mercredi 4 février 2015

Pouvons-nous dépasser l'espace foutoir (junkspace) de la Basse Modernité ? / A. Berque

Kunsthal Rotterdam Rem Koolhaas
Kunsthal Rotterdam, Rem Koolhaas (source)
École supérieure d’art et de design d’Orléans
– Conférence, 7 janvier 2015 –

Pouvons-nous dépasser l’espace foutoir (junkspace)
de la Basse Modernité ?

par Augustin BERQUE

Résumé - Partant d'une citation de Rem Koolhaas, "The cosmetic is the new cosmic", on s'interroge d'abord sur la notion de cosmicité, qui s'exprimait dans toutes les cultures traditionnelles, notamment par l'architecture. En rapprochant cette cosmicité de ce qu'Uexküll a mis en évidence avec la notion d'Umwelt, on montre que cette expression, qui intègre les trois valeurs humaines fondamentales (le Bien, le Beau, le Vrai) en un tout cohérent, répond à une nécessité ontologique qui s'enracine dans le monde vivant. Puis on montre que le dualisme moderne a dissocié ces valeurs, aboutissant ainsi à l'acosmie, contraire de la cosmicité. L'espace foutoir (junkspace) prôné en tout cynisme par un Rem Koolhaas en est un exemple paradigmatique. Pour surmonter cette acosmie, les recettes architecturales ne suffiront pas ; c'est d'une révolution ontologique et logique que nous avons besoin, rétablissant le lien, par delà le dualisme moderne, entre la physique, la biologie et les valeurs humaines, comme y invite la mésologie nouvelle, dérivée de l'Umweltlehre d'Uexküll et du fûdoron de Watsuji[1].

1. Origine de l’architecture et cosmicité
Il y a une quinzaine d’années, Rem Koolhaas terminait un article sur ce qu’il a baptisé junkspace (l’espace foutoir) par la phrase suivante : « The cosmetic is the new cosmic »[2]. Quoique ne traitant pas de littérature mais d’architecture et d’espace urbain, ce texte en lui-même était un parfait exemple d’espace foutoir, sans le moindre alinéa en quinze pages et sans perceptible structuration de la prose, qui se contentait de décharger une longue salve d’assertions comme les suivantes : « Il [i.e. l’espace foutoir] remplace la hiérarchie par l’accumulation, la composition par l’addition. Plus et plus, plus est plus » (p. 176), « L’espace foutoir est au delà de la mesure, au delà du code » (p. 177), « Il n’y pas forme, seulement prolifération » (p. 177), « L’espace foutoir est une toile sans araignée » (p. 179), « L’idée qu’une profession [i.e. les architectes] dictait naguère, ou du moins croyait prédire les mouvements des gens, voilà qui aujourd’hui paraît risible, ou pire : impensable » (p. 181), « une politique de désarroi[3] systématique », et ainsi de suite. Inutile de gloser que cette « politique de désarroi systématique » est celle que revendique haut et fort Koolhaas lui-même, non seulement dans son écriture mais dans son architecture.
            Mais comment est-il devenu possible d’exalter ainsi l’espace foutoir, en assumant délibérément une « politique de désarroi systématique », « alors que – comme Koolhaas l’écrit lui-même p. 177 – l’on avait pendant des millénaires travaillé en vue de la permanence, des axialités, des relations et des proportions » ?
            Certes, il est des traditions qui n’entraient pas dans un tel schéma. Plutôt que la permanence et l’axialité, par exemple, la spatialité japonaise a au contraire exalté l’asymétrie et les désaxements, dans l’impermanence (mujô 無常) du « monde flottant (ukiyo 浮世) » ; témoin l’ouverture fameuse du Hôjôki (Notes de mon ermitage) de Kamo no Chômei (1155-1216) :

ゆく河の流れは絶えずして、しかも、もとの水にあらず。よどみに浮かぶうたかたは、かつ消え、かつ結びて、久しくとどまりたる例なし。世の中にある、人の栖と、またかくのごとし[4]
Indéfiniment coule l’eau du fleuve qui va, et ce n’est plus la même. L’écume flottant où s’alentit le courant se défait ou s’assemble, on ne l’a jamais vue s’arrêter longtemps. Ainsi vont l’homme et ses demeures en ce monde.

            Cette tendance est toujours vivante, comme en témoigna la vogue identitaire du kaosu (chaos) durant les années de la Bulle au Japon[5]. Il faut se garder toutefois de confondre la spatialité japonaise traditionnelle avec le kaosu postmoderne ou l’espace foutoir selon Koolhaas. Cette spatialité avait son ordre propre, que l’on peut immédiatement ressentir à la vue de ce qui reste de l’« arrangement urbain » d’autrefois – le machinami 街並み. Inutile de préciser que cet « arrangement » – cet arroi comme on disait jadis –, c’est exactement le contraire du désarroi postmoderne ou koolhaasien.
            Effectivement, avant le règne de l’espace foutoir, toutes les civilisations, chacune à sa manière et dans son propre monde, ont mis l’espace en ordre et ainsi créé leur propre spatialité. Cette mise en ordre, c’est ce que voulaient dire le grec kosmos et le latin mundus, dont je rapprocherais volontiers, en ancien français, arroi et le verbe arreyer : disposer les choses, orner le corps, gouverner la société en correspondance avec l’ordre suprême de l’univers, pour instaurer un monde humain, c’est-à-dire le contraire du chaos. De là justement le lien étymologique entre cosmique et cosmétique, qui permet à Koolhaas de terminer son texte sur le jeu de mots « The cosmetic is the new cosmic ».
            De nos jours, il n’y a là effectivement plus qu’un jeu de mots, car ces deux adjectifs relèvent de deux dimensions antithétiques : d’un côté un ordre fondamental et universel, de l’autre un ornement personnel, superficiel et vain ; mais le fait est que dans les sociétés traditionnelles, ces deux dimensions étaient intégrées dans une seule et même cosmicité, qui était celle d’un monde : un kosmos. C’est dire que le cosmétique référait au cosmique, et que le cosmique se révélait à travers le cosmétique, dans une évidente relation mutuelle.
            De telles relations peuvent encore se voir de nos jours dans certaines sociétés, par exemple dans les peintures corporelles des Aborigènes d’Australie, qui expriment justement la cosmicité ou l’intégration de leur propre monde. Dans la Rome ancienne, cette intégration était magnifiée et célébrée à chaque fondation de ville, en particulier dans le creusement d’un trou appelé mundus, qui établissait un lien entre le monde des morts et celui des vifs, et faisait en outre de cette ville le nombril de son propre monde. C’est la lointaine origine de l’adage médiéval « tous les chemins mènent à Rome », car Rome était le centre du monde romain (mundus) [6]. Le même mot mundus avait aussi le sens de vêtir et orner le corps humain, spécialement celui des femmes (mundus muliebris), et cela concernait également la maison, au sens de faire et entretenir le ménage. Une correspondance ordonnée et significative s’établissait ainsi entre le microcosme (le corps, la maison) et le macrocosme (le monde). Hormis le sens de trou sacré (mundus), l’on peut en dire autant du grec kosmos, et de diverses notions dérivées ; par exemple kosmêtês, qui à l’échelle du macrocosme pouvait désigner le dieu suprême (Zeus), et à celle du microcosme un parfumeur ou un barbier.
Tonnerre de Zeus
Tonnerre de Zeus !  (source)
            Cette cosmicité s’incarnait directement dans l’architecture, spécialement celle des temples. Le mot latin templum, dont la racine exprime l’idée de découper (temnein en grec), désigne à l’origine une portion d’espace délimitée dans le ciel par le bâton de l’augure, et projetée sur le sol en un enclos sacré (temenos en grec). D’où le sens de temple, c’est-à-dire un espace particulier, où s’établit la correspondance entre la terre et le ciel. Cette correspondance sacrée s’exprimait symboliquement dans l’architecture du temple. C’est le sens originel du mot grec summetria, par lequel, nous rappelle Didier Laroque, « il faut entendre ‘avec mesure’ ou ‘juste proportion’, et non ‘symétrie’, au sens avili que nous donnons aujourd’hui couramment à ce mot : correspondance exacte en forme, taille et position des parties opposées : distribution régulière de parties, d’objets semblables de part et d’autre d’un axe, autour d’un centre »[7]. Bref, rien d’autre que l’arroi symbolique – la cosmicité – projetant l’ordre du ciel (kosmos) sur la terre, pour en faire un monde humain ordonné.
            Selon Laroque, l’idée même d’architecture vient de cet arroi cosmique du temple grec, dans la correspondance originelle du ciel avec le monde humain : « L’architecture est ce qui met au jour une archê, l’élément premier, l’ordre. L’architecture est ce qui fonde l’origine »[8]. Et cette origine n’est autre qu’une correspondance – une commune mesure, summetria – entre le ciel et la terre, le macrocosme et le microcosme, la nature et l’humain.

2. Kosmos et valeurs pas seulement humaines
L’architecture, cela va de soi, n’est pas seulement symbolique ; elle est nécessairement technique aussi. Cependant, opposer le technique au symbolique est une distinction moderne, participant elle-même du désarroi qui a conduit à l’espace foutoir. Dans l’arroi cosmique d’un monde humain, la technique et le symbole vont ensemble, et c’est justement pour cela que l’architecture est cosmophanique : elle fait apparaître (phainein) un monde (kosmos) avec évidence, non seulement par sa symbolicité, mais en même temps par sa technicité.
            Dans son texte fameux Bauen wohnen denken (Bâtir habiter penser), Martin Heidegger (1889-1976) a montré que « pro-duire (hervorbringen) se dit en grec tiktô. La racine tec de ce verbe se retrouve dans le mot technê, (la) technique. Ce mot ne signifie pour les Grecs ni art ni métier, mais bien : faire apparaître quelque chose comme ceci ou comme cela, de telle ou telle façon, au milieu des choses présentes. Les Grecs pensent la technê, la pro-duction, à partir du ‘faire apparaître’ »[9].
            Or, faire apparaître une chose en tant que quelque chose, c’est aussi la fonction propre du symbole. La différence, c’est que la technique traite de l’aspect matériel des choses, et le symbole de leur sens immatériel, mais tous deux tirent cet effet de la même source ; à savoir ce que Watsuji Tetsurô (1889-1960), dans son non moins fameux essai Fûdo (Milieux, 1935), a baptisé fûdosei 風土性 (médiance), et défini comme « le moment structurel de l’existence humaine (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機) »[10].
            Commentons d’abord l’une des implications principales de ce « moment structurel ». Moment doit s’entendre ici non point comme un court laps de temps, mais, comme en mécanique, en tant que puissance de mouvoir produite par la combinaison de deux forces – ici d’un côté l’être individuel, et de l’autre le milieu. Qu’est-ce donc qu’un milieu ?  Watsuji distingue ici le milieu (fûdo 風土) d’une part, et d’autre part l’environnement naturel (shizen kankyô 自然環境). Il écrit que l’environnement naturel est quelque chose que la science moderne a abstrait du sol concret de l’existence humaine – la médiance – pour en faire un objet, tandis que le milieu, au contraire, suppose justement la subjectité (shutaisei 主体性)[11] de l’existence humaine pour être ce qu’il est : la « moitié » dynamique de ce moment structurel qu’il appelle la médiance.
            Cela signifie que tant l’être humain que son milieu (lequel comprend nécessairement le lien social des humains entre eux) ne peuvent exister l’un sans l’autre. L’un suppose l’autre, ils s’impliquent réciproquement. Cela différencie radicalement le milieu de l’environnement, lequel ne suppose pas l’existence humaine pour être ce qu’il est. Même quand le genre humain n’existait pas encore, l’environnement était déjà l’environnement, et la biosphère la biosphère, mais il n’y avait pas encore de milieu humain, chose qui est apparue en fonction du genre humain. Watsuji a probablement dérivé cette distinction entre milieu et environnement des travaux du grand naturaliste germano-balte Jakob von Uexküll (1864-1944), dont il a pu entendre parler par Heidegger pendant son séjour en Allemagne (1927-1928). Uexküll, qui a profondément influencé Heidegger à cette époque, avait en effet établi une distinction fondatrice entre ce qu’il appelait d’une part Umwelt (le milieu ou le monde ambiant propre à une certaine espèce) et d’autre part Umgebung (le donné environnemental objectif et universel). L’Umwelt correspond  à ce que Watsuji appelle fûdo, et l’Umgebung à ce qu’il appelle shizen kankyô. L’Umwelt ou le fûdo, c’est la réalité concrète pour l’être considéré, tandis que l’Umgebung ou le shizen kankyô, c’est une abstraction qui ne vaut que pour le regard de nulle part de la science moderne. La seule différence entre les deux auteurs est que Watsuji traite de l’humain, tandis qu’Uexküll traite du vivant en général ; et que par conséquent Watsuji utilise la méthode historique des sciences humaines, tandis qu’Uexküll utilise la méthode expérimentale des sciences de la nature. Cependant, le principe fondateur de leurs deux approches est le même ; c’est la subjectité de l’être considéré, qu’il soit humain ou animal (ajoutons : ou vivant en général). 
            En tant que moment structurel, la médiance – la co-implication de l’être et de son milieu – fait que le milieu est imprégné des valeurs propres à l’être considéré. Uexküll appelle ces valeurs Ton, et il en analyse toute une série, positives ou négatives : par exemple Esston (valeur d’aliment), Hinderniston (valeur d’obstacle), Schutzton (valeur d’abri), Wohnton (valeur d’habitat), etc. Toutes ces valeurs dépendent de l’animal considéré, car des espèces différentes se nourriront de manière différente, s’abriteront de manière différente, etc. Cela signifie que l’aliment, l’obstacle, l’abri, l’habitat etc. n’existent pas en eux-mêmes comme tels, mais seulement dans leur relation avec une certaine espèce. L’espèce et le milieu se qualifient réciproquement,  et n’existent à proprement parler que dans cette relation.
            Bien que les valeurs humaines soient considérablement plus élaborées que celles des autres vivants, le même principe s’applique aux milieux humains. Chaque culture crée son propre milieu, quel que soit l’environnement. Des environnements similaires seront interprétés différemment par des sociétés différentes, et si exécrable que soit l’environnement, le milieu qui en résulte sera nécessairement celui qui convient le mieux à la société considérée. Cela n’est autre que la règle formulée par Uexküll: pessimale Umgebun, optimale Umwelt (environnement pessimal, milieu optimal)[12].
            Cette règle a été confirmée par la science moderne avec sa propre méthode expérimentale, mais elle avait été formulée intuitivement il y a bien longtemps comme principe ontologique par Platon à la fin du Timée, dans les dernières lignes duquel on peut lire : « Ainsi le monde est né, vivant visible contenant toutes les choses visibles, (…) le plus grand, le meilleur, le plus beau et le plus accompli (ho kosmos houtô, zôon horaton ta horata periechon, (…) megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos gegonen)[13]. Platon n’avait bien entendu aucune idée de ce que, plus de deux millénaires plus tard, Uexküll et Watsuji ont appelé mésologie (Umweltlehre, fûdoron 風土論) ; à savoir l’étude du milieu comme distincte de l’écologie, qui est l’étude de l’environnement. Néanmoins, cette phrase contient trois principes de base de la mésologie :
- D’abord, que le milieu ou le monde ambiant (ici appelé kosmos) est « vivant » (zôon) ; effectivement, le milieu est vivant dans la mesure où il participe du moment structurel de l’existence d’un être vivant (tandis que la plus grande partie de l’environnement, l’air, les pierres, l’eau etc., n’est pas en vie). Qu’il soit individuel ou collectif (une société, une espèce…), quand cet être meurt, son monde disparaît et retourne avec lui à l’environnement.
- Deuxièmement, que le milieu est « visible » (horaton) ; effectivement, le milieu est ce que perçoit un être vivant (tandis que de très nombreux aspects de l’environnement, bien qu’existant physiquement, ne sont pas perçus par les êtres vivants, dont chacun n’en perçoit que certains traits spécifiques, dans les termes qui lui sont propres).
- Et troisièmement, puisque le milieu et l’être considéré sont fonctions l’un de l’autre, le milieu est par définition celui qui convient le mieux à cet être, et il lui apparaît comme doté de qualités superlatives (megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos)[14].
            Pour ce qui est des réalités humaines, cela entraîne que le milieu est empreint des trois valeurs humaines de base (comme, bien entendu, également de leurs contraires) : le Bien, le Beau, le Vrai, qui respectivement fondent l’éthique, l’esthétique, et soit la religion soit la science (qui sont antithétiques, et se disputent le Vrai)[15]. En outre, cela entraîne que ces trois qualités s’impliquent les unes les autres et ne doivent pas être séparées, faute de quoi la cosmicité sera décosmisée, l’arroi des choses désarreyé, et le monde décomposé en chaos. Bref, ce sera l’acosmie.
            Or c’est exactement cela que la modernité a entraîné peu à peu, et que, sous la forme de l’espace foutoir, l’architecture a révélé justement parce qu’elle est « ce qui met au jour une archê », dans la conjonction de la technique et du symbole qui font apparaître l’environnement comme un certain milieu. Analysons maintenant ce processus.

3. Dualisme et acosmie
Comme l’écrit Watsuji, la médiance est le sol concret (gutaiteki jiban 具体的地盤)[16] duquel on abstrait la subjectité de l’existence humaine pour faire du milieu un environnement objectif.  Or comme la structure ontologique de la médiance co-implique (implique réciproquement) un certain être et son milieu, c’est dire que nier le milieu, c’est aussi nier potentiellement l’être en question, en tant que sujet sinon comme objet. C’est abstraire, pour commencer, le sujet de son sol concret. Voilà ce qu’entendait littéralement Descartes quand il écrivit ces lignes du Discours de la méthode : « je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle »[17]. Ces lignes sont l’acte de naissance du dualisme moderne, qui, en même temps et corrélativement, a engendré d’un côté le sujet individuel moderne, et de l’autre l’objet moderne discrétisé, en les abstrayant tous deux de la concrétude – mieux : de la concrescence – de leur sol commun : le moment structurel de l’existence humaine, à savoir la médiance.
            Du même pas, cette double abstraction a fondé ontologiquement la modernité, laquelle allait petit à petit se manifester à la surface de la Terre, convertie ipso facto en un environnement objectif (une Umgebung). Non plus une écoumène (l’« habitée », oikoumenê, i.e. l’ensemble des milieux humains), mais, comme disait Descartes, une pure étendue (extensio), c’est-à-dire un objet neutre, un en-soi dépourvu de tout lien ontologique avec l’existence du sujet humain.
            L’architecture étant par excellence ce qui convertit l’étendue en écoumène, c’était là couper par principe ce qui justement fonde l’architecture. Certes, l’effet ne s’en est pas fait sentir du jour au lendemain. Comment cela s’est-il passé ? De deux manières spécifiquement modernes :
- D’abord, l’architecture a peu à peu perdu son sol concret (la médiance), le remplaçant par ce que Mies van der Rohe a nommé l’espace universel. Cet « espace universel » est la traduction architecturale de l’un des principes fondateurs de la physique moderne-classique : l’espace absolu de Newton, lequel est homogène (le même partout), isotrope (le même dans toutes les directions), et infini. C’est le contraire exact des milieux concrets, qui sont nécessairement hétérogènes et singuliers (puisque chacun diffère concrètement des autres), anisotropes (puisque, partout dans l’écoumène, le haut n’est pas le bas, la droite n’est pas la gauche, l’avant n’est pas l’arrière) et finis (puisque, partout sur cette planète, il y a nécessairement un horizon). L’architecture qui en a résulté, c’est concrètement ce que Philip Johnson a baptisé international style : partout les mêmes formes.
-  Ensuite, l’expression architecturale des trois valeurs humaines de base (le Bien, le Beau, le Vrai) a été désintégrée, désarreyée, chacune s’affranchissant des autres. En particulier, le Beau, incarné par l’ornement, a été détaché du Bien et du Vrai, l’ornement étant rejeté comme un mensonge – à la fois faux et mauvais, un simple cosmétique dépourvu de toute nécessité cosmique. Comme l’exprima Adolf Loos, l’ornement serait un crime. Selon Laroque, cet arrêt de mort à l’encontre de l’ornement, et du même pas le désarroi (la décosmisation) de l’architecture, s’annoncèrent symboliquement dès le XVIIIe siècle dans les fameuses gravures de Piranèse, le Champ de Mars, qui montrent les ruines d’anciens monuments romains (y compris la ruine de leurs ornements) : « Piranèse n’a pas représenté des ruines d’architecture, mais la ruine de l’architecture »[18].
            Si l’ornement est un mensonge, alors où est le Vrai ? La réponse moderne est claire : dans la matière et dans la fonction. Ce n’est là rien d’autre que l’essence du mécanicisme, qui lui-même fut entraîné par le dualisme. Effectivement, si la subjectité se concentre exclusivement dans la conscience du sujet individuel (le cogito), alors le reste du monde devient une machine objectale. En toute logique, le principe en fut énoncé par Descartes lui-même avec la théorie des animaux machines, mais les implications en vont bien au delà de la biologie. En effet, c’est dire que tout le milieu cesse d’être vivant (zôon, comme disait Platon) pour devenir un simple environnement mécanique. Traduit en termes architecturaux et urbanistiques, ce principe a été formulé par la Charte d’Athènes et par le fameux adage de Le Corbusier : « Une maison est une machine à habiter ». Pour qu’il y ait architecture, il n’y aurait désormais plus qu’à utiliser la matière adéquatement à la fonction, puisque, comme l’assura Louis Sullivan, « la forme suit la fonction ».
            Comme on l’a vu, tout cela commença par l’abstraction ontologique du sujet comme de l’objet hors de leur sol concret, la médiance. Désormais, le Vrai devait se chercher analytiquement, dans la machinerie d’éléments matériels toujours plus simples. Cela entraîna le réductionnisme : le complexe devait être réduit au simple. Et puisque le physique est plus simple que le biologique, et le biologique plus simple que l’humain, il suffisait donc de réduire l’humain au biologique, et le biologique au physique (incluant le chimique). Plus c’est simple, plus c’est vrai ! Ce principe – la lex parsimoniae – remonte au rasoir d’Occam, au XIVe siècle.
            Or le problème, c’est que le déploiement réel de l’être sur la Terre s’est fait exactement en sens inverse : du simple vers le complexe, du physique vers le biologique, et du biologique vers l’humain. La planète, chose physico-chimique, est peu à peu devenue biosphère, chose écologique, et celle-ci finalement écoumène : demeure humaine, en ajoutant et combinant la technique et le symbole aux écosystèmes. L’écoumène est éco-techno-symbolique, alors que la biosphère était simplement écologique, ce qui était déjà beaucoup plus complexe que la planète, laquelle était, plus simplement encore, un système  physico-chimique. C’est dire que le réductionnisme est ontologiquement faux, comme il est faux relativement à l’évolution et à l’histoire. Il est proprement anachronique – il prend le temps à l’envers – et contraire au déploiement de l’être, à quelque échelle que ce soit. C’est ce qu’a rendu évident le progrès scientifique lui-même. D’abord, les animaux ne sont pas des machines. Comme Uexküll l’a prouvé expérimentalement, ce sont des sujets, pas des objets. Une maison non plus n’est pas une machine ; c’est un aspect de la médiance humaine, impliquant un milieu vivant – plus : un milieu humain, éco-techno-symbolique. Et si une maison doit être fonctionnelle, ce n’est donc pas comme un objet, mais en tant que moment structurel de l’existence humaine.  
            On peut dire la même chose à propos de l’architecture et de l’urbanisme en général. Pour autant qu’est en jeu l’existence humaine, le plus simple n’est pas le plus vrai, c’est le plus faux. Couplé au mécanicisme, l’adage superbe de Mies van der Rohe, « less is more », n’a plus rien à voir avec l’humanité. Il a effectivement entraîné un appauvrissement insupportable tant au plan esthétique qu’au plan éthique, ce qui devait immanquablement conduire à sa condamnation par Robert Venturi : « Less is bore ». L’être humain ne peut vivre dans de simples parallélépipèdes, parce que l’existence humaine dépasse la géométrie. Elle a besoin d’architecture.
            Certes, comme Charles Jencks l’a proclamé d’entrée de jeu en 1977 dans The Language of Post-Modern Architecture, nous savons depuis lors que « L’architecture moderne est morte à Saint-Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à 15h32 (ou à peu près) » ; à savoir quand on a commencé à dynamiter le grand ensemble de Pruitt-Igoe. C’était il y a près d’un demi-siècle. Mais est-elle vraiment si morte que ça, l’architecture moderne ? Il est certain que le postmoderne a libéré la forme, asservie jusque-là par la fonction mécanique. L’ornement est revenu au premier plan, et des formes superbes ont fleuri un peu partout. Pour la plupart, toutefois, ce sont là des formes purement formelles, où le Beau est en roue libre, débrayé du Bien comme du Vrai, sans le moindre souci de ce que l’on connaissait naguère comme la composition. Le postmoderne est ainsi devenu l’âge d’or de ce que j’ai appelé E.T. architecture : une architecture extraterrestre, descendue directement des étoiles – une starchitecture, c’est le cas de le dire – pour atterrir où bon lui semble, où que ce soit sur la Terre.
Great Mazinger vs. Steel Jeeg
Great Mazinger vs. Steel Jeeg (source)
            En réalité, l’architecture postmoderne n’a nullement rejeté le principe fondateur de l’architecture moderne, lequel est d’abstraire le sujet comme l’objet individuels de tout milieu. Au contraire, ce fut – c’est toujours, quoi qu’on la nomme aujourd’hui – une péroraison de ce même principe, surenchérissant sur le mot d’ordre moderniste « Partout la même chose ! » par le mot d’ordre plus-que-moderniste « N’importe quoi n’importe où ! ». Loin de redécouvrir le lieu et le milieu, ce n’était là au contraire que les nier plus absolument encore. Le plus bel exemple de ces objets extraterrestres, ce fut sans doute l’immeuble Syntax, de Takamatsu Shin, à Kyôto (aujourd’hui démoli). Takamatsu y a en effet exprimé jusqu’à l’expressionisme le principe de sa pratique : ne pas mettre les pieds sur le site avant la construction, en faisant prendre les mesures nécessaires par des sous-fifres pendant que lui concevait la forme sur feuille blanche, dans son atelier [19]. « Syntax », ce nom dérisoire et cynique fut donné à une forme qui n’avait non seulement aucun lien d’aucune sorte avec les formes avoisinantes, mais qui évoquait furieusement un robot volant librement dans le vide intersidéral – la grande vedette des séries télévisées pour enfants à l’époque, Great Mazinger[20]… Ainsi abstrait de toute syntaxe, de tout arroi local, cet objet eut en outre le culot de se faire appeler Syntax lorsqu’il atterrit un beau jour dans un quartier de Kyôto, comme il aurait pu le faire n’importe où ailleurs.  
            Ce qui a résulté de tels coups de pied de l’âne à feue la composition urbaine, c’est l’espace foutoir : l’acosmie proliférant sur toute l’étendue de la Terre, qu’elle ramène au statut de simple extensio. À la matière de la planète, en somme – car pour Descartes, l’étendue, c’était la matière –, antérieurement à l’écoumène, et même antérieurement à la biosphère.
            Devant ce phénomène, on peut choisir entre deux attitudes :
- Soit, comme l’a fait Koolhaas, ratifier l’espace foutoir, et surenchérir sur l’architecture E.T. par une architecture toujours plus Alien, ridiculisant les repères les plus fondamentaux de la condition terrestre, telle la gravité. De ce principe résultent ces formes purement cosmétiques que sont par exemple l’énorme De Rotterdam, qui évoque un jeu de quilles sur le point de s’écrouler, ou cet objet que les Pékinois ont surnommé « le Grand Calebar » (Dà Kùchǎ), le siège de la télévision nationale CCTV, ce à juste raison parce qu’il évoque une paire de caleçons longs remplie par un gros derrière en surplomb, derechef sur le point de s’écrouler.
- Soit, au contraire, chercher une solution à ce désarroi de l’architecture. C’est ce je vais tenter d’esquisser pour terminer[21].

4. Dépasser l’acosmie en architecture ?
Posons d’abord qu’il n’existe pas de recette architecturale pour résoudre le problème, parce que ce problème n’est pas seulement architectural. L’architecture n’est ici que l’expression d’un désarroi plus vaste et plus profond. À la base, le problème est ontologique, et il sous-tend tous les aspects de la civilisation actuelle. De même qu’il a fallu trois siècles pour que le mouvement moderne en architecture en vienne à exprimer enfin pleinement le principe du dualisme et du divorce entre l’être et le lieu, beaucoup de temps pourra s’écouler avant que nous ne surmontions l’espace foutoir que ce principe a fini par engendrer. Ce qui paraît certain, c’est que si nous nous en tenons à ce principe ontologique, qui a été celui de la modernité dans son ensemble, les choses ne pourront qu’empirer, pour finir dans un chaos général. Pour autant, nous ne pouvons pas revenir à la pré-modernité, en nous contentant de rejeter ce principe ; il nous faut le dépasser, car le paradigme moderne est à bout de souffle (c’est pourquoi notre époque mérite – clin d’œil au Bas Empire – de s’appeler la Basse Modernité).
            « Dépasser la modernité » (kindai no chôkoku 近代の超克), ce fut un mot d’ordre que se donna l’école philosophique dite de Kyôto, née autour de Nishida Kitarô (1870-1945) dans l’entre-deux-guerres. Dépassa-t-elle vraiment le principe ontologique de la modernité ? Je pense que non. Elle se contenta de renverser le paradigme occidental moderne, fondé sur le double principe de l’être substantiel et de la logique aristotélicienne (la logique du sujet, shugo no ronri 主語の論理), pour mettre à la place son opposé, un paradigme fondé sur le double principe du néant absolu (zettai mu 絶対無) et d’une « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論), dite également « logique du lieu » (basho no ronri 場所の論理). Corrélativement, ce paradigme faisait du monde historique un prédicat et donc un néant absolu. C’est dire qu’il absolutisait sa propre mondanité. Concrètement, mais très logiquement aussi, cela revint historiquement à un pur ethnocentrisme, absolutisant le monde japonais sous la forme de l’ultranationalisme. Loin de dépasser la modernité, tout cela se termina par la guerre, la défaite, l’occupation et l’américanisation[22].
            L’histoire nous enseigne donc que retourner les principes de la modernité à l’envers n’est pas la bonne solution. D’un autre côté, comme on l’a vu, ce sont ces mêmes principes qui ont engendré l’espace foutoir, et qui nous mènent au chaos. Or une troisième voie est possible, au delà de cette stérile alternative. Pour la mésologie (Umweltlehre, fûdoron), la réalité n’est ni du côté du sujet ontologique (le cogito cartésien) ni du côté de l’objet, mais entre les deux ; ni non plus du côté du sujet logique (S, ce dont il est question, le hupokeimenon d’Aristote) ni de celui du prédicat (P, ce que l’on dit à propos du sujet S), mais dans leur combinaison. C’est ce que j’ai appelé la trajection[23], laquelle peut se représenter par la formule r = S/P, ce qui se lit : la réalité, c’est S en tant que P.
            Cela peut évoquer à première vue la prédication classique « S est P » en logique ; mais il s’agit de quelque chose de beaucoup plus général, car dans ce processus, S (quelque chose) n’est pas seulement « prédiqué » verbalement en tant que P ; il est saisi en tant que P par les sens, par l’action, par la pensée et – enfin seulement, et dans l’écoumène uniquement – par la parole.
            La trajection équivaut au processus qu’Uexküll appelait Tönung : cela qui produit le Ton propre aux divers aspects de son milieu pour un certain être vivant (ainsi, comme on l’a vu, l’Esston, le Wohnton, etc.) ; autrement dit, ce qui est la réalité (S/P) d’une certaine Umwelt pour l’être que cela concerne. La trajection équivaut aussi à ce que Heidegger, dans Bâtir habiter penser, appelait hervorbringen, faire apparaître en tant que quelque chose ; à savoir, faire apparaître S en tant que P. Par exemple, dans le milieu d’une vache, la trajection fait apparaître l’herbe sous le Ton de l’aliment (Esston, comme dirait Uexküll), ce qui n’est pas le cas dans le milieu d’un chien bien qu’il s’agisse exactement de la même herbe (S) du point de vue de la science classique. L’herbe en soi n’est pas un aliment (c’est seulement de l’herbe), mais dans le milieu d’une vache, elle est trajectée en aliment ; c’est-à-dire qu’au-delà de son identité d’herbe (S), elle existe – ek-siste – en tant que cet aliment (P) ; soit la réalité S/P.
            Ainsi, dans un milieu concret (Umwelt, fûdo), la réalité est trajective (S/P). Et comme cette trajection de S en tant que P suppose nécessairement un interprète (I), qui est l’être concerné, c’est dire aussi que la réalité ne se réduit pas à la binarité S-P (comme ce serait le cas en logique formelle), mais qu’elle est concrètement ternaire : S-I-P. Ni S ni P n’existent jamais en eux-mêmes, mais toujours en fonction de I, lequel est lui-même toujours fonction de S/P. Telle est la concrescence (le croître-ensemble) des milieux réels.
            Que devons-nous en conclure pour l’architecture (ainsi que pour l’urbanisme et l’aménagement) ? Qu’elle doit systématiquement prendre en compte la ternarité S-I-P : la demeure concrète et trajective de l’humanité sur la Terre, qui est l’écoumène. Fondamentalement, S est la Terre ou la nature ; P est notre monde, c’est-à-dire la manière dont nous saisissons S ; et nous (par exemple l’architecte, ou l’habitant), nous sommes I, dans la ternarité S-I-P. Il devrait être clair, ainsi, que la fonction essentielle de l’architecture n’est rien d’autre que ce qu’Uexküll appelait Tönung, et Heidegger hervorbringen ; à savoir la trajection de la Terre (S) en tant que notre monde (P), faisant ainsi apparaître à nos yeux (I) la réalité de notre milieu (S/P).
            De cela suivent deux principes :
- D’abord, que l’architecture doit nécessairement se référer à la Terre (S). Pour bâtir un monde humain (P), elle doit monter du sol (S) d’un milieu concret, non pas descendre des étoiles d’une simple représentation (P), comme l’architecture E.T. le pratique arbitrairement et en toute irresponsabilité. Toutefois, fonder sur (fonder P sur S), ce n’est pas réduire à (réduire P à S) ; c’est au contraire une assomption de S en P. Si, ultimement, l’architecture doit se référer à la Terre, cela ne signifie pas qu’elle doive devenir esclave de l’écologie (la science de l’Umgebung, S). Tout comme l’évolution et l’histoire l’ont fait elles-mêmes, engendrant ainsi l’écoumène, l’architecture doit systématiquement et créativement combiner les écosystèmes avec les systèmes techniques et symboliques propres à l’humanité – systèmes qui sont, par essence, des manières (P) d’interpréter l’environnement (l’Umgebung : S) pour en faire la réalité d’un certain milieu (Umwelt : S/P).
- Ensuite, que l’architecture ne doit pas pour autant se limiter à un jeu de formes (P). À la différence du poststructuralisme et de son métabasisme (prétendre qu’« on en a fini avec la base », autrement dit avec S), elle doit pratiquer la référence (de P à S), et pas seulement la différence[24] (entre P et P’, P’’ etc.). Autrement dit, l’architecture ne peut se satisfaire de formes singulières, elle doit les fonder dans certains types, héritiers d’une certaine histoire dans un certain milieu, avec leurs propres valeurs éthiques et esthétiques, et elle doit fonder ces types dans un certain milieu (Umwelt, fûdo), lui-même fondé sur la Terre (la nature). L’architecture E.T. – l’architecture de l’espace foutoir – fait exactement le contraire.
            Les deux principes ci-dessus ne sont en réalité rien d’autre que deux expressions différentes du même principe de réalité (S/P). La réalité a besoin à la fois de S comme sol et de P comme ouverture. Ce n’est qu’en respectant à la fois le sol et l’ouverture que nous pouvons espérer dépasser un jour le désarroi d’une vaine alternative entre l’exaltation de S (la modernité avec son réductionnisme) et celle de P (le postmoderne, le poststructuralisme et consorts). Par une combinaison créative entre S et P, entre la Terre et notre monde, nous pouvons espérer recosmiser l’architecture, petit à petit mais durablement – au double sens de longtemps et de vivable écologiquement. Et nous devons le faire, car – les sciences modernes de la nature nous l’ont appris tout comme l’histoire, l’éthique et l’esthétique – il n’y a pas de vie possible sur le long terme sinon dans un milieu approprié.

Palaiseau, 6 janvier 2015.

Né en 1942 à Rabat, géographe, orientaliste et philosophe, Augustin Berque est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, où il enseigne la mésologie. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur le rapport des sociétés à leur environnement, notamment au Japon. Membre de l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie.       




[1] Cet article est la version française, plus élaborée et plus générale, d’une conférence donnée en japonais le 25 septembre 2014 à Okayama au congrès de l’Institut d’architecture du Japon (JIA) sous le titre « 建築の再コスモス化は可能か », et dont une version anglaise, sous le titre « Can we recosmize architecture ? », est actuellement accessible sur le site mesologiques.fr. NB : dans le présent texte, les anthroponymes japonais sont donnés dans leur ordre normal, patronyme en premier.
[2] Rem KOOLHAAS, Junkspace, October, vol. 100, Obsolescence (printemps 2002), 175-190, p. 190.
[3] Au sens classique de désorganisation, qui subsiste dans l’anglais disarray (le texte dit : « a politics of systematic disarray »). Je garde le terme en raison de son sens moderne de trouble moral, qu’il n’a pas en anglais ni dans le cynisme de Koolhaas ; désarroi ou acosmie que l’on rapprochera de l’anomie durkheimienne.
[4] P. 13 dans l’édition Nakano 2003.
[5] Les années de l’euphorie du marché foncier déclenchée par la déréglementation Nakasone (Premier Ministre de 1982 à 1987), et terminée par le séisme de Kôbe (17 janvier 1995). Sur la spatialité japonaise en général, v. mon Vivre l’espace au Japon, Paris, PUF, 1980, repris et amendé dans A. BERQUE avec Maurice SAUZET, Le sens de l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir, Paris, Arguments, 2004. Sur ses transformation durant les années de la Bulle, v. mon Du geste à la cité. Formes urbaines et lien social au Japon, Paris, Gallimard, 1993.
[6] Sur ces questions, v. Alexandros-Ph. LAGOPOULOS, Urbanisme et sémiotique dans les sociétés préindustrielles, Paris, Anthropos, 1995.
[7] Didier LAROQUE, Le temple. L’ordre de la terre et du Ciel, essai sur l’architecture, Paris, Bayard, 2002, p. 81.
[8] LAROQUE, op. cit., p. 14.
[9] Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 190.
[10] WATSUJI Tetsurô, Fûdo, le milieu humain, Paris, CNRS, 2011, p. 35.
[11] En somme le fait d’être un sujet, souverain de soi, c’est-à-dire le contraire de l’objectité (le fait d’être un objet).
[12] Jakob von UEXKÜLL, Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les mondes animaux et le monde humain), Hambourg, Rowolt, 1934. L’ouvrage a été traduit en français sous les titres Mondes animaux et monde humain (Denoël, 1965) puis Milieu animal et milieu humain (Payot & Rivages, 2010). Uexküll écrit (p. 29 note 1 dans l’édition 1965) : « Optimale, d. h. denkbare günstige Umwelt und pessimale Umgebung wird als allgemeine Regel gelten können”. La traduction de Philippe Muller (Denoël, 1965) donne ici « Un milieu optimal associé à un entourage pessimal, voilà la règle générale ». Celle de Charles Martin-Freville (Payot & Rivages, 2010) : « Un milieu optimal, c’est-à-dire le plus favorable qu’on puisse imaginer, et un environnement pessimal peuvent valoir comme une règle générale ».  
[13] PLATON, Timée, Critias, Paris, Les Belles Lettres, 1985 (1925), p. 228.
[14] J’ai détaillé ces choses, quant aux milieux humains, dans Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, et quant à l’embrayage de la planète à la biosphère, et de la biosphère à l’écoumène, dans Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, Paris, Belin, 2014.
[15] Sur les fondements logiques de ce litige, v. le dernier chapitre de mon La mésologie, pourquoi et pour quoi faire, Nanterre-La Défense, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014.
[16] WATSUJI, ibid.
[17] René DESCARTES, Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 2008 (1637), p. 38-39.
[18] Didier LAROQUE, Le discours de Piranèse. L’ornement sublime et le suspens de l’architecture, Paris, Éditions de la Passion, 1999, 4e de couverture.
[19] Ce parti a été analysé en détail par Yann NUSSAUME dans sa thèse soutenue en 1997 à l’EHESS, Tadao Ando et Shin Takamatsu face au désordre de la ville japonaise : sens de leur architecture, relation à la ville et à la tradition. Réflexion sur l’importance du milieu en architecture.
[20] Connu plus tard sous le nom de Goldorak en France.
[21] Je reprends ci-après cursivement des idées argumentées dans mes trois ouvrages cités plus haut Écoumène, Poétique de la Terre et La mésologie, ainsi que dans Histoire de l’habitat idéal, Paris, Le Félin, 2010, et dans Augustin BERQUE & al., Le lien au lieu. Actes de la chaire de mésologie de l’Université de Corse, Bastia, Éditions éoliennes, 2014.  
[22] Sur ces questions, v. A. BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2 vol., 2000.
[23] Initialement dans Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986. J’ai plus tard développé cette notion en celle de chaîne trajective (dans Poétique de la Terre et dans La mésologie, op. cit.) en montrant que, dans le déroulement de l’évolution et de l’histoire, il y a indéfiniment assomption de S en P, soit S/P, et hypostase (substantialisation) de S/P en S’ par rapport à P’, et ainsi de suite, selon la formule (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’… et ainsi de suite. Notons toutefois que dans cette formule, par simplification graphique, I ne figure pas. 
[24] Sur ce thème, v. Catherine BELSEY, Poststructuralism. A very short introduction, Oxford University Press, 2002, p. 10