mercredi 17 avril 2013

La notion de chose en droit / S. Vanuxem

Le jugement de Pâris Peter Paul Rubens
Le jugement de Pâris (1632-5) Peter Paul Rubens
(source)
Séminaire Mésologique, 12 avril 2013

Pour une approche mésologique de la notion de chose en droit [1]

Sarah Vanuxem 

maître de conférences à l’Université de Nice Sophia Antipolis 
(GREDEG – CREDECO)

A la question « Qu’est-ce qu’une chose ? » le juriste contemporain apporte cette réponse : le terme « chose » signifie les « biens matériels qui existent indépendamment du sujet, dont ils sont un objet de désir, et qui ne ressortissent pas exclusivement au monde juridique (par opposition aux droits) ». Fournie par un usuel – la dernière édition du Lexique des termes juridiques[2] – cette définition est emblématique de la manière dont les juristes se représentent les choses : les choses sont des biens, soit des choses appropriées ou, du moins, susceptibles d’appropriation. Pour autant, les choses ne sont pas tous les biens, mais une espèce seulement de biens : ce sont les biens matériels et, plus précisément, des res corporales, lesquelles n’existent pas seulement en Droit, à l’inverse des droits ou res incorporales, qui n’ont pas d’existence en dehors du Droit et n’existent que par lui. Tandis que les choses ou res corporales ressortissent au donné, les droits ou res incorporels ressortissent au construit. En outre, les choses apparaissent extérieures aux sujets de droit ou personnes.  Les choses ne sont rien d’autre, affirme-t-on sans détour, que des objets de désir, et partant, peut-on imaginer, des matériaux corvéables à merci. Ainsi, les choses apparaissent délibérément opposées aux personnes : ce sont des objets par opposition aux sujets, de simples moyens pour ces fins.

 Il nous semble que l’on peut dire, sans beaucoup s’avancer, que le Lexique des termes juridiques véhicule une conception moderne des choses : de même que dans les Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant, les choses n’existent pas comme des fins en soi : – de valeur toujours conditionnée et relative, elles ne sauraient se confondre avec les êtres humains dont la dignité interdit qu’on les traite uniquement comme des moyens –. Comme dans les Principes de la philosophie du droit de Hegel, une Chose est « ce qui est immédiatement différent de l’esprit libre », « l’extérieur en général », « quelque chose de non libre, d’impersonnel et de dépourvu de droit »[3].

            Or cette vision moderne des choses va de pair avec une certaine conception du Droit, une conception du droit comme d’un pouvoir. En droit romain, jus désigne bien plutôt une chose ou part de chose ; l’obligation, l’usufruit ou les servitudes, qualifiés de jura, sont des choses. Et lorsqu’à la fin du procès, le juge attribue au justiciable un droit, ce droit est le quotient d’une sorte de division des choses. Ce n’est qu’avec Guillaume Occam et, surtout, Thomas Hobbes qu’émerge le concept moderne de droit subjectif et que « le droit se trouve extrait de la chose pour résulter du pouvoir que possède un individu »[4]. Le droit devenu pouvoir, et même liberté illimitée, pouvoir de faire tout ce que l’on veut, le droit ne saurait plus constituer une res justa, une juste part des choses ; il ne saurait plus signifier la chose qui vous revient selon la justice mais le pouvoir que l’on a sur une chose. Dès lors, les choses forment des objets de droit ; elles sont ce sur quoi portent les droits. Ainsi que le précise le Lexique des termes juridiques : « sur ces choses peuvent s’exercer des droits subjectifs ».

Liée à la naissance du concept de droit subjectif, véritable tournant copernicien du Droit selon Michel Villey, la vision moderne des choses ne représente qu’une vision parmi d’autres : des systèmes juridiques différents du nôtre - à commencer, nous venons de le voir, par le droit romain - présentent les choses autrement que comme des objets opposés aux personnes ou sujets[5]. D’ailleurs, le lexique ajoute qu’en un second sens, chose signifie « question, problème, affaire. Par exemple, la chose jugée ». Ainsi le terme de chose continue-t-il de renvoyer à la res ou causa du droit romain, à la thing ou dinc du vieil allemand, qui désignent une assemblée réunie pour délibérer d’une affaire, d’un litige.

D’une certaine manière, ma proposition consiste à partir de cette seconde acception du mot chose – l’affaire, le litige ou le cas – pour redéfinir les premières, à savoir les choses que l’on dit communément appropriées, soit les choses « saisies par la propriété ».
Mais avant de présenter cette nouvelle vision – que l’on pourrait dire « mésologique » – des choses (III), il nous faut expliquer pourquoi il paraît nécessaire d’abandonner la conception moderne des choses en droit (I) et présenter les différentes tentatives déjà faites en ce sens par des juristes (II).  


Abstract Cranes Chen Wen Hsi
Abstract Cranes (1960 - 1969) Chen Wen Hsi
(source)

I. Les insuffisances d’une conception moderne des choses


Sans prétendre à l’exhaustivité, l’on peut mentionner de nombreuses manifestations de l’insuffisance de la conception moderne des choses : des choses demeurent impensées (A), d’autres se révèlent inclassables (B), pour finir cette vision des choses apparaît réductrice (C).

A. Des choses demeurent impensées


1.     L’exclusion des choses immatérielles autres que les droits : les proprietas

Au nombre des impensées, l’on peut tout d’abord mentionner l’exclusion des choses immatérielles autres que les droits : si les choses se résument aux biens matériels, comment qualifiera-t-on, par exemple, les conceptions intellectuelles : les œuvres littéraires et artistiques que l’on nomme, en Droit, œuvre de l’esprit, mais aussi l’information, le savoir-faire, etc. ? Et pourtant l’existence d’un code de la propriété intellectuelle atteste que ces choses sont susceptibles d’appropriation…

2.     L’exclusion des choses inappropriées ou, du moins, insusceptibles d’appropriation

Du reste, les choses insusceptibles d’appropriation, voire même les choses non appropriées, se trouvent-elles aussi exclues de la catégorie des choses : si nous reprenons la définition des choses proposée dans notre Lexique, nous apprenons que les choses sont des biens. Or les biens sont les choses appropriées ou, du moins, appropriables. Pourtant, le Droit connaît des choses qui ne sont pas appropriées, ni même susceptibles d’appropriation : il connaît les choses sans maître, également dénommées res nullius, les choses communes, encore appelées res communes, enfin les choses abandonnées, les res derelictae. Concrètement, ces choses renvoient au gibier, au poisson, à l’eau, à l’air, aux déchets… soit aux droits de la chasse et de la pêche, des nuisances et des pollutions, de la protection des ressources biologiques, qui tous participent du droit de l’environnement. C’est dire que la définition communément admise de la chose en droit ne permet guère d’appréhender les questions environnementales, d’où la forte propension du droit de l’environnement à remettre en cause les grandes notions juridiques civilistes.

3.     L’exclusion des biens communs

En outre, la conception matérielle des choses va de pair avec la difficulté de penser la propriété collective comme une situation pérenne et, partant, les choses appropriées par plusieurs comme des biens ordinaires. En effet, si l’on se représente une chose, par exemple, tel un gâteau, le droit d’une personne de se servir peut aisément porter atteinte au droit d’une autre. La première pourrait engloutir tout le gâteau ou ne pas en laisser suffisamment pour la seconde. A l’inverse, si l’on se représente une chose comme, par exemple, un paysage, le droit d’une personne d’admirer le panorama ne porte pas nécessairement atteinte au droit d’une autre personne de regarder les mêmes monts. Ainsi, la conception matérielle des choses se trouve à l’origine de cette difficulté à concevoir la propriété collective.
Et réciproquement, c’est parce qu’ils identifient la propriété à la propriété individuelle que les théoriciens du droit des biens se font, explique Mickaïl Xifaras[6], une représentation matérielle des choses : partant de l’article 544 du code civil qui définit la propriété comme le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règlements, les théoriciens du droit des biens considèrent que la propriété ne saurait se diviser. Car la propriété, si elle se divisait, ne serait plus absolue. Ils en déduisent que le droit de propriété est un droit exclusif au sens où il ne saurait se diviser entre plusieurs personnes. Or l’existence de plusieurs droits de propriété relativement à une seule et même chose ne paraît pas davantage admissible, puisque la propriété se confond avec la chose sur laquelle elle porte. En effet, l’absoluité de la propriété implique qu’aucune dimension de la chose ne puisse lui échapper. Il faut donc que la chose elle-même ne puisse se diviser. Et c’est précisément la représentation d’une chose comme d’un corps qui fournit celle d’une chose indivisible. Car un corps divisé ne serait pas un mais plusieurs corps.
Notons qu’il est regrettable que la définition couramment retenue des choses en Droit rende compte des seules choses matérielles individuellement appropriées et que les situations d’indivision ou de propriétés collectives soient présentées comme des situations anormales. Car la mitoyenneté des murs ou la copropriété des immeubles bâtis se rencontrent, en pratique, fréquemment.

B. Des choses se révèlent inclassables


1.     Les hybrides de biens et de choses communes

Si l’on revient aux conceptions intellectuelles, celles-ci apparaissent d’autant moins solubles dans la théorie du droit des biens qu’elles semblent tout à la fois appropriées et inappropriées. En effet, les œuvres de l’esprit ou les inventions échappent en partie à l’appropriation, notamment parce que les idées ne sont pas susceptibles d’appropriation. Elles sont, dit-on encore, de libre parcours, de sorte que l’on peut difficilement affirmer que le droit de l’auteur ou de l’inventeur sur son œuvre ou son invention s’incorpore à elle jusqu’à se confondre avec elle. Le principe de libre utilisation des choses des conceptions intellectuelles porte ainsi atteinte à l’absoluité de la propriété.
Toujours est-il que l’orthodoxie juridique ne reconnaît pas de ‘‘tiers état’’ entre les choses communes, des choses inappropriées, et les biens, des choses appropriées, et rend à cet égard inclassables les choses des conceptions intellectuelles.

2.     Les hybrides de donné et de construit 

A suivre les théoriciens du droit des biens, les choses seraient du côté du donné, les droits du côté du construit. Le pain, le fonds de terre, d’une part, le droit d’usufruit, la servitude, le droit au bail, de l’autre. La division est importante, qui permet à certains de justifier de l’appréhension par le droit des choses immatérielles, lesquelles ne doivent pas se comprendre, expliquent-ils, comme des entités corporelles mais telles des entités existant déjà sans le Droit, à la différence des droits. Ainsi les choses immatérielles autres que les droits, les proprietas, par exemple les conceptions intellectuelles, ne seraient pas oubliées. Mais la distinction entre ce qui existe hors du droit et ce qui n’existe « qu’avec le support de règles d’un système juridique » paraît sujette à caution : que faire, par exemple, des obligations dites « naturelles » (entre parents) que reconnaît le code civil à l’article 1235 ? Que dire, encore, des obligations ou créances qui existent dans des sociétés « qui n’ont ni instances juridiques isolables ni corpus de règles sanctionnées de façon formelle », par exemple, de l’obligation maori de rendre la chose donnée dont traite Marcel Mauss dans son Essai sur le don ? A l’évidence, la division entre le donné et le construit n’est pas toujours facile à opérer.

3.     Les hybrides de choses et de personnes

Indépendantes, extérieures aux personnes dont elles sont, avons-nous vu, des objets de désir, les choses s’opposent aux personnes comme les objets aux sujets. Fondamentale aux yeux des théoriciens du droit des biens, la summa divisio des choses et des personnes représente même pour certains « la » summa divisio du Droit. Pourtant, la division des choses et des personnes, elle aussi, n’est pas facile à opérer : les animaux, les végétaux, la diversité biologique dans son ensemble, mais aussi les éléments et produits du corps humain ou bien encore les attributs de la personnalité comme le nom ou l’image s’insèrent difficilement dans l’une ou l’autre catégorie. Et il ne s’agit pas là de difficultés purement théoriques, qui procèderaient d’une recherche de présentation rationnelle et systématique du droit, chère à la conception civiliste du droit : pour ne prendre qu’un exemple, l’introuvable statut juridique de la diversité biologique ou de la nature pose un problème concret : celui de savoir sur quel fondement réparer ce que l’on nomme le « préjudice écologique pur », i.e. le préjudice qui ne porte atteinte à aucun bien ni à aucune personne physique ou morale. En effet, plusieurs conditions doivent être réunies pour obtenir réparation d’un dommage et parmi elles : la nécessité d’apporter la preuve d’un préjudice… personnel. Si, donc, la diversité biologique et ses éléments, animaux, végétaux, ne bénéficient pas du statut de personne, la réparation des préjudices qui leur sont causés apparaît difficile. Telle fut précisément l’une des difficultés rencontrées lors de l’affaire de l’Erika[7].

C. Une vision réductrice et surannée des choses


Parce qu’il définit les choses tels des objets de désir, le Lexique des termes juridiques peut donner le sentiment que les choses sont des matériaux corvéables à merci, dont le ou les propriétaires pourrai[ent] faire tout et n’importe quoi. Et, en effet, si le droit s’entend d’un pouvoir de faire ce que l’on veut, il se pourrait que le propriétaire ait jusqu’au droit de les détruire. De fait, dans la théorie classique du droit des biens, la propriété se définit à partir du triptyque classique : usus, fructus, abusus. Elle recouvre un faisceau de prérogatives : le droit d’user, de jouir et d’abuser des choses. Et parce que les choses sont comprises tels des corps, l’accent est mis sur l’abusus compris comme un pouvoir de disposer matériellement des choses et donc de les détruire. Le propriétaire se présente alors comme un maître, despote ou souverain sur les choses dont il a la propriété.
Pour classique qu’elle soit, cette présentation ne correspond toutefois pas à la réalité juridique : comme le faisait déjà remarquer le marquis de Vareilles-Sommières au début du siècle dernier : il n’arrive, en pratique, « jamais que le propriétaire ait le droit de faire de la chose tout ce qu’il veut (…) »[8]. Avec le développement récent du droit de l’urbanisme et du droit de l’environnement, la présentation du propriétaire comme d’un souverain paraît plus éloignée encore de la réalité juridique. Du reste, même les auteurs qui défendent une conception absolutiste de la propriété reconnaissent que le principe de précaution, par exemple, pourrait bientôt devenir une nouvelle limite à la propriété, à côté des classiques limites à la propriété que sont le respect des lois et règlements, la théorie de l’abus de droit et celle des troubles anormaux du voisinage.  
Bien sûr, ces insuffisances de la conception moderne des choses n’ont pas manqué d’être soulignées par certains juristes, appelant notamment au dépassement de la summa divisio des choses et des personnes.

II. Les tentatives pour pallier ces insuffisances


Still life with Apples (1895-98, titre original : Nature morte)  Paul Cézanne
Still life with Apples (1895-98, titre original : Nature morte
Paul Cézanne (source)
Pour l’essentiel, ces tentatives ont consisté à ériger des catégories ad hoc (A), renouveler la théorie de la propriété (B) et reconnaître la personnalité juridique à certaines choses (C).

A. Ériger des catégories ad hoc


  • Des quasi-choses / quasi-personnes
Pour rendre compte des hybrides de choses et de personnes, plusieurs auteurs ont pensé créer des statuts ad hoc. L’un d’entre eux avait même pensé ériger un droit des choses spéciales, aux côtés du droit des biens et du droit des personnes, afin d’endiguer le flot grossissant des mixtes de choses et de personnes et assurer leur protection – une protection que le statut de choses, soit d’objets librement manipulables, ne permet guère d’offrir –[9].

  • Des choses quasi communes
Au profit des hybrides de choses communes et de biens, Marie-Alice Chardeaux propose de créer une nouvelle catégorie : celle des « quasi-choses communes », sans doute mieux nommées « choses quasi-communes ». Une telle catégorie permettrait d’accueillir pleinement les conceptions intellectuelles, œuvres de l’esprit ou inventions, par exemple, lesquelles ne sont jamais entièrement appropriées.

  • Des choses-quasi appropriées
Dans sa thèse, Thierry Revet soutenait que la force de travail, alors qualifiée de « chose », faisait d’objet d’une « quasi-propriété ». Il découvrait ainsi une nouveau type de chose : les choses quasi-appropriées.

Consistant à multiplier les régimes spéciaux ou exceptions, ces diverses propositions ne nous semblent pas concluantes. A notre sens, l’affluence des quasi-choses atteste plutôt qu’il nous faut modifier notre conception des choses.

B. La théorie renouvelée de la propriété


Inaugurée par Ginossar[10] dans les années soixante, développée par Frédéric Zenati-Castaing[11] et poursuivie avec Thierry Revet[12], la théorie renouvelée de la propriété se propose elle aussi de remédier à quelques unes des difficultés inhérentes à la conception moderne des choses.

  • L’ouverture aux choses immatérielles annoncée
Dans cette doctrine, la propriété n’apparaît plus comme un faisceau de prérogatives (usus, fructus et abusus) mais elle est redéfinie telle une relation d’exclusivité entre une personne et sa chose. Le spectre des choses susceptibles d’appropriation se trouve dès lors élargi : désormais, la propriété peut également porter sur les choses corporelles ou res corporelles, les droits ou res incorporales, et les choses immatérielles autres que les droits, les proprietas. En outre, la propriété n’intéresse plus seulement les choses patrimoniales : elle concerne également les choses extrapatrimoniales, insusceptibles d’évaluation pécuniaire. Par ailleurs, l’accent se trouve mis sur l’abusus compris comme un pouvoir de disposer, non matériellement, mais juridiquement des choses. Aussi, le propriétaire se révèle-t-il en tant que propriétaire lorsqu’il dispose juridiquement des choses, et notamment lorsqu’il l’aliène, par exemple, quand il la vend ou la donne. A première vue, les conditions semblent donc réunies pour que les choses immatérielles et les choses intimement liées aux personnes soient pleinement accueillies. Quant à la vision des choses comme des matériaux librement destructibles, elle se trouve a priori abandonnée.

  • Le maintien d’une conception moderne des choses
Un examen plus attentif montre toutefois qu’une conception moderne des choses demeure à l’œuvre dans la théorie renouvelée de la propriété. L’on peut ainsi noter le maintien de l’opposition entre les choses communes et les biens, un rejet des choses communes ou res communes, regardées comme une notion pré, voire a-juridique, enfin, l’affirmation que la copropriété ou l’indivision est une situation anormale, et même une contradiction dans les termes, de sorte que les choses appropriées par plusieurs demeurent impensées.
Ces différentes positions sont liées. Elles découlent de cette proposition selon laquelle la propriété sort, selon une formule souvent empruntée à Frédéric Zenati-Castaing, « des entrailles de la communauté »[13] : parce que la propriété jaillit de la communauté, les choses appropriées ou biens s’opposent aux choses communes ou choses non appropriées, lesquelles demeurent dans la communauté. Parce que cette hypothèse constitue, selon le Professeur, une « vérité historique », voire « une donnée permanente du régime de la propriété que donne la loi positive », la communauté des choses précède le droit. Aussi, les choses communes ne sont-elles pas, à strictement parler, des choses du Droit, mais des choses d’avant le droit ou la société civile. Parce qu’elle sort du ventre de la communauté, la propriété s’entend encore d’une propriété exclusive au sens où elle est individuelle, non collective ; désignant l’aptitude d’une chose à être soustraite « à un usage collectif au profit d’une dévolution individuelle », l’appropriabilité exclut d’emblée l’usage commun[14], si bien que les choses collectivement appropriées se voient nécessairement écartées.
  
  • Le maintien de la summa divisio des choses et des personnes
Il faut encore noter le maintien, dans la théorie renouvelée de la propriété, de la summa divisio des choses et des personnes, laquelle demeure fondamentale. A cet égard, l’on peut observer le phénomène suivant : parce que les choses sont considérées comme des vulgaires objets ou simples moyens, l’on refuse de qualifier de choses les entités intimement liées aux personnes de peur de réifier, subséquemment, les personnes, et d’attenter à leur dignité. Les auteurs s’empressent alors de réaffirmer la nécessité de maintenir étanche la frontière entre les choses et les personnes. Mais si les auteurs craignent de réifier les personnes en qualifiant de choses des éléments étroitement liés aux personnes, c’est précisément parce qu’ils se représentent les choses comme de vulgaires objets ou simples moyens. Autrement dit, ce qui les conduit à conserver l’opposition des choses et des personnes n’est rien d’autre que la summa divisio des choses et des personnes elle-même.
Il n’est toutefois guère étonnant que la théorie renouvelée de la propriété continue de véhiculer une conception moderne des choses : avant tout préoccupés par l’extension de la propriété aux droits ou res corporales, ses partisans ont relativement peu étudié les choses immatérielles autres que les droits, les dénommées proprietas.
D’autres juristes ont choisi de s’attaquer de front à certains des problèmes posés par la vision moderne des choses.

C. La reconnaissance de la personnalité juridique des choses


Afin de répondre à la prolifération des hybrides de choses et de personnes, en particulier, dans le domaine environnemental, des juristes proposent de reconnaître la qualité de sujet de droit à certaines choses.

  • La personnalité juridique des animaux
Jean-Pierre Marguénaud soutient ainsi que certains animaux ne sont d’ores et déjà plus des choses mais des personnes : de la même manière que les sociétés sont des personnes morales, des animaux constituent des personnes au nom desquelles d’autres personnes parlent et les représentent, par exemple, les associations de protection des animaux[15].

  • La personnalité juridique de la diversité biologique
Allant plus loin encore, Marie-Angèle Hermitte plaide en faveur de la reconnaissance de la personnalité juridique de la nature ou de la diversité biologique et argue de l’attribution de la qualité de sujet de droit à la Terre-mère ou la Pachamama par la Bolivie et l’Équateur[16].

Nonobstant leurs différences, l’une et l’autre proposition peuvent se réclamer de Demogue qui, dissociant la personne humaine de la personne juridique, distinguait les sujets de jouissance des sujets de disposition, comme Hobbes dissociait, dans le Léviathan, les personnes-auteurs des personnes-acteurs : si une personne est ce qui parle au nom d’une personne ou ce au nom duquel une autre personne parle, les végétaux, les animaux, voire la diversité biologique dans son ensemble, sont des personnes dès lors qu’une autre personne est habilitée à les représenter[17].
L’on peut toutefois craindre que l’opération ne suffise pas à remédier aux difficultés soulevées par une conception moderne des choses. Car cette dernière ne se trouve pas réellement mise en cause : si certains animaux sont devenus des personnes, selon Jean-Pierre Marguénaud, c’est qu’ils se trouvent désormais protégés pour eux-mêmes et ne sont donc plus de simples moyens pour une fin, -i.e. des choses. Dès lors la proposition repose sur l’opposition des choses et des personnes, puis reconduit la vision appauvrie et distanciée que nous avons des premières.

Il reste que ces propositions – accorder la personnalité juridique aux animaux ou à la diversité biologique dans son ensemble – ne sont pas sans rappeler certaines recherches menées par ceux qui, philosophes ou anthropologues, traitent des questions écologiques ou environnementales : dans Par delà Nature et Culture, Philippe Descola distingue quatre grandes manières de vivre la condition humaine dont le naturalisme, lequel correspond à la manière de vivre des occidentaux depuis la fin de la renaissance. Or le naturalisme conduit à pratiquer ces divisions du donné et du construit, des choses et des personnes, de la nature et de la culture, qui sous-tendent la conception moderne et juridique des choses. Parmi les tentatives occidentales faites pour sortir du naturalisme, Philippe Descola mentionne précisément les travaux de Jean-Pierre Marguénaud en faveur de la reconnaissance de la personnalité juridique des animaux[18]. Quant à Marie-Angèle Hermitte, elle se réclame volontiers de la pensée de Philippe Descola. De fait, l’idée émise par ce dernier d’élaborer des règles juridiques dans les aires protégées en s’inspirant des conceptions, en particulier, animistes des communautés qui y vivent[19] converge avec celle de personnifier la diversité biologique ou certains de ses éléments : animaux et végétaux.
Pour audacieuse qu’elles paraissent aux yeux des juristes, la proposition de reconnaître la personnalité de certains animaux ou végétaux, voire de la diversité biologique dans son ensemble, pourrait demeurer insuffisante, qui laisserait sans parole quantité d’autres hybrides de choses et de personnes. 
A cet égard, la proposition de Bruno Latour de créer un « Parlement des choses » paraît séduisante[20]

  • La critique de la « Constitution moderne »
Si les humains et les non-humains se trouvaient tous ensemble représentés au Parlement, s’ils avaient tous le droit à la parole et à un porte-parole, alors tous seraient des personnes ; plus aucun être ne pourrait être ravalé au rang de choses et ne pourrait être traité comme un simple moyen.
Sans doute, mais la catégorie des choses évidée, les choses n’en resteraient pas moins des êtres sans parole, à l’inverse des personnes. En d’autres termes, la vision moderne et hobbesienne des choses et des personnes continuerait de s’imposer : les personnes seraient toujours les représentants ou les représentés, les porte-paroles ou leurs bénéficiaires, à la différence des choses, ces êtres qui ne parlent jamais au nom d’une personne et au nom desquels personne ne parle jamais. Partant, il existerait toujours un risque latent : celui de ravaler les personnes ou certaines d’entre elles au rang de choses, soit de vulgaires outils.
Aussi, nous semble-t-il nécessaire d’aller plus loin, jusqu’à sortir de la vision moderne des choses et dissocier les notions de personne et de représentation.  

III. Une alternative : concevoir les choses comme des milieux

Le jugement de Midas Domenichino
Le jugement de Midas (1616-18) Domenichino 
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Nous nous sommes alors demandée s’il n’était pas possible de lire le code civil en adoptant une autre approche que celle de la « confrontation du libre vouloir et de l’objet ». Mais si  Yan Thomas reprochait à ses contemporains de plaquer une vision étroite et appauvrie de la cause ou chose sur les textes romains et de les interpréter d’après leurs « préjugés subjectivistes » et une « problématique de la volonté », alors inconnue des jurisconsultes, il semble plus délicat d’adresser cette même critique aux juristes lorsqu’ils interprètent les dispositions du code civil datant de 1804. Et pourtant, il se pourrait que la vision moderne des choses comme d’entités d’abord vides et indifférenciées qu’emplirait la volonté de leur propriétaire, loin d’avoir l’évidence qu’on lui prête, soit à la source d’incompréhensions et que nous ayons la possibilité d’en changer. Nous ne prendrons qu’un seul exemple : la chose grevée d’usufruit.



A. Une relecture de la chose usufruitée


L’article 578 du code civil dispose que l’usufruit est le droit de jouir des choses comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance. Concernant le sens de ce texte, la majeure partie du débat tourne autour de l’interprétation du terme de « substance ».

1.     La chose usufruitée, un objet investi par la volonté de son propriétaire ?

Les juristes s’accordent généralement sur le fait que la substance ne renvoie pas seulement ou pas nécessairement à la substance corporelle des choses (car maintes choses incorporelles ne pourraient plus, sinon, être grevées d’usufruit). Ils admettent aussi que la substance renvoie également à la destination des choses, c'est-à-dire à l’usage auquel elles sont affectées. L’on dira alors que l’usufruitier a la charge de ne pas porter atteinte à la substance matérielle et/ou à la destination de la chose. Seulement les auteurs, fidèles à une conception moderne des choses, identifient la destination des choses grevées d’usufruit à l’usage auquel le propriétaire souhaite les affecter. Selon eux, l’usufruitier devrait user de la chose usufruitée dans le respect de la destination voulue par le propriétaire. Mais comment se fait-il alors que l’usufruitier puisse être, en certains cas, autorisé par le juge à modifier l’affectation de la chose contre la volonté du propriétaire ?    

2.     La chose usufruitée ou le renvoi à de multiples usages

En réalité, la lecture des dispositions qui suivent l’article 578 du code civil montre que la substance ou destination des choses usufruitées ne doit pas uniquement s’entendre de la destination choisie par le propriétaire : loin de renvoyer à la seule volonté du propriétaire, le législateur affecte les bois taillis, les arbres des pépinières et ceux de hautes futaies à un usage simplement conforme à l’usage : il commande à l’usufruitier de se référer aux « usages des lieux » ou d’agir conformément à « l’usage constant des propriétaires ». Serait-ce des éléments permettant uniquement de suppléer aux souhaits non exprimés du propriétaire ? Nullement, car l’usufruitier ne saurait exaucer n’importe quel vœux du propriétaire : tenu de conserver la substance des choses et d’en jouir en bon père de famille, l’usufruitier ne saurait suivre les intentions d’un propriétaire négligent, non plus celles que des changements économiques, sociaux ou juridiques rendraient inopportunes. Et c’est pourquoi l’usufruitier peut être autorisé à demander en justice l’autorisation d’affecter la chose à un nouvel usage, distinct de celui auquel le propriétaire souhaiterait l’affecter.

3.     La chose usufruitée, un lieu où séjourner 

Ce que nous apprend la lecture des dispositions du code civil est que la vision d’une chose comme d’un simple X, indéterminé, indifférencié, sans qualité, que seule la volonté du propriétaire emplirait, ne rend pas bien compte de la chose usufruitée. Car la substance ou destination, loin de renvoyer au seul usage voulu par le propriétaire, ressortit également à l’usage auquel l’affecterait un bon père de famille, aux usages du pays et tutti quanti. En outre, la chose grevée d’usufruit renvoie d’emblée à l’usage auquel elle est affectée ; elle renvoie à de multiples usages, lesquels ne lui sont pas surajoutés mais apparaissent premiers.
C’est alors que, renouant avec la signification originelle et juridique du mot chose : « ce avec quoi on a affaire dans l’usage », l’affaire, le litige ou le cas, nous pouvons énoncer que la chose usufruitée rassemble les usages auxquels elle renvoie et auxquels elle donne – pour paraphraser Heidegger – « un emplacement ». Lieux de rassemblement, les choses communément dites appropriées formeraient alors une « demeure » pour ceux-là même qu’elle rassemble et qui séjournent en elle[21].
Telle est l’hypothèse que nous avons faite et qui procède bien moins du syllogisme que du rapprochement tâtonnant entre, d’une part, l’acception originelle et juridique de la chose comme lieu de rassemblement des éléments d’une affaire et, d’autre part, la lecture de certains écrits, notamment, de Heidegger. Ce passage d’une vision substantialiste et matérielle vers une vision cosmique ou mondaine des choses nous est encore ouvert par Augustin Berque, qui se réfère également à Heidegger lorsqu’il nomme « écoumène » ou « milieu humain » la Terre en tant qu’elle est habitée par l’homme et dont l’univers fini, à partir duquel elle se comprend, n’est autre que « cette chose qui rassemble »[22]. C’est du reste à la mésologie d’Augustin Berque que nous devons l’usage de certains vocables comme celui de « milieux », lequel apparaît dans cette proposition principale : concevoir les choses comme des milieux.
Reste bien sûr à expliquer ce qu’une telle proposition peut signifier sur le terrain du droit.

B. Une nouvelle approche de la propriété


Pour les théoriciens du droit des biens, les biens sont des choses appropriées ou, à tout le moins, susceptibles d’appropriation. La proposition de concevoir les choses comme des milieux suppose de rompre avec cette vision : elle invite, tout d’abord, à concevoir les choses comme des milieux, c'est-à-dire tels des demeures, des habitats ou lieux d’accueil qu’habite la communauté des personnes. Elle convie, ensuite, à regarder, les biens, identifiés aux droits, comme des places dans les choses qu’occupent certaines personnes privilégiées : les propriétaires. Elle engage, enfin, à se représenter la propriété de même que les tenants d’une théorie renouvelée de la propriété, -i.e. telle une faculté des personnes. Seulement, cette faculté consiste en une faculté des personnes d’habiter les choses ou milieux. Voyons plus précisément ce qu’il en est :

1.     Du propriétaire-souverain à l’habitant

Dans cette vision des choses comme des milieux, le propriétaire ne s’apparente plus à un souverain, maître ou despote sur sa chose, mais à un habitant. Les choses ne sont plus des objets de désir à la merci de leur souverain propriétaire, mais des demeures, écoumènes ou milieux qu’il convient de respecter ; les choses ne sont plus des objets maîtrisés mais des êtres habités. Aussi la limite posée à l’article 544 du code civil à l’exercice du droit de propriété peut-elle être pleinement intégrée à la définition de la propriété : les lois et règlements prohibant certains usages des choses sont les règles imposées pour leur habitation. Ils en sont comme le règlement intérieur.

2.     Du propriétaire isolé au cohabitant

Par ailleurs, le propriétaire n’apparaît pas comme étant l’unique habitant des choses-milieux. Celui-ci ne se trouve pas dans un rapport d’exclusivité, soit d’isolement avec la chose, comme le postulent les doctrines classique et renouvelée de la propriété. Loin d’être seul avec elle, le propriétaire doit compter sur la présence de plusieurs autres personnes : les personnes propriétaires au même titre que lui (les copropriétaires ou indivisaires) (c), les personnes propriétaires mais à un autre titre que lui (le nu-propriétaire, l’usufruitier, le locataire, etc.) (b), enfin, les autres personnes que les propriétaires dans la chose, -i.e. la communauté des autres personnes que les propriétaires (a).

a)    Habiter avec les personnes dépourvues de titre

Dans la perspective des choses-milieux, un propriétaire est simplement un habitant privilégié : il est celui qui habite avec titre la chose considérée, à la différence de la communauté des autres personnes qui l’habitent, elles, sans titre. La formule de Frédéric Zenati-Castaing selon laquelle « la propriété sort des entrailles de la communauté » en ressort inversée : l’on peut désormais énoncer que la communauté séjourne au sein des choses et n’en sort jamais. Dès lors, les choses restent toujours, dans une certaine mesure, d’usage commun. Elles ne sont jamais, à strictement parler, appropriées. Ce sont les places, les droits ou biens qu’offrent les choses en elles qui se trouvent appropriés, non les choses elles-mêmes. Ainsi la propriété ne s’incorpore pas davantage dans les choses – ce qu’affirme la doctrine classique – qu’elle ne les absorbe – ce que postule la théorie renouvelée.

b)    Ménager à autrui une place dans la chose 

Si la propriété ne porte jamais que sur des droits, la théorie classique de la propriété se voit écartée, qui refuse l’idée même d’une appropriation des droits. En revanche, l’on se rapproche de la doctrine renouvelée dont la grande affaire consiste précisément en l’extension de la propriété aux droits. Seulement, les partisans de la théorie renouvelée ne vont pas si loin, jusqu’à affirmer que la propriété ne porte jamais sur les choses mêmes.
Dès lors, une difficulté surgit : si la propriété n’est jamais que celle d’un droit, comment distinguer la propriété que l’on dit porter sur les choses ou res corporales de la propriété que l’on dit porter sur les droits ou res incorporales ? En d’autres termes, comment dissocier ladite propriété « sur sa propre chose » de ladite propriété « sur la chose d’autrui », par exemple, la propriété d’un auteur de celle de l’éditeur relativement à une œuvre, ou bien encore, la propriété d’un nu-propriétaire de celle de l’usufruitier à l’égard d’un fonds de terre ?
La réponse à cette question pourrait bien se trouver chez le Marquis de Vareilles-Sommières qui, traitant des actes par lesquels le dénommé propriétaire grève son bien (d’un droit, par exemple, d’usufruit) explique que ce dernier « cède » à autrui « une place sur la chose et rien de plus », qu’il lui libère ou « ménag[e]» une place en elle[23]. Il est dès lors permis d’avancer que le propriétaire d’un droit dit « sur la chose d’autrui » bénéficie d’une place contenue dans celle d’un autre tandis que le propriétaire d’un droit dit « sur sa propre chose » occupe une place dans la chose qui ne se trouve pas contenue dans celle d’un autre. 

c)    Partager avec d’autres une même place dans la chose

Dans la conception des choses-milieux, seuls les biens ou droits, conçus telles des places dans les choses, peuvent être appropriés. Une telle représentation des biens permet d’appréhender plus aisément l’indivision ou copropriété et, partant, les biens communs. Car s’il n’est pas toujours facile de partager sa place avec quelqu’un, cela reste toutefois plus facile que de partager un corps, dont une part ou portion, par exemple de gâteau, sera attribuée à l’un au détriment de l’autre.
Quant à l’argument logique selon lequel la copropriété renfermerait une contradiction car chacun des indivisaires ne pourrait plus exercer son pouvoir d’exclusivité vis-à-vis de certaines personnes – les autres indivisaires –, Mickaïl Xifaras y a déjà répondu : si le droit  du copropriétaire est un droit d’exclusion opposable à « tous les non-propriétaires », il est bien plutôt un droit d’accès à l’égard des autres copropriétaires. Dans les termes des choses-milieux, l’on dira que le droit d’un indivisaire vis-à-vis des autres indivisaires est celui d’accéder à la place qu’il partage avec eux. Aussi la propriété constitue-t-elle un droit d’inclusion avant de former un droit d’exclusion.

3.     De l’omnipotence du propriétaire à sa contingence

Dans cette vision encore, les choses ne s’opposent plus aux personnes comme les objets aux sujets mais s’en différencient comme les habitants des habitats, Terres ou mondes dans lesquels ils séjournent. Autrement dit, les choses et les personnes ne sont plus dans une relation d’opposition mais d’interaction.
Par ailleurs, les personnes ne sont pas nécessairement des propriétaires de biens ou droits : les choses sans maître, communes et abandonnées, soit les res nullius, res communes et res derelictae, obtiennent littéralement droit de cité : les choses sans maître sont des choses qui offrent des places ou droits appropriables en elles, mais dont les droits ou places se trouvent pour l’heure inoccupé(e)s. A la différence de ces dernières, les choses communes n’offrent pas de places ou droits appropriables en elles ; ces choses se trouvent habitées par la communauté des personnes, sans que nul n’occupe une place une privilégiée en elles. Enfin, les choses abandonnées sont des choses dont une ou plusieurs personnes ont choisi de quitter la place qu’elles occupaient alors, pour rejoindre la communauté des autres personnes et habitants sans titre de la chose.
Ainsi la communauté des choses ne renvoie pas à l’État de nature et, plus précisément, au communisme primitif et positif lockéen, mais à l’État actuel[24]. Avec les choses sans maître et abandonnées, les choses communes sortent de cet État de non-droit dans lequel les tenants d’une doctrine renouvelée de la propriété les confinaient encore.
Si l’on entrevoit, espérons-nous, les changements apportés et l’intérêt qu’il y aurait à adopter cette vision des choses comme des milieux, une question pourrait encore se poser : celle du statut de notre proposition.


C. Les choses-milieux, des choses à expérimenter


Le poussin Frida Kahlo
Le poussin (1945) Frida Kahlo
(source)
– Concevoir les choses comme des milieux –, la proposition peut paraître énigmatique. En effet, que signifie « concevoir » des entités « comme » d’autres entités ? Faut-il comprendre que les choses-milieux représentent un nouvel étalon ou modèle à suivre et qu’elles devront être reproduites, recopiées, servilement imitées ou décalquées sur n’importe quelle chose ? La réponse est négative. Elaborées dans le sillage du programme annoncé dans Milles Plateaux par Gilles Deleuze et Félix Guattari, les choses-milieux ne constituent pas un prêt-à-porter : elles sont ce avec quoi faire carte ou rhizome, ce avec quoi composer et expérimenter. Elles sont la « guêpe » dont l’orchidée se joue, les « couleurs de l’entourage » que le caméléon utilise[25]. Aussi la chose usufruitée fait-elle carte avec d’autres choses étudiées et expérimentées : la chose vendue et la chose de l’immeuble, en particulier, lesquelles se définissent également, mais en des sens chaque fois différents, par leur destination ou affectation à de multiples usages auxquels chacune renvoie. En se comportant ainsi, de la même manière que le caméléon ou la guêpe, le juriste instituerait le Droit depuis le donné, non à ses flancs ou côtés. Dès lors, le Droit ne se présenterait plus telle une fiction par rapport à la nature, comme une construction échafaudée parallèlement à la nature. Il serait bien plutôt la construction d’une nature et d’un langage simultanément, réalité et langage tout à la fois. Faisant fi des dualités ou dichotomies modernes, un tel Droit pourrait apporter une dimension juridique à la mésologie.





[1] Pour de plus amples développements, voir Les choses saisies par la propriété, préface de Thierry Revet, 2012, éd. de l’Institut de Recherches Juridiques de la Sorbonne (IRJS), tome 35 ; « Les choses saisies par la propriété. De la chose-objet aux choses-milieux », in Revue Interdisciplinaire d’Etudes Juridiques (RIEJ), 2010 n° 64-2010, p. 123-182 ; « Du propriétaire-souverain au propriétaire-habitant », in Y. Strickler et F. Siiriainen (dir.), Volonté et biens, L'Harmattan, coll. Droit privé et sciences criminelles, à paraître.    
[2] S. Guinchard, Th. Debard, Lexique des termes juridiques, 2013, Dalloz.
[3] Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. de V. Delbos, 1992, Vrin, p. 107 ; Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. et comm. J.-F. Kervégan, PUF, 2003, Quadrige, § 42, p. 152.
[4] D. Gutmann, « Du matériel à l’immatériel dans le droit des biens. Les ressources du langage juridique », APD, 1999,  t. 43, p. 65-78.
[5] Y. Thomas, « Res, chose et patrimoine, (Note sur le rapport sujet-objet en droit romain) », APD, 1980, t. 25, p. 413-426 ; Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », in Sociologie et anthropologie, Paris, 9ème éd., 2001, p.163, p.180.   
[6] M. Xifaras, La propriété, étude de philosophie du droit, Paris, PUF, 2004.
[7] Cf. Cour de cassation, 25 septembre 2012, N° de pourvoi: 10-82938.
[8] Marquis de Vareilles-Sommières, « La définition de la notion juridique de la propriété », RTD Civ. 1905.
[9] G. Loiseau, « Pour un droit des choses », Recueil Dalloz (D.) 2006, n° 44, p. 3015.
[10] S. Ginossar, Droit réel, propriété et créance. Élaboration d’un système rationnel des droits patrimoniaux, LGDJ, 1960 ; S. Ginossar, « Pour une meilleure définition du droit réel et du droit personnel », RTD civ. 1962, p. 578.
[11] F. Zenati-Castaing, Essai sur la nature juridique de la propriété, contribution à la théorie du droit subjectif, Université Lyon 2, Jean Moulin, 1981.
[12] F. Zenati-Castaing, Th. Revet, Les biens, 3è éd., PUF, 2008.
[13] F. Zenati-Castaing, Essai sur la nature juridique de la propriété…, op. cit., n° 92, p. 106.
[14] R. Libchaber, « Biens », Encyclopédie dalloz. Répertoire civil, mars 1997, p. 4, §. 11 (l’auteur se rallie dans cet article à la doctrine nouvelle).
[15] J.P. Marguénaud, « La personnalité juridique des animaux », D.,1998, p. 205 ; J.P. Marguénaud, « L’animal dans le nouveau code pénal », D., 1995, p. 187.
[16] M.A. Hermitte, « La nature, sujet de droit ? », in Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2011/1 66e année, p. 173-212.
[17] Demogue, « Le sujet de droit », RTD Civ, 1909, p. 611 ; Demogue, Les notions fondamentales du droit privé. Essai critique pour servir d’introduction à l’étude des obligations, Paris, Éd. La mémoire du droit, 1911, réédition 2000 ; T. Hobbes, Léviathan, Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, introduction, traduction et notes de F. Tricaud, Paris, Dalloz, réimpression, 1999, p. 162-164. 
[18] P. Descola, « Par-delà nature et culture », Gallimard, 2005, p. 241 et s.
[19] P. Descola, « A qui appartient la nature ? », in La vie des idées, 21 janvier 2008, consultable en ligne http://www.laviedesidees.fr/IMG/pdf/20080118_descola.pdf.
[20] B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La découverte/poche, 1991, 1997.
[21] M. Heidegger, « Bâtir habiter penser », in Essais et conférences, op. cit., p. 182-184, p. 188-189.
[22] A. Berque, Ecoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, p.12-14 ; Etre humains sur la terre, Paris, Gallimard, 1996.
[23] Marquis de Vareilles-Sommières, loc. cit., p. 490-491.
[24] J. Locke, Le second traité du gouvernement civil. Essai sur la véritable origine, l’étendue et la fin du gouvernement civil, traduction, introduction et notes par J-F. Spitz avec la collaboration de C. Lazzeri, Paris, PUF, 1994. Voir le chapitre 5.
[25] G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les éditions de minuit, 1980, p. 17-21, p. 30-31.