CEZANNE Mont Sainte-Victoire et Chateau Noir (1904-06) (source : Bridgestone Museum of Art) |
Mésologie du sacré
Communication au colloque Y a-t-il du sacré dans la nature ?
Université Paris I, 27-28 avril 2012
par Augustin BERQUE
par Augustin BERQUE
Résumé - Le dualisme moderne a désacralisé la nature, devenue cet objet neutre que toise un sujet transcendant son milieu. Cette objectification s’est accompagnée d’une décosmisation : le sujet n’a plus sa place dans ce qui n’est plus un cosmos, mais un univers objet. Ce paradigme acosmique a touché ses limites au siècle dernier, car il aboutit non seulement à détruire la biosphère, mais à saper notre humanité même. De tous les êtres vivants, l’humain est en effet celui qui dépend le plus de son milieu ; car celui-ci est le complément non seulement écologique, mais technique et symbolique sans lequel ce néotène n’existerait même pas, puisque, dans l’évolution, la technique et le symbole ont rétroagi sur sa constitution même. Ces liens entre le sujet humain et son milieu, radicalement insaisissables par le dualisme, se sont en revanche exprimés symboliquement dans toutes les cosmologies hormis celle de la modernité. La crise environnementale les ravive, soit dans une flambée de l’irrationnel, telle la vogue du fengshui en Occident, soit dans un holisme scientiste subordonnant l’humain aux écosystèmes. Tant ce spiritualisme que ce réductionnisme sont non moins des impasses que le dualisme. On y préférera la voie moyenne d’une mésologie (étude des milieux) poursuivant celle ouverte au siècle dernier par des naturalistes comme Uexküll et des philosophes comme Watsuji, qui montre que notre être ne se limite pas à notre corps individuel, mais comprend notre milieu.
1. Dans la nature, il n’y a pas de
sacré
Si
l’on définit la nature comme ce qui ne suppose pas l’existence humaine, et le
sacré comme ce qui a rapport au surnaturel, il paraît à peu près certain que la
nature ignore le sacré. L’on n’observe pas dans le monde animal de
comportements qui pourraient laisser entendre un sens du surnaturel, du
religieux ou du divin. En revanche, la plupart des sociétés humaines en
témoignent abondamment. Le sacré serait donc un fait humain, avec ceci de
paradoxal qu’il se pose justement comme ouvrant au surhumain. Ces ouvertures se
démarquent de l’espace profane par des limites inviolables. Dans les mondes
animaux, la territorialité se marque également par des limites aux fonctions
assez analogues, mais celles-ci ne renvoient à rien d’autre qu’aux rapports des
membres de l’espèce entre eux ; pas au surnaturel.
Quelques cas peuvent toutefois prêter au doute. On a par exemple parlé de cimetières des éléphants. « Cimetière » se disant camposanto en italien ou en espagnol, cela veut dire un espace sacré. Les morts en effet relient à l’au-delà, c’est-à-dire au surnaturel. Alors, les éléphants auraient-ils un sens de l’au-delà ? Il paraît avéré qu’ils s’intéressent à leurs congénères morts ; mais quant à leur consacrer des cimetières, la chose relève sans doute d’une fantaisie anthropomorphique. La découverte de squelettes groupés ne livre peut-être rien de plus que la trace de massacres dus à des chasseurs d’ivoire. Dans l’espèce humaine en revanche, on a prouvé l’existence de sépultures remontant à cent mille ans (-100 000 à Skhül, -92 000 à Qafzeh, dans l’actuel Israël). Ces sépultures contiennent des squelettes d’homme moderne, mais d’autres, presque aussi anciennes, des néandertaliens.
Ainsi, le sacré paraît bien être le propre de
l’homme. En elle-même, la nature ne le connaît pas. D’où la question :
pourquoi les humains reconnaissent-ils, ou devraient-ils reconnaître, du sacré
dans la nature ?
2. Sacré pour qui ?
Les
guerres, et spécialement les guerres de religion, s’accompagnent souvent du viol
de ce qui est sacré pour l’ennemi, notamment de ses cimetières. On ne compte
pas, dans l’histoire, les ravages des lieux saints du vaincu par le vainqueur. On
connaît aussi ce genre de profanations en temps de paix, de la part
d’extrémistes divers. C’est que le sacré des uns n’est pas celui des autres, et
peut même attiser l’envie de le profaner – ce qui, du reste, est bien
reconnaître son importance.
Dans le monde actuel, cependant, la capacité de
reconnaître du sacré semble disparaître. Entre mille exemples, c’est ce dont
témoigne un fait divers récent, que rapportait le Monde du 29 décembre 2011 (p. 7). Situé à environ 500 km au nord
de Mexico, dans la réserve naturelle protégée de Wirikuta, le cerro Quemado
(« colline brûlée ») est un lieu saint des Indiens Huichols, classé
« site naturel sacré » par l’UNESCO. Des cercles de pierre y
indiquent l’endroit où serait né le soleil. Chaque année, les 40 000
Huichols s’y rendent en pèlerinage, pour y « voir la lumière » en
prenant du peyotl, le champignon hallucinogène. Le 28 avril 2008, le président
Felipe Calderon et cinq gouverneurs ont signé le pacte de Huauxa Manaka, qui
assure aux Huichols la préservation de leurs lieux sacrés et de leurs chemins
de pèlerinage.
Or le sous-sol recèle des filons d’argent. En
2009, sans consulter les Huichols (donc en violation, notamment, de l’accord
169 de l’Organisation internationale du travail, dont le Mexique est signataire
et qui prévoit que les peuples indigènes soient consultés pour tout projet
touchant à leurs terres ancestrales), le gouvernement mexicain a accordé 35
concessions à Mineral Real Bonanza, filiale du canadien First Majestic Silver.
Ces concessions s’étendent sur 6000 ha, dont 70 % dans la réserve naturelle. Une
autre compagnie canadienne, West Timmins Mining, a obtenu deux concessions pour
exploiter des mines d’or à proximité du site. Au moment du reportage,
l’exploitation n’avait pas encore commencé, du fait de la résistance des
Huichols, qui ont créé en septembre 2010 le Front de défense de Wirikuta, et
sont relayés par un mouvement de protestation international soutenu par des
personnalités du monde des lettres et des arts comme le prix Nobel Jean-Marie
Le Clézio.
Quelle qu’en soit l’issue, l’affaire est un cas
d’école. Au mépris des engagements signés avec les peuples premiers, un État
moderne, descendant de la Conquista, gère le territoire comme s’ils
n’existaient pas. Comme si, en particulier, la dimension sacrée des hauts lieux
de ce territoire était éliminée, pour n’en laisser que les dimensions physique
et économique.
Autrement dit, une certaine spatialité s’est
substituée à une autre, ou du moins prétend s’y substituer. Pourtant, l’étendue
concernée est strictement la même. En quoi l’espace peut-il changer, si
l’étendue ne change pas ?
3. Les prises écouménales
Ce
qui compte pour les Huichols, ce n’est pas ce qui compte pour First Majestic
Silver. Pour celui-ci, à travers son représentant Juan Carlos Gonzalez, que
cite l’article du Monde, « Aucun
dommage ne sera fait à la nature et aux lieux de culte. Grâce aux techniques
modernes, l’eau est recyclée à 100 % sans résidus polluants dans les sous-sols.
Sans compter que l’exploitation va créer 750 emplois directs et 1500
indirects ». Fiables ou non,
ces assurances ne touchent pas à ce qui pour les Huichols est l’essentiel ;
à savoir que cette opération est une profanation. Comme ils vivent au XXIe
siècle, ils ajoutent qu’elle viole également une réserve naturelle, classée en
1994 « zone naturelle protégée » par l’État de San Luis Potosí,
connue pour recéler la plus grande variété de cactus au monde et plusieurs
espèces en danger, comme l’aigle royal, le puma et le cerf à queue
blanche. Toutefois, ce viol est-il
une profanation au même titre que celui des lieux saints ?
La réponse est non. L’écoumène, à savoir la
relation des sociétés humaines à l’étendue terrestre[1],
s’organise en modalités très diverses, définissant des prises qui, pour les
mêmes objets physiques, peuvent différer grandement. Ces prises écouménales, éco-techno-symboliques, fonctionnent de manière
analogue à une prédication, où le sujet S est la terre, ou la nature, et le
prédicat P la manière d’interpréter ce sujet. Elles relèvent de quatre grandes
catégories : ressources, contraintes, risques et agréments. Le rapport
prédicatif S/P (S en tant que P) engendre ce qui est la réalité pour la société
concernée.
Dans le cas susdit, ce qui est la réalité pour
les Huichols, autrement dit les prises que cette société a sur l’étendue, n’est
pas du même ordre que ce qui est la réalité pour First Majestic Silver. Le
cerro Quebrado, pour les Huichols, est une ressource essentielle. C’est
l’ouverture par laquelle ils ont concrètement accès à ce qui donne sens à leur
monde, et qui par conséquent est un espace sacré. Comme l’écrivait William Booth
dans le Washington Post du 13 février
2012 :
For the Huichol
Indians, the desert mountains here are sacred, a cosmic portal with major mojo,
where shamans collect the peyote that fuels the waking dreams that hold the
universe together[2] .
Cette
ressource qu’est un portail cosmique est en même temps une contrainte forte,
parce qu’elle s’accompagne d’interdits puissants, démarquant cet espace sacré de
l’étendue profane. Rien de tout cela n’existe pour First Majestic Silver, sinon
dans la mesure où il doit tenir compte de la résistance des Huichols. Pour lui,
le cerro est également une ressource, mais d’ordre purement matériel, comptable
et sans nul interdit. Au contraire, il a le droit pour lui – le droit de la « prise
de terre », la Landnahme
réalisée par la Conquista, et qui, jusqu’à ces derniers temps, a juridiquement
aboli les prises écouménales des peuples premiers.
Dans ce litige, le seul point de rencontre
paraît être la nature au sens écologique. Tant les Huichols que First Majestic
Silver disent vouloir la protéger. Quelle que soit la crédibilité respective de
leurs propos, le fait est qu’ils accordent à la nature une valeur apparemment
commune, et distincte de celle des lieux sacrés en tant que tels. Qu’est-ce
donc que cette valeur ?
4. La nature n’est pas l’environnement
Uluru (Australie) |
Je connus de là que j’étais une
substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour
être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle.
Autrement dit, le sujet moderne s’auto-institue
dans l’abstraction de tout lien ontologique avec le milieu. Celui-ci se mue par
principe – le principe du dualisme
sujet/objet – en un environnement objectif, que petit à petit les
sciences modernes, et en particulier l’écologie, apprendront à reconnaître
comme tel.
Nous pensons encore très largement dans le
cadre de ce dualisme, où la nature est un objet : l’environnement. J’en
prendrai pour exemple l’« écologie profonde » d’Arne Næss, dont la
pauvreté des considérations proprement ontologiques est frappante, alors même
qu’elle se veut ontologique avant tout puisque, selon son auteur, c’est de là
que le reste découle[4]. Quel est
donc ce parti ontologique ? C’est que le soi se réalise par élargissement
à un Soi qui n’est autre que la totalité des interconnexions de la nature. Dans
ce grand Tout, la valeur de chaque être de chaque espèce est intrinsèque ;
c’est-à-dire qu’il ne peut non seulement pas être question d’une priorité de
l’humain sur les autres vivants, mais que l’identification au grand Tout est
censée résoudre à la base les questions que se pose, entre autres, l’éthique de
l’environnement. Pour Næss en effet, celle-ci est secondaire par rapport à
l’ontologie ; elle en procède. Cela posé, cet égalitarisme du vivant
n’interdit nullement que l’humain se nourrisse d’autres vivants, pourvu qu’il
s’en tienne à la satisfaction de ses besoins vitaux, et qu’il n’exorbite pas de
sa place dans l’écosphère ; ce qui implique, entre autres, une
substantielle réduction de ses effectifs.
Il est clair que cette écosophie se fonde en
écologie. L’identification au plus grand Soi qu’est le Tout, en somme, procède
de la connaissance des écosystèmes. C’est de là qu’elle tient le parti de
reconnaître, impartialement, une égale valeur à chaque être. Cette position
apparaît donc comme la poursuite et la radicalisation des décentrements
successifs qui, depuis la révolution copernicienne, ont peu à peu remis l’Homme
à sa place dans la nature. C’est dire qu’il s’agit d’une vision
fondamentalement scientifique — ce fameux « point de vue de nulle
part » qui est censé distinguer l’impartialité scientifique du wishful
thinking ordinaire. Voilà qui est maigre en fait d’ontologie ; car on
sait depuis Descartes que le premier pas de la science pure, c’est d’abstraire
le sentiment humain de ses objets. Qu’est-ce donc qu’une ontologie
— prétendant de surcroît inspirer une éthique, un mode de vie, etc. —
qui commence par abstraire l’humain de ses considérations sur l’être ? Une
ontologie de l’objet ? Mais quel est donc l’objet qui énonce cette
ontologie, sinon le sujet humain lui-même ? Il y a là un vice dans le
parti de l’écologie profonde. Dans la mesure même où elle vise à inspirer des
comportements nouveaux de la part des êtres humains (plutôt que de la part des
wombats, des coraux ou des cactus), elle aurait besoin d’une ontologie du
rapport de l’humain à la nature, plutôt que d’un décalque de l’écosystème.
Or cette ontologie existe ; c’est celle de
la mésologie.
5. La nature de notre milieu
David Hockney, "Pearblossom Highway", 11-18 April 1986#1. (Photo-collage du Jean Paul Getty Museum) |
C’est en termes de milieu, non pas
d’environnement, qu’existent des choses telles que l’aire sacrée d’un portail
cosmique. En effet, le milieu est toujours une cosmophanie – l’apparaître d’un monde, avec son ordre (kosmos) éco-techno-symbolique et sa concrescence, c’est-à-dire le
croître-ensemble des choses et des êtres qui le peuplent. En revanche, en
plaçant le sujet humain face à un environnement objet, le paradigme ontologique
de la modernité fait de l’existence humaine une abstraction. C’est contre cette
abstraction décosmisante que s’est élevé, entre autres, le Dasein heideggérien.
C’est en termes de milieu, non pas
d’environnement, que s’établissent les en-tant-que
(S en tant que P) des prises écouménales. Uexküll exprime ce rapport par le
suffixe –ton (tonalité) : Esston (tonalité d’alimentation, i.e.
exister en tant que nourriture), Hinderniston
(tonalité d’obstacle), Wohnton (tonalité
d’habitation), etc. Ces tonalités médiales (propres à un certain milieu)
engagent le sujet et l’objet dans un rapport où leurs identités respectives se
fondent en une seule réalité S/P, mode de l’être que la mésologie nomme trajectivité. Dans un milieu, les choses
sont trajectives ; ce ne sont pas des objets, c’est-à-dire des en-soi sur
lesquels un sujet abstrait projetterait unilatéralement des vues
arbitraires ; car l’être du sujet lui-même participe concrètement de ce
rapport. Watsuji nomme fûdosei 風土性 (médiance) cette structure ontologique,
et la définit comme « le moment structurel de l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機).
« Médiance », terme dérivé du latin medietas (moitié) signifie que l’être de l’humain ne se borne pas à
son corps individuel, mais comprend nécessairement un corps médial, éco-techno-symbolique, constitué des prises de son
milieu. Entre ces deux « moitiés » que sont le corps individuel et le
corps médial s’établit un couplage dynamique, ce que Watsuji appelle un
« moment », comme le rapport entre deux forces en mécanique.
6. Médiance et sacré
C’est cette
médiance inhérente aux milieux humains qui permet, entre autres, de comprendre la
valeur proprement ontologique, et même ontogénétique,
des sites sacrés dans les sociétés traditionnelles. En effet, ce qui est là en jeu, c’est leur existence même –
l’essence même de leur corps médial ; et c’est justement cette médiance qu’a
forclose le dualisme moderne, pour qui de tels environnements ne seront jamais
qu’une étendue physique arbitrairement parée des projections subjectives de
peuplades crédules.
Si le paradigme
moderne, dans son principe, a pu ainsi forclore le « moment » (la
dynamique ontogénétique) de la médiance, du moins ne pouvait-il pas
l’abolir ; car c’est la condition même de l’existence humaine. Le concept
en moins, cette médiance a été corroborée par de multiples approches. C’est le
cas notamment de l’interprétation que Leroi-Gourhan a faite de l’émergence de
notre espèce[7] :
au cours de ce processus, certaines des fonctions du corps animal individuel ont été peu à peu extériorisées et
déployées sous forme de systèmes techniques et symboliques, constituant ainsi
un corps social dont l’effet en
retour a été l’hominisation du corps animal. En somme, il y a eu simultanément,
et réciproquement, anthropisation du
milieu par la technique, humanisation du
milieu par le symbole, et hominisation du
corps animal du fait du déploiement de ce corps médial éco-techno-symbolique.
Concernant plus particulièrement le sacré, Dany-Robert
Dufour, en termes psychanalytiques, a donné du besoin de divinité chez les humains[8]
une interprétation qui derechef suppose la médiance, ce moment structurel de
l’existence humaine ; mais toujours le concept en moins. L’argument part
ici de la néoténie, nom scientifique moderne d’une très vieille idée, à savoir
que l’humain serait un être inachevé. Selon Dufour, c’est du fait de cette
néoténie qu’il éprouverait structurellement le besoin de s’aliéner à un Autre ;
car, ni physiquement ni psychiquement, il ne peut vivre à l’état individuel.
Les religions se sont chargées, historiquement, de donner un nom à cette part
de l’être qui est au-delà de l’individuel ; par exemple, dans les
monothéismes, « Dieu ».
Pour la mésologie, la figure moderne de la
« mort de Dieu » n’est qu’un symptôme de la forclusion de notre
médiance par le dualisme et l’individualisme. Cette forclusion n’ayant
nullement supprimé le moment structurel qu’elle ne veut pas reconnaître – au
contraire, le développement ininterrompu de notre corps médial nous rend
toujours plus « néotènes » –, il en résulte un manque-à-être
inextinguible, dont la frénésie de consommation des sociétés contemporaines est
l’une des manifestations. Mais en achetant toujours plus d’objets, l’individu ne
recouvre pas son corps médial ; il s’enfonce au contraire davantage dans
son incomplétude, cercle vicieux dont il ne pourra sortir qu’en dépassant le paradigme
ontologique du dualisme. C’est ce dépassement qu’ont amorcé des penseurs comme
Uexküll et Watsuji, et que poursuit la mésologie contemporaine.
En revanche, si elles ne disposaient pas des
concepts de la mésologie, les sociétés traditionnelles les ont amplement
symbolisés dans leurs cosmologies, tout spécialement dans leur sens du sacré.
L’un des aspects de la médiance, c’est en effet que les sociétés découvrent
symboliquement leur être dans leur milieu. C’est ce fait que Watsuji a baptisé
du concept de jikohakkensei 自己発見性,
découvrance-de-soi. Cette découverte se cristallise dans des hauts lieux, qui
deviennent des espaces sacrés. Pourquoi sacrés ? Parce qu’ils sont
obscurément ressentis comme la source même de l’être. Cette source est la
ressource entre toutes, celle où périodiquement, rituellement, l’être se
ressource dans son être-là, comme le font les Huichols dans leur pèlerinage au
cerro Quebrado, ou comme le font les musulmans avec le pèlerinage de La Mecque.
7. Il y a nécessairement du sacré dans « la
nature »
La forclusion du
corps médial, converti en un univers objectal, a entraîné dans les sociétés
modernes la focalisation de l’être humain sur le seul individu. Du même coup, le
sacré a déserté les milieux, convertis en un environnement exploitable à merci
– une pure extensio cartésienne –,
comme First Majestic Silver voudrait bien le faire au cerro Quebrado. De sacré,
à la limite, il n’y a plus que l’individualité de l’individu lui-même, comme en
témoigne par exemple l’abolition de la peine de mort. Cependant, le
développement même des sciences modernes, filles du dualisme, en particulier
celui de l’écologie, a rendu toujours plus évident que nous ne pouvons pas
vivre sans respecter notre environnement. C’est cette évidence qu’a investie et
détournée le manque-à-être de l’individu moderne, et qui a conduit à l’essor de
l’écologisme, telle l’écologie profonde, ainsi qu’à toutes sortes de dérives
dans l’irrationnel, comme la vogue actuelle du fengshui en Occident.
J’ai souligné plus haut le vice ontologique
radical des théories qui prétendent dériver une éthique du modèle des
écosystèmes. La connaissance objective des écosystèmes et de la biosphère est certes
nécessaire pour que nous nous comportions de façon plus rationnelle ; néanmoins,
elle ne peut pas engendrer de sens moral, parce qu’elle ne concerne pas notre
être mais seulement les interrelations objectives de l’environnement. L’éthique,
elle, se fonde sur l’entrelien des êtres partageant un même monde, en
l’occurrence sur la médiance qui fait que les prises écouménales de notre
milieu concernent notre être même[9].
C’est pour la même raison que nous sommes poussés à recréer, sous forme de
parcs et de sanctuaires divers, des aires sacrées dans la nature. Mais
« la nature », ce n’est jamais que celle de notre milieu,
c’est-à-dire notre corps médial. Elle ne peut être sacrée en soi, c’est-à-dire comme
un objet ; car elle est à jamais natura :
« à naître »[10],
avec nous-mêmes, dans le croître-ensemble historique d’un milieu humain. Ce
n’est que parce qu’elle est notre écoumène, la demeure de notre être-là,
qu’elle peut nous apparaître sacrée.
Palaiseau, 24
avril 2012.
[1] Sur ce thème, v. Augustin BERQUE, Écoumène.
Introduction à l’étude des milieux humains. Paris, Belin, 2009 (2000).
[2] « Pour les Indiens Huichols, les montagnes de ce désert sont
sacrées. Elles ouvrent un portail cosmique, concentrant des vertus magiques, où
les chamanes collectent le peyotl suscitant les rêves d’éveil qui font tenir
l’univers ensemble ». Cité sur Internet par DGR News Service du 25 février 2012. Le même service titre, à la
date du 27 février, « Mexican court suspends mining in the sacred
territory of the Wixárika [autre nom des Huichols] »
[3] P. 38-39 dans l’édition
Garnier-Flammarion, 1979.
[4] V. Arne Næss, Écologie,
communauté et style de vie, Paris, Mf, 2008 (1989) ; Vers
l’écologie profonde, avec David Rothenberg, Marseille, Wildproject, 2009.
[5] Jakob von UEXKÜLL, Milieu animal
et milieu humain, Paris, Payot et Rivage, 2010 (1934) ; WATSUJI
Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain,
Paris, CNRS, 2011 (1935).
[6] Sur ce redéploiement, outre Écoumène,
op. cit., v. le site mésologiques.com .
[7] André LEROI-GOURHAN, Le Geste et
la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
[8] Dany-Robert DUFOUR, On achève
bien les hommes. De quelques conséquences actuelles et futures de la mort de
Dieu. Paris, Denoël, 2005.
[9] C’est ce que j’ai argumenté naguère dans Être humains sur la Terre. Principes d’éthique de l’écoumène. Paris,
Gallimard, 1996.
[10] Rappelons que natura est le
participe futur de gnascor, naître.