The Cosmos Yi, Hee Choung (2008) (source) |
La justice et la paix dans les Saintes Écritures et la pensée philosophique. Colloque international, Université Tunis El-Manar, 19-23 avril 2009
Sur la Terre
les fondements terrestres de l'éthique humaine
par Augustin BERQUE
Résumé – Le besoin humain de vivre dans la justice et la paix n'est pas souvent, dans les représentations habituelles, relié à la
nature. Celle-ci, en particulier dans la tradition occidentale, est au
contraire invoquée pour expliquer (sinon même justifier, comme ce fut le
cas du nazisme) l'injustice et la guerre : "L'homme est un loup pour
l'homme" (Hobbes), "La raison du plus fort est toujours la
meilleure" (La Fontaine), etc. Cette dépréciation de la nature a une
longue histoire, qui tend – pour le meilleur comme pour le pire – à
placer l'humain dans un registre irréductible à l'ordre naturel. Cette vision aboutit
aujourd'hui à une décosmisation qui met en péril l'existence même de
l'humanité sur la Terre. Il importe de refonder l'éthique sur la Terre, dans
une onto-cosmologie dépassant le paradigme moderne.
Abstract – The human need to live in justice and peace is not often, in
ordinary representations, related with nature. Particularly so in the Western
tradition, nature is rather, on the contrary, invocated for explaining (if not
even justifying, as was the case with Nazism), injustice and war: “Man is a
Wolf to Man” (Hobbes), “Might is right”, etc. This depreciation of nature has a
long history, which tends – for better or for worse – to place the human in a
different order than the natural. This vision has entailed a decosmization
which, nowadays, jeopardizes the very existence of Humankind on the Earth. We need to found ethics anew, on the
Earth, in the frame of an onto-cosmology overcoming the modern paradigm.
Gloire à Dieu au plus haut
des cieux
et sur la terre paix aux
hommes
objets de sa
complaisance !
Luc, 2, 14.
Ils ont une façon de leur
langage telle,
qu’ils nomment les hommes
moitié les uns des autres.
Montaigne, Essais, I, XXXI
1. Calliclès et le Bon Sauvage
Dans le Gorgias, dialogue platonicien sur la rhétorique où
Socrate prône le discours vrai, celui qui amène les hommes à la justice et au
bien, Calliclès soutient contre lui l’idée que, dans la cité comme dans la
nature, c’est au fort à commander au faible. La loi, qui de son côté fonde le
droit dans la cité en discriminant le juste de l’injuste, n’est que la défense
du faible :
Le plus souvent, la
nature et la loi se contredisent. (…) C’est ainsi que tout à l’heure, à propos
de l’injustice subie ou commise, (…) tu harcelais la loi au nom de la nature.
Selon la nature, en effet, ce qui est le plus laid, c’est toujours le plus
désavantageux, subir l’injustice ; selon la loi, c’est de la commettre.
(…) La loi (…) est faite par les faibles et par le grand nombre. (…) Voilà
pourquoi la loi déclare injuste et laide toute tentative pour dépasser le
niveau commun, et c’est cela qu’on appelle l’injustice. Mais la nature
elle-même, selon moi, nous prouve qu’en bonne justice, celui qui vaut plus doit
l’emporter sur celui qui vaut moins, le capable sur l’incapable. Elle nous
montre partout, chez les animaux et chez l’homme, dans les cités et les
familles, qu’il en est bien ainsi, que la marque du juste, c’est la domination
du puissant sur le faible et sa supériorité admise[1].
Ce
discours de Calliclès est généralement considéré comme un ancêtre de la thèse
soutenue par Nietzsche dans Le Crépuscule
des idoles, où celui-ci dénonce la morale et la religion comme des croyances
anti-naturelles, exprimant une haine de la vie, et reprend cette exhortation de
son propre Zarathoustra : « Devenez
durs ! ». Au XXe siècle, ce courant de pensée a notoirement
inspiré le nazisme, aux yeux duquel les SS avaient le droit d’être cruels,
puisque la nature est cruelle. Celle-ci, en somme, fonctionnerait selon le
principe immoral que résume le proverbe chinois Ruo rou qiang shi (la chair des faibles, les forts la dévorent),
principe illustré en Occident par une fable de La Fontaine, Le loup et l’agneau, qui commence par
cet alexandrin devenu à son tour proverbial : « La raison du plus
fort est toujours la meilleure ». Soit en plus concis : Might is right.
Dans cette perspective, la
nature est opposée à la société de telle manière qu’elle contrevient à la
morale ; ce qui fait que suivre la loi naturelle, plutôt que l’usage
établi par la société, relève soit du cynisme (c’est le cas de Calliclès), soit
d’une volonté de refondation des valeurs si radicale (c’est le cas de
Nietzsche) qu’elle en devient ésotérique, et trop facilement récupérable par le
cynisme – toujours lui.
Que
ce soit ici l’occasion de rappeler l’origine de ce terme, le cynisme. Dans l’usage aujourd’hui
courant, que note le Petit Larousse,
« cynique » veut dire : « qui s’oppose effrontément aux
principes moraux et à l’opinion commune ; impudent, éhonté ». C’est
là une dérive qui a perverti le message initial de l’école philosophique des
Cyniques (Kunikoi), fondée par un
élève de Socrate, Antisthène, et illustrée par Diogène. L’adjectif kunikos, qui vient de kuôn, kunos (chien),
voulait dire « propre au chien, ressemblant au chien ». Les Cyniques
avaient pris cet animal comme modèle pour exprimer l’idée de déchiqueter les
illusions, comme un chien le fait d’une carcasse. Il s’agissait en particulier
de critiquer le platonisme et ses « formes » absolues, à
l’universalité abstraite, en insistant au contraire sur l’expérience concrète
de la réalité, qui est singulière et relative. Les Cyniques se mettaient donc à
l’école de la simplicité des animaux, i.e. de la nature, en se moquant de
toutes les autorités socialement établies, dieux y compris.
En
ce sens-là, le cynisme n’était
évidemment pas « cynique » (au sens aujourd’hui ordinaire) ; il
relevait au contraire d’une quête de l’authenticité plus profondément morale
que la morale et la religion établies. L’histoire n’en a toutefois retenu que
le côté provocateur, d’où le sens actuel du terme, qui n’est plus réutilisable
dans son sens premier.
Ce
sens premier, en revanche, a perduré sous d’autres termes dans un courant de
pensée qui non seulement n’a cessé de se manifester au cours de l’histoire,
aussi bien en Orient qu’en Occident, mais qui peut aujourd’hui inspirer à bon droit
la recherche d’un dépassement de la trop évidente impasse où s’est fourvoyée la
civilisation moderne dans son rapport à la nature, tant du point de vue des
fondements de la morale que de celui de l’écologie. C’est dans cette
perspective que se place la présente communication. Pour l’exprimer d’emblée en
quelques mots, il s’agit de renaturer la
culture, reculturer la nature[2].
L’une
de ces manifestations historiques est le mythe, ancien mais toujours renouvelé,
qui a rêvé un état idéal de l’humanité, où celle-ci aurait vécu dans un accord
parfait de la nature et de la morale. Dans la Bible, c’est l’état où se
trouvaient Adam et Ève au jardin d’Éden, avant la chute. Dans Les Travaux et les jours, c’est l’Âge
d’or, où Hésiode imagine que jadis, au temps de Cronos, la nature (la terre) subvenait
d’elle-même à tous les besoins des hommes, qui de ce fait vivaient dans la joie
et la paix. Cette race fortunée a depuis disparu, mais, cachée dans la terre,
elle continue de veiller à la justice :
Autar epei dê touto genos kata gaia kalupse / Depuis
que la terre a recouvert leur
race
Toi men daimones eisi Dios megalou dia
boulas / Ils
sont, par la volonté du grand Zeus,
les génies
Esthloi,
epichthonioi, phulakes thnêtôn anthrôpôn / Bons, terrestres, gardiens des mortels
humains
(Hoi
rha phulassousin te dikas kai schetlia erga / (Car
ils surveillent jugements et actes
mauvais,
Êera
essamenoi pantê phoitôntes ep’aian) / Vêtus de brume,
circulant partout sur
la terre),
Ploutodotai. (121-126)/ Donnant
la richesse.
(trad. A.B.)
Ces vers associent
explicitement la nature, le bien et le maintien de la justice parmi les
humains. Ce sont les prémices du courant qui devait engendrer, à la
Renaissance, le mythe du Bon Sauvage, c’est-à-dire l’idée que les peuples qui
vivent dans « l’état de nature » seraient plus pacifiques et plus
justes que les peuples civilisés. Ce mythe s’est plus particulièrement répandu
au XVIIIe siècle, mais on en trouve déjà l’ébauche dans Montaigne, à
propos des indigènes du Brésil, dont il a vu quelques spécimens en 1562, à
Rouen :
Je trouve qu’il n’y a
rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté,
sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de
vray il semble que nous n’avons autre mire[3]
de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du
païs où nous sommes. Là est toujours la parfaicte religion, la parfaicte police[4],
perfect et accomply usage de toute chose. Ils sont sauvages, de mesmes que nous
appellons sauvages les fruicts que nature, de soi et son progrez ordinaire, a
produicts : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons alterez par
notre artifice et detournez de l’ordre commun, que nous devrions appeller plutost
sauvages. En cela sont vives et vigoureuses les vrayes et plus utiles et
naturelles vertus et proprietez, lesquelles nous avons abastardies en ceux cy,
et les avons seulement accommodées au plaisir de nostre goust corrompu. (Essais, I, XXXI, Des cannibales)
On voit ici s’exprimer non
seulement le relativisme de Montaigne (chaque société trouve que ce sont les
autres qui sont barbares), mais clairement aussi l’idée que les vraies vertus,
plus utiles et plus naturelles, sont du côté de ceux que nous appelons
« sauvages », tandis que de notre côté, celui des
« civilisés », elles sont artificielles, corrompues et abâtardies.
Ce
n’est pas en Europe, toutefois, que ce courant d’idées s’est le plus clairement
défini, mais en Chine, dans la pensée taoïste, dont le maître concept est le wuwei, l’inartifice. Le Dao de jing (« Livre de la Voie et
de la Vertu ») professe que c’est la morale elle-même, en tant qu’elle est
artifice, qui produit les vices qu’elle dénonce :
Dans le monde, chacun
connaît le beau en tant que beau, et par là institue le laid ;
Chacun connaît le bien
en tant que bien, et par là institue le mal (2, trad. A.B.)
Ce
que je traduis ici par « en tant que » est en chinois wei, faire, c’est-à-dire l’artifice
humain, cela même dont le wuwei est l’inverse.
Étant artifice, les institutions de toutes sortes qui font la civilisation et
la morale sont condamnées par le taoïsme, qui leur oppose l’inartifice de la
communauté rurale primitive, idéalisée dans l’utopie du « petit pays de
population modeste », où l’on connaît les artefacts de la civilisation,
mais où on les dédaigne :
Au petit pays
de population modeste (…)
Bien qu’il y
ait bateaux et voitures,
on n’y monte
pas.
Bien qu’il y
ait armures et soldats,
on ne les
déploie pas. (…)
D’un pays le
voisin se voit,
ses coqs et
chiens s’entendent,
(mais) les
gens meurent de vieillesse,
sans y avoir
mis les pieds. (80, trad. A.B.)
L’expression
« coqs et chiens se répondent (ji
quan zhi sheng xiang wen) » a par la suite symbolisé, dans toute l’Asie
orientale, l’idéal d’une vie champêtre, paisible et juste, loin des maux de la
ville et de la civilisation. Cette vision s’origine dans le mythe du Datong, la
« Grande Union », qui est en Chine l’équivalent de l’Âge d’or en
Occident, et que Confucius évoque dans le Liji
(Mémoire sur les rites). En ce temps-là régnait une paix parfaite, car
c’était avant le déclin de l’ordre naturel dans le monde. Les paroles étaient
justes et les actes charitables. Les vieillards achevaient leur vie dans la
paix, les jeunes avaient à s’occuper, les enfants grandissaient en sécurité. Au
cours de la décadence ultérieure se sont notamment développées les villes, dont
les fossés et les remparts sont emblème à la fois de l’hostilité des hommes
entre eux, et de la coupure qui s’est faite entre nature et société.
Il
est clair que, dans ce courant d’idées, la justice et la paix se trouvent du
côté de la nature ; mais il est non moins clair que l’« état de
nature » est un idéal utopique, né de la nostalgie d’une matrice dont
l’histoire – en particulier celle de la modernité – nous éloigne toujours
davantage.
2. Le lien humain avec la Terre
Nonobstant leur incidence sur la vie et la mort au sens
physiologique, c’est-à-dire sur la nature physique, la justice et la paix sont
avant tout des questions morales, c’est-à-dire concernant la vie en société. C’est
la raison pour laquelle le rapport humain à la nature a longtemps échappé au
domaine de l’éthique, sinon marginalement. Aussi bien, l’éthique environnementale n’a-t-elle pris son essor que dans le
troisième tiers du siècle dernier, portée par l’inquiétude que provoque la
dégradation de la biosphère sous l’effet de la civilisation moderne.
Concomitamment, les progrès de l’éthologie
ont montré que les règles de vie du monde animal ne sont pas si totalement
étrangères à celles des sociétés humaines qu’on avait pu traditionnellement le
croire. Cela concerne directement des questions telles que la justice et la
paix. Les primatologues ont par exemple observé que les chimpanzés pouvaient avoir
un certain sens du juste et de l’injuste, de même qu’ils pouvaient, entre deux
groupes différents, se livrer à de véritables guerres.
Ainsi,
à double titre, la question du rapport entre morale et nature s’est récemment trouvé
posée à neuf, et cela dans une telle conjoncture – la crise environnementale de
la civilisation moderne – que nous
ne pouvons plus, désormais, dissocier les questions morales de leur fondement
dans l’ordre naturel.
En
d’autres termes, il s’impose à nous de recosmiser
l’ordre social, en lui retrouvant une assise dans l’ordre naturel. Ce problème
se profilait déjà dans la discussion entre Socrate et Calliclès. Il est en fait
contenu dans le mot même de kosmos,
dont « ordre » est le sens fondamental, mais qui connote fortement
des qualités positives touchant aussi bien la nature que la société. C’est
pourquoi Platon peut écrire, à la fin du Timée, que le Monde (Kosmos) qui vient d’être créé par le
Démiurge est à la fois « très grand, très bon, très beau et très accompli (megistos kai aristos kallistos te kai
teleôtatos) ». Ici en effet, à l’origine de toute chose, les valeurs
humaines sont indissociablement tissées dans l’ordre naturel, qui est en même
temps l’ordre divin (car pour Platon, le Monde lui-même est divin). Dans ce bon
ordre des choses, le même terme kosmos
pourra aussi bien vouloir dire « l’univers » (notamment chez les
Pythagoriciens) que désigner le plus haut magistrat[5],
la parure d’une femme[6] ou le ciel[7].
Or la modernité, en discriminant radicalement le subjectif de l’objectif, le
culturel du naturel, a dissocié tout cela. L’astrophysique n’a plus rien à voir
avec les cosmétiques, ni la magistrature avec la cosmologie. C’est dire que,
pour les modernes, les valeurs humaines sont détachées de l’univers :
elles sont décosmisées. Mais dès
lors, comment fonder la justice et la paix ?
Certes
demeure la solution de la transcendance, qui permet de référer les questions
morales à une révélation divine. Les trois monothéismes abrahamiques en donnent
l’exemple ; mais l’exégèse des textes sacrés n’est qu’une affaire humaine,
comme telle mondaine et historique, non point transcendante. Je m’en tiendrai
ici au monde et à l’histoire, qui nous montrent qu’à cet égard il n’y a pas, ici-bas,
deux cultures qui aient la même conception du divin ; alors qu’en
revanche, nous tenons de la science deux certitudes universelles : que
nous sommes tous humains, et tous terrestres. Nous avons donc, pour le moins,
l’obligation d’accorder la morale à ces deux certitudes – ne serait-ce, pour
nous en tenir aux trois monothéismes abrahamiques puisque nous sommes ici
réunis en terre méditerranéenne, que pour nous montrer dignes du statut privilégié
qu’ils accordent à l’humain !
Posons
d’abord que l’altérité du culturel et du naturel n’est nullement, en soi, un
obstacle à la fondation de la morale dans la nature. Bien au contraire, c’en
est la condition nécessaire. Mutatis
mutandis, la chose a été démontrée, à la fois logiquement et
mathématiquement, par les théorèmes de Gödel[8],
qui disent en substance que l’on ne peut pas construire de proposition p énonçant la consistance d’un système S, telle que p appartienne elle-même à S.
Autrement dit, la morale ne peut pas être fondée pour des raisons morales. Il
lui faut une base extérieure à la morale.
Cette
base extérieure à la morale, c’est justement la nature. Considérer celle-ci
comme je le fais ici, à savoir en tant que référent nécessaire à la consistance
d’un système qui est la morale, diffère évidemment de l’attitude cynique de
Calliclès et de ses descendants nazis ou autres, qui posent que la morale doit
copier la nature. Du point de vue qui est le mien[9],
dans le rapport entre morale et nature, ces deux termes ne sont pas réductibles
l’un à l’autre ; ils se trouvent en effet respectivement dans des
positions analogues à ce que sont, en logique, le prédicat et le sujet. Dans ce
rapport, le sujet (i.e. la base référentielle, ce dont il s’agit), c’est la
nature ; le prédicat (ce qui interprète la nature), c’est la morale.
L’anthropologie
et l’histoire nous montrent effectivement que les sociétés humaines n’ont cessé
d’interpréter (i.e. de prédiquer) la nature en termes moraux. Nous venons d’en
voir plusieurs exemples en première partie. Celui du Dao de jing anticipe même le principe de cette
prédication sous le nom de wei,
l’action humaine d’instituer ceci ou cela en
tant que beau ou bon. Cet « en tant que » n’est autre que le
mouvement par lequel ce qui n’avait pas de signification morale (ou esthétique,
etc., c’est-à-dire de valeur) en acquiert une, instituant ainsi la réalité du
monde humain, qui est tissé de valeurs et de significations.
Comment
fonctionne cette institution de la réalité du monde ? Cela peut se réduire à une formule, qui est la
suivante : r = S/P, ce qui se
lit : la réalité r, c’est le sujet S en tant que prédicat P. Dans cette relation, S (le sujet au sens logique, la substance, la nature, la Terre) est
saisi par les sens, par la pensée, par les mots et par l’action, d’une certaine
manière qui est P (le prédicat,
l’accident, la culture, le monde – y compris la morale).
Par
exemple, quand Calliclès observe que, puisque dans la nature le puissant domine
le faible, il est juste qu’il en soit également ainsi dans la société, il opère
la prédication suivante : l’inégalité naturelle (S), c’est la justice (P).
On
voit qu’il s’agit d’un jugement humain. Pour autant, ce jugement ne serait-il
qu’arbitraire ? Dans le cadre du dualisme moderne, la réponse est :
oui. C’est ce que pose, notamment, la théorie moderne du signe, pour laquelle
les mots ne sont pas les choses, le lien entre ces deux termes étant donc
arbitraire. Mais c’est là considérer le rapport de deux objets, autrement dit
deux sujets au sens logique, rapport dans lequel l’objet A (i.e. S1 : le
mot) n’est évidemment pas l’objet B (i.e. S2 : la chose). Or en fait, dans
la concrétude de notre existence terrestre, ni les mots ni les choses ne sont
des objets (S) : ce sont des réalités humaines (S/P), qui n’ont
d’existence que dans le cadre d’un milieu et dans le fil d’une histoire, où ils
sont indissociables. De ce fait, la relation entre A et B n’est pas arbitraire
(autrement dit n’importe quoi n’importe quand n’importe où) ; elle est contingente, ce qui est tout autre
chose : cela veut dire qu’elle pourrait être différente, mais qu’elle est
ce qu’elle est en fonction de ce milieu (et pas d’un autre) et de cette
histoire (et pas d’une autre). Elle serait différente si son milieu et son
histoire avaient été différents ; mais ceux-ci étant ce qu’ils sont, elle ne peut pas être, arbitrairement, autre que
ce qu’elle est. Et de fait, changer arbitrairement la relation du mot et de
la chose (i.e. le sens du mot), c’est aboutir au non-sens. Pour changer
effectivement le sens, il faudrait que le milieu et l’histoire, autrement dit la
réalité, eussent eux-mêmes changé ; ce qui est une tout autre affaire,
largement hors de portée de la volonté humaine[10].
Cela arrive de manière contingente,
cela ne se fait pas arbitrairement.
Ce
genre de relation – autrement dit le sens des choses et des actes humains, donc
celui de la morale – relève ainsi de ce qui, dans le vocabulaire heideggérien,
est appelé Ereignis (l’événement, le
« laisser-venir-à-la-présence »), non pas de l’Erzeugnis (la production, le produit intentionnel). Dans celui du
taoïsme, cela relève du wuwei (l’inartifice),
non du zuowei (l’artifice). Cet état
qui est celui des réalités humaines, je l’appelle trajectivité ; ce qui signifie que ces réalités ne sont ni
purement objectives – ce ne sont pas de simples objets (S), mais des choses
(S/P) –, ni purement subjectives, car ce ne sont pas de simples représentations
(P). Dans leur réalité concrète, les choses sont trajectives, ce qui ne peut pas être saisi dans le cadre du
dualisme moderne, lequel les dichotomise entre les deux pôles abstraits du
subjectif et de l’objectif.
Certes,
dans la relation S/P qui institue la réalité humaine, l’instance prédicatrice
(ou plus proprement dit, l’instance trajectrice)
est bien l’être humain ; mais à son tour, la réalité de l’humain diffère
profondément du paradigme moderne, qui en a fait un sujet individuel
auto-institué, face à un monde objet. Dans sa réalité concrète, l’humain
n’existe pas sinon en fonction d’un certain milieu, à la fois écologique,
technique et symbolique, en dehors de quoi il n’est qu’une abstraction. Ce
milieu est donc pour ainsi dire la « moitié » de son être, dont
l’autre « moitié » est son corps matériel. Le couplage de ces deux
moitiés, c’est la médiance qui fait
la réalité de l’humain[11].
Dans
sa médiance, l’être humain concret n’est pas seulement indissociable d’un
certain milieu (et de l’histoire de ce milieu), par exemple d’une certaine
langue, de certains paysages ou d’une certaine profession ; c’est à
l’intérieur de lui-même aussi que se joue ce rapport, dans la trajection de
l’esprit et de la matière d’où procède la réalité de sa chair au sens merleau-pontien. Comment cela fonctionne-t-il ?
Vis-à-vis
du monde extérieur, la médiance humaine s’est peu à peu constituée avec
l’émergence de l’espèce Homo sapiens,
laquelle, comme l’a montré Leroi-Gourhan par l’étude paléo-anthropologique[12],
procède de l’extériorisation de
certaines fonctions du « corps animal » en systèmes techniques et symboliques, et de la rétroaction de ces
systèmes externes – dont est fait notre « corps social », qui est
collectif – sur le corps animal, qui s’est ainsi hominisé. En termes
ontologiques, la médiance est ainsi à rapprocher de ce que Heidegger appelle Ausser-sich-sein, l’être-au-dehors-de-soi,
auprès des choses, ou encore Mitsein,
l’être-avec-autrui[13]. C’est en
vertu de cette médiance, c’est-à-dire parce qu’il s’agit de notre être même,
que notre monde est chargé de valeurs humaines, morales en particulier. Il faut
souligner que ce processus s’ébauche dès le stade animal, et même dès le stade
du vivant, où, comme l’a montré Uexküll, chaque espèce institue son propre
monde ambiant (Umwelt), lequel est
irréductible au donné universel (l’Umgebung)
de l’environnement objectif. Toutefois, il connaît un développement exponentiel
avec les systèmes techniques et symboliques propres à l’humanité.
Cette
imprégnation du monde par des valeurs humaines est tout autre chose qu’une
simple projection (comme le laisse croire le dualisme moderne). En effet, cette
trajection qui institue la réalité environnante se joue également à l’intérieur
de chacun d’entre nous, et nous institue ainsi nous-mêmes en fonction de notre
milieu. Comme l’ont montré Lakoff et Johnson sur la base des sciences
cognitives[14],
les représentations qui structurent notre conscience, y compris les concepts
les plus abstraits, n’ont fondamentalement de sens que par un enchaînement de
« métaphores primaires » qui les rapportent en fin de compte à
des valeurs pour notre chair, où celle-ci se trouve en position d’interprétant,
c’est-à-dire de prédicat (par exemple : « affection est
chaleur »). Bien entendu, inversement, notre conscience aussi interprète
(prédique) notre corps à sa manière ; manière qui n’a de sens que parce
qu’elle s’enracine dans notre chair, et ainsi de suite.
Ces
rapports trajectifs ne signifient nullement que tout se réduirait finalement à
la matière. La matière en l’affaire n’est que le sujet primaire (au sens
logique, S), qui est nécessairement interprété (prédiqué, trajecté) d’abord par
nos sens d’êtres vivants, et finalement par notre esprit d’êtres humains[15],
pour devenir ce qui est pour nous la réalité (S/P). Étant ainsi doublement
trajective, la réalité se trouve doublement chargée de valeurs humaines (i.e. à
la fois des valeurs charnelles et des valeurs spirituelles), et de ce fait,
radicalement irréductible à la simple matière. Mais pour la même raison
exactement, ni la conscience ni la morale ne peuvent s’abstraire de la vie ni
de la matière qui les portent, comme le sujet supporte le prédicat, ou comme la
planète Terre nous porte[16].
Conclusion : la nature et la morale
La médiance, qui est la structure ontologique de l’être
humain concret, allie indissolublement, comme on vient de le voir, l’esprit, la
chair et la matière, de même que les humains entre eux, d’une part, et d’autre
part les humains avec les êtres et les choses qui les environnent. De cette
médiance procède naturellement un
premier principe moral, sans doute le plus fondamental de tous : la
condamnation de l’égoïsme individuel, en tant qu’il est contraire à la
structure même de notre existence. Il est clair en revanche que
l’individualisme moderne favorise un tel égoïsme, puisqu’il revient à nier la
médiance humaine. Cela n’est certes pas dire que les modernes sont
nécessairement plus égoïstes que leurs aïeux, car ils ne sont en réalité ni
plus ni moins humains, comme tels structurés par leur médiance ; toutefois
c’est dire que l’idéologie moderne, qui forclôt cette médiance, se fourvoie en
la matière, et qu’elle est de ce fait moralement condamnable. En effet, elle
déresponsabilise l’humain à l’égard de la moitié de son être, qu’elle considère
comme une simple collection d’objets externes alors qu’il s’agit de sa propre
existence. De même à l’égard de nos semblables humains, dont elle fait des
étrangers alors que nous partageons avec eux la moitié de notre être, et sans
l’existence desquels nous ne serions pas humains.
En
revanche, c’est la modernité qui a permis de mettre au jour la structure
ontologique de la médiance, tant par le progrès des sciences de la nature que
par celui des contacts entre les diverses cultures, nous forçant à reconnaître
que nous sommes tous également humains. La philosophie quant à elle a formulé
plus clairement cette structure, que les cultures pré-modernes n’avaient pu que
pressentir inconsciemment, par exemple dans cette langue amérindienne à
laquelle Montaigne fait allusion – mais sans autre précision – en notant que
les hommes s’y disent « moitié les uns des autres ».
Nous
pouvons donc aujourd’hui, bien mieux qu’hier, fonder la morale en nature, et
lui donner ainsi une base plus solide que si elle tournait seulement sur
elle-même. Encore une fois, « fonder » ne veut pas dire
« réduire ». Réduire la morale à la nature, c’est ce que faisait
Calliclès ; mais il ne pouvait le faire que parce qu’il n’avait aucune idée
de la manière dont, en fait, se constitue la réalité humaine. Fonder la morale
en nature, sur la Terre, c’est reconnaître le trajet immense accompli par cette
réalité à partir du moment où a commencé à se structurer la médiance de notre
espèce, à savoir le lien nécessaire de chacun d’entre nous avec autrui, ainsi
qu’avec les choses qui nous entourent. Reconnaître cela, c’est à coup sûr
reconnaître aussi que la justice et la paix sont la condition même de notre
humanité.
Maurepas, 11
avril 2009.
[1] Platon, Gorgias, 482 e - 483 d, Paris, Les Belles Lettres, 2002,
traduction Alfred Croiset revue par Jean-François Pradeau.
[2] Je me permets ici de reprendre
le titre de l’introduction de mon livre Écoumène.
Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, où il est
précisé p. 14, note 5 : « Cette expression est héritée de mon père,
Jacques BERQUE (1910-1995), qui l’employa notamment dans L’Orient second, Paris, Gallimard, 1969. J’ai toutefois, et ce
n’est pas anodin, renversé l’ordre des termes ; la citation exacte (p.
259) étant ‘Reculturer la Nature, renaturer la culture’. Je pense en effet que
nous n’avons jamais cessé de ‘culturer’ la nature ; mais qu’en revanche,
nos sciences humaines sont bel et bien tombées dans l’illusion que la culture
pourrait tourner seule sur elle-même, comme en roue libre ».
[3] Critère, point de repère.
[4] Régime politique.
[5] En Crète, selon Aristote dans
sa Politique, 2, 10, 6.
[6] Par exemple dans l’Iliade, 14, 187 : Autar epei dê panta peri chroi thêkato
kosmon, « Enfin, quand elle a ainsi autour de son corps disposé toute
sa parure… ».
[7] Par exemple dans Isocrate, Oratores attici, 78 : hê gê apasê hê hupo to kosmô keimenê,
« toute la terre étendue sous le ciel ».
[8] Je reprends ici la formulation
simplifiée des théorèmes d’incomplétude et d’indécidabilité par Jean-François
GAUTIER, L’Univers existe-t-il ?,
Arles, Actes Sud, 1994, p. 146.
[9] Celui d’une mésologie (étude
des milieux humains) dont j’ai posé les principes dans Écoumène, op. cit. Poser l’analogie de l’ « en-tant-que
écouménal » avec une prédication n’est pas le réduire à une simple
opération logique. Il s’agit en fait d’une opération beaucoup plus générale, la
trajection qui institue la réalité du
monde humain (r = S/P), et dont je
parle plus bas.
[10] Certes, nous pouvons créer des
néologismes ; mais ils n’ont de sens qu’explicités dans une langue
naturelle. De même, nous pouvons créer des langages artificiels ; mais ils
n’ont de sens que référés à une langue naturelle.
[11] Sur l’historique de ce
concept, dont le créateur fut le philosophe japonais WATSUJI Tetsurô
(1889-1960), v. Écoumène, op. cit. Initialement,
« médiance » traduit le japonais fûdosei.
Les vues que j’expose ici doivent leur point de départ à l’ontologie watsujienne.
[12] Dans Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
[13] La langue philosophique
allemande utilise aussi le terme de Mitmensch,
l’humain-avec, notion assez proche du japonais ningen.
[14] Dans Philosophy in the flesh. The embodied mind and its challenge to
Western thought, New York, Basic Books, 1999.
[15] Je définirai
ici l’esprit comme la faculté humaine de représentation du sens indépendamment
de tout vecteur physique externe, grâce à la fonction symbolique du langage,
tandis que chez les autres vivants, comme le montre la biosémiotique, le sens
ne peut pas s’abstraire de vecteurs externes tels que « sons, odeurs,
mouvements, couleurs, formes, champs électriques, radiations thermiques, ondes
de toute espèce, signaux chimiques, toucher, etc. Bref,
des signes de vie » (Jesper HOFFMEYER, Signs
of meaning in the universe, Bloomington & Indianapolis, Indiana
University Press, 1996 (1993), p. VII). Mais bien entendu, les systèmes
symboliques d’où procède l’esprit sont aussi cela même qui s’extériorise en un
milieu concret, tissé des vecteurs susdits. L’esprit est donc
fonction de la médiance humaine.
[16] Dans la philosophie de NISHIDA
Kitarô (1870-1945), promoteur d’une « logique du prédicat » (jutsugo no ronri) opposée à la logique
aristotélicienne de l’identité du sujet (laquelle a été le principe de
l’inférence rationnelle dans la pensée occidentale, en particulier dans la
science moderne), le prédicat est absolutisé (alors qu’au contraire on peut
dire que, dans la science, c’est le sujet – i.e. l’objet du physicien – qui
l’est). En cela, comme Nishida y invite lui-même, la logique du prédicat peut
être rapprochée de la religion. Effectivement, si l’on prend l’exemple du
christianisme, cette absolutisation du prédicat (si l’on considère que la parole
est un prédicat, i.e. ce qui est dit à propos des choses) est proclamée
d’emblée par l’évangile selon saint Jean : Au commencement était la Parole, et la Parole était auprès de Dieu, et
la Parole était Dieu. Autrement dit, P (le prédicat absolu, la Parole) est
S (la substance absolue, Dieu) ; tandis que la science pose, elle, que S
(l’objet) est S (l’objet), dans une tautologie qui élimine l’instance
prédicatrice, i.e. l’humain (c’est le principe de l’objectivité pure). Le point
de vue que je soutiens part, lui, de l’existence humaine, sans prétendre à
l’absolu, et s’en tient donc à S/P.