Quatre saisons, une tête, Arcimboldo (1590) (source) |
Institut d’études avancées de Nantes. Conférence, mardi 16 avril 2013
Humaniser la nature, naturaliser l’humain aujourd’hui
par Augustin Berque
Résumé :
Cette formule d’inspiration marxienne [0] veut exprimer une triple urgence. Celle, d’abord, de recosmiser notre existence ; car l’exaltation du sujet individuel moderne a entraîné une décosmisation qui à terme est mortelle, aucun être ne pouvant vivre sans un monde commun (kosmos). Celle, ensuite, de reconcrétiser les mots et les choses, en les remettant dans le fil de leur histoire commune (leur croître-ensemble : concrescence) ; car l’arrêt sur objet propre à la modernité aboutit à dépouiller les choses de leur sens, faisant notamment du langage une aporie. Enfin, celle de réembrayer nature et culture, en passant nécessairement par la question du rapport entre histoire et subjectivité, ce à tous les degrés de l’être, allant, par l’évolution, de la vie la plus primitive jusqu’à la conscience la plus humaine. Recosmiser, reconcrétiser, réembrayer : devant ces trois urgences, la pensée occidentale est aujourd’hui plombée par ce qui hier a fait sa force : la structure mère sujet-verbe-complément, qui à partir de la langue a orienté notre logique (avec le modèle sujet-prédicat), notre métaphysique (avec l’identité de l’être) et, de là, notre science (avec l’en-soi de l’objet), toutes fondées sur le double principe d’identité et de tiers exclu, c’est-à-dire sur la forclusion du symbolique. Des exemples tels que la langue japonaise, dont la structure mère était d’un autre genre, ou que le tétralemme développé par les penseurs indiens, qui inclut systématiquement le tiers, nous suggèrent la voie qui nous permettra de dépasser les apories de la modernité.
§ 1. Renaturer la culture, reculturer la nature
« Humaniser la nature, naturaliser l’humain aujourd’hui » : cette formule d’inspiration marxienne descend d’un thème des Manuscrits de 1844 : « Naturalisierung des Menschen, Humanisierung der Natur » (naturalisation de l’humain, humanisation de la nature). En la modifiant un peu, je l’ai reprise voici une quinzaine d’années au début d’un livre[1], Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, où cela devenait « Renaturer la culture, reculturer la nature ». Il s’agissait de poser les principes d’une mésologie, partant de l’idée que la relation des sociétés humaines à l’étendue terrestre s’établit et fonctionne d’une manière que la dichotomie entre le subjectif et l’objectif ne permet pas de saisir. C’est cette dichotomie, qu’on appelle dualisme, qui est à l’origine du couple d’opposés conceptuels moderne « nature vs culture », comme de la séparation qui en découle entre sciences humaines et sciences de la nature. La mésologie vise au contraire à saisir ce qui, dans un milieu concret, allie en une même réalité ce que le dualisme, abstraitement, sépare en ces deux pôles.
Le terme de mésologie a été créé par un disciple d’Auguste Comte, le médecin Charles Robin, qui l’a proposé à la séance inaugurale de la Société de biologie, le 7 juin 1848[2]. Il définissait la mésologie comme « étude des milieux », milieu étant ici entendu dans le sens que Comte lui-même lui avait donné[3], synonyme à peu près de ce qu’on entend aujourd’hui par « environnement ». En ce sens-là, la mésologie correspond à l’écologie, terme plus récent mais qui qui l’a supplantée depuis, car la mésologie s’était donné un champ trop vaste, comprenant aussi bien les sciences humaines que celles de la nature. Si toutefois j’ai moi-même repris ce terme de mésologie[4], c’est dans le sens particulier qu’Uexküll[5] a donné à l’allemand Umweltlehre, et Watsuji[6] au japonais fûdogaku 風土学. Dans ce sens-là, le milieu n’est plus seulement un ensemble de relations objectives entre le vivant et son entourage, comme l’entendait la philosophie positiviste de Comte ; il prend également en compte le sens que le vivant lui-même, en tant que sujet, donne à son milieu. Significativement, Uexküll associait à son « étude des milieux (Umweltlehre) » une « étude de la signification (Bedeutungslehre) ». Et de même que son Umweltlehre préfigurait ce qui plus tard est devenu l’éthologie, sa Bedeutungslehre préfigurait ce qui plus tard est devenu la biosémiotique[7].
Watsuji, pour sa part, est le créateur du concept de fûdosei 風土性, que j’ai rendu par « médiance », et qu’il a défini comme « le moment structurel de l’existence humaine (ningen sonzai no kôzô keiki人間存在の構造契機) », c’est-à-dire le couplage ontologique du sujet humain et de son milieu. Ce couplage interdit de dichotomiser les deux termes en subjectif d’une part, objectif de l’autre, comme le fait le dualisme.
Il s’ensuit que, de même qu’en ce sens-là le milieu n’est pas l’environnement, la mésologie n’est pas l’écologie. Elle ne se réduit pas non plus à une phénoménologie ; car, concernant à la fois le sujet et l’objet, milieu et mésologie débordent le cadre du dualisme moderne ; et c’est par cela même que ces deux notions peuvent nous permettre d’envisager, en dépassant les apories où s’est fourvoyée la civilisation moderne, de renaturer la culture, reculturer la nature. Cela non pas dans un retour en arrière, mais dans un véritable dépassement de la modernité.
§ 2. Le renversement du poème
Du point de vue de la mésologie, nature et culture sont en continuité dans un déploiement qu’on pourrait qualifier de poétique de la Terre, « poétique » étant ici entendu au sens du grec poïesis, qui signifie création, fabrication. À partir de la dimension physico-chimique de la planète, cette poétique a d’abord engendré la biosphère, qui est bio-physico-chimique, puis l’écoumène, qui ajoute à la biosphère les systèmes techniques et symboliques propres à l’humanité. Ce déploiement, c’est celui de l’évolution, ou de l’histoire naturelle puis de l’histoire humaine. Il n’est pas réversible. En effet, de la planète à la biosphère, et de celle-ci à l’écoumène, il y a émergence ; ce qui veut dire qu’on ne peut pas déduire l’écoumène de la biosphère, ni la biosphère de la planète. Corrélativement, cela veut dire qu’on ne peut réduire l’humain au vivant, ni le vivant au matériel.
Or, depuis la révolution scientifique du XVIIe siècle, cette réduction s’est imposée comme la démarche fondamentale de la science moderne. Comprendre les phénomènes impose là de réduire leur complexité en éléments simples. Pour efficace qu’elle soit – et elle l’est sans conteste possible –, cette démarche présente un vice fondamental ; c’est qu’elle renverse le cours naturel de l’évolution et de l’histoire, qui est allé au contraire du plus simple vers le plus complexe. Elle se voue donc par définition à ne pouvoir saisir le cours naturel des choses. Cette impuissance découle directement du dualisme, qui, par abstraction, coupe le sujet humain de son milieu, transformant ainsi les choses en objets. À la médiance, qui couple dynamiquement le sujet humain aux choses de son milieu, succède l’arrêt sur objet propre à la modernité, qui détache celui-ci du mouvement de la vie. Hormis la subjectivité du sujet lui-même, celle-ci dès lors n’est plus qu’un mécanisme, où le vivant est renvoyé à ses constituants physico-chimiques.
Il s’agit donc bien là d’un renversement, lequel commence par l’abstraction du sujet hors de son milieu. C’est effectivement la place du sujet qui est en cause. Il était indissociable de son milieu, désormais il s’en affranchit et, se posant en lui-même, il s’absolutise. Voilà ce qu’exprime Descartes dans le Discours de la méthode : « Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle »[8].
Ce renversement de la poétique naturelle peut s’illustrer par celui du poème suivant :
風鈴の Fûrin no (Clochette à vent Je suis dessous
ちひさき音の chiisaki oto no au son léger le son léger
下にいる shita ni iru[9] être dessous) de la clochette à vent
où l’on voit s’opposer diamétralement l’ordre imposé à la scène par la langue française, où le sujet doit avant tout, absolument et explicitement se poser en lui-même (« je »), et celui imposé par la langue japonaise, où ce qui compte d’abord est au contraire l’ambiance, le sujet n’y étant qu’implicite.
§ 3. Destins du sujet
Par sa polysémie, « sujet » est l’un des mots les plus traîtres des langues européennes ; notamment parce que le sujet (ce dont il s’agit) pour le logicien, c’est l’objet pour le physicien. Les principales langues européennes nous ont accoutumés à penser que la structure grammaticale sujet-verbe-complément est universelle, non moins que la structure logique sujet-prédicat (S est P). D’autres structures sont en fait possibles, comme le montre une simple comparaison avec le japonais. Si vous dites « Je m’appelle René Descartes », vous posez d’abord le sujet « je », puis le prédicat « m’appelle René Descartes », dans un certain ordre qui va de l’individuel au collectif. Si vous dites en revanche « Nishida Kitarô to môshimasu » (Je m’appelle Nishida Kitarô), non seulement cet ordre est inversé, mais le verbe môshimasu, dont la forme est impersonnelle, n’a pas de sujet. Celui-ci n’est qu’implicite dans la scène de l’énonciation. Du point de vue logique, nous avons là un prédicat sans sujet, du moins au plan de l’énoncé. La philosophie de Nishida reflète cette structure en absolutisant le prédicat[10]. En fait, le sujet est bien là, mais dans la scène concrète de l’énonciation, pas dans l’énoncé. Contrairement au français, celui-ci ne peut donc pas s’abstraire de la scène et se tenir tout seul, dans la structure binaire « S est P » ; il suppose nécessairement une structure ternaire « S est P pour I (l’interprète de la situation) ». C’est ce que corrobore le fait qu’en japonais, l’équivalent de l’énoncé « Marie est triste (Mari wa kanashii) » est impossible ; il faut dire « Marie semble triste (Mari wa kanashisô da) », parce que l’énonciateur n’étant pas Marie elle-même, il ne peut concrètement pas dire ce qu’elle éprouve.
La langue française privilégie le sujet dans au moins deux sens de ce mot : le sujet grammatical, foyer nécessaire de l’énoncé, et le sujet logique, support nécessaire et suffisant du prédicat dans la structure binaire « S est P ». La langue japonaise, au contraire, en fait un circonstant non seulement facultatif, mais insuffisant, car le rapport sujet/prédicat suppose un tiers terme : une existence concrète, dont l’énoncé ne peut s’affranchir.
Ces caractéristiques ne se sont pas étrangères, respectivement, à la logique aristotélicienne et au dualisme moderne d’une part, d’autre part à leur contestation et à leur renversement par l’école philosophique de Kyôto (Kyôto gakuha 京都学派). La pensée européenne a en effet conféré au sujet une place transcendantale, laquelle a engendré au XVIIIe siècle l’individualisme moderne et ce que j’appelle le topos ontologique moderne, dont l’acronyme TOM a l’avantage d’évoquer la coupure. Le TOM, ce n’est pas seulement le sujet cartésien, cet absolu coupé ontologiquement de tout milieu et de toute chose matérielle ; c’est corrélativement aussi l’objet de la physique moderne, c’est-à-dire le sujet logique, non moins absolutisé que le cogito ; à savoir un en-soi, coupé de toute relation mésologique.
De la réaction identitaire que représenta dans l’entre-deux-guerres la « pensée nishida » (nishida shisô 西田思想), et plus largement l’école de Kyôto, l’on peut dire qu’elle a culbuté le TOM : à la logique aristotélicienne de l’identité du sujet, elle opposa une « logique du prédicat (jutsugo no ronri 述語の論理) », ou « logique du lieu (basho no ronri 場所の論理) », où le sujet se trouve au contraire « englouti » (botsunyû suru 没入する) dans le « néant absolu (zettai mu 絶対無) ». Mais culbuter le paradigme occidental moderne-classique en son énantiomère (son inverse spéculaire), c’était ipso facto, de Charybde en Scylla, tomber dans le travers inverse : au lieu de cette abstraction coupée de toute histoire et de tout milieu qu’est le TOM, ce fut, exactement au contraire, s’engloutir dans l’ambiance et les circonstances qui conduisirent l’école de Kyôto à soutenir l’ultranationalisme, et Nishida, par exemple, à assimiler la maison impériale à un néant absolu capable de recevoir toutes les nations de la Terre. D’où l’échec du « dépassement de la modernité (kindai no chôkoku 近代の超克) » tel que le revendiqua l’école de Kyôto ; d’où également la nécessité où nous sommes, aujourd’hui, de concevoir à nouveau frais ce dépassement, que l’état de notre monde et de notre planète nous imposent de toute façon.
§ 4. Destins de l’objet
Autoportrait, Arcimboldo (1570) (source) |
Le sujet moderne se détachant de tout milieu, il convertit de ce fait le monde en objet. Le côté positif de cette conversion, c’est qu’il a rendu possible la révolution scientifique du XVIIe siècle, les progrès de la démocratie et de l’égalité, la révolution industrielle, puis au XXe siècle l’avènement de la société de consommation. Bref, la modernité. L’on n’en reniera pas les bienfaits, mais il ne faut pas non plus s’en cacher les méfaits. Le plus profond est d’ordre ontologique ; c’est qu’en dichotomisant le sujet de l’objet, la modernité forclôt illusoirement les liens qui font la réalité concrète, et d’où naissent le sens et la valeur des choses.
Concrètement, il ne peut en effet y avoir de sens et de valeur que pour un existant, à savoir le sujet qui interprète l’objet en tant que quelque chose. Que ce sujet soit humain ou simplement vivant, il interprète nécessairement son entourage selon quatre grandes catégories, ou prises existentielles : ressources, contraintes, risques et agréments, qui sont fonction de sa propre existence, et qui la conditionnent en retour. Ce mouvement qui, par et pour le sujet, fait exister l’objet en tant que quelque chose, c’est une trajection. Dans la réalité des milieux, les choses sont trajectives ; c’est-à-dire que, contrairement au TOM qui en fait des objets existant en eux-mêmes, elles n’existent concrètement qu’en fonction des prises existentielles relatives à un certain sujet.
Certes, l’abstraction est nécessaire à la science ; mais trancher les liens concrets des existants avec les choses fétichise celles-ci, en les chargeant illusoirement d’un sens et d’une valeur qu’elles ne doivent en fait qu’à leur trajectivité, c’est-à-dire aux prises existentielles qui les font exister en tant que quelque chose, par et pour des existants. Cette trajection est analogue à la prédication « S est P ». Elle donne naissance à la réalité concrète, où S existe en tant que P. Par exemple, « le pétrole en tant que ressource ». Certes, le pétrole est un fait géologique, autrement dit un en-soi ; mais concrètement, il n’a été trajecté dans notre monde, en tant que ressource, que par l’invention du moteur à explosion et de la pétrochimie. En soi, il est sans valeur ; c’est seulement du fait de cette trajection qu’il est, historiquement, devenu cette ressource qui soutient la civilisation moderne.
La même trajection vaut pour toute réalité non seulement dans l’écoumène, mais plus généralement dans la biosphère. Uexküll a montré en effet que chaque espèce vivante interprète l’environnement (lc donné objectif universel qu’est l’Umgebung) d’une manière qui lui est propre, et qui en fait le milieu (Umwelt) tel qu’il existe pour cette espèce-là, aucune autre espèce. Autrement dit, l’environnement (universel) est trajecté en milieu (spécifique). De son côté, Watsuji a montré une spécification analogue au niveau des diverses cultures humaines, dont chacune interprète l’environnement (kankyô 環境) d’une manière qui lui est propre, et qui en fait un milieu singulier (fûdo 風土).
Cette distinction entre milieu et environnement est essentielle. Elle permet non seulement de prendre en compte la réalité concrète, qui est trajective, mais elle prémunit contre les fétichisations de toutes sortes qui, absolutisant les systèmes d’objets (par exemple le système automobile), aboutit à imposer leur logique d’objets à l’existence humaine (tel le mot fameux du président Georges Pompidou : « Il faut adapter Paris à l’automobile »)[11].
§ 5. Acosmie, ou cosmicité ?
Adapter un milieu humain (ici la ville) à un système d’objets (ici le système automobile), c’est un renversement ontologique de même essence que celui qu’illustrait plus haut la traduction du poème de la clochette à vent ; à ceci près que le sujet grammatical (« Je ») y est remplacé par le sujet logique, autrement dit l’objet (l’automobile). Du point de vue du TOM, donner ainsi la priorité à l’objet va de soi ; c’est ce qu’on appelle « objectivité ». Du point de vue de la mésologie, il n’en va pas de même ; car c’est oublier que dans un monde humain, l’objet (le sujet logique de la prédication « S est P ») ne peut pas se tenir tout seul, et n’existe pas en soi. Il suppose concrètement l’existence de l’interprète I, qui, par les sens, l’action, les mots et la pensée, saisit S en tant que P. De ce point de vue, l’objectivité du jugement pompidolien n’était qu’apparente, comme l’a montré la suite de l’histoire. On pouvait tout aussi bien donner la priorité au milieu (la qualité de la ville).
Le problème fondamental de la modernité, c’est qu’en convertissant le monde en un univers objectif abstrait de l’existence humaine, elle a décosmisé celle-ci. Elle l’a privée de kosmos, c'est-à-dire de monde au sens ontologique de ce terme, celui auquel Platon pouvait écrire, à la fin du Timée, que le kosmos est « très grand, très bon, très beau et très parfait (megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos) ». Que signifie un tel jugement ? Tout simplement qu’un milieu humain est ce qui convient à une existence humaine, et réciproquement. Ce qui est là jugé du point de vue de Timée à propos de son propre monde pourrait être jugé pareillement par toute espèce vivante à propos du sien, y compris celui de la bactérie Pyrolobus fumarii qui est à l’aise en eau hyperthermale (elle se reproduit encore à 113°), ou de Thermococcus gammatolerans qui est non seulement thermophile, mais supporte en outre de fortes radiations. En un mot : la réalité trajective, où S existe en tant que P pour l’existant I, c’est celle qui convient le mieux à l’existence de I, parce qu’elle dépend elle-même de cette existence.
Or quand l’objet S est déconnecté de I pour exister en soi-même, et non plus trajecté en S/P (S en tant que P) par l’instance prédicatrice I, l’existence de I devient inessentielle, superfétatoire. Le lien cosmogénétique établi entre S et I par le prédicat P a été supprimé par le dualisme. Cette décosmisation, qui tend à l’acosmie (la privation de monde)[12], c’est le drame ontologique du TOM. En termes sociologiques, cela correspond à l’anomie durkheimienne. En termes mésologiques, cela se traduit concrètement par des manifestations de tous ordres. Notamment dans le paysage, où, à toute échelle, se multiplient les formes sans lieu et sans milieu de l’objet absolu – ab-solu, c’est-à-dire posé seul (solus) dans l’abstraction (ab-) de cet « espace universel » que revendiqua le mouvement moderne en architecture, sans se douter de ce que cela entraînait ontologiquement pour l’existence humaine, à savoir l’acosmie. L’espace universel, et sa traduction matérielle dans le « style international », en effet, ce n’est autre que le règne de l’objet S, abstrait de la relation trajective S-I-P qui, dans la réalité concrète, suppose nécessairement l’existence humaine.
§ 6. La médiance humaine
Corrélativement à l’absolutisation de l’objet, celle du sujet individuel par l’individualisme moderne conduit à la même acosmie, autrement dit à la perte de tout repère. Or ce que révèle cette corrélation, c’est exactement l’inverse de ce que postule le dualisme ; à savoir l’unité ontologique de ce que celui-ci a dichotomisé en sujet d’une part, objet de l’autre.
Cette unité ontologique est dynamique et mouvante, car elle ne se réduit pas à une identité du sujet et de l’objet. C’est la médiance, telle que Watsuji l’a définie : le moment structurel de l’existence humaine, « moment » signifiant ici un couplage comme celui de deux forces en mécanique. Il couple les deux « moitiés » (medietates en latin, d’où « médiance ») de notre être : notre corps animal individuel, et le corps médial éco-techno-symbolique qui fait notre milieu. Watsuji lui-même n’a pas éclairé cet aspect de la médiance, mais on peut le faire en référence à l’interprétation que Leroi-Gourhan a donnée de l’émergence de notre espèce[13] ; à savoir l’extériorisation en un « corps social », sous forme de systèmes techniques et symboliques, de certaines des fonctions du « corps animal », et la rétroaction du premier sur le second.
Du point de vue de la mésologie, le moment structurel qu’est la médiance entretient un double mouvement : projection par la technique, rétrojection par le symbole. C’est la trajection, qui est à la fois cosmisation du corps par la technique et somatisation du monde par le symbole. Ce va-et-vient existentiel ouvre-couvre à la fois un écart plein de sens et de valeur – une Ent-Fernung, comme dirait Heidegger : éloignement-déloignement –, qui simultanément donne de la profondeur à notre monde et nous le rend présent. Par la grâce de nos techniques, cette profondeur de notre monde est aujourd’hui de 12,9 milliards d’années-lumière ; à savoir la distance de la galaxie SXDF-NB1006-2, repérée par une équipe japonaise avec le téléscope géant Subaru, au sommet du Mauna Kea (Hawaii). C’est le plus lointain corps céleste jamais observé ; mais par la grâce de nos symboles, vous l’avez dans votre tête là même où vous êtes, et maintenant même, vous savez que sa lumière n’est autre que celle qui, avant de vous atteindre, a commencé son voyage à peine 800 millions d’années après le Big Bang.
Si la médiance est un concept récent (Watsuji crée fûdosei à la fin des années vingt, et je l’ai traduit par médiance au début des années quatre-vingt), les sociétés humaines en ont pressenti la réalité depuis très longtemps sous diverses formes. L’une des plus remarquables, car il n’en est pas qui exprime plus littéralement la médiance corps animal/corps médial, est la théorie des deux corps du roi – un corps mortel, et un corps « qui dure toujours » (quod semper est) –, laquelle s’est établie dans l’Occident médiéval, comme l’a montré Kantorowicz[14], à partir de l’expression plus ancienne Dignitas non moritur (la dignité ne meurt pas). Chacun en France connaît la formule traditionnelle « le Roi est mort, vive le Roi ! », qui exprime la même idée, et qui fut employée pour la première fois en 1422, à la mort de Charles VI, entraînant immédiatement la nomination au trône de son fils Charles VII. Il y a là en jeu deux corps animaux différents, dont l’un meurt, mais leur corps médial est le même et ne s’interrompt point : c’est la royauté.
Autre exemple : Dany-Robert Dufour a récemment interprété la religion sous un jour qui évoque également la médiance[15]. L’être humain serait en effet structurellement porté à croire en quelque divinité. S’interrogeant sur ce « besoin de croyance », Dufour l’attribue à notre néoténie, c’est-à-dire au fait que l’humain, à la naissance, est un être inachevé. C’est un néotène, un prématuré. De Platon à Lacan, cette idée d’inachèvement de l’humain est ancienne, mais c’est seulement vers 1920 que l’on s’est avisé de l’interpréter comme néoténie[16]. Dufour applique cette notion au problème de Dieu, et plus spécialement à celui de la « mort de Dieu » annoncée par Nietzsche. L’approche, assez psychanalytique, développe l’idée de Feuerbach selon laquelle « la spéculation religieuse inverse l’ordre naturel des choses »[17] ; c’est-à-dire, écrit Dufour, que l’homme invente Dieu dans « une inversion qui fait passer la créature pour le créateur » (p. 94). Le néotène se crée un « Grand Autre » (Dieu) et s’y asservit volontairement.
Pour la mésologie, c’est là dire que le corps médial, en l’occurrence nos systèmes symboliques, est indispensable à l’être humain. Contrairement au postulat de notre individualisme, l’humain est même, de tous les êtres vivants, le plus marqué par la médiance ; car aucun autre n’a développé à ce point son corps médial.
§ 7. Croître ensemble
Qu’il soit le sujet (la res cogitans) ou l’objet (la res extensa), le TOM est une entité abstraite, dégagée de son milieu. Cette abstraction met fin à la concrétude, ou mieux la concrescence concrescence– le croître-ensemble – des êtres et des choses ; elle les discrétise. L’une expressions les plus sensibles de cette discrétisation est la fin de ce qu’on appelait en architecture la « composition urbaine », c’est-à-dire la complémentarité des diverses constructions d’une ville en un ensemble unitaire. À cette composition a succédé la juxtaposition indéfinie de formes solitaires. Corrélativement, c’est le règne du « tue-paysage » (shafengjing 殺風景), si je puis emprunter ce terme au poète Li Shangyin (813-859) en le détournant un peu[18]. Il ne peut en effet plus y avoir de paysage quand chacun n’en fait qu’à sa guise, dans la forclusion de son corps médial par le TOM[19].
Cette tendance est également illustrée par la théorie moderne du langage, où il ne peut y avoir que projection, à telle ou telle échelle, du TOM d’un mot sur celui d’une chose ; en particulier cette projection arbitraire (ex nihilo et ex abrupto) de la valeur des signes sur de purs objets, qui pour notre linguistique est censée produire le sens des mots. Tel ce credo structuraliste[20] : « Quels qu’aient été le moment et les circonstances de son apparition, le langage n’a pu naître que tout d’un coup. Les choses n’ont pas pu se mettre à signifier progressivement. (…) un passage s’est effectué d’un stade où rien n’avait un sens à un autre où tout en possédait ».
En réalité (S/P), le sens ne naît ni ex nihilo, ni ex abrupto ; il naît ex historia rerum, dans la concrescence des substances et des signes, i.e. dans la chaîne trajective des sujets et des prédicats : (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’…, et ainsi de suite, depuis que le monde est monde, c’est-à-dire au moins depuis qu’existe la vie – bien avant le langage humain, comme nous l’a fait découvrir la biosémiotique[21].
Rejetant ainsi le subitisme structuraliste et post-structuraliste, qui n’est qu’une métaphore matérialiste de la Création – le cogito ayant pris la place de Dieu –, la mésologie prend donc parti naturellement pour Bourdieu[22] lorsque celui-ci reproche à Saussure d’avoir fétichisé la langue en l’abstrayant des conditions sociales de son énonciation ; autrement dit, d’avoir discrétisé la langue et le discours, en ne retenant que la première comme objet de la linguistique. Objet en effet, campé dans son topos, et abstrait de son milieu : nous sommes bien là dans la perspective du TOM.
Quant à la naissance du langage, la mésologie ne peut prendre qu’une position de principe : c’est une trajection supplémentaire, et donc cumulative, de la sémiosphère inhérente à la vie, comme l’a montré la biosémiotique : « La sémiosphère est une sphère tout comme l’atmosphère, l’hydrosphère, et la biosphère. Elle pénètre dans tous les coins ces autres sphères, en incorporant toutes les formes de la communication : sons, odeurs, mouvements, couleurs, formes, champs électriques, radiations thermiques, ondes de toute espèce, signaux chimiques, toucher, etc. Bref, des signes de vie »[23].
C’est en effet la vie qui assemble les signes (P) et les substances (S) pour en faire concrètement des choses (S/P). C’est à partir de cette concrescence que les signes peuvent transmettre du sens, transmission que l’évolution et l’histoire ont petit à petit transformée de biosémiotique en langage proprement humain, de pair avec l’hominisation. Loin d’une projection subite et arbitraire, dans cette trajection, les signes – devenant progressivement les mots – sont consubstantiels aux choses. Les mots sont les choses, car celles-ci ne sont pas que des objets : ce sont des prises, les prises de notre existence avec notre milieu.
§ 8. Admettre le tiers
Le libraire, Arcimboldo (1562) (source) |
Que la modernité occidentale ait absolutisé le langage en le discrétisant radicalement des choses découle d’une très longue histoire. Celle-ci a commencé en posant, d’une part, que le logos est l’apanage de l’humain, le seul zôon logon echôn, et d’autre part en l’affranchissant des existants pour le constituer en fin de compte, au temps d’Aristote, en une logique formelle autosuffisante[24].
C’est là une histoire fort particulière. En Inde par exemple, les choses se sont passées très différemment. Dès le IIe millénaire avant notre ère, les hymnes védiques révèlent en effet une conscience de la langue dont les principes sont étrangers au logos. La petite introduction au sanskrit de Filliozat rapporte par exemple la strophe suivante (Ṛgveda VIII, 11) : « Les dieux ont engendré la déesse Parole (vācam). Les créatures de toutes formes la parlent. Puisse cette Parole, aimable, vache nous donnant son lait de force et de sève, bien louée, venir près de nous » [25].
Ladite « parole » (vāc) est rituelle. Sa valeur religieuse met en ordre le monde, le cosmise. Elle vient d’une racine indo-européenne, WEK, indiquant l’émission de la voix, qui a par ailleurs engendré notamment le grec epos et le latin vox ; d’où le français épique, épopée, voix, vocable, avocat, aveu, révoquer, etc. Réalités humaines s’il en fut… Or que nous dit l’hymne en question ? Que cette parole, toutes les créatures la parlent ! Que toutes, en somme, sont des zôa logon echonta – des animaux possédant la parole, si une telle chose pouvait se penser en grec, hormis dans les fables…
Cette lointaine prémonition de ce que la biosémiotique mettra en lumière à la fin du XXe siècle, à savoir que la transmission de sens est coextensive à la vie, ne fait pas que rapprocher l’humain des autres vivants (ce qui, à n’en pas douter, entretiendra quelque rapport avec l’idée de transmigration) ; c’est aussi, plus particulièrement, refuser d’abstraire la parole du reste des phénomènes[26]. Empêcher donc le logos de se donner libre cours, et parier plutôt sur la concrescence, l’aller-avec des mots et des choses.
Je rapprocherai donc ladite strophe de l’une des stances les plus fameuses du Traité du Milieu (II, 8), de Nāgārjuna. Dans la traduction de Guy Bugault[27], celle-ci s’énonce : « Tout d’abord, celui qui marche ne marche pas, pas davantage celui qui ne marche pas ». Que « celui qui marche ne marche pas », gantā na gacchati[28], voilà qui répugne au logos. À juste titre, du moins dans la dimension régalienne que celui-ci s’est arrogée. Mais qu’en est-il si vous considérez l’ensemble unitaire du phénomène de la marche ? Autrement dit, la réalité ? Pouvez-vous y distinguer – y discrétiser – l’agent de mouvement du mouvement lui-même ? Non. L’absurdité apparente de ce paradoxe, « celui qui marche ne marche pas », ne se définit qu’à partir du moment où, de cette concrescence qu’est le phénomène de la marche, la langue abstrait d’une part un sujet (le marcheur), de l’autre un verbe (marcher) ; puis, à son image, la logique un sujet d’une part (le marcheur), de l’autre un prédicat (marcher) ; soit, se donnant libre cours, les structures mères du logos. C’est justement cette « fiction logico-grammaticale » (l’expression est de Bugault, p. 55) que Nāgārjuna entend défaire. Or comment ne pas voir que son intention s’apparente au parti susdit : refuser d’abstraire la parole du reste des phénomènes, et parier sur la concrescence de la réalité ?
§ 9. La nature fait sens pour la nature… et au-delà
Corrélativement, Nāgārjuna met en pratique un mode de raisonnement particulier, le tétralemme ; à savoir la suite des quatre lemmes 1. assertion (A) ; 2. négation (non-A) ; 3. binégation (ni A ni non-A) ; 4. biassertion (à la fois A et non-A)[29]. Les deux derniers lemmes contreviennent frontalement à un principe de base du logos : le principe du tiers exclu. C’est là non seulement un principe logique, mais un principe ontologique : celui qu’entérine Platon dans le Timée, en renonçant à penser le « troisième et autre genre (triton allo genos) » de la chôra, c’est-à-dire le milieu existentiel de l’être relatif, la genesis. En effet, la chôra n’est ni l’être absolu (l’idea ou eidos), ni l’être relatif : 3e lemme, ni A ni non-A ; et elle est à la fois l’empreinte (ekmageion) et la matrice (mêtêr, tithênê) de la genesis : 4e lemme, à la fois A et non-A[30].
C’est là préfigurer ce qui plus tard sera la forclusion de son corps médial par le TOM. Si l’on se rappelle que le corps médial (le milieu) est éco-techno-symbolique, c’est en particulier forclore la symbolicité, ce clair-obscur où A est toujours en même temps non-A. Effectivement, Platon expulsera de la République les poètes, ces gens du symbole ; car « le logos nous en faisait un devoir » (ho gar logos hêmas hêrei, I, VIII, 609 b 3).
Cette forclusion de la symbolicité condamne le logos à ne pouvoir saisir un aspect essentiel de la réalité humaine, laquelle est toujours et nécessairement éco-techno-symbolique. En discrétisant les signes des choses, elle interdit en outre à jamais de penser le sens du langage, c’est-à-dire du logos lui-même. Elle s’efforcera donc de réduire la signification, qui est qualitative, à une quantité d’information, autrement dit une suite d’octets : indéfiniment A, non-A, A, non-A, et ainsi de suite. Uexküll lui-même s’y est laissé prendre, en parlant de la « pauvreté » (Ärmlichkeit) du monde de la tique. Il y a là une illogique interférence entre les deux concepts que toute sa thèse vise au contraire à distinguer : le donné environnemental objectif (Umgebung) d’une part, de l’autre le milieu (Umwelt). Autrement dit, entre le quantitatif et le qualitatif, l’information et la signification. Certes, objectivement parlant, le monde de la tique est moins complexe que celui de l’humain Uexküll ; mais en tant que monde (Welt), il est tout aussi complet. Ce que perçoit la tique (son monde) est quant à son être à elle tout aussi parfait que ce que, respectivement, perçoit un cerveau humain, i.e. un monde humain. Et justement, le processus de qualification qui, à partir du donné environnemental objectif, y donne naissance comme tel, repose dans les deux cas sur une déperdition phénoménale d’information, que l’on a pu estimer, dans le cerveau humain, à dix millions d’octets par seconde[31]. Autrement dit, un monde ne se construit que par forclusion de ce qui ne le concerne pas. C’est dans le fait même de ne pas se réduire à la somme d’information de l’environnement qu’il devient un monde, lequel désormais donnera sens, trajectivement, au milieu concret d’un être vivant ; c’est-à-dire à la relation « S (l’environnement) en tant que P (un monde) ». Dans cette relation, comme dans le clair-obscur de la symbolicité, S est P sans l’être tout en l’étant. Voilà ce que permet de penser le tétralemme, tandis que le logos l’exclut.
§ 10. La chaîne trajective de la vie
Le principe de la trajection consiste en ce que, pour un être quelconque (l’interprète, soit I), une donnée de l’environnement (S) va exister en tant que quelque chose (P), qui a pour réalité le rapport S/P (soit « S en tant que P »). J’en vois déjà le symbole dans un des plus vieux textes de l’humanité : ce passage fameux de l’Odyssée (X, 302-306) – fameux parce qu’on y trouve la première occurrence de phusis, qui plus tard signifiera « la nature » –, où Hermès, tirant du sol une plante sauvage, en enseigne à Ulysse la vertu (phusis), qui lui évitera d’être transformé en porc par Circé. De cette plante, seuls les dieux connaissent le nom : môlu ; mais grâce à l’industrieux Hermès, elle va exister pour Ulysse en tant que pharmakon : un remède, c’est-à-dire une ressource. Ainsi, trajecté au monde humain par la technique et par le symbole, le môlu y existera désormais en tant que contrepoison, comme en témoignent les textes ultérieurs[32].
Ce n’est pas tout. Homère laisse entendre que cette trajection du môlu (S) en tant que pharmakon (P) est ambivalente : le môlu est blanc par la fleur, mais noir par la racine, et pharmakon a le double sens de remède ou de poison. Autrement dit, sa réalité (S/P) dépend des cas : elle est contingente, historique, non pas nécessaire ou naturelle. Bref, elle est trajective : son en-soi de môlu (S), seuls les dieux peuvent le dire ; et la faire accéder à notre monde en la tirant de la terre (ek gaiês, 303) est difficile aux mortels humains (chalepon…andrasi ge thnêtoisi, 305-306).
Cette trajection s’enclanche dès la biosphère, dans les mondes du vivant. C’est le passage de l’abstraction de l’Umgebung à la concrescence de l’Umwelt. Cette histoire, avec sa contingence, commence donc à coup sûr avec la vie, mais sans doute même dès avant la vie, dans le monde physique, voire dans les lois mathématiques. Ce que l’on appelle en effet, dans la mécanique des orbites célestes, le « problème à trois corps » (par exemple deux planètes et une étoile), pose mathématiquement l’impossibilité de prédire comment les orbites évolueront au fil du temps ; et c’est cette incertitude consubstantielle au calcul mathématique qui « donne au temps sa direction : une flèche pointée du plus ordonné (le passé) au moins ordonné (le futur) »[33]. L’histoire concrète, où le nombre des corps est virtuellement infini, accroît exponentiellement cette incertitude, avant de la tempérer par la loi des grands nombres ; mais retenons que, dès qu’il y a ternarité, il y a incertitude quant au devenir.
On en connaît une autre approche, qui relève cette fois de l’expérimentation en physique quantique ; c’est ce que Niels Bohr, en 1927, a appelé la « complémentarité » entre l’aspect ondulatoire et l’aspect corpusculaire d’une même particule. Celle-ci, selon le dispositif expérimental, apparaîtra soit en tant qu’onde, soit en tant que corpuscule. Autrement dit, la réalité diverge ici de la logique : par l’effet d’un « interprète » (I, le dispositif, pourtant purement objectal), l’en-soi S de la particule va exister soit en tant qu’A (une onde), soit en tant que non-A (un corpuscule). Concrètement, cette particule est donc à la fois A et non-A, de même que dans la non-séparabilité quantique, une même particule peut être à la fois en un lieu A et en un lieu non-A. L’expérimentation n’a depuis cessé de le confirmer. La mésologie ne manquera pas d’y lire que, dès le niveau physique, la réalité relève du syllemme (le 4e lemme, à la fois A et non-A), et suppose une ternarité (A, non-A, et I : le dispositif d’interprétation).
C’est donc l’expérience – autrement dit l’histoire – qui va faire exister S en tant que quelque chose, ou en tant qu’autre chose. Dans la biosphère comme dans l’écoumène, l’interprète I n’est plus, comme au niveau ontologique de la planète, un simple objet (un dispositif expérimental)[34], mais un sujet ; sujet qui est de niveau ontologique variable. Ce niveau d’être du sujet se définit par un déploiement de monde (P) : plus s’étagent ses prédicats (P, P’, P’’ etc.), autrement dit plus la chaîne trajective en est longue, plus il y a formation de monde (Weltbildung), et plus le niveau ontologique en est élevé. Pas de monde, pas de subjectité ; mais plus monde il y a, plus sujet le sujet. C’est le cas par excellence de l’humain, cet être qui, grâce au langage, peut être sujet-prédicat de soi-même, autrement dit conscient – comme (S/P)/P’. C’est dire que cet être se fait exister lui-même comme tel. Il peut même, à l’instar du cogito, se figurer que le prédicat qui l’instancie l’affranchit de tout milieu. En fait, il ne peut concrètement proférer ce prédicat que parce qu’il est vivant et ce, sur la Terre ; autrement dit, parce qu’il est tout au bout de la longue chaîne trajective d’une certaine histoire et, en deçà, d’une certaine évolution, toujours dans un certain milieu, qui évolue corrélativement.
Or dans la mesure où S/P diffère d’une simple itération de S, la trajection est créatrice ; c’est une poétique au sens de poïêsis (création, fabrication, conception), dans laquelle S ex-siste hors de son identité pour devenir quelque chose qui n’est plus simplement S. Par exemple, dans l’assimilation chlorophyllienne, l’énergie lumineuse (S) devient un chêne (S/P) ; ou le bifteck de ce midi, par métabolisme, est devenu moi-même : (S/P)/P’. À plus grande échelle, en quelque quatre milliards d’années, la poétique de la Terre a engendré le monde que nous connaissons. Dans tout cela, on va de l’universel vers le singulier, non l’inverse.
Ce qui compte ici n’est pas d’en analyser pour eux-mêmes les divers mécanismes, mais au contraire d’y saisir un principe commun ; c’est la trajection, comme processus évolutionnaire et historique. Cela évite notamment d’établir, dualistiquement, un fossé entre la subjectité humaine et les autres, en reléguant celles-ci au statut mécanique de l’objet ; fossé que la science elle-même n’a cessé de combler, non seulement à propos de l’animal, mais même à propos du végétal. Il existe en effet aujourd’hui une éthologie végétale[35].
Cependant, je ne suis pas de ceux dont un Alain Prochiantz a pu dénoncer « cette étrange fureur d’être singe »[36]. Comme lui, je ne suis pas dupe de ce « chiffre spectaculaire de 1,93% qui prétend quantifier la différence génétique entre l’humain et le chimpanzé »[37] ; car il s’agit d’une différence qualifiante, responsable entre autres de la disproportion de notre cerveau selon la norme de nos cousins les plus proches : « nous [en] avons 900 centimètres cubes ‘de trop’. Sur 1400, ce n’est pas rien »[38]. Effectivement : comparé à 1,93% d’altérité génomique, en tirer deux tiers de cervelle en plus – et pas n’importe laquelle : les aires corticales du langage par exemple, qui sont quasi absentes chez le chimpanzé –, ce n’est pas anodin. Mais écrire, comme Prochiantz, que « les animaux ne sont pas des sujets »[39], c’est en rester au « je » du cogito et à son monde d’objets. La mésologie, quant à elle, suivra plutôt Uexküll et l’enseignement des clochettes à vent : la subjectité n’est en rien l’apanage de « je ». Même si la subjectité humaine résulte, dans son état actuel, d’une accélération spectaculaire depuis que le genre Homo a divergé des singes, elle s’est construite strate après strate, par une chaîne trajective qui remonte à 3,8 milliards d’années, et dont la base concerne la totalité des espèces vivantes.
§ 11. Natura natura semper
Rudolf II de Hasburg en Vert Humus, Arcimboldo (1590) (source) |
Comment, aujourd’hui, « humaniser la nature, naturaliser l’humain » ? Non pas en revenant en arrière, aux temps prémodernes ; mais en dépassant la modernité, dont le dualisme et le mécanicisme sont cela même qui a séparé l’humain du naturel. Cette séparation s’annule si l’on exploite les concepts centraux de la mésologie : le médiance, et la trajection. Ces deux concepts sont liés, la médiance n’étant que l’état présent de ce que la trajection a élaboré dans le fil contingent de l’évolution et de l’histoire. Dans ce rapport, la nature ne peut pas se réduire à un objet, comme s’y est au contraire efforcée la modernité. En effet, dans la chaîne trajective (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’, où elle n’existe jamais en soi mais toujours en tant que quelque chose (par exemple phusis en Grèce, à partir des Présocratiques, ou que ziran 自然 en Chine, à peu près vers la même époque), l’interprétant humain est toujours partie prenante. Contrairement à ce que nous a imposé de croire l’abstraction du logos, le rapport S/P (S en tant que P) n’est pas binaire, et il n’est pas objectif ; il est ternaire et trajectif, car, concrètement, l’instance trajectrice qu’est l’interprétant humain (ou simplement vivant) y intervient toujours.
Cela veut dire que la vie se construit elle-même, dans l’évolution, et que nous nous construisons nous-mêmes, dans l’histoire ; car à chaque nouvelle étape de la chaîne trajective, la trajection S/P (où intervient I) se trouve placée en position de sujet logique (S) par rapport à de nouveaux prédicats (P’, P’’, P’’’ etc.), lesquels tablent dessus pour continuer la chaîne. Et à chaque étape, se renouvelle ainsi la trajection de S en tant que P, de l’Umgebung en Umwelt, du donné environnemental en milieu.
Autrement dit, indéfiniment, il y a naturalisation ou hypostase, de P en S’, de ce qui à l’étape antérieure était une assomption de S en tant que P. C’est là, pour la mésologie, non seulement le moteur de l’histoire humaine, mais celui de l’évolution. Et indéfiniment se poursuit ainsi la naturalisation des mondes humains (P) en S’, S’’, S’’’…
« La nature », en somme, sera toujours à naître, comme le dit si bien le choix que les Romains ont fait pour traduire phusis : prendre le participe futur du verbe naître (nasci) au féminin (natura). Pourquoi au féminin ? Parce que phusis est féminin, certes, mais surtout parce que donner l’existence, par la naissance (genesis), est une puissance féminine. On dit la même chose à l’autre bout du monde, en Chine, à propos de la puissance d’engendrement de la nature, bien qu’il n’y ait en chinois ni masculin ni féminin :
谷神不死 Gu shen bu si Le génie de la vallée ne meurt pas
是謂玄牝 Shi wei Xuanpin On l’appelle la Femelle obscure
玄牝之門 Xuanpin zhi men La porte de la Femelle obscure
是謂天地根 Shi wei tian di gen S’appelle la racine du ciel et de la terre
綿綿若存 Mianmian ruo cun Comme file un fil elle dure
用之不勤 Yong zhi bu jin En user ne l’épuise[40]
La porte de cette « Femelle obscure », Xuanpin, n’est pas autre chose que ce qu’a représenté Courbet avec L’Origine du monde. Et c’est là bien davantage qu’une simple représentation, bien davantage que la seule histoire humaine de notre relation à la nature[41] : l’histoire naturelle tout entière, indéfiniment, est à naître d’elle-même. Ziran 自然, « de soi-même ainsi », la nature sera toujours à naître : natura natura semper[42].
Palaiseau, 14 avril 2012.
Né en 1942 à Rabat, géographe, orientaliste et philosophe, Augustin Berque est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Membre de l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie.
[0] Cette formule descend d’un thème des Manuscrits de 1844 : « Naturalisierung des Menschen, Humanisierung der Natur » (naturalisation de l’humain, humanisation de la nature).
[1] Augustin BERQUE, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.
[1] Augustin BERQUE, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.
[2] Georges CANGUILHEM, Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin, 2002 (1968), p. 72.
[3] François JACOB, La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard, 1970, p. 172.
[4] Initialement dans Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986.
[5] Jakob von UEXKÜLL, Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965 (1934). Nouvelle traduction Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010.
[6] WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (1935).
[7] Comme en fait état le fondateur de cette discipline, Jesper HOFFMEYER, Signs of meaning in the universe. Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 1996 (1993).
[8] René DESCARTES, Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 2008 [1637]), p. 38 et 39.
[9] Ce haïku d’Ôshi est recensé dans YAMAMOTO Kenkichi, Saishin haiku saijiki (Nouveau saisonnier des haïkus), Tokyo, Bunshun Bunko, 1977, vol. II, p. 149. La clochette à vent (fûrin) a un battant qui s’agite et tinte au moindre souffle de vent. Sur ce thème, v. mon Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986, p. 39.
[10] Sur ce point, v. mes commentaires dans Écoumène, op. cit., et plus spécialement A. BERQUE (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol.
[11] V. sur ce thème mon Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010.
[12] V. sur ce thème Frank FISCHBACH, La privation de monde. Temps, espace et capital, Paris, Vrin, 2011.
[13] André LEROI-GOURHAN, Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.
[14] Ernst KANTOROWICZ, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen-Âge, Paris, Gallimard, 1989 (1957).
[15] Dany-Robert DUFOUR, On achève bien les hommes. De quelques conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu, Paris, Denoël, 2005.
[16] Dufour cite à cet égard (p. 17 et 18) un article du médecin Émile DEVAUX, L’infantilisme de l’homme par rapport aux anthropoïdes, Revue générale des sciences pures et appliquées, XXXII, 1921, et pour la théorie proprement dite de la néoténie humaine, Louis BOLK, Das Problem des Menschwerdung (La genèse de l’homme), 1926.
[17] Ludwig FEUERBACH, L’essence du christianisme, Paris, Maspéro, 1968 (1841), p. 249 (cité par Dufour p. 94).
[18] LI Shangyin l’employait dans le sens de mauvais goût, insensibilité aux belles choses, ignorance des bonnes manières.
[19] Sur ce thème, v. mon Thinking through landscape, Abingdon, Routledge, 2013.
[20] Dû à la plume de Claude LÉVI-STRAUSS, ‘Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss’, dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. XLVII. Un demi siècle plus tard, ce passage est encore cité sans la moindre critique par Sylvain AUROUX, La Philosophie du langage, Paris, PUF, 1996, p. 45. Plus récemment, la même thèse a été précisée par Ricarrd KLEIN et Blake EDGAR, The Dawn of human culture, New York, John Wiley & Sons, 2003, pour qui le langage est apparu brusquement vers -50 000 ans, avec une expansion concomitante de la fonction symbolique, par suite d’une mutation du gène Fox P2. Toujours du même point de vue génétique, cette datation a été repoussée de 1,8 à 1,9 millions d’années par Karl DILLER et Rebecca CANN dans Rudolf T. BOTHA et Chris KNIGHT (dir.), The Cradle of language, Oxford University Press, 2009.
[21] Jesper HOFFMEYER, Signs of meaning in the universe. Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 1996 (1993).
[22] Pierre BOURDIEU, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.
[23] HOFFMEYER, op. cit., p. VII.
[24] Je suis ici YAMAUCHI Tokuryû, Rogosu to renma (Logos et lemme), Tokyo, Iwanami, 1974.
[25] Pierre-Sylvain FILLIOZAT, Le sanskrit, Paris, PUF, 2010 (1992), p. 17.
[26] La même disposition s’affirme dans la poétique japonaise, qui entend ne pas séparer le waka (« poésie japonaise ») des autres manifestations de la vie, comme en témoigne la fameuse introduction de Ki no Tsurayuki au Recueil de poèmes anciens et modernes (Kokin waka-shû, compilé vers 905) : « À écouter la fauvette qui chante parmi les fleurs ou la grenouille qui gîte dans les eaux, on voit qu’il n’est pas d’être vivant qui ne chante son chant./ne compose de poème. (iki toshite ikeru mono izure ka uta wo yomazarikeru) » (traduction Jacqueline PIGEOT, Questions de poétique japonaise, Paris, PUF, 1997, p. 9). Le ka 歌 de waka 和歌 se lit également uta et signifie à la fois « chant » ou « poème ».
[27] NĀGĀRJUNA, Stances du milieu par excellence. Traduit de l’original sanskrit, présenté et annoté par Guy Bugault, Paris, Gallimard, 2002, p. 61.
[28] Pour le texte sanskrit, je me réfère à l’édition quintilingue (sanskrit, tibétain, chinois, japonais, allemand) de Teramoto, Chûron 中論 (Traité du milieu), Tokyo, 1977 (1937), p. 40, qui écrit ici ganatā au lieu de gantā ; mais on cite plus couramment la forme gantā. Le mot est de même racine que l’allemand gehen ou l’anglais go ; d’où les traductions habituelles der Geher geht nicht, et a goer does not go.
[29] Yamauchi montre que c’est bien la biassertion qui doit être placée en quatrième lemme ; car si, comme on le fait souvent, l’on y place la binégation, le tétralemme déroule indéfiniment les mêmes boucles stériles.
[30] V. pour plus de détails mon article « La chôra chez Platon », p. 13-27 dans Thierry PAQUOT et Chris YOUNÈS (dir.) Espace et lieu dans la pensée occidentale, Paris, La Découverte, 2012.
[31] Marcus E. RAICHLE, Two views of brain function, Trends in cognitive sciences, XIV (2010), 4, p. 180-190, p. 181 : « Thus, of the unlimited information available from the environment, only about 1010 bits/sec are deposited in the retina. Because of a limited number of axons in the optic nerves (approximately 1 million axons in each) only_6x106 bits/sec leave the retina and only 104make it to layer IV of V1. These data clearly leave the impression that visual cortex receives an impoverished representation of the world, a subject of more than passing interest to those interested in the processing of visual information. Parenthetically, it should be noted that estimates of the bandwidth of conscious awareness itself (i.e. what we ‘see’) are in the range of 100 bits/sec or less ».
[32] Le môlu a été généralement interprété comme une sorte d’ail. Dans l’édition 2002 de l’Odyssée (Paris, Les Belles Lettres), annotée par Sylvia Milanezi, celle-ci précise p. 113 que « Selon Théophraste, Histoire des plantes, IX, 15, 7, le môlu, que l’on utilisait à son époque comme contrepoison et dans les opérations magiques, poussait autour de Phénée et de Cyllène », c’est-à-dire en Arcadie, la terre de Pan, symbolisant la nature.
[33] John GRIBBIN, Simplicité profonde. Le chaos, la complexité et l’émergence de la vie, Paris, Flammarion, 2006, p. 47.
[34] Rappelons quand même que, tout objet qu’il soit, ce dispositif suppose l’existence du sujet humain qui le fabrique et qui l’observe dans un certain but. La science elle-même ne peut pas transcender notre monde, et ce qu’elle trouve ne fait que déployer indéfiniment l’écoumène.
[35] V. à ce sujet un dossier de Science & Vie, n° 1146, mars 2013.
[36] Titre du chapitre 5 de son Qu’est-ce que le vivant, Paris, Seuil, 2012.
[37] Op. cit., p. 87.
[38] Op. cit., p. 86.
[39] Op. cit., p. 132.
[40] Laozi, 6, p.16 dans l’édition d’OGAWA Kanju, Tokyo, Iwanami, 1973.
[41] Ce n’est pas le lieu d’aborder la question, mais ce postulat ne se résout pas en un simple constructivisme. Pour la mésologie en effet, il y a trajection dès l’origine de la vie sur Terre, tout vivant assumant l’environnement brut en tant que quelque chose qui lui est propre, et le transformant ainsi en un milieu qui, en retour, le transforme lui-même. La trajection est en somme le principe de l’évolution : une suite d’assomptions et d’hypostases, autrement dit un métabolisme. On ne peut nullement la réduire à une simple représentation de la réalité : elle produit la réalité, physiologie comprise.
[42] Ce texte présente les grandes lignes d’un livre à paraître : Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin.