Flora and Fauna from the Miocene Cenozoic Period. Evolution of Continental Life on Earth, José María Velasco (1840 - 1912) |
Pour le Vocabulaire de la mésologie
Mésologie
Par A. Berque
Du grec meson, milieu, et logos, discours, science. La mésologie, terme créé par le médecin Charles Robin (1821-1885), se définit comme l’étude des milieux*, humains en particulier. Georges Canguilhem, dans Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie (Vrin, 1968, p. 71-72), éclaire son origine :
Dans le Système de Politique positive (1851) Comte nomme deux jeunes médecins qu’il donne pour ses disciples, les docteurs Segond et Robin. Ce sont là les deux fondateurs, en 1848, de la Société de Biologie (…). L’esprit qui animait les fondateurs de la Société était celui de la philosophie positive. Le 7 juin 1848, Robin lisait un mémoire Sur la direction que se sont proposée en se réunissant les membres fondateurs de la Société de biologie pour répondre au titre qu’ils ont choisi. Robin y exposait la classification comtienne des sciences, y traitait dans l’esprit du Cours des tâches de la biologie, au premier rang desquelles la constitution d’une étude des milieux, pour laquelle Robin inventait même le terme de mésologie.
Il
faut donc rectifier l’erreur selon laquelle l’inventeur du terme serait Louis-Adolphe
Bertillon (1821-1883), lui aussi médecin. Plus que Robin toutefois, c’est
Bertillon qui fit connaître la mésologie, comme en témoignent les
développements substantiels qu’y consacre la première édition (1866-1876) du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle
de Pierre Larousse.
Bertillon
définissait la mésologie comme « science du milieu », à savoir
l’étude des réactions réciproques de l’organisme et de son environnement. Dans
un esprit positiviste hérité d’Auguste Comte, il prenait en considération non
seulement les agents physiques, mais également ce que nous appellerions
aujourd’hui la culture : les rapports sociaux, l’éducation, les lois, les
mœurs – toutes influences qui, à leur tour, sont en partie soumises aux
conditionnements du milieu physique. D’où l’extrême complexité de la mésologie humaine, comme Bertillon l’appelait.
Avant
d’être repris dans le sens que l’on va voir, le terme de mésologie a presque
disparu de la langue française. Il est intéressant de suivre, dans les éditions
successives du Dictionnaire
encyclopédique Larousse, la
disparition progressive de Bertillon, de sa théorie, et le dépérissement
inexorable de l’entrée « mésologie ». Le terme est aujourd’hui absent
de la plupart des dictionnaires (p.ex. des éditions 2013 du Petit Larousse et du Petit Robert). D’où vient cet
oubli ? De ce que la mésologie n’avait pas les moyens, ni conceptuels ni
méthodologiques, de couvrir le champ trop vaste qu’elle s’était donné –
champ dont on pourrait dire aujourd’hui qu’il s’est écartelé entre la médecine,
les sciences humaines et les sciences de la nature. Elle n’a pu, en particulier,
résister à l’essor de l’écologie, plus tard venue, mais dont le champ était
d’emblée mieux défini, parce que plus restreint. Ernst Haeckel, qui créa le
terme Ökologie en 1866, l’ancra
délibérément dans les sciences naturelles. Certes, l’écologie a plus tard
largement débordé sur les sciences humaines (notamment avec l’écologie urbaine de l’école de Chicago,
dont le champ se confond avec celui de la sociologie), mais elle a continué
jusqu’à nos jours a être solidement centrée sur les interactions du vivant avec
son milieu ; interactions qu’elle étudie avec les méthodes classiques des
sciences de la nature, c’est-à-dire par la mesure de flux quantifiables. Elle a
gardé ce noyau scientifique même si aujourd’hui, pour beaucoup de gens, le mot
« écologie » évoque d’abord un courant politique, dont la montée a
répondu à celle des problèmes environnementaux depuis les années 1960.
Telle
qu’on l’entend ici, la mésologie diffère de la conception de Bertillon, comme
de l’écologie, sur un point capital : l’introduction d’une perspective
phénoménologique et herméneutique, laquelle fait de la subjectité
(l’auto-référence) du vivant, et plus particulièrement de l’humain, la
condition de l’existence des milieux. Autrement dit, le milieu n’est pas un donné
objectif universel, comme l’environnement l’est pour l’écologie, du moins en
principe – le principe qui fait de celle-ci une science de la nature conforme
au paradigme moderne classique, i.e. celui qui repose sur le dualisme
sujet-objet. Issu du décentrement copernicien, ce paradigme postule un
« point de vue de nulle part », censé être celui de l’objectivité
scientifique. La mésologie en revanche prend en compte le fait qu’un milieu
étant nécessairement centré sur la subjectité d’un vivant quelconque – espèce
ou individu –, il est propre à ce sujet, donc singulier et non point universel.
Dans un environnement identique, le milieu d’une certaine espèce n’est pas
celui de telle autre espèce, et celui d’une certaine culture n’est pas celui
d’une autre culture.
Ainsi,
le milieu suppose le sujet, qui suppose le milieu. Il y a entre les deux non
point l’altérité radicale que le dualisme postule entre le sujet (le vivant) et
l’objet (l’environnement), mais une élaboration réciproque, laquelle se
concrétise progressivement au cours de l’évolution et de l’histoire. Le milieu
n’est pas un donné, mais un construit.
Dérivant
de la phénoménologie, cette conception s’est instaurée dans
l’entre-deux-guerres à la fois – mais indépendamment – dans le domaine des
sciences de la nature et dans celui des sciences humaines. Elle est, également,
contemporaine de la double remise en cause du paradigme moderne en physique,
par la cosmologie einsteinienne d’une part, la mécanique quantique de l’autre,
tandis que de leur côté les mathématiques et la logique, avec les théorèmes de
Gödel, prouvaient qu’un système de propositions ne peut établir sa consistance
que par référence à l’extérieur de lui-même. Ainsi, de toutes parts, était
remis en cause le postulat de l’en-soi (autrement dit l’absolutisation de la
substance) qui a permis le dualisme du paradigme moderne. Il apparaissait
désormais que l’en-soi et le pour-soi s’établissent en fonction l’un de
l’autre.
La
mésologie participe de ce changement de paradigme. Ses deux fondateurs sont
d’une part le naturaliste allemand Jakob von Uexküll (1864-1944), de l’autre le
philosophe japonais Watsuji Tetsurô (1889-1960 ; le patronyme est
Watsuji). Chacun de son côté a établi une distinction radicale entre le donné
environnemental objectif – ce qu’Uexküll appelle Umgebung, et Watsuji shizen
kankyô 自然環境 – d’une part, d’autre part le milieu – qu’Uexküll
appelle Umwelt, et Watsuji fûdo 風土. Toutefois,
leurs perspectives ne se situent pas au même niveau. Uexküll, même s’il
s’occupe essentiellement des animaux (il est un des pères de l’éthologie),
prend en compte le vivant en général, au niveau des différentes espèces, ce qui
comprend aussi l’espèce humaine, tandis que Watsuji considère exclusivement
l’humain, au niveau des différentes cultures et non point de l’espèce Homo sapiens.
Cette
homologie entre niveaux ontologiques différents montre que le même principe est
à l’œuvre aussi bien dans le vivant que dans la culture ; à savoir que le
milieu est fonction d’une subjectité, qui interprète celui-ci à la fois
passivement et activement, et en fait ainsi autre chose que l’en-soi d’un
objet. Uexküll a donc fondé ce qu’il nomme Umweltlehre
(mésologie) sur une théorie de l’interprétation, qu’il nomme Bedeutungslehre, « étude de la
signification ». Un même objet sera interprété différemment par des
espèces différentes. Pour Uexküll, un animal ne peut donc pas entrer en
relation avec un objet comme tel ; ce avec quoi il a concrètement affaire
– ce qui existe pour lui –, c’est la réalité qui résulte de cette
interprétation.
De son côté, Watsuji a introduit le concept
de fûdosei 風土性 (médiance*),
qu’il définit comme le « moment structurel de l’existence humaine »,
à savoir comme le couplage dynamique, chez l’humain (ningen 人間), entre une dimension individuelle (le hito 人) et une dimension
collective (l’aida 間).
C’est à travers cet entrelien que s’établit la relation avec les choses de l’environnement,
ce qui en fait un milieu (fûdo 風土).
Développant
le concept de médiance, Augustin Berque l’a mis en relation avec
l’anthropologie de Leroi-Gourhan, qui a interprété l’émergence de l’humain
comme le déploiement, à partir de certaines des fonctions du corps animal, d’un corps social formé de systèmes techniques et symboliques. D’où
l’interprétation du milieu comme un corps
médial, éco-techno-symbolique, ce que Berque assortit de concepts comme la trajection* et les prises médiales*, qui rompent définitivement avec le dualisme, mais
supposent néanmoins l’étape de la modernité.
Augustin Berque
Pour en savoir plus :
BERQUE Augustin (2000) Écoumène.
Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin.
UEXKÜLL Jakob von (2010 [1934])
Milieu animal et milieu humain,
Paris, Payot & Rivages.
WATSUJI Tetsurô (2011 [1935]) Fûdo.
Le milieu humain. Paris, CNRS.
(26 I 2013)