mercredi 20 février 2013

La biodiversité et l'ordre moral / A. Berque

Paysage paradisiaque avec des animaux Jan Breughel II
 Paysage paradisiaque avec des animaux, Jan Breughel II (1613 - 1615)
(source)
Centro internazionale di studi interculturali di semiotica e morfologia. Università di Urbino, I giorni della biodiversità, 15 dicembre 2010

La biodiversité comme impératif moral

– de l’histoire naturelle à une histoire humaine –

par Augustin BERQUE
 
Résumé - À partir d'une réflexion sur les analogies que présentent la théorie des milieux humains chez WATSUJI Tetsurô et celle des milieux animaux chez Jacob von UEXKÜLL, on présente l'hypothèse d'une contingence exponentielle inhérente à l'histoire naturelle comme à l'histoire humaine, et dont l'effet concret a été d’un côté une diversité toujours plus grande (sauf extinction massive), tant des espèces vivantes que des cultures humaines, et de l’autre côté une interrelation structurelle entre l’existence de tout sujet (individu, société, espèce) et celle de son milieu propre, ainsi chargé de toutes les valeurs existentielles de ce sujet ; en particulier, pour l’humain, de ses valeurs morales. Le mécanicisme du paradigme occidental moderne-classique a engendré une tendance inverse, toujours plus accentuée, qui aujourd'hui atteint l'allure d'une extinction massive sous ces deux aspects : d’un côté, ravage de la diversité des espèces vivantes et des cultures humaines ; de l’autre, neutralisation de toutes les valeurs au nom d’un objectivisme qui n’est, en fait, qu’une forclusion de la moitié de l’être (sa part existentielle). On se livre à quelques spéculations quant aux raisons de cette tendance et à la possibilité de la renverser pour retrouver le fil de la nature et de l'histoire, donc de la diversité, ce qui de ce point de vue est un impératif moral.

1. Les impasses de l’objectivisme scientifique

On défend habituellement la biodiversité pour des raisons écologiques et/ou d’éthique environnementale. Les raisons proprement écologiques se ramènent à l’idée que la biodiversité étant inhérente à la biosphère, la réduire est nuire à l’équilibre de celle-ci, donc risquer des dérèglements dangereux pour les espèces subsistantes, en particulier la nôtre. Les raisons d’éthique environnementale sont plus complexes. On peut, d’un côté, centrer la question sur les intérêts humains, par exemple en évaluant les services rendus par les écosystèmes dans l’économie, ou leur valeur culturelle, esthétique, patrimoniale etc. On peut, d’un autre côté, centrer la question sur la biosphère en tant que telle, en rejetant le « spécisme » anthropocentrique. Les variantes de ce point de vue sont nombreuses ; on plaidera par exemple pour un biocentrisme (où l’accent est mis sur la valeur du vivant en tant que tel), pour un écocentrisme (où l’accent est mis sur les systèmes relationnels qui soutiennent le vivant), pour un holisme (réduisant l’écoumène – la relation de l’humanité avec la Terre – à la biosphère qui la sous-tend), pour une « écologie profonde » (subordonnant l’humain au grand « soi » de la nature), etc.
 Toutes les raisons susdites (y compris celles de l’écologie profonde) sont sous-tendues par le dualisme du paradigme occidental moderne classique (ci-après POMC), dont l’essentiel aura été, corrélativement, de faire de l’environnement un objet, d’une part, et de l’autre d’auto-instituer le sujet individuel. Ce dualisme a permis l’essor moderne des sciences de la nature, dont fait partie l’écologie. Si l’écologie profonde, contrairement à ce qu’elle présume, relève de ce dualisme, c’est qu’elle dérive en fait de cette science moderne qu’est l’écologie. Dérivant de cette science objective, son ontologie n’est qu’une ontologie des écosystèmes, c’est-à-dire une ontologie de l’objet, incapable comme telle de prendre en compte la subjectité de l’existence humaine.
 Le même reproche vaut peu ou prou pour la majorité des thèses de l’éthique environnementale. Or cette incapacité structurelle de prendre en compte la subjectité humaine engendre une série d’apories. En effet, l’on ne peut pas dériver les valeurs morales d’une ontologie de l’objet. L’objet en soi est neutre. Il n’a de valeur qu’en fonction d’un sujet, c’est-à-dire uniquement s’il cesse d’être un objet pour devenir une chose, concrètement liée à l’existence d’un sujet. C’est pourquoi, toutes variantes confondues (holisme, biocentrisme, écocentrisme, écologie profonde), si l’on examine les articulations logiques de la réduction de l’écoumène à la biosphère, c’est-à-dire de la projection d’une science de l’objet (l’écologie) sur la morale, on se rend vite compte qu’elle est farcie de contradictions, découlant nécessairement du fait qu’elle dégrade l’humain au rang de simple vivant :
 
« Il y a donc, au cœur du holisme écologique, une contradiction essentielle. Il est bien, à la fois, incohérent et immoral. Immoral parce qu’il implique la dévalorisation (voire la suppression) de l’être humain au rang de non-sujet ; absurde parce qu’il implique en même temps que l’être humain assume en tant que sujet cette dévalorisation, et se charge de la mettre en œuvre. De nouveau immoral, puisque cela implique aussi que certains êtres humains appliquent cette dévalorisation aux autres êtres humains (par exemple, que 10% de l’humanité suppriment les 90% surnuméraires). De nouveau absurde, parce que s’il veut éviter cette immorale sélection entre les êtres humains, il doit attendre que la nature la fasse toute seule (par exemple en laissant agir librement le virus du sida sur les populations africaines) ; c’est-à-dire, en fin de compte, qu’il ne doit rien faire… sinon agir responsablement, donc en tant que sujet humain, pour améliorer la situation ! » (Berque 1996, p. 79 sq)
 
 Le dualisme moderne, qui absolutise l'objet, ne permet effectivement pas de fonder une morale dans la connaissance écologique de la nature ; car se bornant à juxtaposer l'objectif au subjectif, il ne peut envisager qu'une projection arbitraire (et non point naturelle) des raisons du sujet humain, dont la morale, sur cet objet qu’est pour lui la nature. Cette arbitrarité est explicite dans la théorie saussurienne du langage, et conséquemment dans la doxa des sciences humaines contemporaines. Elle traduit l’absolutisation du sujet qui est la contrepartie symétrique de celle de l’objet. En termes logiques, cela équivaut à découpler radicalement le sujet (S, le sujet du logicien, i.e. l’objet du physicien) de tout prédicat (P, i.e. les termes dans lesquels un existant humain ou non saisit S). Dans la formule idéale du dualisme, S = R ; c’est le Réel pur, l'en-soi absolu, débarrassé de toute interférence de P, i.e. sans rapport avec l'existence humaine, et donc sans rapport avec la morale.
 
2. Les impasses du subjectivisme mystique
Dans le domaine qui nous occupe – la crise environnementale de notre civilisation – les réactions à l’encontre du dualisme moderne ont été multiples. On peut les regrouper sous le nom de holisme, c’est-à-dire une idéologie subsumant tant le sujet que l’objet sous la grande unité d’un Tout. La divinisation de Gaïa par certains enthousiastes des thèses de Lovelock en est un bon exemple. Dans cet exemple, une hypothèse biogéochimique devient une mystique. De même, dans le New Age, la connaissance des écosystèmes devient une communication subtile avec les devas de la nature.
 En pareil domaine, les apports de la science nourrissent le mysticisme, c’est-à-dire l’inverse de la science. Faisons ici l’hypothèse que la cause de cette inversion n’est autre que le parti ontologique du dualisme lui-même. C’est ce que va nous montrer l’aventure intellectuelle du « dépassement de la modernité » (kindai no chôkoku 近代の超克) dans le Japon de la première moitié du XXe siècle.
 Les racines du dualisme moderne sont aussi lointaines que le choix parménidien de privilégier l’être par rapport au devenir. Ce parti a entraîné d’un côté l’ontologie platonicienne (où l’être est un absolu dont l’existant – la genesis – n’est qu’une image imparfaite), de l’autre la logique aristotélicienne de l’identité du sujet (l’hupokeimenon), assimilé à la substance (l’hupostasis de l’ousia).
 Aussi bien, lorsque la philosophie japonaise du XXe siècle, dans l’école de Kyôto, a entrepris de dépasser le dualisme du POMC, s’est-elle attaquée centralement à la logique de l’identité du sujet. Tel a été le sens de la « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述 語の論理) mise en avant par Nishida. À l’inverse du POMC, qui absolutise l’objet du physicien (i.e. le sujet aristotélicien, S), celle-ci absolutise P, censé « engloutir » (botsunyû 没入) i.e. nier S (autrement dit l'être, u 有) dans un « néant relatif » (sôtai mu 相対無), jusqu'à se nier soi-même dans le « néant absolu » (zettai mu 絶対無). Se niant lui-même, le néant absolu engendre l’être.
 Or le saut de la négation de S par P à la négation de P par P est purement illogique (logiquement, il ne peut y avoir là qu'une régression de l’être à l'infini). Ce saut illogique n'est autre que celui de la foi, que Tertullien posa explicitement avec son Credo quia absurdum. Il équivaut à la formule P = R, qui est quasi à la lettre exprimée par les premiers mots de l'évangile selon saint Jean : la Parole (P), c'est Dieu, la substance absolue (R). Dans le cas de Nishida, cette mystique s’est exprimée par l’assimilation de l’empereur au néant absolu, i.e. à la source de l’être. Cette thèse ultranationaliste, comme toute mystique, se ramène à la subjectivité ; en l’occurrence, à la subjectivité collective de l’ethnocentrisme nippon.
 Or on voit que la formule P = R est l’énantiomère (l’inverse spéculaire) de la formule R = S. Effectivement, la logique du prédicat sous-tend un mysticisme inverse au matérialisme moderne, qui, lui, est sous-tendu par la logique du sujet ; et elle est tout aussi incapable de fonder la morale. Elle ne peut en effet que l'affirmer pour elle-même, dans le raisonnement circulaire qu'illustre la notion de « sans-base » (mukitei 無基底 chez Nishida. Or fonder un système de propositions (ici la morale) en lui-même est impossible, comme l’ont démontré les théorèmes de Gödel. On ne peut pas fonder la morale pour des raisons morales.
 Ainsi, tant le dualisme que le holisme (la négation du dualisme), c’est-à-dire tant la logique du sujet que la logique du prédicat, sont incapables de fonder les raisons pour lesquelles nous serions tenus moralement de respecter la nature, en l’occurrence la biodiversité. Il nous faut une autre logique.
3. La réalité des milieux
Cette logique dépassant les deux logiques susdites est celle du mouvement qui, dans la réalité, unit les deux pôles du dualisme. Reliant ces deux pôles, elle se situe dans leur entre-deux ; c’est une mésologique, une logique du milieu. De fait, elle repose sur l’étude des milieux : la mésologie.
 Le terme « mésologie », entendu comme l’étude positiviste des milieux, a été créé par le médecin et naturaliste Charles-Philippe Robin (1821-1885). Il l’employa dans son exposé inaugural lors de la fondation de la Société de biologie, le 7 juin 1848. Ce terme fut repris et développé par son confrère médecin, statisticien et démographe Louis-Adolphe Bertillon (1821-1883), chez lequel il s’agissait, en somme, du champ qu’allaient couvrir, respectivement, l’écologie et la sociologie. Ecartelée entre ces deux versants, la mésologie a cependant fait long feu.
 Or ce terme gagnerait à être repris, parce qu’il porte en germe la possibilité d’exploiter une distinction fondamentale : celle qu’Uexküll a établie entre Umgebung et Umwelt. L’Umgebung, c’est l’environnement brut, le donné objectif et universel valable a priori pour tout être vivant. L’Umwelt, c’est le monde ambiant, le milieu qui existe concrètement pour le vivant, non pour l’observateur scientifique. Ce milieu est fonction de l’espèce ; aucune n’a la même Umwelt qu’une autre espèce, bien que toutes vivent dans la même Umgebung.
 C’est dire que le milieu n’est pas l’environnement. Le milieu est constitué de choses pleines de sens et de valeur pour le sujet, alors que l’environnement est constitué d’objets, ces purs en-soi que prend en compte la science en s’abstrayant de toute subjectivité (en principe).
 Corrélativement, la mésologie n’est pas l’écologie. Elle comprend nécessairement une dimension herméneutique étrangère à l’écologie. Cette dimension herméneutique a été mise en lumière par Watsuji, qui a corrélativement établi, entre environnement (kankyô 環境 ) et milieu (fûdo 風土 ), une distinction exactement homologue à celle que, vers le même moment, Uexküll établissait entre Umgebung et Umwelt. 
 C’est là, peut-on dire, une probation en double aveugle, car non seulement les deux auteurs ne se connaissaient pas, mais Watsuji ne s’occupait que des milieux humains, tandis qu’Uexküll s’occupait du vivant en général (comprenant donc en principe l’humain, mais centré en fait sur l’animal). On peut donc dire que la distinction kankyô / fûdo vaut pour l’écoumène, et la distinction Umgebung / Umwelt pour la biosphère, qui sous-tend l’écoumène.
       
Environnement abstrait, milieu concret
 
 
la condition abstraite
de l’objet
(le Réel)
la condition concrète
de la chose
(la réalité)
selon Watsuji, au niveau
ontologique de l’humain dans l’écoumène
et dans l’histoire
shizen kankyô :
l’environnement naturel
fûdo :
le milieu humain
selon Uexküll, au niveau ontologique du vivant dans la biosphère
et dans l’évolution
Umgebung :
l’environnement
comme donné objectif
Umwelt :
le milieu
comme monde ambiant
 
4. La trajection de la réalité
Or le fait que cette double distinction se retrouve aussi bien dans l’écoumène que dans la biosphère interdit de l’assimiler au dualisme sujet-objet, ou culture-nature. Le fait que, dans un milieu humain, une longueur d’onde électromagnétique de 700 nanomètres soit perçue comme rouge, alors qu’elle ne l’est pas dans un milieu bovin, cela ne relève pas de la subjectivité, mais de la réalité. Cela ne relève pas davantage de l’universalité objectale de la physique, où il s’agit de la même longueur d’onde dans les deux cas.
 De tels faits outrepassent la logique de l’identité du sujet, puisque le même objet λ = 700 nm peut à la fois être et ne pas être rouge. Plus exactement, suivant le milieu concerné, il peut à la fois exister en tant que rouge ou que non-rouge. La longueur d’onde λ = 700 nm est une affaire d’environnement, ou d’Umgebung ; tandis que la couleur rouge est une affaire de milieu, ou d’Umwelt. 
 Les affaires de milieu supposent nécessairement l’interprétation de l’objet (S) par un existant. Ce rapport est analogue à celui entre sujet et prédicat en logique. La réalité des milieux réside justement dans ce rapport. On peut l’exprimer par la formule r = S/P ; ce qui se lit : la réalité, c’est le sujet S en tant que prédicat P. Par exemple, c’est le sujet   < λ = 700 nm > (S) en tant que < couleur rouge > (P). Plus généralement, c’est l’environnement en tant que milieu, ou l’Umgebung en tant qu’Umwelt.
 On voit que ce rapport ne peut pas être non plus réduit à la logique du prédicat (où le prédicat « engloutit » son sujet), puisque la prédication de S en tant que P suppose nécessairement S. Dans la réalité, à la fois logiquement, ontologiquement et historiquement, S précède P, qui ne peut pas le subsumer. Les ondes électromagnétiques précèdent leur interprétation par le vivant, l’environnement précède le milieu.
 Cette réalité des milieux, qui ne se réduit ni à l’objet ni au sujet existentiel, ni au sujet logique ni à son prédicat, mais à leur relation, elle relève de ce « troisième et autre genre » (triton allo genos) que Platon, dans le Timée, reconnaît à la chôra – le milieu existentiel de l’être relatif (la genesis), qui de celui-ci est à la fois l’empreinte (ekmageion) et la matrice (mêtêr, tithênê). Ni subjective ni objective, mais allant et venant de l’un à l’autre pôle, elle est trajective. Ces deux pôles, le subjectif et l’objectif, sont des abstractions ; la réalité concrète, elle, est trajective.
5. De l’histoire naturelle aux valeurs humaines
La trajection de S en P (qui fait de l’environnement un milieu) est éminemment dynamique. Elle est vivante. Elle cesse en effet à la mort de l’être qu’elle suppose : une fois mort, celui se décompose, et lui-même avec son milieu, conjointement, retournent à l’environnement. Le rouge n’est plus que λ = 700 nm, l’Umwelt n’est plus que l’Umgebung.
 Cependant, il faut ici distinguer soigneusement les échelles spatio-temporelles de l’être. Si le Dasein heideggérien est « être vers la mort » (Sein zum Tode), en ce sens que son monde cesse d’exister à la fin de sa propre existence, c’est que cet Européen moderne qu’était Heidegger (malgré qu’il en eût !) ne voyait les choses que du point de vue de l’individu, comme le lui reprocha Watsuji. Pour celui-ci, du point de vue de la société, l’existence est au contraire   « être vers la vie » (sei e no sonzai 生への存在), puisqu’elle se poursuit au delà des morts individuelles. On peut ajouter que l’espèce humaine, a fortiori, se poursuit au delà de la disparition des sociétés, comme en définitive, sauf cataclysme cosmique, la vie se poursuit au delà de la disparition des espèces.
 Si la vie se poursuit au delà de la mort des sujets de toute échelle spatio-temporelle et à tout niveau ontologique (personne, société, espèce…), en revanche, elle-même n’existe concrètement qu’instanciée dans chacun de ces sujets, à toute échelle et à chacun de ses niveaux ontologiques. Par exemple, dans la vie de l’individu Pierre ou Paul, ce qui vit n’est pas seulement une personne mais aussi une société francophone, l’espèce Homo sapiens, l’ordre des Primates, et ainsi de suite jusqu’à la vie en général ; et tout cela se tient dans une seule et même réalité. Il est donc impossible de subsumer la valeur du sujet Pierre ou Paul sous la valeur de la vie en général. Il n’y a pas là de hiérarchie, mais une seule et même manifestation de l’être.
 On peut dire en ce sens que chaque sujet, conjointement avec son milieu, est investi de la totalité de la valeur de la vie ; car cette réalité de l’être, qui s’instancie dans Pierre ou Paul, est une singularité. Il n’y pas, il n’y a pas eu et il n’y aura jamais deux Pierre ou deux Paul absolument identiques. Chaque instance est totalement qualitative, irréductible à la quantité.
 Or cette singularité purement qualitative, c’est aussi non seulement celle de l’être à chacun de ses niveaux ontologiques (la personne, la société, l’espèce etc.), mais encore celle de son milieu, également à tous les niveaux ontologiques et à toutes les échelles spatio-temporelles ; car dans l’histoire humaine comme dans l’histoire naturelle, il y a, par l’effet de la trajection, co-suscitation entre le sujet et son milieu.
  Nous avons ici fondamentalement la raison pour laquelle nous sommes tenus moralement de respecter la biodiversité, en même temps que les milieux propres à chaque espèce. En effet, qu’il s’agisse de la biosphère (l’ensemble des milieux vivants) ou de l’écoumène (l’ensemble des milieux humains), que l’on soit à l’échelle de l’individu ou à celle de l’espèce, c’est exactement le même principe de trajection qui a institué la réalité des choses (S/P) ; c’est-à-dire, en fonction d’un existant, la qualification d’un sujet universel S (l’environnement, l’Umgebung), par un prédicat contingent et singulier P, en un milieu S/P ( l’Umwelt propre à l’existant en question). De même qu’un être humain a un nom propre, qui le prédique en une certaine personne, en principe unique et de ce fait d’une valeur morale infinie, de même, quel que soit son niveau ou son échelle dans l’être, tout être vivant a son propre milieu, en principe unique et, pour la même raison, d’une valeur morale infinie.
6. De la forclusion des autres mondes à leur assomption morale
Mais alors, tuer une puce ou exterminer une espèce de criquets serait-il aussi grave que tuer un être humain ? Non, parce que nous ne pouvons pas, ni en pratique ni en principe, sortir de notre propre milieu, dont l’existence est ipso facto une forclusion de celui des autres vivants. Nous ne pouvons pas ne pas privilégier notre monde, lequel,
du fait même que c’est le nôtre, est investi d’une valeur suprême. C’est bien la raison pour laquelle (même s’il ne l’invoque pas encore, plus de deux millénaires avant Uexküll !), dans les dernières lignes du Timée, Platon qualifie le kosmos de megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos (très grand, très bon, très beau et très parfait). Il y a là une nécessité ontologique et biologique à la fois : aucun autre monde ne pourrait être le nôtre. Seul le nôtre nous convient, les autres mondes nous sont impropres. Nous ne pouvons que les forclore (foris claudere : lock them out).
 Cette forclusion explique que, pendant longtemps, et spécialement dans la tradition judéo-chrétienne (les choses sont bien différentes dans le bouddhisme, par exemple), l’humanité ne se soit guère souciée de morale à propos des autres espèces. L’éthique humaine restait centrée sur son propre monde : cosmocentrée, i.e. anthropocentrée. Puis le développement de ce point de vue de nulle part qu’est la science moderne, petit à petit, nous a décentrés au point de reconnaître que chaque espèce vivante a son propre ethos et son propre milieu, qui pour elle est non moins suprêmement qualitatif que le kosmos l’est pour Platon. Au point où nous en sommes, comme en témoigne l’essor de l’éthique environnementale, nous ne pouvons plus nous dispenser de reconnaître cette valeur, et d’en tirer la conclusion que nous devons respecter toutes les espèces vivantes, donc la biodiversité.
  Ainsi, la science moderne aura eu cet effet paradoxal que, dans un premier temps, elle a dévalorisé radicalement la nature en la transformant en objet, puis, dans un second temps, et du fait même de cette objectification, elle l’a revalorisée au nom des réalités qu’elle nous a permis de découvrir ; par exemple, dernièrement, que les grands singes ont un certain sens moral.
 Toutefois, nous sommes encore loin d’avoir renversé le cours de la civilisation dont le développement fut entraîné et déterminé par le mécanicisme du POMC. Cette civilisation reste gouvernée par l’idéal de la machine, qui est l’incarnation parfaite du principe de l’identité du sujet : la répétition indéfinie du même (comme dans un moteur à piston), alors que l’essence du vivant est, à l’inverse, que le même y suppose toujours l’autre, aussi bien dans son propre changement (il naît, croît, dépérit et meurt) que dans le fait que son existence est indissociable de son milieu (ce qui comprend les autres vivants) ; et réciproquement : son milieu est indissociable de sa propre existence.
 Cette nécessité de l’autre serait déjà une bonne raison de respecter la biodiversité, mais il y a plus. Dès avant l’apparition de la vie, la flèche du temps a orienté l’univers en une suite d’émergences qui, contrairement à l’itération mécanique, ne sont ni répétables, ni réversibles. Elles sont contingentes. Avec la vie, et a fortiori avec l’humain, cette contingence a connu un déploiement exponentiel ; d’où la diversité, elle aussi exponentielle, des espèces vivantes (sauf extinction massive), comme plus tard des cultures humaines (sauf l’uniformisation moderne) . En effet, dans la trajection S/P qui institue la réalité du vivant, P ne cesse d’excéder l’identité de S. Certes, celui-ci le conditionne, mais il ne peut pas le déterminer, parce que, non moins qu’il suppose l’existence de S, P suppose celle du tiers terme qu’est le vivant qui « prédique » S en tant que P. Ainsi, la réalité est toujours émergente : ni répétable, ni réversible. Ce qui en elle est répétable ou réversible n’est que son soubassement le plus brut, le plus physique, et en définitive le plus mort.
 Or c’est bien le drame de la civilisation moderne que de s’être enclanchée sous le signe du mécanique, et de vouloir y ramener toute réalité alors que le déploiement même de l’univers – le déploiement de l’être – est allé, à l’inverse, de la mécanique céleste vers la vie, et de là vers l’humain. Prenant ce déploiement à rebours, une telle civilisation n’est pas seulement anacosmique, c’est aussi un Sein zum Tode – un être vers la mort ; et c’est bien cela qu’elle manifeste en fonctionnant, dans l’histoire de la Terre, comme une sixième extinction de masse des espèces vivantes.
 Ce qui est en jeu dans la biodiversité, ce n’est pas seulement le sort de telle ou telle espèce, mais bien le sens moral d’une pareille civilisation. Le réductionnisme mécaniciste idéalise en effet l’inverse de la morale : la machine, qui ne juge rien. En revanche, comme l’écrivit Hölderlin, wo aber Gefahr ist, wächst das Rettende auch (là ou est le danger, croît aussi ce qui sauve) : ce que nous appelons aujourd’hui la crise de la biodiversité pourrait bien être l’occasion d’assumer l’histoire naturelle qui nous a portés à devenir des êtres moraux, et de ce fait investis du devoir moral de la respecter dans ce qui l’incarne tout autant que nous-mêmes : les autres espèces, nos semblables à l’égard de la vie.
 
Palaiseau, 12 décembre 2010
 

Références
 
-  BERQUE, Augustin (1996) Être humains sur la Terre. Principes d’éthique de l’écoumène, Paris, Gallimard.
-  Id. (2000) Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains. Paris, Belin.
-  Id. (2010) Milieu et identité humaine. Notes pour un dépassement de la modernité. Paris, Donner lieu.
-  DE WAAL, Frans (2008) Primates et philosophes, Paris, Le Pommier.
-  MARIS Virginie (2010) Philosophie de la biodiversité. Petite éthique pour une nature en péril, Paris, Buchet-Chastel.
-  TREMBLAY, Jacynthe (dir., 2010) Philosophes japonais contemporains, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.
-  UEXKÜLL, Jacob von (1965) Mondes animaux et mondes humains, Paris, Denoël (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, 1934).
-  WATSUJI, Tetsurô (2010) Fûdo. Le milieu humain, Paris, Éditions du CNRS (風土, 1935).