre qu’une idea, tout comme l’objet qu’il se donne en énantiomère… symétrie qui ne fait que trahir qu’ils relèvent l’un et l’autre de la médiance d’un même être ! Voilà ce qui gît au fond de la surprenante polysémie de ce mot bizarre : « sujet ». La genesis, quant à elle, c’est la réalité concrète, prise dans l’histoire et dans le milieu (la chôra).
[13] J’analyse plus en détail ce contraste entre topos et chôra dans le chap. I (« Lieu ») de mon Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009 (2000) ; et plus spécialement la chôra dans « La chôrachez Platon », p. 13-27 dans Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.) Espace et lieu dans la pensée occidentale, Paris, La Découverte, 2012.
[14] On en trouvera davantage, avec plus de références, dans mes Les Raisons du paysage. De la Chine antique aux environnements de synthèse, Paris, Hazan, 1995 ; Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010 ; et dernièrement Thinking through landscape, Abingdon, Routledge, 2013.
[15] Essais et conférences, Paris, Gallimard, p. 183 ; traduction d’André Préau (ce passage est extrait de Bauen, wohnen, denken). Ce « comme les Grecs l’avaient observé » oublie la notion de topos, à laquelle s’apparente ce que Heidegger fustigera comme Stelle.
[16] Comme l’écrit le Laozi au chap. XLI (p. 44 dans l’édition Pléïade des Philosophes taoïstes, Paris, Gallimard, 1980). Liou Kia-Hway traduit ici « La grande image n’a pas de forme ». L’édition japonaise, par OGAWA Kanju (Rôshi, Tokyo, Iwanami, 1973, p. 85) traduit Ôi naru katachi ni ha (kore to iu) keijô ga nai大いなる象[かたち]には(これという)形状がない, ce qui équivaut à peu près à « la grande forme n’a pas de forme (particulière) ».
[17] On lira sur ce thème François JULLIEN, La Grande Image n’a pas de forme, ou du non-objet par la peinture, Paris, Seuil, 2003.
[18] WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (1935).
[19] V. à ce sujet les commentaires de François JACOB, Le Logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard, 1970, p. 172.
[20] André LEROI-GOURHAN, La Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
[21] Ce qui est le syllemme, quatrième lemme du tétralemme 1. affirmation (A) ; 2. négation (non-A) ; 3. binégation (ni A ni non-A) ; 4. biaffirmation (à la fois A et non-A). Contrairement à un usage répandu, il est essentiel ici de placer le syllemme en quatrième lemme (et non en troisième). Sur ce thème, v. YAMAUCHI Tokuryû, Rogosu to renma (Logos et lemme), Tokyo, Iwanami, 1974, dont on pourra trouver un condensé en français sur le site MÉSOLOGIQUES. La réalité concrète, avec la trajectivité de ses formes, relève du syllemme, non des alternatives du logos, qui sont propres au logos lui-même, i.e. abstraites. Le syllemme est ce qui « prend ensemble » (sullambanei) notre existence et celle des choses, c’est-à-dire la réalité concrète et concrescente, que par définition le dualisme, fils du logos, ne peut pas penser.
[22] Ce qui n’était pas encore le cas des Présocratiques, y compris Parménide, comme l’a montré PARMÉNIDE, Le poème. Nouvelle traduction par Arnaud Villani, avec la collaboration de Pierre Holzerny, suivi de Parménide ou la dénomination, par Arnaud VILLANIParis, Hermann, 2011.