mercredi 3 avril 2013

Sujet, sens et milieu : la trajection du physique au sémantique

L'alchimiste Cornelis Bega
L'alchimiste (1663) Cornelis Bega
(source)
Séminaire Mésologiques, EHESS. Vendredi 22 mars 2013

Sujet, sens et milieu

la trajection du physique au sémantique

Exposé d’Augustin BERQUE
Un texte complémentaire (à lire en premier, pour les personnes non familières de la mésologie)  "Sujet, fûdo, mésologie".

Sens, milieu, subjectité

            La problématique des milieux commence avec le mot sens. Dans la perspective de la mésologie[1], ce mot est pleinement assumé dans sa triple et conjointe acception de direction spatio-temporelle, capacité de sensation charnelle et signification mentale. Le premier aspect relève du niveau ontologique de la planète : c’est le sens dans lequel vont physiquement les choses, à la fois dans l’espace et dans le temps. Le second, de celui de la biosphère : c’est la capacité de sentir qu’ont les êtres vivants, et les organes qui y correspondent. Quant au troisième, il relève de l’écoumène : le niveau ontologique de l’existence humaine, où les choses, notamment grâce au langage, prennent une signification qu’élaborent et transmettent nos systèmes symboliques et techniques. Et de même que l’écoumène présuppose la biosphère, qui présuppose la planète (non l’inverse), de même la troisième strate du sens présuppose la seconde, qui présuppose la première (non l’inverse)[2].

            La tâche que se donne la mésologie, c’est d’établir le lien concret de ces trois niveaux du sens, que discrétisent en général les autres disciplines. D’où la définition initiale du néologisme médiance comme « sens d’un milieu », dans cette triple acception[3]. Corrélativement, si l’on distingue en général ces trois acceptions, et plus spécialement la première des deux suivantes[4], c’est que ce même mot « sens » est à cheval sur le continental divide entre le domaine de l’objectif et celui du subjectif[5]. Qu’un fleuve coule dans un certain sens, voilà qui est objectif, se prête à la mesure de diverses manières, et renvoie directement aux lois de la gravitation universelle. Le sens du vent, également, se rapporte à la rotation de la Terre, etc. Il s’agit là du sens dans lequel se produit un phénomène. Avec la vie, en revanche, apparaît le sens pour un certain existant. Pour les arbres, par exemple, gravitation et ensoleillement donnent à choisir de pousser vers le haut plutôt que vers le bas, ce qu’un fleuve n’est pas en mesure de faire. Il y a déjà là un certain degré de liberté, qui n’existe pas au niveau ontologique de la planète. Certes, la marge de cette liberté n’est pas du même ordre que celle dont jouit un animal, qui peut courir soit vers le haut soit vers le bas suivant l’occasion ; mais elle introduit déjà une distinction essentielle entre la matière inanimée d’une part, le vivant de l’autre : c’est que le vivant est capable de sentir, et à partir de là de déterminer son propre comportement dans un certain sens.
            Autrement dit, le vivant est capable de conjoindre la première et la seconde acceptions du mot sens, alors que la matière inanimée ne peut qu’être en mouvement dans la première. C’est dire également que le vivant est doué de perception et de proprioception, puisqu’il peut à la fois sentir les choses extérieures et se déterminer corrélativement dans un certain sens, donc faire la différence entre soi et non-soi[6]. Cela veut dire que, contrairement à ce que professe le mécanicisme, le vivant est doué de subjectité – le fait d’avoir un soi – ; du moins d’un certain degré de subjectité, qui apparaît avec la vie et va se développant, jusque par exemple à l’être auto-référentiel du cogito. Ce dernier, en revanche, ne reconnaît pas la subjectité des autres vivants, hormis chez ses semblables ; et cet accaparement de la subjectité, autrement dit ce dualisme, est justement ce qui entraîne le mécanicisme.
            Certes, au sens où Descartes l’entendait, le mécanicisme est aujourd’hui dépassé[7] ; mais il détermine encore largement nos manières de penser, notamment en biologie. C’est là-contre que s’est battu sa vie durant un philosophe des sciences comme Georges Canguilhem (1904-1995)[8]. Le mécanicisme, par exemple, montrera que si les arbres poussent vers le haut, ce n’est, entre autres causes, que parce que l’auxine (du grec auxein, augmenter : une phytohormone stimulant la croissance,  de formule chimique C10H9NO2, l’acide indole 3-acétique), par phototropisme inverse, migre dans les cellules de la tige du côté de l’ombre, faisant croître ce côté plus vite et causant donc le phototropisme positif de la tige. Belle mécanique ! Mais qui ne dit rien des raisons pour lesquelles la subjectité du règne végétal a inventé ce mode de relation à la lumière et à la gravité, alors que le minéral en est incapable. Quant à l’animal, il va jouir de la lumière ou de l’ombre où bon lui semble et quand cela lui chante, à lui et à son espèce (ou l’inverse).
            Que le mécanicisme ne reconnaisse pas la subjectité du vivant, c’est donc dire qu’il lui refuse la capacité de choisir. Forclosant le pourquoi des susdits phénomènes, il n’y voit indéfiniment que le comment d’une mécanique, et c’est à cela qu’il veut les réduire, nonobstant l’identité de fait entre vie et subjectité (car même le plus subjectif de nos semblables cesse de l’être dès qu’il meurt). Contestant l’hérédité des caractères acquis, August Weismann (1834-1914) imagina par exemple de couper la queue à 1604 souris sur 22 générations, pour constater que la 23ème avait toujours la queue aussi longue[9]. Il est vrai que lui-même reconnaissait n’avoir ainsi prouvé que la non-hérédité des mutilations subies, non point celle des caractères acquis par l’expérience active de l’animal lui-même, comme dans la théorie de Lamarck. C’est effectivement là que le bât blesse. Traiter le vivant comme s’il était dépourvu de subjectité, à savoir comme un objet, c’est se condamner à en rater l’essentiel, qui est sa vie ; mais c’est cela même que forclôt le dualisme, où se fonde le mécanicisme. Certes, la subjectité des souris de Weismann n’allait pas jusqu’à se rebeller contre leur bourreau et, par esprit de contradiction ou par compensation, à rallonger leur queue au lieu de la raccourcir. La subjectité d’une lignée de souris, ou a fortiori celle d’une espèce végétale,  n’est en effet pas du même ordre que celle d’une personne individuelle de l’espèce Homo sapiens : elle est moins intense, et surtout moins focalisée ; mais les deux ont en commun d’être abyssalement autres que l’objectité d’une série stratigraphique en géologie, ou celle d’un cadavre livré à la dissection.
            Or les dernières avancées de la science confirment factuellement – certes en partie seulement, et comme à regret – ce que les adversaires du mécanicisme professaient depuis longtemps par principe, tel par-dessus tous un Imanishi Kinji (1902-1992), qui est allé jusqu’à reconnaître une subjectité (shutaisei 主体性) aussi bien aux espèces qu’à la « société biotique tout entière » (seibutsu zentai shakai生物全体社会), ou même à en envisager une dans les molécules, pour peu qu’elles fussent capables de se mouvoir d’elles-mêmes[10]. Laissons pour l’instant ces extrêmes de côté ; toujours est-il qu’actuellement, il n’est plus inadmissible d’envisager une perception, voire une proprioception du vivant dès le niveau de la cellule. Cela, sans verser dans l’animisme ni dans le vitalisme. Le dossier « Sciences et techniques » du Monde des 24-26 décembre 2011 (p. 4-5) rapportait ainsi des expériences qui montrent que les cellules souches sont capables de changer de nature en fonction de la dureté du substrat sur lequel elles prolifèrent, comme si elles avaient le sens du toucher. Elles réorganisent leur squelette interne jusqu’au noyau, devenant soit des neurones, soit des cellules osseuses, etc. Là où l’on ne reconnaissait que mécanotaxie ou chimiotaxie (où le vivant suit à la trace des molécules chimiques), on parle aujourd’hui de haptotaxie (du grec haptein, toucher, et taxis, mise en ordre), de durotaxie, et même de plithotaxie (du grec plêthos, multitude), c’est-à-dire d’une capacité de coopération émergente dans les groupe de cellules[11]. Voilà qui fleure la prise de décision… Mais halte à la subjectité !  Le dossier en question s’intitule, en tout cartésianisme, « Mécanique du vivant » ; et même si, à propos de la régulation du rapport entre cellule et substrat, Manuel Théry, du CEA, confesse que « Plus le support est rigide, plus la cellule exerce de force, et plus elle exerce de force plus elle tire sur son support, qui devient donc plus rigide. Mais alors, la cellule devrait se contracter à l’infini : qu’est-ce qui l’arrête ? Personne n’a la réponse. » (ibid.), il ne va pas jusqu’à proférer l’impensable : pourquoi la cellule s’arrête-t-elle ?  C’est qu’un objet ne s’arrête pas : on l’arrête, ou quelque chose l’arrête. Faute de subjectité, il n’y a là ni raison ni motif, mais seulement des causes. Une mécanique n’interprète rien, et n’agit pas ; elle réagit, c’est tout.
            Cette conviction mécaniste a dominé la modernité, mais elle est aujourd’hui passablement érodée. Si elle a toujours été contestée de divers points de vue non scientifiques, c’est de la science elle-même qu’est venue la contestation la plus imparable, au XXe siècle, avec les travaux de Jakob von Uexküll (1864-1944), qui ont ouvert la voie de l’éthologie et de la biosémiotique. Dans Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les milieux d’animaux et d’humains, 1934), où il reprend les apports essentiels de sa longue recherche, celui-ci écrit d’emblée dans l’introduction :

« Quiconque veut s’en tenir à la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines, abandonne l’espoir de jamais entrevoir leurs milieux (ihre Umwelten). (…) Les animaux sont ainsi épinglés comme de purs objets (reinen Objekten). On oublie alors que l’on a d’emblée supprimé l’essentiel, à savoir le sujet, celui qui se sert des moyens (das sich der Hilfsmittel bedient), perçoit avec eux et agit avec eux (mit ihnen merkt und mit ihnen wirkt). (…) Mais qui considère encore que nos organes sensoriels servent notre perception, et nos organes moteurs notre action, ne verra dans les bêtes pas seulement un appareillage mécanique, mais en découvrira aussi le conducteur (den Maschinisten), lequel est incarné dans les organes tout comme nous-mêmes le sommes dans notre corps. Alors il ne s’adressera (wird… ansprechen) plus aux animaux comme à de simples objets, mais comme à des sujets (als Subjekte), dont l’activité essentielle consiste à percevoir et agir »[12].

            La suite du livre apporte une moisson de preuves issues de l’expérimentation scientifique à l’appui de cette thèse, aussi renversante que le furent en leur temps celles de Copernic ou de Darwin : le vivant est doué de subjectité. Comme tel, il interprète le donné environnemental (Umgebung) pour en faire son milieu (Umwelt), spécifiquement adapté à son espèce, et aux termes duquel il s’adapte lui-même, créativement, dans un cercle vertueux de son propre monde. Ainsi, dans le même environnement (Umgebung), le milieu (Umwelt) de telle espèce n’est pas celui de telle autre. Corrélativement, tel environnement invivable pour la plupart peut être le milieu optimal de certaines espèces, dites extrémophiles, comme les avancées ultérieures de la biologie n’ont cessé d’en découvrir ; tel ce Pyrolobus fumarii qui est à l’aise en eau hyperthermale (il se reproduit encore à 113°), ou ce Thermococcus gammatolerans qui est non seulement thermophile, mais supporte en outre de fortes radiations. Cela concerne même des organismes pluricellulaires, tel le ver Alvinella pompejana, qui vit à plus de 80° dans des cheminées hydrothermales[13].
            Ainsi n’a cessé de se confirmer la règle qu’Uexküll a découverte : l’environnement serait-il pessimal, le milieu est optimal pour l’être concerné[14] ; car il y a une adéquation mutuelle, un accord entre le milieu et l’espèce. Parler de « réalité objective » en l’affaire n’est qu’une abstraction : il est prouvé par l’expérimentation que, selon les termes d’Uexküll, « qu’un animal puisse jamais entrer en relation avec un objet, cette hypothèse tacite [celle du béhaviorisme] est fausse »[15]. Ce avec quoi il entre en relation, c’est-à-dire ce qui est pour lui la réalité, ce sont les choses propres à son milieu, pas les objets universels de l’environnement, tels qu’ils peuvent exister pour la science écologique. La mésologie poserait en l’occurrence : il entre en relation avec S/P (S en tant que P : la réalité concrète), non avec S (l’objet pur, ou le Réel abstrait).
            Donnons-en un exemple précis. Une radiation électromagnétique de λ = 700 nm (nanomètres) est une donnée physique universelle (S). Dans notre espèce, Homo sapiens, cette longueur d’onde est perçue (interprétée) en tant que couleur rouge (S/P). Dans l’espèce Bos taurus (la vache), cette même longueur d’onde n’est pas perçue comme une couleur. Pour un taureau, le rouge n’existe pas. Il ne peut donc pas entrer en relation avec le rouge, comme dirait Uexküll. Ce qui l’excite, ce n’est pas la couleur de la muleta, ce sont les gesticulations du toréador. De même, l’œil humain ne perçoit pas les infrarouges, que perçoit l’œil du serpent. Il ne perçoit pas les ultraviolets, que perçoit l’œil du papillon[16]. Etc. En outre, à cette spécification des choses propre à l’espèce humaine, se greffe une spécification supplémentaire, propre à chaque culture : (S/P)/P’. Le rouge, par exemple, n’est pas la couleur des robes de mariées en Europe ; mais il l’est au Japon. Il est le signal de l’arrêt pour l’automobiliste moyen, mais pour les gardes rouges de la Révolution culturelle, il voulait dire : en avant ! Etc.
            Ainsi les choses concrètes, comme telles et non pas abstraites en objets, ne sont jamais ni universelles, ni neutres ; dès le niveau physiologique, elles sont toujours, par une certaine subjectité, chargées d’un sens et d’une valeur spécifiques, ce qu’Uexküll appelle Ton (coloris, que je traduirai par pour-), et qu’il décline en diverses catégories : Esston (pour-manger), Schutzton (pour-se-défendre), Wohnton (pour-habiter), etc. En effet, ce Ton relève à l’évidence de l’intentionnalité husserlienne : c’est la teinte selon laquelle, dans une certaine cosmophanie (l’apparaître d’un monde), l’objet (S) s’établit en chose (S/P) pour un être vivant.
            L’on notera que ces coloris, ou teintes, se composent toujours, chez Uexküll, avec un verbe : essen (manger), schutzen (défendre), wohnen ( habiter), etc., c’est-à-dire ce que la grammaire japonaise appelle « mot de mouvement », dôshi 動詞. Il y a bien là une action en cours. Uexküll accentue même cet aspect actif en parlant aussi de Tönung, coloration ; p. ex. Esstönung, coloration-en-pour-manger, etc. Ladite action, en somme, est un procès en train de s’accomplir ; à savoir, en mésologie, une trajection. Nous sommes là très loin de la notion de substance. Les choses du milieu ne sont pas des objets substantiels, subsistant dans leur en-soi ; elles sont toujours en train de se faire dans leur interaction avec le sujet. Réciproquement, le sujet aussi est toujours en train de se faire dans son interaction avec les choses.  
            Du même pas, cela signifie que dans les milieux vivants, les changements ne relèvent pas seulement de la causalité, c’est-à-dire de la consécution mécanique, mais aussi de la motivation, c’est-à-dire de l’attente et de l’intention. Le sujet s’attend à ce que son milieu soit tel qu’il est, tandis que le milieu n’est tel qu’en fonction de cette attente[17]. Le milieu n’est donc pas un simple donné (une Umgebung) ; il se construit dans sa relation avec le sujet, qui se construit lui-même dans sa relation avec le milieu. De là cette adéquation mutuelle entre l’animal et son milieu, qu’Uexküll a mise en évidence par l’expérimentation scientifique. 
            L’étude de ces relations, Uexküll l’a nommée Umweltlehre, ce qui correspond au français mésologie. Il l’accompagnait d’une « théorie de la signification » (Bedeutungslehre) qui a frayé le chemin de la biosémiotique. Jesper Hoffmeyer, qui a institué celle-ci en discipline dans les années quatre-vingt-dix, se réclame ouvertement de ces travaux pionniers[18]. Il souligne parallèlement que la Bedeutungslehre, faisant du vivant l’interprète d’un certain objet (l’Umgebung) en tant qu’une certaine chose (l’Umwelt), relève des triades peirciennes, non des dyades saussuriennes (signifiant/signifié). [On pourra du reste trouver quelque analogie entre la suite trajective (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’… et la sémiose peircienne, où l’« interprétant », i.e. le signe, est susceptible d’être indéfiniment réinterprété]. Dans la préface qu’il a donnée à la seconde traduction (2010) de Streifzüge…, Dominique Lestel, parlant de l’avenir de la biosémiotique et citant les travaux de deux biologistes israéliens qui ont montré « qu’il est impossible de rendre compte du comportement de bactéries en recourant à des modèles exclusivement mécanistes », ajoute que « les intelligences naturelles auxquelles appartiennent ces bactéries sont déjà fondées sur la signification et sont très éloignées des intelligences artificielles qui sont encore fondées sur l’information »[19]
            Effectivement, alors que l’information relève de la première strate du sens – le niveau ontologique de la planète (l’objet abstrait, universel et quantifiable S) –, et qu’il est sûr depuis longtemps que le vivant incarne la seconde, qui qualifie la première dans un certain sens (la réalité S/P d’un certain milieu), la biosémiotique et l’éthologie – en somme l’Umweltlehre – font aujourd’hui penser qu’il accède à la troisième strate du sens, celle de la signification : (S/P)/P’, dont la tradition faisait le domaine réservé de l’humain, seul possesseur du langage. Voilà qui aujourd’hui mérite plus de nuances – en tout cas certainement plus que la réduction mécaniste de tout sens à un déplacement d’octets, autrement dit à la première strate du sens !

La trajection du physique au sémantique

            Comment passe-t-on de l’information à la signification ? À tout le moins par le mais aussi d’un syllemme[20] : un processus qui est spatio-temporel, et qui suivant l’échelle – à la fois ontologique et métrique – relève de l’évolution ou de l’histoire, celles d’un milieu en particulier ou de l’écoumène en général, mais aussi, hors du temps et de l’espace, dans l’immédiateté du symbole, qui est sans être ce qu’il est.
            Du point de vue mésologique, ce processus bizarre – bizarre puisque son mais aussi, qui échappe au logos et n’est pas numérisable, revient à ce qui distingue le vivant de la machine –, c’est une trajection : à partir d’un donné S et de sa prise en compte  – par les sens, par l’action, par le langage et par la pensée[21] – en tant que quelque chose par un certain existant, naît une réalité S/P, qui est transmissible, en tant qu’un certain signe (S/P)/P’, à d’autres existants relevant du même corps médial ; « mise en signe » (signi-fication) qui interprète et représente S/P en tant que quelque chose (ici un signe, P’), et ainsi de suite, donnant donc lieu à une certaine suite trajective, laquelle, d’assomption en hypostase[22], évolue dans le temps et dans l’espace à diverses échelles, mais aussi est toujours immédiatement là, dans le phénomène de la vie.
            Tel serait donc le principe : la suite trajective (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’…. Lesdites échelles sont métriques dans le sens où l’on peut les mesurer dans le temps comme dans l’espace (par exemple, ni dans l’espace ni dans le temps, l’évolution de l’espèce Homo sapiens n’est du même ordre scalaire que l’histoire de la guerre de Trente Ans) ; mais ces échelles sont aussi ontologiques, car, pour emprunter l’image heideggérienne[23], cette suite trajective a fait passer la réalité du stade de « la pierre » (i.e. la planète), qui est « sans monde » (weltlos) à celui de « l’animal » (i.e. la biosphère), qui est « pauvre en monde » (weltarm), puis ce dernier au stade de « l’humain » (i.e. l’écoumène), qui est « formateur de monde » (weltbildend). En d’autres termes, dans cette suite trajective, à partir du donné initial S qui est la planète, il y a une stratification croissante de mondes (P) de plus en plus complexes et divers – du moins à condition que le « formateur de monde », dans une sixième grande extinction, ne ravage pas tous les autres et ne suicide le sien avec, chose non encore prévisible quand Heidegger, en 1929, donnait son cours sur « la question : qu’est-ce qu’un monde (die Frage : was ist Welt) » ? 
            La réponse à cette question, Heidegger l’appuyait alors largement sur les recherches d’Uexküll ; mais – fait curieux si l’on considère que ce questionnement venait peu après celui d’Être et temps – il ne s’y embarrassait guère d’histoire ni d’évolution. Ce que j’appelle ici « suite trajective » est donc absent de son analyse, alors qu’en revanche il s’attarde sur l’« en-tant-que » (das als)[24], qui ne pourra pas ne pas évoquer l’en-tant-que écouménal[25]. Certes, la perspective n’est pas la même, puisqu’il s’agit là des « concepts fondamentaux de la métaphysique », et ici d’une mésologie visant expressément à articuler « histoire naturelle et histoire humaine ». Il ne peut donc être question de s’engager dans une discussion de la thèse de Heidegger pour elle-même ; on amorcera simplement quelques analogies, pour ainsi dire by the way, sous réserve d’approfondissements à venir[26]. Dans les Grundbegriffe…, le als (en tant que) est entendu comme un « moment structurel de la manifesteté (Strukturmoment der Offenbarkeit) » (p. 416) de l’étant comme tel, ce que Heidegger rapproche un peu plus loin du qua de la langue latine (ens qua ens), puis du ἧ de la langue grecque (ὄν ἧ ὄν), et pour finir d’un « énoncé » (Aussage) tel que « a est b ».
            Restons-en ici à la ressemblance de cet « énoncé » avec la formule de base de la trajection : S en tant que P, et au rapprochement que l’on peut en faire avec la « logique du soku  » selon Yamauchi (S soku P, i.e. S est/n’est pas P)[27], tout en rappelant que l’idée d’un monde prédicatif vient de Nishida. Il est alors tentant de rapprocher du propos de Heidegger, qui dans les Grundbegriffe… pose que « monde signifie la manifesteté de l’étant comme tel et en entier (Welt bedeutet die Offenbarkeit des Seienden als solchen im Ganzen, p. 435), l’idée mésologique de cosmophanie (l’apparaître d’un monde) ; cela s’agissant non seulement de la mondanité humaine, mais de celle du vivant en général, c’est-à-dire comme géocosme, monde général de tous les mondes particuliers qui coexistent sur la Terre. Autrement dit, le monde de ce qu’Imanishi appelle « la société biotique tout entière ».
            Du point de vue de la mésologie, en effet, la flagrante homologie entre le propos de Watsuji[28] et celui d’Uexküll implique sans nul doute que l’humain n’est pas seul « formateur de monde ». Il ne l’est que sur la base d’une formation de monde plus profonde et plus générale, celle de la vie sur Terre. Certes, Heidegger a dérivé d’Uexküll l’idée que l’animal est « pauvre en monde ». S’agissant du cas célèbre de la tique, ce dernier, en effet, pose explicitement que

« Toute la richesse du monde environnant la tique (die Zecke umgebende Welt) rétrécit (schnurrt zusammen) et se transforme en une image pauvre (ein ärmliches Gebilde), composée pour l’essentiel de seulement trois signes perceptifs (Merkmalen) et trois signes actantiels (Wirkmalen) : c’est son milieu (ihre Umwelt). La pauvreté (Ärmlichkeit) du milieu conditionne cependant la certitude de l’activité, et la certitude est plus importante que la richesse »[29].  
           
            Il y a là une illogique interférence entre les deux concepts que toute la thèse d’Uexküll vise au contraire à distinguer : le donné environnemental objectif (Umgebung) d’une part, de l’autre le milieu (Umwelt). Autrement dit, entre le quantitatif et le qualitatif, l’information et la signification. Certes, objectivement parlant, le monde de la tique est moins complexe que celui de l’humain Uexküll ; mais en tant que monde (Welt), il est tout aussi complet. Du point de vue de la tique, on pourrait aussi bien en dire ce que, de son propre point de vue, Platon écrit du monde (kosmos) dans le Timée (92 c) : qu’il est « très grand, très bon, très beau et très accompli (megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos) ». Ce que perçoit la tique (son monde) est quant à son être à elle tout aussi parfait que ce que, respectivement, perçoit un cerveau humain, i.e. un monde humain. Et justement, le processus de qualification qui, à partir du donné environnemental objectif, y donne naissance comme tel, repose dans les deux cas sur une déperdition phénoménale d’information, que l’on compte, dans le cerveau humain, en milliards d’octets par seconde[30]. Autrement dit, un monde ne se construit que par forclusion de ce qui ne le concerne pas. Ou encore, pour détourner la formule d’Uexküll « environnement pessimal, milieu optimal » : perte d’information, gain de signification. C’est toute la différence entre un cerveau humain et un ordinateur, ou entre le vivant et le mécanique : le second terme enregistre tout, mais n’y comprend rien[31].
            Est-ce là tomber dans le relativisme ? Non, car du point de vue de la mésologie, la mondanité (P) de tout milieu (S/P) n’en supprime jamais le référent (S). La signification ne se substitue pas à l’information ; elle l’élabore, la métabolise pour s’en nourrir elle-même, créativement. Elle est/n’est pas de l’information. Le rapport des deux est donc plus complexe qu’une simple réduction du sens à une quantité d’information (S), réduction qui seule permettrait de parler de « richesse » ou de « pauvreté ».
            Corrélativement, puisqu’ils sont plus qualitatifs que quantitatifs, le propre des mondes (P), c’est qu’ils sont mutuellement incommunicables. Ils se forclosent l’un l’autre. Le relativisme consisterait à s’en tenir là, en posant que la « tiquité » du monde de la tique ne peut tout simplement pas se dire en termes humains. S’agissant de milieu (S/P) en revanche, il faut admettre que celui de la tique est à la fois – donc par syllemme – pauvre (en information) et non pauvre (en signification). Le premier point ne pose pas de problème ; c’est un constat objectif, qui revient à ce que dit Uexküll. Quant au second, il relève du même principe que toute mondanité : cela suppose un existant, doué de subjectité, qui interprète créativement ce donné (S) pour en faire la réalité (S/P) de son propre milieu.
            Ce qui distingue la mésologie du relativisme, autrement dit d’un simple constructivisme, c’est que celui-ci se contente de juxtaposer des mondes (P) tous aussi absolus (et donc incommunicables) les uns que les autres, tandis que celle-là considère que la réalité de tout milieu résulte d’une suite trajective (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’…, laquelle, à tel moment de l’histoire ou de l’évolution, a divergé d’une autre à partir d’une base commune (S/P hypostasié, i.e. S’ etc.), sur laquelle il y a calage trajectif. Tout en fin de récursion, celle-ci n’est autre que la Terre (le S primitif) ; or l’en-soi de cet S est non seulement inaccessible par principe, puisque le fait même de le saisir est le saisir en tant que quelque chose (S/P), mais l’est aussi en pratique, puisqu’on ne remonte pas l’histoire sinon par représentation (S/P).
            Inutile d’ajouter que, pour la même raison, la mésologie se distingue du réductionnisme, qui en toute incohérence absolutise S tout en prétendant le détenir, et tout y ramener.
            On voit par là que les suites trajectives qui engendrent la réalité relèvent exactement du même principe que la sémiose ; à savoir, indéfiniment, une saisie de S en tant que P, du fait d’un existant. Les suites trajectives sont, pour la même raison, des suites sémiotiques ou sémantiques, produisant créativement de la valeur et du sens ; et vice versa.
            Or qui dit « valeur » ne peut pas ne pas penser à l’économie. L’on sait que cette discipline s’est beaucoup interrogée sur l’origine de la valeur[32]. Du point de vue mésologique, une valeur naît de l’écart trajectif qui, telle l’Ent-Fernung heideggérienne (éloignement-déloignement), ouvre-couvre la relation entre S et P. Elle n’est pas dans l’en-soi des objets (S), elle est dans la réalité des choses (S/P). Marx avait donc raison, mais aux deux tiers seulement : la valeur ne résulte pas uniquement de rapports sociaux (techno-symboliques), mais de rapports médiaux (éco-techno-symboliques). Corrélativement, elle ne procède pas seulement de l’histoire, mais aussi, en deçà, de l’évolution. Pour la même raison, contrairement au postulat écologiste, il n’est pas absurde d’envisager une croissance indéfinie sur une planète finie ; car ce n’est pas seulement une histoire de planète (S), ni même seulement de biosphère (S/P), mais d’écoumène : (S/P)/P’. La valeur n’est donc pas réductible à la Terre (S) ; elle naît de l’écart trajectif (S/P) entre la Terre et notre monde (P), écart qui dans son principe est, comme toute sémiose, indéfiniment extensible.  
            Tout sens et toute valeur naissent donc trajectivement de l’histoire (et, à une autre échelle, de l’évolution), mais aussi de l’immédiateté du symbolique ; en effet, aussi longue et aussi complexe soit-elle, une suite trajective n’est jamais autre chose que le syllemme S en tant que P.
             



[1] V. l’argument du site « MÉSOLOGIQUES ».
[2] Cette thèse est plus argumentée dans Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, chap. 5 (« Sens »).
[3] Augustin BERQUE, Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986, p. 165.
[4] Toutes trois proviennent de la même racine indo-européenne SENT-, qui était déjà ambivalente : prendre une direction ; remarquer. En tant que direction ou orientation, sens dérive du germanique sinnan, aller vers, s’efforcer à, penser à. En tant que capacité de sentir et de signifier, du latin sensus. Il y a dans tout cela une idée de tension vers quelque chose, ce qui peut être rapproché du chinois qu , qu’utilise Zong Bing à propos du paysage, et du japonais omomuki , qui est l’une des traductions possibles de médiance. Ce qui en somme est en jeu, c’est le moment structurel d’une existence. Rappel : WATSUJI Tetsurô, dans Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (1935), p. 35, définit la médiance (fîdosei 風土性) comme « le moment structurel de l’existence humaine (ningen sonwqi no kôzô keiki人間存在の構造契機) ».
[5] Le continental divide est, aux États-Unis, la ligne de partage des eaux entre celles qui coulent vers l’océan Pacifique et celles qui coulent vers l’océan Atlantique (ou Arctique, en Alaska).
[6] Ce à tous les niveaux, notamment à celui du système immunitaire assuré par les leucocytes (globules blancs) dans notre corps. À ce sujet, v. Thomas PRADEU, Les limites du soi. Immunologie et identité biologique, Montréal, Vrin/Les Presses de l’Université de Montréal, 2009.
[7] Sur l’évolution du sens de ce terme, v. François JACOB, La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard, 1970.
[8] Avec notamment La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1965.
[9] IMANISHI Kinji, Shutaisei no shinkaron (La subjectité dans l’évolution), Tokyo, Chûôkôronsha, 1980, p. 13.
[10] Imanishi, op. cit., p. 209 et 211.
[11] D.T. TAMBE et al., Collective cell guidance by cooperative intercellular forces, Nature materials, 10(6), 469-475, 2011.
[12] P. 21-22 dans l’édition 1965, Hambourg, Rowohlt.
[13] Wikipédia, « Extrémophile », consulté en ligne. Cet article substantiel donne une bonne bibliographie.
[14] Op. cit., p. 29 note 1 : « Optimale, d. h. denkbare günstige Umwelt und pessimale Umgebung wird als allgemeine Regel gelten können”. La traduction de Philippe Muller (Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965) donne ici « Un milieu optimal associé à un entourage pessimal, voilà la règle générale ». Celle de Charles Martin-Freville (Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010) : « Un milieu optimal, c’est-à-dire le plus favorable qu’on puisse imaginer, et un environnement pessimal peuvent valoir comme une règle générale ».  
[15] «(…)  die stillschweigende Voraussetzung, ein Tier könne jemals mit einem Gegenstand in Beziehung treten, falsch ist ». Op. cit. p. 105.
[16] Données glanées dans HIDAKA Toshitaka, Dôbutsu to ningen no sekai ninshiki. Iryûjon nashi ni sekai wa mienai (La cognition du monde chez l’animal et chez l’humain. Sans l’illusion, le monde est invisible), Tokyo, Chikuma, 2003, passim.
[17] On pourra donc parler – s’agissant de milieu, non d’environnement – de coattente (sôdai 相待) au sens de YAMAUCHI Tokuryû, Rogosu to renma (Logos et lemme), Tokyo, Iwanami, 1974. 相待 (cn xiangdai, jp sôdai) est la traduction que le bouddhisme chinois a donnée du sanskrit apeka (idée de prendre en compte), en empruntant ce terme au Zhuangzi, qui l’utilise dans le Qiwulun 斉物論 (« De la mise à plat qui rend les choses équivalentes » selon la traduction proposée par Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Seuil, 1997, p. 111), où le terme se trouve dans ce passage (II, 34) : hua sheng zhi xiang dai, ruo qi bu xiang dai 之相待、若其不相待, « les oppositions discursives ne sont qu’absence d’opposition ». Autrement dit, les oppositions se nourrissent réciproquement à partir de l’absence d’opposition. En deçà de toute discrétisation introduite par le langage, gît un fond commun, que pourra saisir une lemmique fondée sur le tétralemme, non une logique fondée sur le principe du tiers exclus.
[18] Jesper HOFFMEYER, Signs of meaning in the universe, Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 1996.
[19] Milieu animal et milieu humain, op. cit., p. 14.
[20] Le quatrième lemme du tétralemme 1. Affirmation (A) ; 2. Négation (non-A) ; 3. Binégation (ni A ni non-A) ; 4. Biaffirmation (à la fois A et non-A). Comme le symbole, le syllemme « prend ensemble » (sullambanein) A et non-A.
[21] Par les sens et par l’action dans le cas du vivant en général, mais aussi, dans le cas de l’humain, par le langage et la pensée organisée par le langage.
[22] Assomption de S en tant que P, suivie de l’hypostase (la substantification) de S/P comme S’ (i.e. S/P) dans la suite trajective (S/P)/P’ etc. Rappelons que, dans l’histoire de la pensée européenne, la relation ontologique entre substance et accident est homologue à la relation logique entre sujet (S) et prédicat (P). L’oubli du travail d’hier, dont on considère le produit comme « naturel », est l’hypostase d’une trajection. Par exemple, les 5000 ans de travail paysan qui, depuis le néolithique, ont créé nos campagnes, sont naturalisés  – hypostasiés – en « nature » par le citadin d’aujourd’hui. Sur ce thème, cf. mon Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010.
[23] Martin HEIDEGGER, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde, finitude, solitude, Paris, Gallimard, 1992 (Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt-Endlichkeit-Einsamkeit, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1983, partic. la IIe partie). Dans ce cours de 1929-1930, Heidegger s’inspire beaucoup d’Uexküll.
[24] Confessons que je n’ai découvert cet usage de als qu’une trentaine d’années après avoir commencé d’utiliser en tant que comme géographe pour des questions qui étaient alors pour moi sans rapport avec la métaphysique ; notamment celle de savoir pourquoi l’on s’est mis à regarder la nature en tant que paysage à partir du IVe siècle en Chine, et de la Renaissance en Europe. Ce thème de l’en-tant-que est développé dans Écoumène, op. cit. (partic. § 30 : « L’en-tant-que de la réalité »), mais je ne l’ai systématisé dans la formule « S en tant que P » qu’à partir de 2002, et plus tard notamment dans La pensée paysagère (2008) et Histoire de l’habitat idéal (2010). Je n’ai découvert les Grundbegriffe… que plus tard encore, en 2012. Cette rencontre entre géographie et ontologie équivaut à ce qu’on appelle en pharmacologie « épreuve [et preuve ] en double aveugle ». 
[25] Sur ce thème, v. Écoumène, op. cit.
[26] Il s’agirait notamment d’une comparaison serrée avec Logos et lemme (op. cit.), que Yamauchi écrivit avant que Les concepts fondamentaux de la métaphysique ne fût publié (1983 pour l’original en allemand), particulièrement à propos de ce que Heidegger y appelle « L’orientation de la métaphysique sur le logos et sur la logique : base du développement non originel (nicht ursprüngliche Entfaltung) du problème du monde » (p. 418).
[27] YAMAUCHI, op. cit., chap. XI.
[28] WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Le milieu humain, Paris, CNRS, 2011 (1935).
[29] Streifzüge…, op. cit. p. 29.
[30] Exposé oral de Gilles ANSERMET au colloque « Vers une herméneutique naturalisée ? », Maison Suger, 15 février 2013, citant Marcus E. RAICHLE, Two views of brain function, Trends in cognitive sciences, XIV (2010), 4, p. 180-190, p. 181 : « Thus, of the unlimited information available from the environment, only about 1010 bits/sec are deposited in the retina. Because of a limited number of axons in the optic nerves (approximately 1 million axons in each) only_6x106 bits/sec leave the retina and only 104make it to layer IV of V1. These data clearly leave the impression that visual cortex receives an impoverished representation of the world, a subject of more than passing interest to those interested in the processing of visual information. Parenthetically, it should be noted that estimates of the bandwidth of conscious awareness itself (i.e. what we ‘see’) are in the range of 100 bits/sec or less. » Merci à G. Ansermet de m’avoir communiqué cet article.
[31] Dénonçons, en passant, la machinique stupidité de ceux qui déplorent que nous n’utilisions (en apparence) que 20% des facultés de notre cerveau. Les 80% « inutilisés » (dans cette optique de machine) s’affairent justement à ce qui distingue un cerveau humain d’une mécanique, c’est-à-dire à vivre ; par exemple à être dans la lune, ou à rêver. Pour ces tâches essentielles à notre humanité, le cerveau, avec 2% du poids de notre corps, consomme 20% de son énergie. Ce qui fait sens, c’est le couplage corps animal / corps médial, ici entre cerveau et ordinateur : l’ordinateur tout seul n’a aucun sens et n’est capable de rien, sinon de rouiller. Dans cette médiance, c’est le cerveau qui est le foyer ; l’ordinateur n’est qu’un adjuvant qu’il se donne pour travailler à sa place – ce qui, du reste, ne devrait à terme pas manquer de se retourner contre ce roi fainéant. Depuis l’Homme de Cro-Magnon, au moins en volume, notre cerveau a diminué de 15%, ce que l’on peut raisonnablement imputer au progrès technique, c’est-à-dire au déploiement de notre corps médial et à sa rétroaction sur notre corps animal.
[32] Voir, dernièrement, André ORLÉAN, L’Empire de la valeur. Refonder l’économie, Paris, Seuil, 2011. La thèse de cet auteur est au fond très mésologique : contrairement à la vue régnante, la valeur n’est pas une grandeur objective (autrement dit S) ; elle exprime toujours un point de vue (autrement dit P), au service d’intérêts. Je ferais donc volontiers dire à Orléan : la valeur est S/P, c’est-à-dire une réalité humaine. En faire une « grandeur objective » (S) alors qu’elle est trajective (S/P), c’est une hypostase, forclosant le travail qui, historiquement, a trajecté S en P.