mercredi 23 mai 2012

La spatialité nipponne à l'index / A. Berque

Mont Fuji Yokoyama Taikan
Mt. Fuji, YOKOYAMA Taikan, 1930.
(source : Ishibashi Museum of Art)
Japarchi – Vocabulaire de la spatialité japonaise (dirigé par Philippe Bonnin)

Ma, oku, seken, ta, wabi/sabi 

par Augustin Berque
 
Présentation : Augustin Berque introduit et définit cinq notions - qui sont aussi des esthétiques - propres à la spatialité nipponne. Il tisse ensemble un "entrelien humain" (voir "ma") entre l'univers de la science et le monde des phénomènes.
Ce "tissage", qui fonde notre milieu, 
  1. se déploie dans le rhizome des relations d'un vivant (voir "seken") - on pourrait dire au sens moderne, son "réseau".
  2. s'invagine dans le revers d'un endroit dont la profondeur (voir "oku") est chargée d'intimité et de force de résurgence.
  3. se mesure en conservant un rapport de proportion humaine, à l'échelle des tatamis, ou des rizières (voir "ta, tanbo") et non pas au moyen d'un pas absolutisé selon une métrique mathématique.
  4. il se transforme au cours du temps non pas selon une pente irréversible de dégradation, mais selon une esthétique et une morale (voir "wabi/sabi") qui se révèle progressivement par de la patine et le "goût de la solitude tranquille, loin des soucis du monde".
Au travers de ces 5 notions de la spatialité nippone c'est aussi une proposition de prédication renouvelée, apte à traduire en mots un milieu humain qui échappe toujours - d'une manière ou d'une autre - à toute langue. 
Toute traduction est au "bout de la langue", à l'extrémité de la bouche, en ce point d'inflexion entre le corps animal et le champ symbolique d'une culture donnée. Elle est donc aussi, de manière plus fondamentale, l'expression de l'umwelt de l'humain, du rapport au monde de l'homme en tant qu'espèce. À la lecture de ces "notices", au-delà des différences prédicatives entre milieu francophone et japonophone, c'est bien le sentiment d'une résonance commune qui se fait jour. Cela ouvre la perspective d'une relation médiale, où ce qui gît sur le bout de toutes les langues trouve corde à son arc (vocal) dans un ancrage organique commun. Ces mots-notions permettent d'articuler des vides médiants de la langue française, des absences sémantiques, conceptuelles, spatiales et temporelles. Ils sont de véritables outils pour penser, depuis le monde francophone et au moyen de la langue nippone, la mésologique de l'humain, sa manière propre - en tant qu'espèce - d'habiter et d'être humain sur la terre.
Bonne lecture, Y. Moreau.
 

Ma  

 

Kurutta ippeji de Teinosuke Kinugasa
A page of madness (capture d'écran)
"Kurutta ippeji",
de Teinosuke Kinugasa (1926 GIAP 59')
(source)
Ma s’écrit 間, sinogramme qui se définit comme « le soleil (ou, dans une autre graphie, la lune) se montrant dans l’entrebâillement d’une porte à deux battants ». D’où l’idée d’intervalle, dans l’espace ou dans le temps, qui est aussi le sens fondamental de ma (mot purement japonais, donc antérieur à l’usage des sinogrammes). Il ne s’agit pas cependant de l’intervalle en soi (l’idée même d’intervalle), mais toujours d’un intervalle dans l’espace-temps concret, supposant donc une situation, une ambiance, et plus largement le milieu nippon – celui que tissent, entre autres, les mots de saison du haïku. « Concret », on le sait, vient du latin concretus, participe passé d’un verbe dont le sens premier est « croître avec » (cum crescere). Cela signifiera ici que les actants d’une scène (un bamen 場面) « croissent ensemble » dans une certaine dynamique commune, qui suppose leur interrelation spatio-temporelle. Un ma est donc un intervalle impliqué dans une suite spatiale ou temporelle, dont les actants s’appellent les uns les autres. Ils ne sont pas seulement relatifs (sôtaiteki相対的), comme peuvent l’être des objets sous le regard d’un sujet abstrait, ils sont co-attentifs (sôtaiteki 相待的)[1], car ils sont investis par l’existence d’un certain être ambiant. Celui-ci ne peut être réduit à la conception occidentale moderne de la subjectivité, qui est marquée par l’individualisme et le dualisme, et se focalise donc sur un sujet individuel placé face à des objets. Il vaudrait mieux parler d’un « contextu », kanjin 間人 comme dirait Hamaguchi Eshun, qui oppose celui-ci à l’individu occidental et qualifie la culture japonaise de « culture de l’entrelien », awai no bunka間の文化[2]. L’on peut également penser à la notion mésologique de trajectivité, signifiant que la réalité des choses est irréductible à l’en-soi de l’objet, car elle résulte d’une co-suscitation historique entre l’être et son milieu[3] ; ou encore au Dasein selon Heidegger. Investi par cet être ambiant, le ma qui existe entre les choses est ainsi chargé d’un sens qu’imprègne et anime une existence concrète, d’abord à l’échelle du bamen en question, et en dernière instance, chargé du sens général du fûdo (le milieu nippon) qui englobe toutes ces interrelations. On trouve une bonne définition de ma dans le dictionnaire Kokugo jiten 国語辞典 de Shûeisha 集英社 (plus structuré à cet égard que le Kôjien 広辞苑). En termes d’espace, ma signifie un intervalle entre deux choses qui se jouxtent : entre deux nuages par exemple dans kumoma 雲間, entre deux arbres dans konoma 木の間. De là, un espace d’une étendue limitée : celui du voisinage par exemple dans chikama 近間, celui de l’intimité amoureuse dans fukama 深間. C’est plus particulièrement, en architecture, une pièce dans un bâtiment : le séjour par exemple dans ima 居間, la pièce d’accueil dans ôsetsuma 応接間, l’alcôve ornée dans tokonoma 床の間. C’est aussi le numéral des pièces : san ma aru ie 三間ある家, une maison de trois pièces. Enfin, c’est une longueur de tatami correspondant à une certaine région : Edo ma 江戸間, kyô ma 京間 (tatami de la capitale), inaka ma 田舎間 (tatami rural). En termes de temps, ma signifie une pause entre des faits qui se suivent : harema 晴れ間, par exemple, c’est une éclaircie : ma wo oku 間をおく, c’est faire une pause. De là, un temps d’une longueur limitée : hiruma 昼間, c’est le midi : tsukanoma つかの間, c’est un instant : ma mo nakuまもなく(« sans même un ma »), c’est tout de suite. C’est plus particulièrement, en musique, danse ou théâtre, un intervalle ou une pause entre deux sons, deux gestes, deux réparties ; d’où aussi le sens de rythme. Enfin, ma s’emploie dans diverses tournures pour signifier le temps qui convient pour faire une certaine chose : par exemple ma ni au 間に合う, « convenir au ma », c’est faire telle ou telle chose à temps ; ma wo mihakarau 間を見計らう, c’est choisir le bon moment. Parmi tous les actants reliés concrètement par le ma, l’existence de ce que nous appellerions en français « moi, je » ou bien « nous autres » se trouve directement impliquée. Cette existence y est donc implicite ; c’est-à-dire justement le contraire d’explicite, autrement dit abstraite des replis du bamen (comme l’est en revanche l’en-soi du cogito cartésien, ce manifeste de l’avènement du sujet individuel moderne). De ce fait, cette existence ne se sépare pas des actants du bamen, et plus largement du fûdo qui leur est commun. Cela permet toutes sortes d’économies de l’espace-temps objectif. Kenmochi Takehiko, dans un livre sur le ma[4], comparait par exemple avantageusement la phrase célèbre de Sei Shônagon 清少納言Haru wa akebono春は曙 à sa traduction anglaise In spring, it is the dawn that is most beautiful : grâce au ma qui selon lui est ici incarné par la particule wa, le printemps (haru) se trouve ainsi mis en relation avec l’aube (akebono) sans nul besoin du fastidieux échafaudage syntactique nécessaire à l’anglais. Certes, mais ce que Kenmochi ne voyait pas, c’est que cette merveilleusement nippone concision de Haru wa akebono suppose, pour être compréhensible, tout le bamen de l’œuvre de Sei Shônagon (le Makura no sôshi枕草子, « Notes de chevet »), laquelle suppose à son tour le mode de vie et le milieu de la noblesse de cour à Heian (Kyôto) au XIe siècle, ainsi qu’un genre littéraire dont le précurseur fut le poète chinois Li Shangyin李商隠, au IXe siècle. Tout cela est implicite (et c’est la raison pour laquelle Kenmochi l’oublie, voire l’ignore), alors que la traduction, faite pour des lecteurs étrangers à ce milieu, se doit d’être explicite. On dira donc, pour résumer, que le ma incarne une relation concrète dans l’espace-temps, à l’opposé de ces abstractions que, dans la modernité européenne, sont devenus les concepts d’espace et de temps, du moins avant qu’Einstein et Heidegger n’entreprennent de les reconcrétiser. C’est dire qu’en un sens, le ma est au-delà de la modernité, tandis qu’en un autre sens, il garde la concrétude – et donc la singularité – qui a été celle de toutes les mesures du temps et de l’espace dans tous les milieux humains (y compris en Europe) avant l’abstraction dualiste et individualiste qui a engendré la modernité[5]. De ce fait, il est tautologique de dire que le ma est spécifiquement japonais. Les Coréens quant à eux en disent tout autant du kan, ce qui est la lecture coréenne du même sinogramme 間 !  

 

Oku  

 

Buson
Buson, "Le chemin étroit vers l'oku" (奥の細道画巻)
Itsuo Art Museum, Ikeda City
(source)
La notion d’oku奥 a été mise à l’honneur par un article de l’architecte Maki Fumihiko 槙文彦 paru en 1978 dans la revue Sekai 世界[6] ; mais le mot oku est d’usage courant. Le dictionnaire Kokugo jiten 国語辞典 des éditions Shûeisha 集英社 classe ses usages de la façon suivante : 1. Loin de l’entrée, vers l’intérieur (naka no hô 中の方). 2. Dans les profondeurs de quelque chose. Ex. : Yama no oku 山の奥, au fond de la montagne. 3. Situé au fond et invisible en surface (hyômen 表面). Ex. : Mune no oku 胸の奥, « au fond de la poitrine », i.e. au fond de soi. 4. Connaissance ou art difficile à acquérir, arcanes. 5. Dans la maison, pièces de la vie quotidienne, à l’opposé de la façade omote . Ex. : okumuki no yôji 奥向きの用事, une affaire interne, une question de service ; oku ni tôsu 奥に通, introduire dans l’intimité. 5. Épouse d’un noble. Épouse. Terme employé par un aristocrate pour appeler son épouse. (De ce dernier usage a dérivé le terme okusan 奥さん, ou plus poliment okusama 奥様, qui est employé aujourd’hui pour dire Madame.) À des définitions voisines, le dictionnaire Kôjien 広辞苑 ajoute pour sa part qu’oku peut désigner le bout postérieur des choses, s’opposant alors au bout antérieur, hashi . C’est ce qui vient à la fin ou après, l’avenir. Dans la géographie historique du Japon, oku s’est appliqué aux provinces du nord-est (l’actuel Tôhoku 東北), éloignées de la capitale (Kyôto), sous l’appellation Michinoku 陸奥, qui littéralement signifie « au bout du chemin », michi no oku 道の奥. Le poète Bashô a utilisé le terme dans le titre de l’un de ses recueils de haïkus les plus fameux, Oku no hosomichi 奥の細道, « L’étroit sentier du bout du monde », qu’il composa au cours d’un long périple à pied dans le Nord-Est. Impliquant une progression vers le fond, oku revêt aussi un aspect temporel. C’est le sens qu’on retrouve dans okute 晩生, le riz tardif. Comme on vient de le voir, oku est déterminant du point de vue de l’organisation de l’espace, domestique aussi bien que géographique. Davantage en vérité : selon Maki Fumihiko, ce serait un attribut caractéristique de la spatialité japonaise tout entière. Cela d’abord dans la nature même de l’archipel et son expression dans la religion shintô. Oku aurait en effet un rapport étymologique avec oki 沖, la haute mer, et il y aurait une symétrie cosmologique entre les deux termes, la « montagne du fond » (okuyama 奥山) étant le repaire des dieux, mais ceux-ci venant de la mer (dans certaines régions, ce mouvement des dieux entre montagne et mer est un cycle d’alternances annuelles). Dans l’organisation des villages, le sanctuaire shintoïque (jinja 神社) occupe une colline ou un éperon, mais plus en arrière, dans les profondeurs de la montagne (yama no oku 山の奥), se trouve le « sanctuaire du fond », okumiya 奥宮. Le chemin pour y parvenir est long, tortueux et ardu. C’est qu’au Japon, le sacré réside en des lieux cachés et difficiles à atteindre. Ce qui est important se cache aux regards, et pour y accéder maints détours sont nécessaires, contrairement à l’Europe dont les églises sont visibles et accessibles de partout. Le bois sacré (chinju no mori 鎮守の森 ou miya no mori 宮の森) est l’attribut nécessaire du sanctuaire qui s’y dissimule. Coupez les arbres, que reste-t-il ? Au contraire, l’Europe moderne a dégagé les abords de ses cathédrales pour mieux les mettre en valeur. C’est l’occasion pour Maki de rappeler le goût de l’empaquetage que montre la culture matérielle des Japonais. L’enveloppement (tsutsumi 包み) est en soi beaucoup plus souple que la démarcation (kukaku 区画) : il relie plus qu’il n’oppose, il invite aux translations plus qu’il ne met un terme. Les deux notions de progression et de détour se fondent intimement dans le concept d’okusei 奥性 l’oku-ïté, néologisme que le japonais doit à Maki, et que l’on pourrait approximativement rendre par « profondeur de champ ». Effectivement, les procédés architectoniques associés à la notion d’oku engendrent de l’espace : en créant de la profondeur, ils procurent une sensation d’ampleur là même où, sur le plan de l’étendue brute, l’espace est peu abondant. Cette trompeuse aporie a fourni d’ailleurs à Maki le point de départ de sa recherche : habitant vers Oyamadai 小山台 et Mitadai 三田台, vieux quartiers de Yamanote 山手(« l’amont », par opposition à la « ville basse », Shitamachi 下町; dai台 signifie « plan élevé »), à Tokyo, il avait été frappé par l’impression d’altitude que l’on y ressent, alors que cet « amont » ne domine que de 20 à 25 m les quartiers en contrebas. Pour lui, cette impression provient de la complexité des cheminements qui relient les deux niveaux – un véritable dédale, né du raccordement d’anciennes impasses. Ces « replis » (hida 襞) donnent de la densité à l’étendue, car ils instituent des zones frontières stratifiées (tajû na kyôkai iki 多重な境界域) entre un type de quartier et un autre. Les mêmes principes jouent à l’échelle de l’habitation : de la complexité des parcours naît la profondeur de l’espace. Maki évoque à ce propos les longs et tortueux corridors des grands ryokan (hôtels de style traditionnel) dont le poète Usami Eiji 宇佐見英治 disait, dans Meiro no oku 迷路の奥 (Au fond du labyrinthe)[7], que l’on y a volontairement multiplié les tours et les détours afin de procurer au visiteur l’illusion qu’il pénètre profondément dans un monde lointain. Pour Usami, les couloirs des ryokan vont de recès en recès (oku e oku e 奥へ奥へ), tandis que ceux des hôtels (hoteru ホテル) à l’occidentale vont de bout en bout (hashi e hashi e 端へ端へ) ; et ce goût du labyrinthe se manifeste alors même que ne l’exigeraient pas des contraintes matérielles (relief ou raccord de bâtiments construits successivement). C’est la même propension qu’Inoue Mitsuo 井上充, de son côté, analyse dans L’espace de l’architecture japonaise[8]. Selon lui, la topogenèse nippone affectionne les coudes et les détours (kussetsu to senkai 屈折と旋回). Il relie cette propension à un souci d’ordre kinesthésique : donner l’impression du mouvement. Inoue n’évoque pas spécifiquement la notion d’oku, mais il axe son propos sur un concept affin : l’espace interne (naibu kûkan 内部空間). Compliquer cet espace en accentue la profondeur de champ. Un lien direct s’établit ici entre la complication de l’étendue et la possibilité de réduire celle-ci matériellement, comme Inoue le montre à propos de la cabane à thé, chashitsu 茶室. Celle-ci est à la fois très petite et très fermée. L’entrée basse et étroite (69 x 51 cm) oblige presque à s’agenouiller, d’où son nom de nijiriguchi 躙口, « entrée à croupetons ». Les fenêtres sont petites et disposées de telle sorte qu’on ne puisse bien voir au-dehors. Ce réduit de 5 m2 est en outre compartimenté par la « colonne du milieu », nakabashira 中柱 et sa « manche », sodekabe 袖壁 – une cloison commençant à environ 50 cm du sol et s’avançant jusqu’au milieu de la pièce. Le mur extérieur est agrémenté de rentrants qui accidentent le pourtour de la pièce. Le but avoué de toutes ces complications est de procurer cette sensation d’inachèvement et d’imperfection que l’esthétique japonaise affectionne ; mais on voit bien qu’elles ont aussi pour fonction de diversifier qualitativement – donc d’augmenter subjectivement – une étendue que par ailleurs on s’ingénie à réduire. C’est pour la même raison que les chemins qui mènent aux sanctuaires sur les collines décrivent souvent des lacets superflus : il importe ici que la progression soit ressentie comme telle, afin de renforcer la sacralité du sanctuaire. Dans les rues ordinaires en revanche, c’est moins la destination qui compte que le parcours lui-même. Le paysagiste Yoshimura Motoo 吉村元男, à ce propos, émet dans Écologie de l’espace une opinion qui concorde avec celle de Maki : « Les chemins du Japon, par certains côtés, privilégient le processus (la progression) plutôt que le but lui-même »[9]. Si une telle propension a sans doute quelque chose à voir avec le déni des substances par le bouddhisme, il semble ne pas faire de doute que l’archétype de cette organisation de l’espace est à chercher dans la nature de l’archipel, avec ses montagnes profondes, dont le shintô a fait la demeure des dieux. Le jardin de thé en a subi l’influence, en la mariant au modèle esthétique de l’ermitage, venu de Chine, pour donner au cheminement qui mène à la cabane le sens d’une pénétration dans l’espace sauvage. À une autre échelle, c’est la même impression que procure le cheminement qui, dans l’enceinte du palais impérial, au cœur de Tokyo, mène à la résidence de l’empereur. Descendant du Soleil, celui-ci n’est-il pas le suzerain des huit millions de dieux (yaoyorozu no kamigami 八百万の神々) qui peuplent la nature ?  

 

Seken, sekentei 世間、世間体  

 

Accroissement du seken ?
(source)
Le dictionnaire Kokugo jiten 国語辞典de Shûeisha 集英社définit seken 世間comme 1. Le monde (yo no naka 世の中), la société ordinaire. Ex. : le proverbe wataru seken ni oni wa nashi 渡る世間に鬼はなし, « pas de démons dans la traversée du monde » (i.e. il y a partout de bonnes gens). 2. Les gens (ceux de votre sphère d’activité). Ex. : seken ga semai 世間が狭い, « étroit du seken », i.e. ne pas connaître grand monde. 3. (Dans le bouddhisme) Les êtres vivants et le monde où ils vivent ; ce bas monde ; le monde profane. Seken figure dans un certain nombre d’expressions courantes, comme seken shirazu世間知らず, ne rien connaître au monde, dont le contraire est sekenshi世間師, quelqu’un qui s’y connaît en affaires, qui sait ce que c’est que la vie, un roué ; seken nami 世間並み, dans la moyenne ; seken ga hiroi世間が広い, « large du seken », i.e. avoir des relations ; seken wo semaku suru世間を狭くする, « rétrécir son seken », i.e. perdre son crédit, sa réputation. Comme l’a montré Inoue Tadashi井上忠司[10], le seken, ce sont « les gens », mais pas n’importe lesquels : ceux qui ont avec vous un rapport concret, dans l’espace et dans le temps. Ce n’est pas shakai 社会, la société en général et dans l’abstrait. Notons que cette dernière notion n’est entrée au Japon qu’avec l’occidentalisation, et que, pour la traduire, il a fallu détourner un mot chinois ancien, dont sens initial était celui de fête populaire en l’honneur des génies du sol. Auparavant, on ne parlait que de seken ou de yo (le monde, le siècle). Le seken, c’est donc cette partie de la société qui compte pour quelqu’un. Selon Inoue, l’espace psycho-social des Japonais se structure en trois zones concentriques, où le seken occupe une position intermédiaire entre les proches (miuchi 身内, littéralement les « intracorporels ») et les gens totalement extérieurs (tanin 他人, « les autres »). La zone du seken elle-même se divise en deux : il y a un seken « étroit » (semai seken 狭い世間), c’est-à-dire le voisinage, et un seken « large » (hiroi seken 広い世間), c’est-à-dire les gens avec qui l’on n’a qu’épisodiquement affaire. Dans le cercle des miuchi, on est entre soi, pas besoin de faire des manières. Pas besoin de se gêner non plus dans l’auréole externe, celle des tanin et des yosomono よそ者, « gens du dehors » auxquels on ne doit rien. Par contre, dans la zone du seken s’impose la plus grande réserve, enryo 遠慮 : c’est là que l’on peut perdre la face, mentsu 面子, et qu’il faut donc soigner, nourrir sa réputation, sekentei 世間体 littéralement le « corps du seken ». On emploie dans un sens voisin taimen 体面, littéralement « la surface du corps », gaibun 外聞, littéralement « ce qu’on entend dehors », ou menboku 面目, littéralement « l’œil sur la face ». Bref, dans le seken, on n’est pas libre, il faut faire attention aux apparences et au qu’en-dira-t-on. Le terme sekentei a perdu de son importance, mais il reste révélateur d’une socialité qui s’attache aux rapports concrets plutôt qu’aux principes généraux et abstraits. Comme l’indiquent les sinogrammes, c’est bien en quelque sorte le « corps » (tei 体) engagé dans « l’entrelien du monde » (seken 世間), autrement dit le corps social que l’on possède au-delà de la limite de son corps individuel. Il va sans dire que l’existence d’une telle notion dénote que la spatialité et la socialité japonaises, aujourd’hui encore, sont ontologiquement irréductibles au schéma individualiste de la modernité occidentale. C’est avant tout cette irréductibilité-là qu’ont inlassablement mise en relief les nippologies (nihonjinron 日本人論). L’essai d’Inoue constitue à cet égard un exemple modéré, qu’il serait fructueux de rapprocher du sens dans lequel Watsuji Tetsurô, dans son Éthique 倫理学, a interprété le terme ningen 人間 (l’humain, l’être humain), en insistant sur le second sinogramme (間, qui isolé se lit aida) de telle sorte que ningen en vient à signifier en fin de compte « l’entrelien humain ». L’entrelien concret, cela va de soi.

Ta  

 

Une rizière en bord de mer
Une rizière en bord de mer, Kyoto préfecture.
(photo de Y. Moreau, droits sous Creative Commons)
Le mot ta, ou tanbo 田圃 dans la langue parlée, signifie « rizière », c’est-à-dire lieu où l’on cultive le riz, ine稲. Le plus souvent, il s’agit de la rizière irriguée, suiden 水田, la culture du riz en sec (okabo 陸稲) étant au Japon très secondaire (quoique, suivant les conditions locales, elle y ait toujours existé, et ait sans doute précédé la riziculture irriguée à l’époque Jômon). Le sinogramme 田, en chinois, signifie champ en général, mais en japonais il a pris exclusivement le sens de rizière, voire de rizière irriguée, les champs non irrigués et portant d’autres cultures que le riz étant appelés hatake (mot représenté par deux caractères qui n’existaient pas en chinois, 畑 ou 畠). La rizière a très longtemps été, au Japon, l’emblème de l’habitabilité de la terre (l’écoumène), le prisme du sentiment de la nature, l’étalon du territoire et des richesses qu’il porte, l’assise des structures socio-économiques – bref, la marque de la japonité telle que l’ont faite ses deux millénaires d’histoire, et au-delà. Elle qualifie l’espace nippon. À moins d’en être chassée par la ville (ou tout au nord et à l’est de Hokkaidô par le froid), elle occupe souverainement les meilleures terres, c’est-à-dire les plus basses et les plus plates, dont la nature n’a que parcimonieusement doté le Japon. Dans les plaines (heiya 平野, soit 13 % du territoire) et sur les replats (daichi台地, soit 12 %), ainsi que sur les piémonts divers (sanroku 山麓, soit 3 %), les cultures occupent à peu près la moitié du terrain, et la rizière à elle seule compte pour la moitié de ce total (il ne faut pas oublier cependant que, hormis le Nord-Est et Hokkaidô, les rizières sont en hiver occupées par des cultures sèches). La très grande majorité de ces rizières sont des kanden 乾田 (« rizières sèches », i.e. asséchables à volonté, ce qu’il ne faut pas confondre avec okabo), tandis que les fonds marécageux, mal drainés et aux rendements inférieurs, sont des « rizières humides », shitsuden 湿田 (ce qu’il ne faut pas confondre avec suiden). La rizière a déterminé la spatialité japonaise à plus d’un titre. À la différence des champs cultivés en sec, elle nécessite d’énormes aménagements pour son hydraulique (amenées d’eau, drainage, diguettes, terrasses, réglage des hauteurs d’eau…), et le repiquage a été une charge de travail écrasante, avant la mécanisation de cette opération dans les années soixante-dix, et la diffusion plus récente du semis direct chokuhan 直播 (méthode qui a cependant existé à Hokkaidô dans les années trente). Aussi, alors qu’on dit « cultiver un champ » (hatake wo tagayasu 畠を耕す), y a-t-il une expression spéciale pour la rizière : on la « fabrique » (ta wo tsukuru 田を作る). Avant Meiji, l’impôt était généralement perçu en riz, et la puissance des diverses seigneuries (han 藩) mesurée en boisseaux de riz (kokudaka 石高). À la restauration meijienne, c’est la réforme de l’impôt foncier, autrement dit la productivité des rizières, qui a financé l’industrialisation. La colonisation de Hokkaidô, où l’on avait de prime abord jugé que la riziculture était climatiquement impossible, et qu’il valait mieux l’interdire, a été une épopée où l’on a vu celle-ci, en un demi-siècle, gagner à peu près toute l’île ; c’est dire que les colons avaient la rizière chevillée au corps[11]. Plus généralement, et sur le très long terme, la riziculture a déterminé l’organisation de l’espace au Japon en concentrant l’écoumène, et en engendrant un rapport terre/capital/travail dans lequel il est devenu plus rentable d’investir dans l’intensification de la rizière que dans la conquête de nouvelles terres[12]. Cette tendance a non seulement dicté l’évolution des paysages, mais aussi profondément influencé l’être-au-monde nippon. Aujourd’hui encore, les nippologies (nihonjinron 日本人論) se réfèrent souvent au travail de la rizière pour expliquer bien des caractères de la culture japonaise.  

Wabi et sabi 侘寂  

 

Un faucon noir et deux corbeaux, Yosa Buson
"Un faucon noir et deux corbeaux", Yosa Buson (1716 - 1784)
Source : Kitamura Art Museum
Le wabi 侘 est une notion esthétique et morale, généralement associée à celle de sabi 寂, concernant principalement la cérémonie du thé et la poésie, et exprimant un goût de la solitude tranquille, loin des soucis du monde. Ishida Yoshisada 石田吉貞 a montré[13] que cette sensibilité prend son origine dans la tradition esthétique de l’érémitisme, venue de Chine à l’époque Heian[14]. Il en voit la première manifestation dans un poème de Saigyô 西行 (1118-1190) :
 心なき Kokoro naki Insensible
身にもあはれは mi ni mo aware wa corps, et pourtant le sentiment
しられけり shirarekeri tu le découvres
鴫たつ沢の shigi tatsu sawa no à l’envol d’une bécasse au marais
秋の夕暮 aki no yûgure d’un crépuscule d’automne 
Le terme wabi désigne à l’origine les tourments et la langueur d’un être qui n’a plus sa place dans la société. Cette acception négative garde un écho dans l’actuel homonyme wabi 詫び (excuses), ainsi que dans l’adjectif wabishii 侘しい (solitaire, misérable). Il acquiert un statut positif à l’époque Kamakura (1185-1333), dans le cadre d’une morale ascétique prônant l’érémitisme. Cet aspect survit aujourd’hui dans l’expression wabizumai わび住い (retraite, vie retirée, pauvre logis). Le sens que l’on donne aujourd’hui à wabi dans les études esthétiques – en dehors desquelles il est sorti de l’usage – s’établit à l’époque Muromachi (1392 - fin XVe siècle), de pair avec la floraison et la codification de l’art du thé. C’est surtout à Sen no Rikyû (1522-1591), le plus grand nom de l’histoire de cet art, que l’on doit l’accession de wabi au rang des principales notions de l’esthétique japonaise. Wabi résume en effet le goût de Rikyû pour le dépouillement (du reste, on traduit souvent wabi par « dépouillement »), voire l’austérité des formes, des couleurs et des matières, à travers lesquelles s’exprime un idéal moral qui voit la véritable richesse dans le cœur de l’homme plutôt que dans les choses qu’il possède. Cet idéal est dérivé de celui des anachorètes chinois des Six Dynasties (IIIe-VIe siècles), la « pauvreté pure » (qingpin 清貧), qui a pour archétype un disciple de Confucius, Yan Yuan 顔淵 (-514/-483), dont le précepte « Un dan pour manger, un piao pour boire[15] » (Yì dān shí yì piáo yĭn 一箪食一瓢飲), calligraphié sur un rouleau, se rencontre encore aujourd’hui au Japon dans de riches tokonoma 床の間 de style sukiya 数奇屋. Ce style, en effet, n’est pas l’un des moindres avatars de la tradition érémitique au Japon ; mais plus communément, le goût wabi est associé au bouddhisme zen. Chez des hommes tels que Rikyû ou surtout le poète Bashô 芭蕉 (1644-1694), il a pu marquer tout un mode de vie. Le sabi quant à lui est une notion esthétique que l’on rattache notamment à la poétique de Bashô, chez qui le terme est devenu indissociable de celui de wabi, et exprimant un goût pour les choses qui portent la marque du temps, la simplicité liée au renoncement et à la solitude, mais aussi l’élégance née du raffinement de cette simplicité. À l’origine, ce terme signifie le déclin, le dépérissement de ce qui a perdu son énergie et sa forme première ; il se disait par exemple des ruines d’une ancienne capitale. Cet aspect négatif survit dans l’actuel homonyme sabi 錆び (rouille), ainsi que dans l’adjectif d’usage fréquent sabishii 寂しい (triste, solitaire, reculé). C’est avec Saigyô que commence la montée en esthétique de ce thème, que l’on pourrait traduire par « désertude », car il connote le désert au sens étymologique de de-sertum : « détissé », i.e. détaché des liens qui font le monde (c’est le sens classique de « désert » en français). Avec Bashô, sabi devient un principe esthétique fortement positif, dans lequel la connotation de dépérissement et de désolation s’estompe devant des valeurs attachées à l’éveil moral et sensible de celui qui sait trouver la sérénité dans le passage du temps et le déclin même de toute chose. C’est en somme une esthétique de l’écoulement des choses. Encore qu’elle ait fortement marqué l’architecture du thé, l’esthétique née de l’association de wabi et sabi n’a pas exercé d’effet spatialisant à proprement parler. C’est plutôt d’un goût général qu’il s’agit, d’une tendance profonde de la sensibilité, mais dont on trouve aussi l’antithèse dans bien des aspects de la vie japonaise. En effet, il s’agit dès l’origine, et tout au long de l’histoire, d’un rejet de la vie mondaine ; ce qui par définition fait de cette esthétique un idéal inaccessible aux majorités, mais dont chacun néanmoins peut rêver en lisant par exemple un poème de Saigyô, ou en caressant un vieux gobelet à thé. 

  Palaiseau, 2 mai 2012.
 

[1] Selon le concept mis en avant par YAMANOUCHI Tokuryû 山内徳立 (1890-1982) dans Logos et lemme (Rogosu to renmaロゴスとレンマ, Tokyo, Iwanami, 1974).
[2] HAMAGUCHI Eshun 浜口恵俊, Awai no bunka to hitori no bunka 間(あわい)の文化と独(ひとり)の文化, Tokyo, Chisenshokan知泉書官, 2003.
[3] Sur ce thème, v. Augustin BERQUE, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.
[4] KENMOCHI Takehiko 剣持武彦, Ma no Nihon bunka <間>の日本文化, Tokyo, Kôdansha, 1978.
 [5] Sur cette question, v. Écoumène, op. cit.
[6] MAKI Fumiiko, Nihon no toshi kûkan to oku日本の都市空間と奥 (L’espace des villes japonaises et l’oku), Sekai 世界, 1978, 12, 146-162.
[7] USAMI Eiji 宇佐見英治, Meiro no oku 迷路の奥, Tokyo, Misuzu shobô みすず書房, 1975.
[8]INOUE Mitsuo井上充夫, Nihon kenchiku no kûkan 日本建築の空間, Tokyo, Kajima Shuppankai鹿島出版会, 1969.
[9]YOSHIMURA Motoo吉村元男, Kûkan no seitaigaku 空間の生態学, Tokyo, Shôgakkan小学館, 1976, p. 83.
 [10] INOUE Tadashi 井上忠司, Sekentei no kôzô 世間体の構造 (Structure du sekentei), Tokyo, NHK Books, 1977.
[11] Augustin BERQUE, La Rizière et la banquise. Colonisation et changement culturel à Hokkaidô, Paris, Presses orientalistes de France, 1980. Plus généralement, A. BERQUE avec M. SAUZET, Le Sens de l’espace au Japon. Vivre, penser, bâtir, Paris, Arguments, 2004, § 19 : « L’impératif de la rizière ».
[12] Sur ce thème v. Le Sens de l’espace…, op. cit., § 20 : « La concentration de l’écoumène ».
[13]ISHIDA Yoshisada 石田吉貞, Inja no bungaku 隠者の文学 (La littérature érémitique), Tokyo, Kôdansha 講談社学術文庫, 2001 (1969).
[14] Sur ce courant et son influence dans l’esthétique japonaise, architecturale en particulier, v. Augustin BERQUE, Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010 ; en partic., sur le wabi et le sabi, § 28 : « La recherche de l’érème ». Le poème de Saigyô est commenté p. 154 sqq.
[15] Le dan était un récipient en osier, le piao une demie calebasse. C’était là tout ce que possédait Yan Yuan, qui menait une existence ascétique sur les chemins.