"Les trois blancheurs" / Katsuhika Hokusai Cent vues du Mt Fuji (1830) (source : ReedDesign) |
Compte rendu par Romaric Jannel
Le temps et l’espace dans la culture japonaise
KATO Shûichi (trad. SABOURET Christophe) 2009 (Or. 2007),
Paris, CNRS Éditions, 271 pages.
Il est des langues dont la traversée, d’une rive à l’autre du monde, passionne, tant l’épreuve est difficile. Des œuvres littéraires sont traduites du japonais vers le français depuis bien longtemps, mais les essais pour leur part font figure de parent pauvre. S’agissant de traduire en français un essai rédigé en langue japonaise, la rigueur nécessaire à une telle entreprise a de quoi rebuter bien des prétendants. Plusieurs chercheurs s’y sont exercés ces dix dernières années faisant l’objet de publications notamment aux éditions du CNRS[1]. De qualité variable, ces traductions révèlent néanmoins l’intérêt des sciences humaines françaises pour la pensée japonaise et montrent, notamment aux philosophes, des perspectives originales[2]. L’œuvre de Katô Shûichi (1919-2008) compte plus de cinquante livres. Connu du grand public japonais, il est considéré comme « l’une des figures majeures de la pensée japonaise de la seconde moitié du XXe siècle »[3]. De formation médicale, il est aussi connu pour son militantisme pacifique. Le temps et l’espace dans la culture japonaise (2009, Or. 2007) traite, dans et au regard de la culture japonaise, de deux thèmes centraux des sciences humaines à savoir le temps et l’espace.
La notion de temps, à laquelle s’intéresse déjà Héraclite au VIe siècle av. J.-C., trouve ses heures de gloire en 1927 dans le fameux Sein und Zeit (Être et temps) du philosophe allemand Martin Heidegger[4], chez lequel les notions d’être et de temps sont indissociables. Sans entrer dans les détails, il fait alors de la notion de temps une donnée inhérente à l’existence humaine. L’espace, quant à lui, fut l’objet de prédilection de la géographie dont l’intérêt ne cessa de croître au cours du XXe siècle. Aussi, l’espace est l’un des objets d’étude de la philosophie. Chez Aristote (384-322 av. J.-C.), il était question de lieu[5] et au Japon, Nishida Kitarô (1890-1945) fut un grand théoricien de ce terme par sa « logique du lieu »[6] (jap. basho no ronri, 場所の論理). Les notions de temps et d’espace furent réunies vers une mésologie dans Fûdo, le milieu humain[7], dans lequel Watsuji Tetsurô, surmontant les limites conceptuelles de Sein und Zeit d’Heidegger, fait correspondre temporalité et spatialité et, par la même, historicité et médiance. Pour finir, les deux notions formèrent un thème central de la physique moderne depuis les travaux d’Albert Einstein de 1905 sur la relativité générale.
trad. SABOURET Christophe, 2009,Paris |
1. Un essai volontaire sur les notions de temps et d’espace
L’auteur nous est présenté dans ce qui, dans la version japonaise de l’essai, était une postface, mais devient ici un avant-propos[8]. Katô Shûichi y explique au lecteur son parcours et les raisons l’ayant conduit à l’écriture de ce livre. Universitaire de grande envergure, il eut durant sa carrière l’opportunité de vivre dans différents pays et donc dans différentes cultures, passant « du Japon, en Chine, du Mexique et de différents lieux d’Amérique du Nord en Europe[9] ». Ces expériences ont suscité chez lui un questionnement quant à la perception du temps et de l’espace dans la culture de son pays. L’essai entend donc présenter « une synthèse »[10] de son « approche de l’histoire de la pensée japonaise »[11].
Pour ce faire, le livre présente un plan en trois parties. La première traite de l’espace, la seconde du temps et la dernière de la « corrélation entre le temps et l’espace »[12]. Les parties une et deux comprennent chacune trois sections. La première traite de la « typologie »[13] de la notion concernée, la seconde explicite « diverses expressions »[14] de cette notion et la troisième présente « les modes de comportement » relatifs à la notion étudiée. La dernière partie, sur laquelle nous reviendrons, se constitue de deux sections titrées « La partie et le tout » et « L’évasion et le dépassement ». À la bonne organisation de l’œuvre vient s’ajouter une étude comparatiste des notions d’espace et de temps. En effet, la première section des parties une et deux s’intéresse à une typologie des notions d’espace et de temps. Il y est en fait question d’une analyse « des temps » et « des espaces » concernant différents berceaux culturels tant orientaux qu’occidentaux. Après avoir traité du temps israélite, l’auteur aborde par exemple la notion de temps en Grèce ancienne, en Chine ancienne, dans le bouddhisme et dans les Chroniques des choses anciennes avant de s’intéresser finalement aux différents types de temps dans la culture japonaise. En outre, l’ensemble de la démonstration est illustrée par la remarquable érudition de son auteur. Cette érudition, rendue possible par un travail sur le long cours, constitue, comme nous le verrons, l’un des principaux intérêts de l’essai.
Le concept de temps, et c’est là une donnée culturelle, varie grandement selon les cultures – parfois même plusieurs conceptions du temps coexistent. Cinq conceptions différentes du temps sont à distinguer. Il en existe une première où le temps progresse sur une droite finie ayant un début et une fin. L’auteur montre que le monde judéo-chrétien comprend ainsi la notion de temps[15]. Dans la Grèce ancienne, le temps est cyclique, tournant indéfiniment sur une circonférence. Dans la Chine ancienne coexistait une conception cyclique du temps et une autre « s’écoulant dans une direction déterminée sur une droite infinie »[16]. Le temps n’a donc ici ni début ni fin, « tout sitôt apparu, disparaît et la vie ne se répète pas »[17]. Le bouddhisme du Grand Véhicule décrit plusieurs conceptions du temps. Le « samsara »[18] « suggérerait un temps mi-cyclique, mi-linéaire. La croyance en Maitreya (jap. Miroku (bosatsu), 弥勒菩薩) décrit pour sa part un temps au « passé infini », mais présentant « un futur fini ». La pensée de la Loi finale (jap. Mappô, 末法) décrirait, selon l’auteur, une conception du temps proche de celle présentant un début, mais pas de fin. Temps ayant débuté avec Bouddha et s’orientant vers la Loi finale, d’une durée de dix mille ans « presque mi-éternellement »[19]. Le bouddhisme, par le concept de « vacuité »[20], fait montre également, non pas d’une autre conception du temps, mais d’un dépassement du temps où « passé, présent, futur sont un éternel maintenant ». Dans les Chroniques des choses anciennes (jap. Kojiki, 古事記) la conception du temps historique est une « droite temporelle qui n’a ni début ni fin »[21], conception qui serait caractéristique de la culture japonaise classique. Fort de ce développement, l’auteur aborde ensuite « les trois types de temps de la culture japonaise »[22]. Il ne s’agit non plus d’un lointain passé ou d’une culture ancienne qui peu à peu s’efface, mais de la conception actuelle du temps au Japon. Conception construite en tant que conscience historique sur un « substrat archaïque »[23]. Coexistent donc trois conceptions du temps. La première forme une droite ayant une direction, mais ni début ni fin, il s’agit du temps hérité du Japon ancien. Les maintenant y sont juxtaposés, créant des « relations d’antériorité/postériorité »[24]. La seconde est cyclique, il s’agit là du temps saisonnier décrit par la littérature ancienne, notamment par la poésie. La troisième est « le temps universel de la vie comportant un début et une fin »[25] structurée par l’impermanence, idée véhiculée par le bouddhisme et très présente dans la littérature ancienne[26].
Miroku - période Asuka ou Nara, Tokyo National Museum |
Cette première partie de l’essai prend fin par deux sections. L’une consacrée aux « diverses expressions du temps », dans la langue japonaise puis dans les arts et les lettres nippones. L’autre aux « modes de comportement » adoptés par la population et la société japonaise face aux différentes conceptions du temps qui sont les siennes. Cette dernière section succincte (des pages 115 à 141) aborde les conséquences de cette culture du maintenant que décrit l’auteur d’un point de vue religieux, sociétal et politique. Elle permet au lecteur n’étant pas habitué aux réflexions théoriques de comprendre pleinement l’enjeu de ce type de travaux.
Katô Shûichi procède ensuite pareillement pour analyser les différentes conceptions de la notion d’espace. Cette typologie débute en Europe en démontrant que l’espace helléniste avait pour centre la Grèce d’alors et était ouvert vers l’extérieur comme le sera ensuite le christianisme – faisant peu à peu de l’Europe, un continent ouvert aux aventures coloniales, plus qu’aux contrées éloignées. En Chine, il s’agissait également d’un espace ouvert, ce qui fut aussi le cas des territoires de l’antiquité japonaise. Le Japon prit ensuite conscience de ses frontières en adoptant une « demi-ouverture »[27], laissant entrer mais interdisant toute sortie. L’influence des Chroniques des choses anciennes se fit ensuite sentir, décrivant un espace clos (huit grandes îles) où « les frontières du territoire étaient claires et les allers et retours avec le monde extérieur limités »[28]. Choix et événements politiques pourront alors se combiner pour conduire à la fermeture du pays qui eut lieu à deux reprises. La première d’une durée de trois cents ans, la seconde de deux cent cinquante ans. Les frontières sont dans ces périodes « nettes et fermées »[29] et la « distinction entre l’intérieur et l’extérieur est vive »[30]. Il traite ensuite du rapport dedans/dehors du village japonais traditionnel, lui aussi fermé. Puis explique le rapport au lointain de ces villages, qui selon l’auteur, structure de nos jours les relations internationales japonaises notamment vis-à-vis des États-Unis. Katô Shûichi conclut ensuite cette typologie des conceptions spatiales japonaises actuelles en distinguant trois grandes caractéristiques. Premièrement, le concept de « fond »[31] (jap. oku, 奥) dont « spatialement, le sens originel désigne le lieu rentré profondément depuis l’entrée, le lieu que l’on ne montre pas aux gens et dont on prend soin »[32]. Deuxièmement, « la primauté des plans horizontaux »[33] qui se retrouve dans l’architecture japonaise, mais aussi, comme l’explique l’auteur, dans le théâtre et dans la danse japonaise. Dans la culture japonaise, l’espace « a une tendance forte à se déployer sur l’axe horizontal plutôt que sur la verticalité »[34]. Troisièmement, ce que l’auteur nomme « la pensée de la construction par ajout »[35] que l’on retrouve en architecture notamment dans le style shinden (jap. shinden zukuri, 寝殿造), mais qui est aussi présente dans la villa Katsura (jap. Katsura rikyû, 桂離宮), et dont est imprégné l’urbanisme japonais. Deux points marquent cette pensée de la construction par ajout. Un attrait particulier pour les petits espaces et un « refus de la symétrie gauche-droite »[36]. Sur ces deux points, l’architecture et les arts japonais en présentent de nombreux exemples sur lesquels il n’est pas nécessaire de revenir. Les deux dernières sections s’attachent à présenter diverses expressions de l’espace et différents modes de comportement s’y rapportant. Elles apportent quelques précisions en évoquant l’une des conséquences du rapport dedans/dehors qui, lié historiquement aux fermetures/ouvertures du pays, menèrent au « groupisme »[37]. Notion qu’il définit comme « l’attitude qui consiste à toujours privilégier en principe la revendication du groupe lorsque l’opinion de l’individu entre en contradiction avec l’intérêt, l’objectif, l’ambiance (le penchant sentimental) du groupe. »[38]
De ces développements sur les concepts d’espace et de temps, l’auteur nous entraîne dans une trop courte troisième partie, intitulée « La culture de "l’ici et du maintenant" ». L’ici étant la représentation japonaise spatiale archétypale et le maintenant, la représentation japonaise temporelle archétypale, toutes deux extraites des explications des parties une et deux. Une première section développe le rapport de la partie au tout de la pensée japonaise. D’un point de vue temporel, le tout, représenté par une droite ou une circonférence, se structure au Japon par une juxtaposition de présent (ou maintenant), donc de parties, entraînant la culture japonaise dans ce que l’auteur nomme un « présentisme »[39], c’est-à-dire une attitude dans laquelle le passé ne serait plus et appartiendrait à une époque révolue. Il s’agit aussi là pour l’auteur d’expliquer, en conservant une perspective critique, l’attitude japonaise contemporaine face aux horreurs passées. D’un point de vue spatial, le tout représente, s’agissant de relations internationales, le monde et la partie, le Japon en tant qu’État. Le Japon et son attrait pour les petits espaces a tendance à pointer son regard davantage sur des enjeux de politique intérieure que sur des enjeux internationaux. La pensée de l’auteur sur cet aspect se conclut et se résume sur ces phrases :
« La culture de "l’ici" comme la culture du "maintenant" se ramènent à la relation entre la partie et le tout. En d’autres termes, l’expression dans le temps de la mentalité où la partie précède le tout, est le présentisme ; l’expression dans l’espace, le groupisme communautaire. Dans la relation entre la partie et le tout, la culture du "maintenant" et la culture de "l’ici", en se rencontrant, en fusionnant, s’unifient et deviennent la culture de "l’ici et du maintenant" ».[40]
Le livre se termine sur la seconde section de la troisième partie, « L’évasion et le dépassement »[41]. Il y est question du désir, éprouvé par certains Japonais, de s’extraire d’une société protectrice, mais qui peut être « oppressante », « à la limite du supportable ». L’auteur indique qu’à l’époque des Tokugawa (1603-1867), ce désir s’exprimait lors du pèlerinage collectif d’Ise. Selon Katô Shûichi, il n’est pas tant question dans ces déplacements d’un attrait pour l’autre monde, comme c’est souvent le cas en Occident, mais davantage de ce désir d’évasion. Cette évasion peut être spatiale ou temporelle. Spatialement existent le voyage (d’où l’on revient) et, fait plutôt rare au Japon, l’exil (d’où l’on ne revient pas). Temporellement existent l’évasion vers un futur (quantitativement peu traitée par les lettres japonaises) et l’évasion dans le passé (d’où les études bouddhiques, confucéennes et nationales). Les derniers mots nous renseignent sur le dépassement du temps et de l’espace. Ce dépassement peut revêtir deux formes : « soit changer d’environnement, soit changer son propre cœur »[42]. Et c’est cette deuxième option qui fut privilégiée au Japon. Parce que, contrairement au monde extérieur, le monde intérieur est libre spatialement et temporellement, le cœur permet l’évasion que la société japonaise n’autorisa et n’autorise qu’à la marge.
Être une échappatoire, tel fut peut-être, selon Katô Shûichi, l’objet du zen. À cette question, l’auteur n’apporte pas de réponse et explique que « la compréhension interne de l’expérience zen dépasse les limites de ce livre »[43].
2. Une analyse à la portée limitée
Le temps et l’espace dans la culture japonaise synthétise en un essai des idées que les études japonaises ont traitées dans divers travaux, de divers auteurs. Cet essai n’en présente pas moins des limites méthodiques et conceptuelles importantes.
Le livre présente un plan très structuré, mais n’est nullement équilibré. La première partie comprend 118 pages de développement, la seconde 78 pages et la dernière 43 pages. La chose aurait pu paraître anecdotique si l’auteur n’avait pas pris l’habitude d’indiquer que tel ou tel développement n’était pas l’objet de l’essai, ou serait très long. Comme cela a été évoqué, alors qu’il s’intéressait depuis peu aux modes de dépassement du temps et de l’espace, Katô Shûichi clôt ainsi l’essai :
« Ce besoin est sans doute l’arrière-plan du rôle du zen dans la culture japonaise. Mais la compréhension interne de l’expérience zen dépasse les limites de ce livre. »[44]
Le point de vue de l’auteur laissait jusque-là penser que de telles questions, sur le dépassement du temps et de l’espace, méritaient plus de six pages d’explication. D’autant que l’étude qu’il effectue dans ce livre s’appuie sur des données culturelles. L’émergence du zen dans la culture japonaise fut d’une importance capitale. S’agissant du temps et de l’espace, il fut un élément structurant de premier ordre qui aurait mérité d’être détaillé.
Fox Trot B - Piet Mondrian (1929), Yale University Art Gallery |
Les parties une et deux, qui concernent les concepts généraux de temps et d’espace, font l’objet d’un réel développement. Elles n’apportent pas d’éléments nouveaux quant à ces deux notions, mais par une approche comparatiste, permettent au lecteur de se familiariser à cette méthode et aux cultures évoquées. La comparaison prête pourtant parfois à sourire lorsque l’auteur s’appuie sur des éléments culturels qui, spatialement et temporellement, sont très espacés et eurent lieu dans des circonstances culturelles très différentes. L’auteur se risque par exemple – avec prudence en note de bas de page – à mettre en parallèle « la division de la surface due à la combinaison des droites parallèles du Rouleau illustré du Dit du Genji »[45] aux « sections de forme régulière de Mondrian »[46].
Globalement, les démonstrations font dans l’ouvrage l’objet d’illustrations très riches, et il n’est finalement pas surprenant de repérer quelques approximations ou erreurs. Concernant ces développements sur les concepts de temps et d’espace, un second point doit pourtant être critiqué. Les exemples sur lesquels se repose l’auteur sont tirés, concernant le Japon, quasiment exclusivement des arts et des lettres ou de l’architecture aristocratique. Or, les arts et les lettres ainsi que ce type d’architecture, ce fut d’ailleurs le cas de la plupart des cultures anciennes, étaient l’apanage d’une certaine aristocratie ou d’une certaine bourgeoisie. En bref, les concepts de temps et d’espace décrits par l’auteur sont bien souvent des représentations de lettrés, donc d’une partie limitée de la population. Ériger de telles analyses en un absolu pourrait fort bien se révéler trompeur. Les populations modestes et pauvres n’avaient pas accès à l’instruction et rien ne montre qu’elles avaient la même représentation de ces concepts. Il s’agit en fait d’une critique dont souffre l’ensemble des études culturelles, sans distinction disciplinaire. Rechercher et rassembler les traces chères à Carlo Ginzburg[47] est une méthode innovante applicable à la totalité des sciences humaines, mais pour rester pertinentes les données collectées doivent être à même de lever ce type d’apories. Cet essai n’en fait rien. Il multiplie les sauts temporels et spatiaux sans réellement s’intéresser à la culture dite populaire, à l’architecture profane et paysanne, aux moyens de locomotion et voies de communication empruntées par ces populations[48]. Tout juste s’intéresse-t-il aux villages concernant la relation dedans/dehors et à leur rapport au lointain. Si le contenu de l’essai quant aux analyses de fond peut sembler juste, car ayant fait l’objet d’une importante littérature, Katô Shûichi n’apporte ici pas grand chose à ces questions et ses explications souffrent d’insuffisances.
Certains penseurs, notamment en Occident, font l’objet d’intenses recherches pour leurs géniales intuitions et ce, malgré une méthode semblant parfois minimaliste[49]. Et ce n’est pas tant la forme ou la méthode employée qui importe, mais l’intelligence des réflexions exposées et leur pertinence. Dans un développement titré « L’art et le temps », l’auteur aborde la question de ce qui est traduit par « intervalle » (jap. ma, aida, 間). La notion est un concept central de la spatialité japonaise[50], notion structurant notamment l’architecture. Elle fait ici l’objet d’une lecture temporelle dans une perspective musicale. Dans le livre, pas plus ici qu’ailleurs, la notion ne fait l’objet d’une étude sérieuse. Elle n’est pas définie, son importance n’est que peu ou prou évoquée. Traitant de la spatialité japonaise, l’auteur passe alors à côté d’une des idées centrales qui scandent l’habitat japonais, dont l’habitat traditionnel. En outre, Katô Shûichi présente le temps japonais comme structuré par un goût certain pour le(s) « maintenant »[51]. Il définit alors le temps comme « la succession des présents, ou « maintenant » de chaque événement »[52]. Il distingue le maintenant du moment en expliquant qu’un maintenant n’est pas un point fixe, mais une durée variable. Et il ajoute :
« Une définition générale fixant la durée d’un "maintenant" n’est pas pensable. Le "maintenant" se détend et se contracte comme un fil élastique. Définissons-le dans l’immédiat comme l’étendue, comprenant le proche passé et le proche futur, au sein de laquelle le grand cadre de l’objet de l’observation ne change pas et dont on peut penser par conséquent que peut s’y appliquer l’extrapolation. »[53]
Il en découle, la perspective historique intéressant grandement l’auteur, qu’un japonais dont la pensée se structure sur ce maintenant serait conduit à penser les événements de sa vie passée, le subjectivisme décrit par l’auteur aidant, comme objet d’un lointain passé. Et des événements futurs comme trop éloignés temporellement pour faire l’objet d’une éventuelle préparation/anticipation. Il s’agit d’un moyen bien confortable par lequel les Japonais peuvent, intérieurement, se dédouaner de toute forme de responsabilité. Déresponsabilisation vis-à-vis du passé, il s’agit là d’un passé inavouable ou horrible. Déresponsabilisation vis-à-vis du futur, il s’agit alors de vivre un maintenant sans se préoccuper de son impact sur le futur. La chose est dite, a été grandement traitée, mais doit être nuancée. Il s’agit d’une liberté offerte à celui que je nommerais ici le responsable. Responsable, il l’est dans les faits, mais se refuse subjectivement à l’être. C’est donc aussi une question de choix et attribuer cela à un quelconque phénomène inconscient serait trompeur. Les Japonais parient sur l’avenir. Les couples économisent pour les études futures de leurs enfants. D’autres se marient par amour ou par sécurité. Les adolescents préparent des examens d’entrée aux universités. Or, prévoir, anticiper, organiser, c’est vivre dans autre chose qu’un « maintenant », c’est parier sur des possibles. Le regard japonais est tourné vers le passé. Un passé souvent idéalisé, comme c’est le cas des lieux célèbres (jap. meisho, 名所) ou des études historiques (notamment dans l’après-guerre), mais un passé tout de même. Le temps japonais ne semble pas simplement structuré par la notion de « maintenant » qui est insuffisante. Il l’est aussi par un passé, un présent et un futur « symbolicisé ». Curieux personnage qu’un historien des idées qui ne parvient pas à saisir l’importance de ce que j’appellerais ici la « symbolicisation de l’espace-temps nippon ». Symbolicisation pouvant s’exercer sur un événement et/ou un lieu réel, déformé, voire imaginaire. Elle s’exerce dans le temps et dans l’espace, dans des limites qui sont propres aux milieux humains, à l’écoumène. Et elle a pour origine ce qu’Augustin Berque nomme, le corps médial, c’est-à-dire la part éco-techno-symbolique de notre être, en somme notre milieu[54].
La chose est désormais établie, expliquer des comportements humains par une propension culturelle à l’ici et/ou au maintenant a des limites. Ces idées présentent certains charmes, mais les reconnaître pleinement reviendrait à nier de réelles possibilités de choix individuels et tendrait dès lors vers une forme subtile de déterminisme culturel. La culture est l’une des strates sur lesquelles se repose chaque individu pour évaluer une situation et choisir. Il s’agit en fait d’un processus de co-suscitation sur lequel l’individu est placé, mais dont au final il reste le seul maître, à condition de le vouloir. Sans cela, aucune des révoltes que le Japon a connues n’aurait pu se dérouler. Les sciences historiques retiennent plus aisément les grandes œuvres comme des actes volontaires que les grands crimes.
D’autre part, discutant de l’individu, l’auteur évoque ce qu’il nomme « monde intérieur »[55] et « monde extérieur »[56]. Il définit le « monde extérieur »[57] comme l’« environnement, qui m’environne »[58]. Il poursuit ensuite moins poétiquement en expliquant que :
« l’environnement comprend l’environnement naturel et l’environnement social, et ce dernier est autrui et tout ce qu’autrui a fabriqué (c’est-à-dire la culture). »[59]
Voici là une explication aussi vague qu’inefficace. Le monde extérieur pourrait désigner tout ce qui est extérieur à l’intériorité d’un individu, c’est d’ailleurs ce que semble d’abord expliquer l’auteur de l’essai. Ce qui correspondrait en fait au corps médial d’un individu (par opposition au corps animal). Mais ici en tant qu’« environnement social », il est d’abord défini comme un environnement propre à une société donnée, dans le cas de notre étude le Japon. Puis lorsqu’il ajoute « ce dernier est autrui et tout ce qu’autrui a fabriqué (c’est-à-dire la culture) », cela pourrait concerner l’ensemble des sociétés et cultures humaines. Suivant une trajection décrite par l’auteur, il existe un lien entre le monde intérieur d’un individu et son environnement naturel et social (ou monde extérieur). L’auteur décrit en fait, dans une optique psychologique, la concrétude de l’être, composée d’un corps animal et d’un corps médial – concrétude qui prend forme par la trajection corps animal - corps médial. Il s’agit dans l’essai d’une périphrase complexe pour parler Mésologie sans en utiliser la terminologie, et en perdant grandement en précision[60]. Les barrières conceptuelles et disciplinaires sont manifestement un frein à la pensée.
Un tel essai présente donc certains défauts. D’autres auraient pu être évoqués, ce qui n’apporterait pas plus de pertinence à ce compte-rendu de lecture. Un dernier point mérite attention. Le temps et l’espace dans la culture japonaise est un essai traduit du japonais par Christophe Sabouret, historien et ingénieur d’étude au CNRS. Une telle démarche est difficile et la traduction présente certains défauts. Dans l’ensemble de l’essai, aucun caractère sino-japonais n’apparaît. Certains des concepts centraux de l’essai auraient mérité leur écriture originelle et une courte explication pour permettre plus aisément au lecteur, japonisant notamment, de se familiariser à des concepts récurrents des études japonaises. Les éditions du CNRS distribuent par exemple la traduction de Fûdo, le milieu humain évoqué précédemment. Traduction qui présente des notes de bas de page de bonne facture et allant jusqu’à présenter certaines phrases clefs. Si ce compte-rendu de lecture présente ces notions dans leur sinogramme, c’est aussi pour corriger cela.
Outre la pensée de Katô Shûichi qui présente quelques erreurs d’interprétation et insuffisances, la traduction aurait mérité, pour rendre honneur à cet essai, un travail plus poussé.
Le temps et l’espace dans la culture japonaise est un essai récent qui permettra au néophyte ou au jeune japonisant d’apprendre beaucoup sur la culture japonaise. Il pourra aussi se familiariser à la pensée japonaise dans un essai qui, du point de vue de la méthode, répond aux standards occidentaux. L’essai ne renouvelle pas notre compréhension du temps et de l’espace, et l’analyse des principaux éléments conceptuels de l’ouvrage manque de profondeur. Un essai sagace sur l’espace et le temps reste encore à écrire.
[1] Le CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) est un organisme public de recherche créé par Décret le 19 octobre 1939 et auquel furent intégrés différents laboratoires et institutions déjà existants. La création du CNRS survint peu après la déclaration de guerre de la France contre l’Allemagne nazie qui eut lieu pour mémoire le 03 septembre 1939. La mobilisation nationale était alors en marche.
[2] Notons que bon nombre de penseurs japonais ont déjà fait l’objet de traductions et commentaires en langue anglaise. Les lecteurs intéressés par les notions que nous présenterons dans cette fiche de lecture pourront se tourner, faute d’un japonais suffisant, vers ces travaux.
[3] KATO Shûichi (trad. SABOURET Christophe) 2009 (Or. 2007), Le temps et l’espace dans la culture japonaise, Paris, CNRS Éditions. Quatrième de couverture.
[4] HEIDEGGER Martin (1889-1976) influença grandement la pensée japonaise, notamment les philosophes WATSUJI Tetsurô (1889-1960) et NISHITANI Keiji (1900-1990).
[5] En grec topos (τόπος). La notion d’espace, quant à elle, n’existait pas vraiment dans la Grèce ancienne.
[6] La traduction du bashô (場所) de Nishida a été rendue en français par le mot « lieu », qui en est la traduction littérale. Dans la pensée de Nishida, bashô est en fait une notion proche du mot français « champ ».
[7] WATSUJI Tetsurô (trad. BERQUE Augustin) 2011 (Or. 1935), Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS Éditions.
[8] Cette modification est un choix libre du traducteur qui entend, ce faisant, présenter au lecteur francophone la vie et l’œuvre de Katô Shûichi.
[9] Katô Shûichi, op. cit., p. 6.
[10] Ibid., p. 8.
[11] Id.
[12] Ibid., p. 17.
[13] Ibid., p. 269-271.
[14] Id. La méthode adoptée est également expliquée dans la partie du prologue intitulée « Composition du livre » aux pages 17, 18 et 19.
[15] Ibid., p. 23 et suivantes, « Le temps israélite ».
[16] Ibid., p. 33.
[17] Id.
[18] Ibid., p. 35. Le terme sanskrit « samsara » signifie littéralement « ensemble de ce qui circule » et est souvent traduit par « transition », « transmigration » ou « ensemble des renaissances successives ». Le traducteur simplifie la chose dans le présent livre en plaçant entre crochets un simple « la réincarnation ».
[19] Ibid., p. 37.
[20] Id.
[21] Ibid., p. 40.
[22] Ibid., p. 43.
[23] Ibid., p. 17. Il y est fait référence au « substrat archaïque » (jap. kozô, 古層) de Maruyama Masa (1914-1995).
[24] Ibid., p. 44.
[25] Ibid., p. 48.
[26] Pour mémoire, les débuts fameux du Hôjôki (方丈記) de Kamo no Chômei : « La même rivière coule sans arrêt, mais ce n’est jamais la même eau » (du japonais, 行く川のながれは絶えずして、しかも本の水にあらず, traduit par le Révérend Père Sauveur Candau).
[27] Ibid., p. 155.
[28] Ibid., p. 159.
[29] Ibid., p. 163.
[30] Id.
[31] Ibid., p. 179.
[32] Id. Définition tirée du dictionnaire Iwanami de la langue ancienne.
[33] Ibid., p. 180.
[34] Ibid., p. 184.
[35] Id.
[36] Ibid., p. 187.
[37] Ibid., p. 233.
[38] Ibid., p. 233.
[39] Ibid., p. 241.
[40] Ibid., p. 245.
[41] Ibid., p. 247.
[42] Ibid., p. 266.
[43] Ibid., p. 268.
[44] Ibid., p. 268.
[45] Ibid., p. 215
[46] Id.
[47] Carlo GINZBURG, Mythes emblèmes traces. Morphologie et histoire, nouvelle édition, Verdier poche, 2010.
[48] En effet, voyager à pied implique nécessairement des représentations de l’espace, notamment des distances, fort différentes de celles d’un noble ou d’un guerrier qui se déplacerait à cheval.
[49] C’est par exemple le cas de Friedrich Wilhelm Nietzsche (1844-1900) qui, d’aphorisme en aphorisme, a tissé une pensée dense, protéiforme, inspirée du passé, mais tournée vers l’avenir, dont l’acuité reste aujourd’hui encore surprenante. L’aphorisme a en fait une longue tradition. Au VIe siècle av. J.-C., Héraclite utilisait déjà ce procédé très différent de la dialectique.
[50] Concernant ces notions, les explications de Watsuji Teturô (cf. Fûdo. Le milieu humain, WATSUJI Tetsurô (trad. BERQUE Augustin) 2011 (Or. 1935) Paris, CNRS Éditions), ou celles d’Augustin Berque sont éclairantes (cf. Le sauvage et l’artifice, Les Japonais devant la nature, BERQUE Augustin 1986, Paris, Éditions Gallimard).
[51] Katô Shûichi, op. cit., p. 43.
[52] Id.
[53] Id.
[54] Sur les concepts de corps médial et d’écoumène, une littérature est accessible sur le site de recherche mesologique.com. Pour une lecture plus générale, voir Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, BERQUE Augustin 2009 (2000) Paris, Belin.
[55] Katô Shûichi, op. cit., p. 265.
[56] Id.
[57] Id.
[58] Id.
[59] Id.
[60] La terminologie évoquée a été théorisée au cours du XXe siècle.